– Sortons d’ici.
Le son de sa voix me délivre du sortilège. Je suis de nouveau assaillie par le bruit. La fanfare discordante. Les centaines d’ados qui hurlent. Les odeurs déplaisantes. Mon vertige revient. Je regarde cette étourdissante ribambelle de visages qui tourne autour de moi. La fille à l’appareil baveux me regarde avec des yeux ronds. Ses copines sont tout aussi stupéfaites.
Je hoche la tête. Je suis plus que prête. Soudain, ça n’a plus d’importance que je ne puisse pas sortir avec lui. J’ai seulement besoin de m’échapper du gymnase.
Il m’entraîne vers le bas des gradins en me tirant par la main. Ses doigts tièdes se mêlent aux miens. C’est agréable, je me sens de nouveau en sécurité. Il descend, contourne les retardataires avec des mouvements pleins d’assurance. On passe devant Catherine. Elle m’attrape le poignet.
– Qu’est-ce que tu…?
Sa voix s’éteint quand elle voit Will. Elle articule des mots que je n’entends pas.
Entraînée plus loin, je continue ma route.
– Hé, Will !
D’un gradin situé en hauteur, Angus fait signe à Will de venir s’asseoir à côté de lui. Je ne vois pas Xander. Il est sans doute dans des toilettes, quelque part, avec une autre fille.
Will secoue la tête à l’attention d’Angus et serre ma main plus fort dans la sienne.
On passe au milieu du gymnase, pile devant l’endroit où Tamra est assise. Je tords le cou et je la vois se lever, les sourcils froncés, l’air mauvais. Une inquiétude que je ne comprends pas se lit dans ses yeux ambre.
Puis son regard revient vers les pom-pom girls qui dansent, et j’ai enfin le déclic. Je comprends pourquoi elle les regarde à ce moment-là. Je ne devrais pas regarder à mon tour, mais je le fais quand même. Brooklyn a les yeux fixés sur moi. Elle est cramoisie, et je sais que ce n’est pas parce qu’elle est essoufflée à cause son enchaînement.
Ensuite, que je le veuille ou non je ne vois plus rien. Will pousse la lourde porte à double battant. Le niveau sonore se réduit à un grondement assourdi une fois qu’on arrive dans le couloir. Je sens toujours les battements de la fanfare, qui résonnent dans le bâtiment et me font trembler des pieds à la tête.
– Où est-ce qu’on va ? je demande.
Will continue à marcher, avalant la distance à grandes enjambées. Il me tire derrière lui jusqu’à ce qu’on débouche dehors, et là, m’entraîne vite vers la galerie couverte. À l’ombre, on souffre presque autant de la chaleur sèche, caniculaire.
– Ça t’intéresse vraiment ?
Il me jette un coup d’œil par-dessus son épaule, et son regard est intense, pétillant de tendresse. Ça me donne des chatouillis dans le ventre.
Et je me dis : « Non. Ça ne m’intéresse pas vraiment. Je me fiche de savoir où on va. Où qu’on aille, ce sera mieux qu’ici. Du moment que je suis avec lui. »
On retourne dans le bâtiment principal et Will m’emmène vers une cage d’escalier de l’extrémité sud, loin du rassemblement.
Le claquement de la porte qui se referme sur nous résonne longuement dans les entrailles de la cage d’escalier. J’ai l’impression qu’on est dans une capsule étroite scellée au cœur de la planète. Séparés de tout et de tous. Les deux dernières personnes sur terre.
Will lâche ma main et s’assied sur une marche. Je l’imite ; trop timide pour m’asseoir juste à côté de lui, je m’installe sur la marche d’en dessous. Le béton est froid et dur sous mes fesses. La rampe en métal, derrière moi, appuie sur ma colonne vertébrale.
En général, j’évite les espaces réduits et confinés des escaliers ; je préfère les rampes en plein air qui relient le rez-de-chaussée au premier étage, au milieu du lycée. Même si je mets plus longtemps à rejoindre ma classe en passant par là.
Mais là, avec Will, ça ne me dérange pas trop de me sentir à l’étroit.
– Merci de m’avoir sortie de là, je murmure en refermant les doigts sur mes genoux et en levant les yeux vers lui, sur sa marche.
– Ouais. Tu étais verdâtre.
– Je supporte mal les foules. J’ai toujours été comme ça, je crois.
– Tu risques d’avoir des ennuis, me prévient-il en braquant sur moi cet étrange regard avide qui me déstabilise.
Il se caresse la lèvre inférieure du bout du doigt. Pendant une fraction de seconde, ses yeux semblent bizarres. Différents. Avec des iris scintillants et des pupilles étirées. Presque comme ceux d’un draki. Je cligne des paupières pour m’éclaircir la vue. Ses yeux sont redevenus normaux. C’est juste mon imagination. Je dois projeter sur lui ce qui me manque : mon village, Az… tout.
