Le lundi, je marche dans un couloir désert, avec à la main un laissez-passer pour aller aux toilettes, contente d’échapper un moment à la foule et au tapage. Des affiches volettent sur les murs comme des papillons de nuit aux ailes épinglées qui ne peuvent plus s’échapper. La climatisation ronronne telle une bête endormie dans le ventre du lycée. Pendant que mes pas claquent sèchement sur le vieux carrelage, des bruits assourdis jaillissent des salles de classe.
Ce temps de répit me fait du bien. Ken, le mec aux yeux de fouine n’arrête pas de me parler en cours d’anglais, malgré les menaces de Mrs Schulz pour qu’il cesse de se retourner. Elle ne les met jamais à exécution et tout le monde le sait. Cette classe est un zoo.
Chez moi, on n’osait jamais manquer de respect à nos professeurs. Ça ne risque pas, quand votre prof de sciences est l’un des plus vieux onyx du clan. Ou que votre prof de musique est un draki alouette, capable de casser un verre grâce à la puissance de sa voix.
Je m’arrête à la fontaine d’eau potable et je bois à grandes gorgées, me régalant de la fraîcheur salvatrice qui dégouline sur mes lèvres et ma langue, qui descend dans ma gorge. Au bout du couloir, un casier claque. Ça me fait sursauter. Je me redresse et j’essuie du revers de la main les gouttes qui me coulent sur le menton, en regardant une fille s’éloigner de son casier, un manuel scolaire à la main.
Je pousse un soupir tremblant. J’ai été sur les nerfs toute la journée. Et tout le week-end, à vrai dire – depuis mon passage chez Will. Presque comme si je m’attendais à ce qu’une escouade de chasseurs me tombe dessus d’un instant à l’autre.
C’est naturel, je suppose. Je me suis fait prendre dans cette pièce… avec cette fameuse chemise à la main… et j’ai évité par miracle de donner de véritables explications à Xander ou à Will.
Xander se méfie, mais il est loin de se douter de la vérité. C’est ce que je veux croire, en tout cas. S’il pensait que je suis un draki – ou même que je pourrais en être un –, je n’aurais jamais quitté cette maison vivante.
Will, c’est une autre histoire. Il peut faire le lien entre sa chemise et moi. Si jamais il envisage la possibilité que les drakis puissent se transformer, il aura découvert la vérité.
Je m’arrête devant la porte des toilettes des filles quand j’entends des chuchotements rapides et des rires étouffés. Une fille sort d’un pas chancelant, toute rouge, les yeux brillants, en essayant d’arranger sa coiffure en désordre.
– Oh, pépie-t-elle en me voyant.
Elle se tamponne la bouche comme si elle craignait que son rouge à lèvres ait bavé. Mais elle ne porte pas de rouge à lèvres. Plus, tout au moins.
À un pas derrière elle, des yeux noirs que je connais bien se posent sur moi. L’appréhension me noue les entrailles.
Je m’empresse de les laisser passer, en me rangeant sur le côté.
La fille tire Xander par la main, sans le lâcher, comme si ce n’était pas une grosse affaire qu’elle sorte des toilettes des filles avec un mec.
– Allez, Xander, glousse-t-elle. Viens, on retourne en classe.
Il me dépasse lentement. Me frôle. J’expire dans un sifflement.
Ma gorge se contracte, et je revois Xander avec cette chemise tachée de sang à moi. Il a eu en main la preuve de ce que je suis, et il ne le sait même pas.
J’ai du mal à hocher la tête pour le saluer à mon tour. Je suis tiraillée entre la peur et la panique. Je refoule la première tandis que, sur mes flancs, mes doigts se replient, prêts à me défendre. De la fumée s’élève dans mes poumons, me brûle la gorge, m’élargit la trachée.
– Viens, Xander.
La fille tire plus fort sur sa main et me jette un regard féroce – de toute évidence, elle n’apprécie pas que j’accapare son attention.
– À tout à l’heure en perm, Jacinda.
Il prononce mon nom comme s’il en savourait le goût.
– Tu vas venir t’asseoir à côté de nous, aujourd’hui ?
Je secoue la tête.
– Je vais m’asseoir à côté de Catherine.
