15.

 

Quand je découvre Xander en me retournant, j’essaie désespérément de rester calme, de refouler ma peur, en m’efforçant de ne pas penser à cet endroit où il vient de me surprendre… à l’horreur que ça suscite en moi de me trouver dans une pièce ensevelie sous les peaux arrachées à mon espèce.

– Qu’est-ce que tu fais là ? demande-t-il avec autorité.

– Je cherchais les toilettes.

En clignant des yeux pour chasser mes larmes, j’inspire doucement par le nez, et je me concentre pour réduire la chaleur qui m’envahit la trachée.

– Il y en a à côté de la cuisine.

Il incline la tête, m’étudie de ses yeux d’un noir luisant.

– Pourquoi tu es venue à l’étage ?

Son regard parcourt la pièce et se pose un instant sur la carte avant de revenir sur moi avec une intensité glaciale, pénétrante.

– Pourquoi tu fouines par ici ?

– Je ne fouine pas, je nie en ravalant le feu qui monte dans ma gorge.

Il désigne la chemise de Will.

– Qu’est-ce que tu as là ?

Je serre le tissu roulé en boule.

– Rien. Juste une chemise.

– Une chemise de Will ? Pourquoi tu l’as prise ?

Il plisse ses yeux noirs, posant sur moi un regard soupçonneux.

– Ne me dis pas que tu es le genre de fille qui dort avec une mèche de cheveux de son mec. Je ne t’aurais pas crue si pitoyable.

On se regarde dans les yeux. Immobile comme une statue, je garde le silence. Il tend la main vers la chemise et je fais vite un pas en arrière. Je sais que ma réaction est excessive – d’autant que je prétends que ce n’est « rien » –, mais je ne peux pas me retenir. Pas question que je tende cette chemise à ce type.

Il me suit, fait intrusion dans ma bulle privée.

– Qu’est-ce que tu mijotes ? Pourquoi tu es venue, en vrai ?

Je recule doucement.

– Pour Will. J’aime bien Will, c’est tout. Pour quelle autre raison je serais venue ?

Je repousse son buste envahissant avec le bas de la paume. Je n’hésite pas à le toucher, parce que la colère l’emporte sur l’affolement.

– Bas les pattes !

Il m’ignore, continue d’avancer.

– Je pense que, lui aussi, il t’aime bien. Et ça, c’est une première.

Son regard me détaille avec insolence, sans rien oublier.

– Qu’est-ce que tu as de si spécial, hein ?

Je me cogne contre le bureau. Je tends la main pour me retenir, et dès que je sens le coin de la table, je m’étrangle en me rappelant ce que c’est. Horrifiée, j’écarte vivement la main et je m’éloigne du bureau en peau d’onyx.

Xander affiche un sourire sinistre – ma réaction ne lui a pas échappé.

– Superbe, hein ?

En tendant le bras pour caresser le dessus de table, il effleure le mien.

Mon estomac se tord violemment. Craignant de vomir, je passe en trombe devant Xander avant de dire ou de faire quelque chose d’affreux, quelque chose que je ne pourrais plus jamais effacer.

Il m’empoigne au passage et me force à me remettre face à lui. Dégoûtée par son contact, j’aperçois un reflet cuivré sur ma peau pendant une fraction de seconde.

– Je ne me rappelle pas la dernière fois que Will a craqué pour une fille. Il ne s’autorise pas à craquer pour des filles. Pas depuis qu’il a été malade… ce qui me porte à croire que tu es spéciale. J’avoue que je suis intrigué.

Malade ? Quand Will a-t-il été malade ? J’ai envie de poser la question, mais je n’ose pas rester une seconde de plus dans cette pièce atroce, avec à la main une chemise tachée de mon sang, à endurer que Xander me touche et me demande d’un ton inquisiteur ce que j’ai de si différent.

Je libère mon bras d’un coup sec et je fonce vers la porte. L’air me fouette le visage.