– Les rassemblements avant un événement sportif sont obligatoires, continue-t-il. Beaucoup de gens t’ont vue partir. Notamment des profs.
– Ils t’ont vu partir aussi, je souligne.
Il se penche d’un côté, appuie un coude sur une des marches qui sont au-dessus de lui.
– Je ne suis pas inquiet pour moi. Je me suis déjà fait attraper. Le proviseur et moi, on est comme ça.
Avec un sourire en biais, il lève la main pour me montrer ses doigts croisés.
– Ce type m’adore. Je t’assure.
J’éclate d’un rire rauque et rouillé.
Devant son sourire, je me sens bien. Libre. Je n’ai plus l’impression de fuir quoi que ce soit. J’ai l’impression que je peux rester ici, dans ce monde, du moment que je suis avec lui.
Cette pensée me bouleverse. M’écrase la poitrine. Parce que je ne peux pas être avec lui. Pas vraiment. Il ne pourra jamais rien être de plus qu’un palliatif pour moi.
– Mais tu as peur que moi, je me fasse attraper ?
J’essaie de cacher à quel point ça me fait plaisir. J’ai réussi à l’ignorer pendant des jours et des jours, et maintenant, me voilà ici, assise à côté de lui. À me délecter de son attention comme un chiot négligé. Ma voix se crispe.
– Qu’est-ce que ça peut te faire ? Ça fait des jours que je t’ignore.
Son sourire disparaît. Il prend un air faussement sévère.
– Ouais. Faut que t’arrêtes ça.
Je me retiens de rire.
– Je ne peux pas.
– Pourquoi ?
Il n’y a plus d’amusement, plus de malice dans ses yeux, maintenant.
– Tu m’aimes bien. Tu as envie d’être avec moi.
– Je n’ai jamais dit…
J’inspire vivement.
– Ne fais pas ça.
Il pose sur moi un regard terrible, véhément. Il est de nouveau en colère.
– Je n’ai pas d’amis. Tu me vois traîner avec quelqu’un d’autre que mes abrutis de cousins ? Il y a une raison à ça. Je fais exprès de tenir les gens à distance, gronde-t-il. Mais après, tu as débarqué…
Je fronce les sourcils et je secoue la tête.
Alors son expression s’adoucit, joue sur ma corde sensible. Ses yeux explorent mon visage, réchauffent le fond de mon être.
– Qui que tu sois, Jacinda, tu es quelqu’un que je ne peux pas laisser passer.
Pendant un moment, il ne dit plus rien, se contente de m’examiner de sa manière insistante. Ses narines se dilatent et, une fois de plus, on dirait qu’il me flaire, ou quelque chose de ce genre. Il continue :
– D’une certaine façon, j’ai l’impression de te connaître. J’ai cette impression depuis la première fois que je t’ai vue.
Ces paroles tourbillonnent dans ma tête, me rappelant le moment où il m’a laissée m’échapper, dans la montagne. Il est gentil. Protecteur. Je n’ai rien à craindre de lui, même si j’ai tout à craindre de sa famille.
Je me rapproche – l’attraction qu’il exerce est trop forte. La chaleur qui monte du fond de mon être, les vibrations à l’intérieur de ma poitrine – tout ça me paraît tellement naturel, tellement facile près de lui. Je sais que je dois être prudente, faire preuve de retenue, mais c’est trop bon.
Son pouls fait palpiter la peau de son cou.
– Jacinda.
Son murmure rauque me fait frémir. Je lève les yeux vers lui, j’attends. Il se laisse glisser pour atterrir résolument sur ma marche. Il approche son visage du mien, penche la tête. Il respire fort. Vite. Franchit l’espace, les deux centimètres qui nous séparent.
Je touche sa joue, vois que ma main tremble et la retire vivement. Il m’attrape le poignet, remet ma paume sur sa joue et ferme les yeux comme si c’était un supplice. Ou un délice. Ou les deux, peut-être. Comme si on ne l’avait jamais touché. Mon cœur se serre. Comme si, moi, je n’avais jamais touché personne avant.
– Ne t’éloigne plus jamais de moi.
Je me retiens juste à temps de lui dire : « D’accord. » Je ne peux pas lui promettre ça. Je ne peux pas lui mentir.
Il ouvre les yeux. Me dévisage d’un air sévère, morose.
– J’ai besoin de toi.
Il dit ces mots comme s’ils lui paraissaient incompréhensibles. Comme si c’était la pire chose au monde. Une torture qu’il est obligé d’endurer. Je souris – je comprends. Parce que c’est pareil pour moi.
– Je sais.
Là-dessus, il m’embrasse. Je suis trop faible pour résister.
