– C’était quoi, cette histoire ? demande Catherine d’un ton sévère en se glissant à côté de moi en salle de perm.
Je tente un regard d’incompréhension innocent, mais elle se contente de lâcher bruyamment son cahier et son exemplaire de Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur sur la table et de se planter face à moi.
– Allez, crache le morceau. Je croyais que c’était fini, toi et lui.
– De quoi tu parles ?
J’essaie de retarder l’échéance, le temps de chercher une explication. Elle en mérite une. Je ne me suis pas fait des tonnes d’amis dans cette ville. Seulement Catherine et Brendan. Je me rends soudain compte, avec un gros pincement au cœur, qu’ils me manqueront quand je serai partie.
– Eh bien… Pendant le rassemblement.
Elle hoche la tête, et sa frange irrégulière tressaute.
– Toi. Will. Tout le lycée qui regardait. Ça te rappelle quelque chose ?
– Ah.
Je jette un coup d’œil vers la porte, espérant qu’il ne va pas arriver pile au moment où on parle de lui.
– Ce n’était rien. Il a vu que j’avais l’air malade et il m’a aidée…
Ma voix s’éteint. Je hausse lamentablement les épaules.
– Ah.
Elle hoche la tête en affectant un air sérieux.
– Bien sûr. Je vois. Et le fait que vous vous soyez roulé des pelles dans l’escalier, c’était juste sa façon de s’assurer que tu allais bien ?
Je ferme lentement les paupières, comme si je clignais des yeux au ralenti. Génial. Maintenant, je comprends pourquoi tout le monde me regarde.
– Les nouvelles vont vite, je murmure.
– Les nouvelles comme celle-là, en tout cas, oui.
– C’était juste un baiser.
– Peut-être, mais aucune autre fille n’a réussi à aller jusque-là avec lui.
Malgré moi, mon cœur bondit de joie quand j’apprends ça. Je baisse la tête pour dissimuler mon sourire. Catherine me donne un coup de coude joueur.
– Ah ! Il te plaît ! Je le savais. Depuis le premier jour. Allez, il ne peut pas être si nul que ça, si tu lui plais aussi. Il a bon goût, en tout cas. Et Brooklyn n’a qu’à aller se faire…
– Chut !
Je lève les yeux, tendue, en sentant qu’il approche – en attendant qu’il entre.
Il apparaît sur le seuil.
Sauf qu’il n’est pas seul. Il est avec ses cousins. Son éternelle escorte. Mon cœur se serre.
Ce ne sera pas Will. Pas vraiment. Pas le Will qui m’a parlé dans l’escalier. M’a embrassée si éperdument – comme si j’étais l’oxygène dont ses poumons ont besoin. Pas devant ses cousins. Ce ne sera pas le Will qui libère mon draki. Il ne peut pas l’être. Je n’ai même plus envie de le trouver irrésistible. C’est cruel et stupide, vu que je ne peux pas me contrôler suffisamment pour pouvoir le fréquenter.
C’est mieux comme ça. J’ai besoin de le voir avec eux, de me rappeler que c’est mon ennemi. De dresser un mur entre nous jusqu’à ce que Cassian vienne me chercher et que je quitte Chaparral.
Je contemple mes mains sur la table, espérant éviter le moment où ils passeront devant moi. Mais pendant que j’ai les yeux baissés, je vois les chaussures de Xander s’arrêter près de moi. Un instant de silence.
– Salut, Jacinda.
Un sinistre frisson me parcourt la colonne. Je croise les bras devant ma poitrine et je lève le nez. Ça m’est égal si mon regard n’a rien d’amical.
Avec un sourire en biais, Xander jette un coup d’œil à Will.
– Tu ne vas pas dire bonjour, Will ?
Angus m’étudie comme si je méritais soudain son attention. Comme si j’étais un bout de viande qu’il faut soupeser, inspecter.
– On s’est déjà dit bonjour tout à l’heure, répond Will avec raideur.
– Ouais, rigole Angus. J’ai entendu parler de ce bonjour. Je ne m’étais pas douté qu’elle était aussi distrayante. J’aurais peut-être tenté ma chance avec elle si j’avais su.
– Ta gueule, gronde Will.
Je me rappelle le commentaire qu’il a fait dans la voiture, l’autre soir, au sujet de sa famille. Il a dit que c’était « du poison ». Je repense à cette fameuse chambre, aux petits drapeaux rouges et noirs éparpillés sur tout le continent nord-américain… et à l’expression de Xander quand il m’y a surprise.
Angus s’esclaffe de nouveau. Sa bouche s’ouvre en grand sur son visage de brute.
– Bof, je lance, reconnaissant à peine ma voix, qui me paraît étrange, visqueuse comme de la mélasse dans ma bouche. C’était pas si mémorable que ça.
Ça me fait mal de proférer ce mensonge, cette remarque cruelle et inexacte, mais il le faut.
Xander examine Will et moi l’un après l’autre avec un air perplexe, incrédule.
