On sort en hâte et on fonce sur l’allée gravillonnée qui longe la piscine. Comme maman n’est pas là pour nous presser et nous talonner, on est en retard. Une fois de plus.
Hier soir, au téléphone, elle a promis d’être de retour à temps pour venir nous chercher au lycée aujourd’hui. Au moins, on n’aura plus à prendre le bus, c’est toujours ça. Je déteste l’odeur, les gaz d’échappement suffocants qui s’insinuent à l’intérieur.
J’entends brailler la télévision chez Mrs Hennessey, et je vois les stores s’écarter d’un coup sec. Un ongle d’un rouge écaillé baisse une latte. Même si elle veille sur nous de loin en l’absence de maman, elle n’a pas perdu la manie de nous espionner. Maintenant, elle a une excuse, c’est tout.
Tamra trotte devant moi. Elle est toujours impatiente d’arriver au lycée, mais aujourd’hui, c’est spécial. Aujourd’hui, elle passe l’audition pour entrer dans l’équipe de pom-pom girls.
Ça aura lieu après les cours. Et j’y serai. Pour la regarder et l’applaudir. Lui montrer que je la soutiens. Même si je projette de tout plaquer. Ma poitrine se serre. Peut-être même de déserter ma soeur.
Le moment venu, j’espère que maman et elle viendront avec moi dans le nouveau clan, mais je sais qu’il est plus probable que je fasse ça toute seule. Quoi qu’il en soit, c’est un risque à prendre. Comme celui que je prends en partant… en cherchant un clan qui a des chances de m’accepter au lieu de m’abattre avant que j’aie eu le temps de m’expliquer.
En sortant par le portail du fond, je bois une gorgée de mon thermos. Maman nous interdit le café, d’habitude, mais bon, elle n’est pas là.
Tamra s’arrête net devant moi. Son biscuit à peine entamé dégringole par terre. Je lui rentre dedans, et du café brûlant me dégouline sur les doigts. Je râle.
– Qu’est-ce que tu…?
– Jacinda.
Elle grommelle mon nom sur ce ton qu’elle prend quand je fais quelque chose d’hyper agaçant. Comme chiper dans son assiette le petit pain qu’elle avait beurré avec soin. Voler sur le plan de travail le verre qu’elle vient de se servir. Remplacer ses chaussettes assorties par une de mes paires dépareillées.
Le fin duvet de ma nuque se hérisse. Suivant son regard, je jette un coup d’œil vers la rue. Un Land Rover noir attend devant le trottoir. Le moteur ronronne. La portière du conducteur s’ouvre et Will en sort. Approche lentement, les mains au fond de ses poches.
Je me fige. Il était absent, ces derniers jours – une autre partie de chasse, je suis sûre –, ce qui a différé mon projet d’essayer de lui soutirer des informations. Il pose les pieds sur le trottoir et se balance sur les talons. Il est superbe, planté là. Tandis qu’une douleur familière m’étreint la poitrine, je me demande comment je peux à la fois aimer et craindre de voir quelqu’un avec la même ardeur.
Je ne bouge pas. Ma poitrine commence à me faire vraiment mal.
– Respire, m’ordonne Tamra à voix basse.
D’accord. J’inspire par les narines. Ça apaise un peu la douleur. Mais il y a toujours ces vibrations brûlantes qui partent du fond de mon être, et ce besoin de ronronner qui monte en moi.
– Qu’est-ce que tu…?
Ma voix, qui n’est qu’un pitoyable murmure, s’éteint.
Tamra recule, se met à côté de moi. Nos épaules se frôlent. Je lui jette un coup d’œil. Elle me fusille du regard. Comme si c’était ma faute si Will est planté sur notre trottoir.
Au loin, le bus approche. Le grondement de son moteur asphyxiant s’amplifie. D’une seconde à l’autre, il va tourner dans notre rue.
Je secoue la tête en regardant ma sœur. Elle répète mon nom. L’étire comme un long sifflement de vent.
– Jacinda.
– Je n’ai rien fait, dis-je.