Ses lèvres sont fraîches et sèches sur les miennes. Elles frissonnent… à moins que ce ne soit moi ?
Au début, je l’embrasse doucement, décidée à garder le contrôle, cette fois-ci… mais à vivre ça quand même, à me délecter de ses lèvres taquines et sensuelles, à savourer cette trêve dans ma solitude. Son baiser se fait plus appuyé, et je réponds. Mes pensées disparaissent, tels des cailloux tombant dans l’eau un à un et coulant tout au fond, loin dans les ténèbres de l’oubli.
Je m’abandonne à mes sensations, à son goût, à l’odeur de propre de sa peau, à l’arôme mentholé de son dentifrice. C’est là que ressurgit mon vrai moi. Les vibrations stimulantes de ma poitrine. Les tiraillements vivifiants de mes os. Les fourmis qui me chatouillent le dos…
Oh là là. Oh non, ça recommence.
Je me détache, m’arrache à lui avec un hoquet douloureux et je me plaque contre la rampe froide et impitoyable. Je laisse le métal dur me faire un bleu dans le dos, punir les ailes qui ont eu l’impudence de pointer à la surface. Pour le moment, je les ai refoulées.
Il enfouit son visage dans mon cou et me serre contre lui en chuchotant mon nom.
La peau de mon visage frémit, se tend. L’arête de mon nez s’allonge, se plisse. Je regarde mes bras. Ma peau s’efface et réapparaît, légèrement chatoyante. Comme saupoudrée d’une poussière d’or.
Avec un petit cri, je me détourne et j’offre mon visage à la froide morsure de la rampe métallique. J’ai un goût de panique dans la bouche. La peur s’insinue en moi. Comme l’autre nuit, dans sa voiture. Je n’arrive pas à le croire. Comment ai-je pu permettre que ça se reproduise ? Comment puis-je avoir si peu de contrôle sur moi-même ? Être aussi stupide ? Est-ce que je n’ai rien appris la première fois ?
Décidée à tenir le coup devant lui, à me ressaisir, je respire par le nez de façon mesurée. Ce ne sera pas moi qui révélerai le secret le plus important et le mieux gardé des drakis.
En jetant un coup d’œil à mon bras, je ne détecte qu’un infime éclat doré. Je plisse les joues, teste mon visage et m’aperçois que la peau est redevenue souple, normale. Humaine.
La main de Will se referme avec douceur sur mon épaule. Ses doigts exercent une pression hésitante.
– Jacinda…
Après quelques instants encore, quand je suis bien certaine que je ne risque plus rien, je me retourne, en respirant méticuleusement, lentement, calmement…
Il m’observe de ses yeux changeants, où brille le désespoir. Ma gorge me fait mal. Ce garçon est le seul rayon de lumière que j’aie trouvé ici. C’est pas juste. Dans ce cas précis, mon draki agit contre ses intérêts. Je touche mes lèvres. Elles sont toujours brûlantes, toujours imprégnées de son goût.
Sa voix douce et grondante retentit, comme l’autre jour, dans la montagne, quand un nuage d’émotions épais comme du brouillard flottait autour de nous.
– Je suis désolé. Je suppose que je suis allé trop loin. J’ai cru…
Il secoue la tête, passe les deux mains dans ses cheveux. De toute évidence, il y a un malentendu, il se méprend sur ce que signifie mon expression.
– C’est juste qu’avec toi je… Jacinda, je ne voulais pas…
– Arrête, dis-je.
Parce que je ne supporte pas qu’il me présente des excuses pour m’avoir embrassée.
Parce que je voulais qu’il le fasse. Parce que je voudrais qu’il recommence. Convaincue d’avoir retrouvé le contrôle et interrompu la manifestation, j’inspire à fond, tant bien que mal, pour remplir mes poumons.
C’est bon signe, me dis-je. Mon draki réagit à sa présence. Mon draki est vivant. Un tout petit peu trop, simplement. Je vais apprendre à mieux me contrôler. Parce que j’ai besoin de Will. C’est mon seul soutien. Pas Cassian. Je n’ai pas besoin que Cassian vienne me sauver.
J’ai Will. C’est Will, ici, mon moyen de reconquérir le ciel.
Il continue à jacasser, comme s’il ne pouvait plus s’arrêter.
– Je ne peux pas t’en vouloir si tu penses que je suis un allumeur, un dragueur. J’essaie de t’attirer dans l’escalier du lycée comme un vulgaire…
J’immobilise sa bouche avec un nouveau baiser. Un baiser brusque et malhabile. Je me contente d’approcher son visage du mien et de plaquer ma bouche sur la sienne. Parce que j’en ai envie et que l’envie ne passe pas. Parce que je n’ai pas besoin qu’on me rappelle qu’il faut absolument que je l’évite. Et aussi parce que j’ai repris le contrôle de moi-même et que je veux réessayer.