Will me sonde, me transperce du regard. Pendant un moment, je crois voir passer de la douleur dans ses yeux. Puis elle disparaît.
– Tu devrais peut-être essayer un autre Rutledge.
Angus fait bouger ses épais sourcils roux.
– Vous n’êtes pas tous interchangeables ? je riposte. T’en essaies un, t’as tout vu.
Il fait une grimace, perplexe. La signification du mot « interchangeable » lui échappe.
– Espèce de porc, marmonne Catherine.
Je lui presse le poignet en signe d’avertissement.
– On t’a pas sonnée, toi, l’asociale, rétorque Angus.
Et ça, ça ne me plaît pas. Je n’aime pas l’air blessé qui passe un instant sur son visage avant qu’elle arrive à reprendre un air stoïque et dur. Le feu se remet à couver au fond de mon être.
– Aïe.
Catherine me regarde avec stupeur en tirant sur son bras. J’avais oublié que je la tenais toujours. Vite, je la lâche. Elle se frotte le poignet, et je comprends qu’elle a senti ma chaleur grandissante.
Génial. Pour commencer, j’ai failli me trahir devant Will pendant qu’il m’embrassait. Et maintenant, devant elle.
Peut-être que ce soir, ce serait un bon moment pour retenter le terrain de golf.
– Asseyez-vous, lance Mr Henke depuis l’avant de la salle.
Angus part vers le fond. Xander m’observe encore quelques instants de ses yeux noirs démoniaques avant de le rejoindre.
Will s’attarde, en me regardant avec l’air d’attendre que je fasse quelque chose. Dise quelque chose.
– Je suppose que tu ne veux pas que je m’asseye à côté de toi.
Je détourne les yeux. Je suis incapable d’articuler un mot de plus – je ne trouve pas la force de proférer un autre mensonge ignoble. Sans le regarder, je l’entends s’éloigner. Je sens sa présence à mes côtés s’évaporer.
– Waouh, marmonne Catherine d’une voix effarée. Tu viens vraiment de mettre un râteau à Will Rutledge ?
Je hausse les épaules en ravalant la boule douloureuse où les mots restent coincés, dans ma gorge.
– Ça va ? demande encore Catherine.
– Pourquoi ça n’irait pas ? Ce n’est pas vraiment mon genre, ce mec.
Je jette un coup d’œil par-dessus mon épaule et je l’aperçois entre ses cousins, le dos voûté. Les autres bavardent, mais pas lui. Il regarde par la fenêtre, les yeux fixés sur un point précis, dehors. Son expression me fait penser à maman. À Tamra. À la tête qu’elles faisaient quand on vivait avec le clan. Elles avaient l’air de se sentir prises au piège. D’être perpétuellement en quête d’une issue.
Ma poitrine se serre. Une fumée dense tourbillonne à l’intérieur. Il ne mérite pas cette punition.
– Qu’est-ce qui t’est passé par la tête ? siffle Tamra dès l’instant où je la rejoins sur le trottoir.
Maman est encore à plusieurs voitures de là, elle avance lentement vers nous.
– Tu devrais le savoir. Ce gymnase, cette foule…
Je frissonne, en plissant les yeux sous le soleil du désert. Un vent aride fait virevolter mes cheveux. Sèche et racornie comme de la paille, ma tignasse indomptable est électrique.
Les yeux de Tamra lancent des éclairs, et je devine qu’elle attendait impatiemment le moment de me rentrer dans le lard depuis le rassemblement.
La colère s’amasse dans mes veines. Parce que ma sœur, elle au moins, devrait savoir ce que ça allait me faire d’assister à ce rassemblement. Ce n’est peut-être pas un draki elle-même, mais elle comprend. On a la même histoire. On descend des dragons. De ces dragons qui faisaient la loi sur la terre et dans les cieux il y a quelques millénaires. Comment pourrais-je supporter l’enfermement ? Au milieu de la cacophonie et de la foule humaine d’un gymnase plein à craquer ?
– Tout ce que je sais, c’est que tu fais n’importe quoi. Surtout quand Will Rutledge est dans les parages. Je croyais que tu allais l’éviter.
J’essaie. Et pourtant, ça me tue. J’essaie. Mais ça, je ne le dis pas.
À la place, je songe à tous les moments passés avec lui dont elle n’est pas au courant et j’en tire une sombre satisfaction.
– Si tu t’inquiètes tellement, tu n’as qu’à le dire à maman, je lance par défi, sachant qu’elle ne le fera pas.
– Pour qu’elle nous fasse encore déménager ?
Et c’est ça, le problème crucial, pour elle. Je réponds d’un haussement d’épaules.
Ses lèvres se pincent, formant une ligne dure, et elle secoue sa chevelure parfaite.
– Je ne crois pas, non.
Je jette un nouveau coup d’œil à la rangée de voitures. La camionnette de maman s’approche doucement. Le soleil me cogne sur le crâne, me rôtit le cuir chevelu. Je trépigne d’impatience.