Il rigole.
– Tu as peur de nous ?
La fille rigole, elle aussi, mais je vois bien qu’elle est perplexe, qu’elle sent que la blague lui échappe.
– Je n’ai peur de rien, je rétorque sèchement.
Cette affirmation audacieuse n’a qu’un vague rapport avec la réalité.
– Ah non ?
Il se penche vers moi. Je résiste à la tentation de reculer, je résiste à la brûlure qui se propage au fond de ma gorge, au besoin pressant de me manifester. Ce serait le comble…
– Peut-être que tu devrais.
En passant un bras autour des épaules de la fille, il tourne les talons et me plante là, devant la porte des toilettes.
Gagnée par une sourde angoisse, je le regarde s’éloigner d’une démarche arrogante dans le couloir. Des images de ma fuite désespérée parmi les pics enneigés me reviennent en mémoire. Mes muscles me brûlent quand je me remémore ma course effrénée dans les bois, ma panique totale.
Pendant un moment, me voilà revenue là-bas, avec les chasseurs qui me poursuivent à un train d’enfer. Un froid humide m’enveloppe. Une douleur épouvantable me déchire l’aile, transperce la membrane. Il a fallu des jours et des jours pour qu’elle guérisse, que la souffrance s’atténue. Refusant d’oublier, j’attire ce souvenir à moi et je le retiens. Xander en était. Mais à vrai dire, Will aussi.
Peut-être que je m’étais permis d’oublier ce détail.
Je n’aurais pas dû. Je n’ai pas le droit. Bien que j’aie encore le goût sucré de sa bouche sur les lèvres, je fais le serment de ne plus jamais oublier ça.
En septième heure, je m’installe sur mon tabouret et j’attends qu’ils entrent dans la salle, en me préparant au pire. Catherine est à côté de moi, elle me parle d’un concert qui se donnera ici le week-end prochain et que Brendan et elle vont voir, est-ce que j’aimerais y aller avec eux ? En imaginant la foule, le bruit et les odeurs étouffantes, je murmure une excuse. Après, je ne dis plus rien d’autre parce que je sens Will arriver.
Il entre dans la salle, me voit. Mon cœur palpite, ce traître, quand Will marche droit vers ma table.
Il regarde Catherine, demande gentiment :
– Ça t’ennuie si je m’assieds à côté de Jacinda ?
– Oui, ça l’ennuie, j’interviens avant que Catherine ait pu accepter. On a besoin de travailler.
Il a un regard indéchiffrable. Au centre, les pupilles noires et immobiles qu’il braque sur moi sont inexpressives. Puis sa voix flotte vers moi, tout sauf inexpressive. Ce grondement rauque me donne la chair de poule.
– On parlera plus tard, dit-il.
C’est une promesse.
Une menace.
Je lui fais un sourire innocent et je retiens mon souffle jusqu’à ce qu’il s’en aille. Je suis soulagée de l’avoir évité, lui et ses questions auxquelles je ne peux pas répondre. Pour le moment, du moins.
– Qu’est-ce qui se passe ?
La voix traînante de Catherine, qui se penche vers moi, me réconforte. Son épaule frôle la mienne.
J’ouvre un livre.
– Rien.
En baissant la tête, je fais semblant de lire. Je fais comme si ça m’était parfaitement égal qu’il veuille me parler, qu’on ait passé un moment ensemble dans sa voiture vendredi et qu’on se soit embrassés avec tant de passion que j’ai commencé à me manifester. Qu’il ait touché ma jambe, soigné ma blessure. Qu’il m’ait protégée contre son cousin dans cette pièce cauchemardesque où je l’ai encore embrassé.
Je peux l’oublier. Étouffer tout ce que je ressens. Je peux le faire. Je vais le faire. C’est trop dangereux pour moi de le fréquenter. Je vais y arriver. Pour maman et pour Tamra. J’en suis capable.
Après le dîner, je trouve maman dans sa chambre, à genoux à côté de son lit, une cassette en métal devant elle. Une course de voitures braille à la télé, dans le salon.