Je n’ai pas le temps d’aller très loin avant qu’il me rattrape à nouveau. À ce moment-là, je commence à penser sérieusement que je ne quitterai jamais cette pièce. Il approche son visage si près du mien que j’arrive presque à voir mon reflet dans ses yeux sombres.

– Je veux savoir ce que tu fais ici.

À cause de ma respiration accélérée, de la vapeur qui s’amasse, tourbillonne et se mue en feu à l’intérieur de moi, j’ai la poitrine qui se gonfle.

– Lâche-la.

Cette voix déferle sur moi comme une vague, me rafraîchit, me soulage. Will, qui remplit l’encadrement de la porte, ouvre et ferme les poings sur ses flancs.

Mais Xander ne me libère pas.

– Je l’ai surprise en train de fureter.

Will s’avance avec une expression glaciale.

– Lâche-la.

Xander se redresse, me place à côté de lui sans lâcher mon bras.

– Il est temps que tu te serves de ton cerveau. Je l’ai surprise ici.

– Tu fais des histoires pour rien.

Will entre et force son cousin à me lâcher. Je trébuche. Xander m’arrache la chemise des mains.

– Non ! je m’étrangle en me jetant dessus pour la récupérer.

Trop tard. Xander s’écarte hors de ma portée, jongle avec la chemise d’une main, l’examine avec un ennui feint.

– Qu’est-ce qu’elle a de si spécial ?

Il se fiche de cette chemise. Tout ce qui l’intéresse, c’est que j’ai l’air de la vouloir… et que ça me met dans tous mes états qu’on me la prenne.

Mon regard se fixe sur les taches de sang violet, parce que c’est tout ce qui importe, pour le moment. Ma respiration engloutit ma poitrine dans un nuage de feu.

Je repère l’instant précis où Xander se rend compte de ce qu’il a sous les yeux, je l’observe attentivement pendant qu’un masque d’incrédulité se peint sur son visage, fulgurant et lumineux comme un éclair.

Will le voit aussi et, pendant un instant, le temps s’arrête ; on reste là tous les trois comme un tableau figé, en attendant que quelqu’un bouge, parle.

Will est le premier à réagir. Il arrache la chemise à son cousin.

Xander la laisse échapper sans résistance. Je ne peux pas bouger, ne sais pas quoi dire, quoi faire. Les divers scénarios que j’ai élaborés dans ma tête ne se déroulaient jamais comme ça.

Xander demande à Will :

– Est-ce que c’est ton…

Je pense qu’il veut dire « sang ». Je l’entends dans ce silence. Xander reporte son attention sur moi. Ses yeux noirs jettent des éclairs.

Je tremble, éperdue, sans trop comprendre ce qui se passe dans sa tête.

Alors il se tourne vers Will.

– Qu’est-ce qu’on sait sur ta petite copine, là ? Tu lui as dit des choses que tu n’aurais pas dû ? Confié des secrets de famille ? Qu’est-ce que tu sais d’elle, toi ?

– Ne sois pas débile. Laisse tomber, siffle Will en laissant glisser sa main le long de mon bras pour me prendre la mienne.

Un geste pour me soutenir ? Me retenir ?

– Tu te trompes… et c’est toi, celui qui parle sans réfléchir, alors tais-toi.

Xander se trompe sur quoi ? Que soupçonne-t-il ? Perdue, je regarde frénétiquement les deux cousins l’un après l’autre. Pourquoi Xander ne s’énerve-t-il pas, maintenant qu’il a vu du sang de draki sur la chemise de Will ? Pourquoi n’exige-t-il pas une explication ?

Will baisse les yeux vers la chemise qu’il a à la main… et son regard s’éteint quand il voit mon sang. Son pouce passe sur une tache violette diffuse dans un geste presque déférent.

– Tu sors tout seul, maintenant ? C’est ça ? veut savoir Xander.

Et là, je comprends. Xander accuse Will d’aller à la chasse aux drakis en solo.

– Ton vieux est au courant des risques que tu prends ? T’es un con, Will. Tu te prends pour un génie…

Il ne finit pas sa phrase.