Mes doigts se crispent sur la bretelle de mon sac à dos. Avant de pouvoir me retenir, je demande :
– De toute façon, tu te fiches complètement de ce que ça me fait d’être ici, non ?
Elle tourne la tête brusquement pour me dévisager.
– Parce que toi, tu ne t’en fichais pas, de moi, pendant toutes ces années qu’on a passées avec le clan ?
Bien sûr que non, je ne m’en fichais pas. Je n’aurais pas résisté à Cassian avec tant d’énergie, sinon. Cassian avait été mon ami. Enfin, surtout celui de Tamra, mais il avait toujours été là. Aussi solide et permanent que les montagnes qui m’entouraient. J’aurais pu m’autoriser à l’aimer. Mais je ne l’ai pas fait. Je n’ai pas voulu infliger ça à ma soeur.
– Qu’est-ce que tu voulais que je fasse ? Parmi le clan, on était chez nous, je lui rappelle.
Ses narines se dilatent et je vois de la douleur dans ses yeux brillants.
– Toi, tu étais chez toi. Moi, jamais. J’étais tout le temps l’intruse, obligée de regarder Cassian te lécher les bottes. Tout le monde t’aimait, voulait être ton ami, ton petit ami, ton tout…
– Je n’avais rien demandé. Je ne voulais pas que Cassian…
– Non, mais tu y as eu droit quand même. Tu l’as eu. Et pas pour tes qualités à toi. Pas parce qu’il t’aimait.
Elle secoue la tête.
– Tu sais, j’aurais pu vivre avec ça, j’aurais pu accepter que vous sortiez ensemble, tous les deux… s’il avait vraiment été amoureux de toi.
Elle dit ça comme si c’était totalement impossible. Comme si c’était une blague. Je lève le nez avec le futile espoir qu’une petite brise m’accorde une trêve dans cette chaleur étouffante.
Pas de trêve. Tamra continue :
– Mais ce n’est pas ta personnalité qui attire les gens. C’est ce que tu es. L’aînée remporte le gros lot. Tout. Tout le monde. Même papa. Vous formiez un petit club très privé, tous les deux.
Elle inspire profondément par le nez.
– Tu cherches à être cruelle ? je tempête. Je ne peux rien y changer. Je ne pouvais pas à ce moment-là et je ne peux toujours pas.
Elle se tait longtemps. Quand elle répond enfin, sa voix s’est radoucie.
– Tu ne pourrais pas essayer de te plaire un tout petit peu ici, Jacinda ?
Les éclairs de ses yeux ambre s’atténuent un peu, et même si je vois qu’elle m’en veut, elle ne me déteste pas. En tout cas, elle ne veut pas me détester.
Je secoue la tête, pas pour dire non, mais plutôt pour dire que je ne sais pas comment répondre. Je sais qu’elle ne veut pas entendre la vérité, qui ne lui plairait pas. Je sais qu’elle ne veut pas entendre que j’ai essayé. Le fait de me plaire ici ou pas, pour moi, ce n’est pas une question de choix. Ce n’est pas une chose sur laquelle j’exerce le moindre contrôle. Quelle importance, de toute façon ? Je ne serai plus ici très longtemps. Mais bien sûr, je ne peux pas lui dire ça.
On monte dans la voiture. Tamra à l’avant, moi à l’arrière.
– Salut ! Comment s’est passée votre journée ? demande maman.
Tamra ne dit rien. Moi non plus. L’atmosphère est chargée, tendue. Maman nous regarde l’une après l’autre tout en manœuvrant pour sortir du parking.
– Si mal que ça ?
Tamra grogne.
J’attends, en retenant mon souffle, de voir si elle va parler du rassemblement. De Will et moi. Les secondes s’égrènent lentement, et rien ne vient. Soulagée, je pousse un léger soupir. Visiblement, elle tient vraiment beaucoup à rester ici. Ou peut-être qu’elle regrette son éclat. C’est la reine des émotions contenues. La connaissant, elle regrette d’avoir tout déballé.
Je me demande si elle me balancerait, si elle connaissait la vérité, savait qui est Will, en réalité. Est-ce que ça lui paraîtrait assez grave, ça ? Sans doute pas. Pour une fois, elle est trop préoccupée d’elle-même et de ce qu’elle veut. Et je ne peux pas le lui reprocher. Parce qu’elle a raison. Tamra n’était jamais prise en compte, avant. Et ça m’a toujours fait culpabiliser. À l’époque et encore aujourd’hui.
Mais pas assez pour renoncer à mon vrai moi. Pas assez pour accueillir à bras ouverts le fantôme que mon draki va devenir si je reste ici sans rien faire. Et je peux le justifier facilement. Parce qu’en partant je vais la libérer. Les libérer, Tamra et maman. C’est douloureux de s’en rendre compte. De savoir que ceux que tu aimes s’en sortiront mieux si tu n’es pas dans les parages.
– Jacinda ? m’interroge maman.
– Super, je mens. J’ai passé une journée super.
Parce que c’est ça qu’elles veulent que je dise, l’une comme l’autre.