Mes poumons se sont refroidis. Ma peau est souple et détendue. Ma maladresse n’a pas l’air de le gêner. Après être resté un moment figé de stupeur, il glisse ses mains dans mon dos. Aussitôt, la peau de mon dos se remet à me chatouiller, les muscles se contractent en prévision de la suite.
Ce qui démontre, une fois de plus, à quel point je me trompe. Je ne peux pas me contrôler. Peux pas empêcher mon draki de ressurgir quand je suis avec Will. Vilaine, vilaine, vilaine Jacinda.
Son baiser devient écrasant, dévorant. Lui aussi, il semble avoir perdu le contrôle. Avant que j’aie le temps de m’arracher une fois de plus à son étreinte, les portes au-dessus de nous s’ouvrent à la volée et claquent contre le mur en béton. Le choc se répercute jusqu’à nous deux. On entend des semelles qui dérapent et des éclats de voix.
Will s’écarte de moi d’un bond.
Je me tasse contre la rampe en métal, le plus loin possible de lui. Mes doigts s’enroulent autour d’un montant à la peinture écaillée.
Deux garçons et une fille descendent les marches en trottinant. Ils nous jettent un coup d’œil au passage.
– Salut, Rutledge, dit un des garçons d’un ton plein de sous-entendus en nous voyant, avec un odieux sourire suffisant.
Will, l’air sombre, lui fait un bref signe de tête.
On reste pétrifiés, assis à bonne distance l’un de l’autre pendant qu’ils descendent. Leurs chaussures claquent bruyamment sur les marches. Plus bas, la porte s’ouvre et se rabat en produisant un son métallique, nous enfermant de nouveau.
– On ferait mieux de partir.
Will se lève.
– Ça va aller ?
Les jambes flageolantes, je m’appuie sur la rampe.
– Oui, bien sûr.
J’essaie de prendre un air désinvolte et détendu.
– C’était juste un baiser, pas vrai ?
Son visage reste indéchiffrable.
– Je parlais du rassemblement. Tu n’as plus mal au cœur ?
– Ah. Non. Je me sens très bien. Merci.
Il détourne le regard et commence à descendre l’escalier. Je le suis à contrecœur, sans bien savoir ce qui va se passer entre nous, maintenant. La cloche sonne au moment où on émerge de la cage d’escalier.
– Le rassemblement est terminé, précise Will inutilement.
Le couloir est toujours désert, mais pas pour longtemps.
– J’ai cours d’anglais, ajoute-t-il.
Je croise les bras sur la poitrine comme si j’avais froid. Et malgré la chaleur, je frissonne.
Mon draki l’apprécie trop pour rester caché. Malgré tous mes efforts, je ne peux pas me contrôler quand Will est près de moi. Je sais que ce n’est pas possible, j’ai fini de me bercer d’illusions. Je ne peux pas prendre le risque de mettre le clan en danger. Même pour maintenir mon draki en vie. Et je ne peux pas prendre le risque de voir du mépris dans ses yeux s’il découvre ce que je suis. Sans parler de ce que feront les gens de sa famille s’ils l’apprennent. Et puis il y a Cassian… qui est quelque part dans les environs. Qui attend. Observe. Il peut se montrer n’importe quand. Will et lui ne doivent jamais se rencontrer.
Je hoche la tête, la poitrine comprimée et douloureuse.
– Moi, j’ai cours d’espagnol.
À l’autre bout du bâtiment.
– À plus tard.
Je suis la première à le dire – c’est une promesse en l’air.
Le couloir s’anime, se remplit d’élèves qui font claquer leur casier. Les voix paraissent plus sonores, les mouvements plus rapides, les odeurs plus fortes.
Will est toujours planté devant moi, il me regarde comme s’il voulait dire quelque chose. Je lui dis non avec les yeux. Non, ne dis rien. À quoi bon ?
Je dois mettre fin définitivement à ce qui se passe entre nous… même si ça doit m’obliger à quitter cette ville sans maman et Tamra. Je ne peux pas permettre que ça dure, et je ne trouve pas le courage de dire à maman que j’ai frayé avec l’ennemi. Les deux ennemis. Will et Cassian.
Dans mon esprit, c’est réglé. Quand Cassian reviendra, je partirai avec lui.
Will secoue la tête en fronçant les sourcils.
– Tu ne peux plus me fuir. À tout à l’heure, déclare-t-il avec fermeté.
Je souris tristement. Parce que je peux continuer à fuir éternellement si nécessaire. En tout cas, je peux fuir quelque part où il ne pourra jamais me retrouver. Une foule d’élèves passe devant nous, comme des poissons dans un ruisseau. Je me détourne et je disparais dans le courant.