Will prend enfin la parole.
– J’ai pensé que ça vous plairait que quelqu’un vous conduise au lycée.
On le considère avec stupeur.
– Toutes les deux, ajoute-t-il vivement, en sortant une main de sa poche pour nous faire signe de venir.
J’échange un regard avec Tamra.
Le bus arrive au coin de la rue.
– C’est un truc qui marche, en général ?
J’essaie d’avoir l’air rebelle et blasée, mais je n’ai pas trouvé le ton. On dirait que je suis en colère.
Il semble perplexe.
– Quoi ?
– De débarquer à l’improviste chez une fille, de lui faire un sourire mielleux et de t’imaginer qu’elle va sauter dans ta voiture ?
– Doucement, chuchote Tamra – et je me demande si c’est parce qu’elle a peur que je me mette en rogne et que je me manifeste devant lui, ou parce qu’elle veut que j’arrive à quelque chose avec le mec qu’elle m’a conseillé d’éviter.
Mais pourquoi voudrait-elle ça ? Pour que je m’intègre et que je me plaise ici ?
Il acquiesce, baisse la tête. Arbore une expression d’une adorable, d’une répugnante humilité. Comme s’il lisait dans mes pensées, il dit :
– Ça n’a marché qu’une fois, pour le moment.
Ses lèvres s’étirent lentement dans un sourire de conspirateur. Je ne peux pas me retenir. Je rougis comme une pivoine et, en me remémorant la nuit où je suis montée dans sa voiture pour la première fois, j’ai la peau du visage qui se tend dangereusement.
– Salut, dit Will à Tamra, comme s’il venait juste de se rappeler qu’il ne l’a jamais rencontrée.
Officiellement, en tout cas. Il lui tend la main d’une façon très adulte.
– Je suis Will…
– Je sais.
Tamra ne lui serre pas la main. En se tournant vers moi, elle me lance avec un soupir :
– Viens. Montons dans la voiture.
Elle passe devant moi.
Will lui ouvre la portière de l’arrière. Pendant qu’elle monte, le bus passe devant nous en rugissant.
Will me fait un sourire en biais.
– Tu as raté ton bus.
– Ouais.
On se regarde longtemps avant que je pose enfin la question qui me tenaille.
– Qu’est-ce que tu fais ici ?
Il inspire à fond.
– J’arrête.
– Tu arrêtes quoi ?
– J’arrête de te laisser m’éviter.
Je penche la tête. Je ne l’ai pas fait fuir ? Est-il possible que ce soit si simple ? Si facile ? Paf ! Il est là, que ça me plaise ou non ? Je n’ai même pas besoin de le convaincre que j’ai changé d’avis ?
– Tu es sûr que c’est une bonne idée ?
Parce que moi, non. En lâche de la pire espèce, maintenant que l’objectif que je m’étais fixé m’est servi sur un plateau, je suis assaillie de doutes. Je ne suis pas sûre d’être prête à sortir avec lui. Ça me permettrait d’obtenir les informations dont j’ai besoin sur les autres clans, mais il y a toujours un petit problème : le fait que je me manifeste chaque fois qu’on se rapproche un peu trop. Et je veux qu’on se rapproche. Est-ce que je peux le fréquenter sans sortir avec lui ? Sans révéler ma vraie nature ?
Suis-je capable de me maîtriser ?
– Sûr et certain, répond-il d’un ton ferme.
– Tu as déjà entendu l’expression : « Attention au vœu que tu fais, il pourrait bien se réaliser » ?
C’est tout ce que j’ai trouvé pour le mettre en garde.
Dans la voiture, Tamra s’impatiente :
– On y va ?
Will m’adresse un nouveau sourire, qui échauffe encore ma peau déjà brûlante. Il me demande d’un ton enjôleur :
– Tu veux que je t’emmène, alors ?
Comme si j’avais le choix.
– J’ai raté le bus, je lui rappelle en passant devant lui d’un pas vif et en montant à l’avant sans lui laisser le temps d’aller m’ouvrir la portière.
