Ce soir-là, il pleut pour la première fois depuis que je suis ici. Je commençais à penser que je ne reverrais jamais de pluie, n’en sentirais plus jamais le goût sur ma peau. Que j’avais déménagé dans un coin oublié du globe où il n’y a pas d’humidité, pas de verts luxuriants. Où la terre ne chante pas.
Mais ce soir, le ciel s’ouvre en deux et déverse un torrent de larmes. Alors que justement maman vient de me révéler la dernière abomination qu’elle me cachait. Ce déluge est approprié. Pertinent, au fond.
Devant les gouttelettes qui lèchent les fenêtres, je pense à Will, affligé de cette affreuse famille. Prisonnier, comme moi. Je touche mes lèvres gercées et je sens encore sa présence sous le bout de mes doigts déshydratés.
Je me demande vaguement ce que j’aurais éprouvé si Cassian m’avait embrassée. Un autre draki. Est-ce que mon draki aurait réagi, avec lui ? Est-ce que le baiser aurait été aussi magique ? S’il m’avait embrassée, aurait-il été capable de me mentir en me regardant dans les yeux ? Est-ce qu’il serait resté là sans rien faire pendant qu’ils me coupaient les ailes ?
Je me roule sur le côté et je tends l’oreille. J’écoute le bruit de la pluie comme si je ne l’avais jamais entendu. Ma peau se régale de ce martèlement. De ce pilonnage léger sur l’allée gravillonnée, dehors. Du cliquetis sur le toit métallique de l’abri de jardin.
Je fais un petit sourire. Le rythme doux et régulier qui emplit le silence de la nuit me donne de l’espoir. Me rend euphorique. Impatiente. Comme quand les lèvres de Will ont touché les miennes.
Papa n’aurait pas voulu que je m’estime responsable de sa mort et il ne voudrait pas que je baisse les bras. J’aime ma mère, mais elle a tort. Mon draki fait trop partie de moi, de ce que je suis. Je ne peux pas aller retrouver le clan. Mais je ne peux pas non plus rester ici, à éviter Will et à attendre que Cassian ressurgisse.
Il y a forcément une autre voie.
Papa aurait voulu que je me batte, que je trouve un moyen de maintenir mon draki en vie. Il est mort en essayant de trouver une autre solution pour nous. Il a fait un choix. Et ce n’était pas celui de nous enterrer dans le monde des mortels. Même s’il n’a pas réussi, il pensait que c’était possible.
Sa voix s’insinue dans ma tête. C’est presque comme s’il était assis à côté de moi. Trouve un nouveau clan, Jacinda.
Mes doigts se recourbent, s’ouvrent et se referment sur le bord de ma couette. C’est ça, la solution. Ce que je dois faire.
Même si je ne connais pas la situation géographique d’un seul autre clan, je connais quelqu’un qui en connaît. Je peux interroger Will. Et j’ai vu la carte de mes propres yeux. Si j’arrive à l’étudier un peu plus longtemps, je pourrai mémoriser les endroits précis.
C’est un début. Quelque chose.
Arriver à tirer ces informations de Will et à retourner dans cette pièce sans éveiller ses soupçons, c’est une autre histoire. Visiblement, je vais devoir passer plus de temps avec lui…
Pendant que je me demande comment le faire sans qu’il s’étonne de mon soudain revirement, un frisson me chatouille la nuque.
Un oiseau appelle, dehors. Pousse un cri perplexe, désespéré. Un ka-kaa-kaa strident. Et la stupidité de cet animal m’étonne. Je l’imagine posé sur sa branche pendant que la pluie cingle son petit corps frêle. Je me demande pourquoi il ne se met pas à l’abri. Pourquoi il ne cherche pas un refuge. Une cachette. Comment il peut être aussi ballot. Peut-être qu’il est perdu, comme moi – qu’il n’est pas dans son élément. Peut-être qu’il ne peut pas rentrer chez lui. Peut-être qu’il n’a pas de chez-lui.
Mon sourire satisfait s’évapore et je frissonne dans le froid soudain de la chambre. Je remonte la couverture jusqu’à mon menton et je tente de me réchauffer.
En me roulant en boule la plus serrée possible, je ferme les yeux de toutes mes forces et j’essaie de ne plus entendre le cri.
Je sens maman m’embrasser la joue, écarter les mèches qui me tombent sur le front comme quand j’étais petite. Il fait sombre dans la chambre. Ce n’est pas encore le matin. Un faible rai de lumière s’infiltre depuis la cuisine.
Maman a dû repasser ici après le travail pour prendre ses affaires. L’ambre. Mon cœur cesse de battre quand ça me revient.
J’inspire, je détecte un arôme de café dans l’air. Elle va en avoir besoin pour ne pas s’endormir sur la route. Je ne sais pas où elle va, mais c’est forcément loin d’ici, et elle a passé toute la nuit debout.
– Sois sage, chuchote-t-elle comme si j’avais de nouveau six ans.
Elle disait ça tous les jours, quand Tamra et moi partions pour l’école.
– Je t’aime.
Ouais, elle disait ça aussi.
Entre mes paupières à peine entrouvertes, je regarde son ombre s’approcher de Tamra, endormie dans son lit. J’entends les lèvres de maman se poser sur sa joue. Un autre « au revoir » murmuré.
Puis elle quitte la pièce. La voilà partie vendre notre héritage familial. Un morceau de mon âme que je ne récupérerai peut-être jamais.
La lumière de la cuisine s’éteint. C’est comme si on avait soufflé une allumette. Le verrou de la porte d’entrée se ferme derrière elle avec un cliquetis. Je résiste à la tentation de sauter sur mes pieds, de me précipiter dehors et de m’accrocher à elle, de l’arrêter, de me jeter sur son passage et de la supplier de me voir telle que je suis, d’aimer cette part de moi qu’elle n’est jamais parvenue à aimer chez elle.
Dans le lit d’en face, Tamra s’agite, retombe dans un sommeil paisible.
Puis, le silence. Un calme funèbre. Je suis la seule à être réveillée. Consciente.
Le cœur en sang.