Will l’empoigne par le devant de sa chemise.

– Tais-toi !

Xander regarde par-dessus l’épaule de Will et ses yeux tombent sur moi, me jaugeant d’une mine sombre. Il ne semble pas soucieux à l’idée d’en avoir peut-être trop révélé. Et pourquoi le serait-il ? De son point de vue, ou bien je connais déjà la vérité, ou bien je ne peux absolument pas la deviner. Elle est trop incroyable.

Will repousse Xander comme s’il ne supportait pas son contact.

– Si tu as fini de jouer les cinglés névrosés, j’aimerais bien descendre faire honneur au gâteau au chocolat de ta mère. Et toi, Jacinda ? Tu veux du gâteau au chocolat ?

Will me pose d’un ton brusque cette question d’une banalité incongrue, qui ne me laisse clairement pas le choix. Il met fin à l’interrogatoire.

Je hoche la tête sans piper mot, en songeant simplement qu’on est loin d’en avoir fini avec cette histoire. Xander a vu le sang. Mon sang. Même s’il ne sait pas que c’est le mien. Et Will aussi l’a vu. J’en ai des frissons dans le dos, parce que lui, il doit comprendre.

Xander marmonne quelque chose, se prépare à s’en aller mais s’arrête pour me dévisager, avec une lueur inquiétante dans les yeux. C’est à grand-peine que je parviens à m’empêcher de partir en courant, de m’enfuir, quand mon instinct de draki se réveille.

Will se rapproche discrètement de moi. Sa proximité me donne du courage, diffuse en moi un calme dont j’ai désespérément besoin en cet instant précis.

– Vas-y, Xander. On descend dans une seconde.

Xander quitte la pièce à grandes enjambées furibondes.

Will se plante face à moi et va droit au but :

– Qui es-tu ?

Je nous revois dans les montagnes, je revois la tendresse de son expression quand il me regardait sous ma forme de draki. J’ai envie de lui dire la vérité, je l’ai sur le bout de la langue, mais je ravale ces mots – je ne suis pas si bête que ça. Je n’ai pas le droit de faire une confidence pareille. Je ne suis pas la seule en jeu. En plus, ce n’est pas le bon endroit pour ça.

– Je ne vois pas ce que tu veux dire.

Il me dévisage longuement avant de se détourner, posant les yeux çà et là dans la pièce avec dégoût. Son regard s’assombrit, prend la couleur d’une forêt pleine d’ombres, et je sais qu’il voit ce que c’est vraiment, tout ça. Comme moi. Des drakis morts. Partout.

Ensuite, son attention revient sur la chemise qu’il a à la main.

– Je portais cette chemise quand tu t’es coupé la main. C’est ton sang, ça.

Il tient la chemise en l’air entre nous, telle une preuve silencieuse que je ne peux pas réfuter.

Je ne dis rien… Comment me défendre ?

– Il n’y a qu’un seul moyen pour qu’un être humain ait un sang de cette couleur, ajoute-t-il.

Je fais de gros efforts pour dissimuler ma surprise. Un être humain peut avoir du sang de draki ? Comment est-ce possible ?

– Tu es un enkros ? demande-t-il d’un ton cassant. Sinon, comment pourrais-tu…

Il se tait et secoue lentement, péniblement la tête, l’air un peu écœuré.

Je m’humecte les lèvres.

– Qu’est-ce que c’est, un enkros ?

C’est mon imagination, ou bien est-ce que j’avais une voix un peu étranglée, tremblante en posant cette question dont je connais déjà la réponse ?

Il attend, les yeux fixés sur moi. Comme s’il pensait que je vais peut-être passer aux aveux, maintenant. Son regard pénétrant me montre qu’il ne me croit pas. Il sait que je lui cache quelque chose. Il a la chemise pour preuve. Dans l’expectative, il vient tout près de moi et me dévisage résolument, bien décidé à obtenir des réponses.

– Allez, Jacinda. Tu ne peux pas avoir un sang comme ça et ne pas savoir.