Depuis le seuil, je la regarde tourner la clé de la cassette et l’ouvrir. Même d’ici, je le sens. Je les sens. Le contenu de cette cassette me donne un coup de fouet. Mon sang circule avec un regain d’énergie. Quelque chose change dans l’air. C’est une altération subtile. Un murmure mélodieux. À mes oreilles, ça évoque d’innombrables petites voix qui répètent inlassablement mon nom. Jacinda. Jacinda. Jacinda.
Incapable de me retenir, je m’approche, me penche, attirée par ces voix envoûtantes, la douce mélodie roucoulante de mon nom.
Pour n’importe qui d’autre, les pierres précieuses sont froides, sans vie. Silencieuses. Les drakis sont les seuls à entendre leur voix, sentir leur énergie. C’est notre carburant. Notre force vitale.
J’ai déjà fouillé la chambre de maman en quête des pierres, depuis notre emménagement. En vain. Je tenais tellement à trouver autre chose que Will pour me revigorer et maintenir mon draki en vie.
Apparemment, maman a bien caché la cassette. Elle prend une pierre dans sa main. Un morceau d’ambre qui tient à peine dans sa paume. Elle passe doucement les doigts dessus. Le geste est presque tendre, ce qui semble bizarre, anormal venant d’elle, parce qu’elle ne devrait pas sentir leur effet.
Une lueur émane de la cassette. Teinte l’air de tons rouges, or et verts. Appelle mon draki. Ces pierres précieuses ont un lien avec moi, avec mon sang et celui de toute ma famille de drakis, jusqu’à mes ancêtres les dragons.
Je soupire, et de l’air s’échappe de mes lèvres en frémissant. Maman m’entend et, en jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, referme le couvercle.
Inutile de me cacher, désormais. J’entre dans la pièce.
– Qu’est-ce que tu fais ?
Les lèvres pincées, elle verrouille la cassette. Glisse la clé dans sa poche. Tandis que je l’observe, elle se remet debout et ouvre la porte coulissante de son armoire. Mon cœur en manque tambourine dans ma poitrine. Je suis avidement la cassette des yeux pendant que maman la met sur la plus haute étagère de son armoire, avec un regard sournois en arrière. Et je le devine tout de suite. Elle ne sera plus là quand je retournerai voir, plus tard.
– Rien, répond-elle en sortant ses vêtements de travail de l’armoire. Je me prépare seulement pour le boulot.
Elle va vendre une des pierres.
Ma gorge se serre, douloureuse, face à cette certitude. Même si je lui ai suggéré de vendre une pierre, il y a un moment – pour que le clan puisse retrouver notre trace –, l’idée m’est insupportable, en cet instant.
– Tu ne peux pas faire ça, dis-je en la regardant enlever sa chemise et décrocher de son cintre son débardeur à paillettes.
Elle ne prend même pas la peine de nier.
– On a besoin de cet argent, Jacinda.
– Ces pierres font partie de nous.
Elle pince les lèvres en s’habillant.
– Plus maintenant.
J’essaie une autre approche, une qui devrait l’affecter.
– Le clan va nous trouver. Suivre notre piste. Ils seront au courant à la minute où…
– Je ne vais pas les vendre ici.
– Où, alors ?
Elle se tourne vers le miroir de sa coiffeuse. Se met un rouge à lèvres qui lui donne l’air d’avoir la bouche écorchée, sanguinolente sur son visage pâle.
– Je vais demander quelques jours de congé. J’irai les vendre ailleurs. Loin d’ici. Nous ne risquerons rien.
Maman a toujours une réponse à tout, seulement ce n’est jamais celle que je voulais entendre.
Je me tords les mains, en tâchant de les empêcher de trembler.
– Tu… ne... peux… pas… faire… ça.
Là, elle me regarde. Se plante face à moi avec un air déçu.
– Tu ne comprends donc pas, Jacinda ? C’est la meilleure solution.
Son calme imperturbable m’exaspère… À cause de ça, je me sens encore plus seule. Encore plus triste. Ça me donne l’impression que j’ai tort. Que je devais être une fille plus conciliante. Une fille qui comprend que maman essaie simplement de m’aider.
Mais je ne le comprends pas. Vraiment pas. Je ne pourrai jamais être cette fille-là, même si j’y mets toutes mes forces. Pas tant qu’elle tentera de tuer une part de mon âme.