Une minute plus tard, il s’éloigne du trottoir. Je suppose que le trajet va se faire dans une ambiance gênée jusqu’au lycée, vu que ma sœur est assise à l’arrière. Ce qui se confirme quand elle lance :
– Alors, qu’est-ce qui se passe entre ma sœur et toi ?
Il laisse échapper un petit rire et se frotte la nuque comme s’il y avait là quelque chose qui le chatouille, qui l’asticote.
Je m’appuie sur le tableau de bord pour me retourner et je la fusille du regard.
– Tamra ! Il ne se passe rien.
Elle ricane.
– On ne serait pas là si c’était vrai.
J’ouvre la bouche pour exiger qu’elle arrête avec son interrogatoire, quand la voix de Will me coupe le sifflet.
– Ta sœur me plaît. Beaucoup.
Je le regarde, hébétée.
Il se tourne vers moi et ajoute plus bas :
– Tu me plais.
Je le savais, je suppose, mais ça me met quand même le feu aux joues. Je me penche en avant sur mon siège, croise les bras sur ma poitrine et regarde fixement devant moi. Frissonnante et muette. Peux pas parler. Ma gorge me fait trop mal.
– Jacinda, dit-il.
– Je crois que tu lui as fait un choc, intervient Tamra.
Puis elle soupire.
– Écoute, si elle te plaît, il faut que ce soit officiel. Je ne veux pas que tout le monde se mette à raconter des trucs sur elle, au lycée, comme si c’était une fille facile avec laquelle tu peux t’envoyer en l’air dans les cages d’escalier.
Maintenant, je suis vraiment muette. Muette de rage. Mon sang bout. J’ai déjà une mère qui fait tout son possible pour contrôler ma vie. Je n’ai pas besoin que ma sœur joue le rôle de mère numéro deux.
– Je sais, dit-il. C’est ce que j’essaie de faire, là… si elle veut bien m’écouter.
Je sens son regard sur mon profil. Inquiet. Dans l’expectative. Je me tourne vers lui. Devant l’intensité de son regard, un souffle frémissant m’échappe.
Il est sérieux. Mais c’était inéluctable. S’il est prêt à s’affranchir pour moi de la solitude qu’il s’était imposée, d’autant plus qu’il se doute que je ne lui ai pas tout dit à mon sujet… c’est qu’il pense vraiment ce qu’il dit.
En conduisant, il tapote le volant en staccato avec les pouces.
– Je veux être avec toi, Jacinda.
Il secoue la tête.
– Je ne veux plus résister.
– Oh là là, marmonne Tamra.
Et je sais ce qu’elle veut dire. Ça paraît exagéré. Cette déclaration est excessive. Précipitée. Après tout, on n’a que seize ans…
Je sursaute, me raidis un peu.
Je crois qu’il a seize ans. Je ne sais même pas quel âge il a. Je ne sais rien de lui, à part son secret. Qui éclipse un peu tout le reste. Mais Will est forcément autre chose. Il ne se réduit pas à son secret. Il n’est pas seulement un chasseur. Pas seulement quelqu’un qui refuse d’être une force de destruction. Pas seulement le garçon qui m’a sauvé la vie. Le garçon autour duquel j’ai bâti tout un fantasme. Je ne connais pas le vrai Will. Xander a fait allusion à une maladie, et je ne sais même pas ce qui lui est arrivé.
Mais ça ne me gêne pas longtemps. Parce qu’il ne connaît pas non plus la vraie moi. Pourtant, il veut quand même sortir avec moi. Peut-être que ça tombe bien, parce que moi aussi, je veux sortir avec lui. Et pas seulement parce que j’ai besoin de me rapprocher de lui et de me servir de lui pour obtenir des informations. Même si c’est vrai aussi. J’aimerais l’oublier, mais je ne peux pas. Oublier ça, ce serait me résigner à vivre ici. Pour toujours. Réduite à l’état de fantôme. Une petite voix me chuchote, tentatrice : Pas si tu es avec Will…