Ses pupilles s’assombrissent, paraissent aussi immobiles et noires que de l’eau morte dans la nuit.

– Dis-moi. Qu’est-ce que tu es ?

J’essaie de le contourner.

– On devrait des…

Il prononce mon nom sèchement, en me barrant le passage. Je n’ai aucun moyen de le contourner, aucun moyen d’y échapper. Coincée comme un lapin, j’ai le pouls qui tambourine contre ma gorge comme s’il pouvait traverser ma peau en feu.

Je ne peux pas me justifier. Il en sait trop, en comprend trop… Je ne trouve pas d’explication qui tienne debout.

Alors je fais la seule chose que je puisse faire pour qu’il arrête de m’interroger.

Je prends son visage à deux mains et j’attire sa tête vers la mienne. Quand mes lèvres touchent les siennes, il reste immobile une seconde. Sous mes paumes, sa peau évoque de la roche tiède, chauffée par le soleil. Ensuite, il m’embrasse à son tour.

La respiration entrecoupée, il me plaque contre lui. Ses mains pressent mon dos. Je me moule contre lui, mes courbes moelleuses s’adaptent à son corps dur, tout en lignes droites et en angles saillants. Comme si on était deux pièces d’un puzzle qui sont faites pour s’emboîter.

Je réprime la chaleur qui augmente, les vibrations qui viennent du fond de mon être. Puis j’entends le ronronnement qui monte de ma gorge – un bruit foncièrement draki. Qui n’a clairement rien d’humain.

Je prends le risque de m’en délecter encore un peu, de voler quelques instants de plus, en oubliant pourquoi j’ai initié ce baiser, me concentrant sur la sensation de sa bouche sur la mienne, et sur son goût, aussi doux qu’un souffle dans la brume. La vigoureuse pression de ses mains sur mon dos me pousse contre lui comme s’il voulait nous souder ensemble, nous faire fusionner pour toujours.

C’est trop risqué, je ne peux pas continuer.

Pas dans l’état où je suis, avec les poumons gonflés de vapeur et la peau du visage qui me tiraille et me picote, malgré le décor macabre.

Je me détache, haletante.

Il tremble, lui aussi. Ses mains tâtonnent dans le vide, me cherchent. Il a un air égaré, ses yeux noisette sont si foncés qu’il est presque impossible d’y distinguer le vert. Je retiens mon souffle, persuadée qu’il a l’intention de m’attirer à nouveau contre lui, espérant qu’il va le faire. Espérant qu’il va prendre la décision à ma place. Mais il laisse retomber sa main sur son flanc. Il me regarde d’un air sombre, comme si j’étais une chose qu’il a perdue, qu’on lui a volée.

– Allons manger le dessert, dis-je d’une voix essoufflée.

Mes lèvres me picotent, j’ai des fourmis partout, je brûle de tout mon être, je revis – comme cette nuit, dans sa voiture. Je suis aussi euphorique que lorsque je virevolte dans les airs et la brume, avec le vent dans la figure.

Je quitte la pièce en hâte avant de craquer, de l’embrasser à nouveau… ou avant qu’il ait l’idée de reprendre son interrogatoire. Il a toujours la chemise à la main, mais je pense que les dégâts sont faits, à présent.

Pendant qu’on descend l’escalier, je ne peux pas m’empêcher de ressasser sa remarque : « Il n’y a qu’un seul moyen pour qu’un être humain ait un sang de cette couleur. »

Lequel ? Comment du sang de draki pourrait-il circuler dans un corps d’être humain ? Je n’ai jamais entendu parler d’une chose pareille. Est-ce que ça a un rapport avec les enkros et leurs terribles pratiques ? Ça semble être la seule possibilité, mais je ne sais pas. Je ne sais pas.

Je commence à me rendre compte que, si Will est dans l’ignorance la plus complète au sujet de mon espèce, j’en sais encore moins sur son monde à lui… et je brûle d’en savoir plus. De tout savoir. Ma vie pourrait dépendre de ces informations.