Dès que Will s’arrête, Tamra nous laisse. Je la regarde s’éloigner rapidement dans le parking. Elle salue plusieurs personnes d’un geste, rejoint une fille dont j’ignore le nom. Elles se mettent à papoter comme si elles se connaissaient depuis toujours.
Will et moi, on reste assis dans la voiture, sans parler. Depuis l’endroit où on est garés, loin vers le fond du parking, on regarde les autres voitures passer en trombe devant nous en quête de meilleures places près de l’entrée.
Je ne vois qu’une seule raison pour qu’il se soit garé si loin. Pour que personne ne nous voie ensemble.
Un rire amer monte du fond de ma gorge. Je le ravale. Je suppose que Will n’est pas prêt à se montrer avec moi, malgré ce qu’il croit. Je serre mes livres contre ma poitrine et je tapote nerveusement le plancher avec les pieds.
– Je pense qu’on ferait mieux d’y aller, dit-il.
Je hoche la tête. Il coupe le contact.
– Qu’est-ce que tu as en première heure ?
– Pourquoi ?
Il me regarde bizarrement.
– Jacinda, souffle-t-il en riant presque. Tu n’as pas entendu un seul mot de ce que je t’ai dit ? Tu croyais que je plaisantais ?
Peut-être. Oui. C’est marrant comme on peut ignorer ce qui saute aux yeux, clair comme le jour, quand on doute.
– Je t’accompagne en cours, annonce-t-il comme si c’était totalement évident.
Je me répète que c’est ce que je voulais. Me rapprocher de lui, explorer ce… cette connexion qu’il y a entre nous. Être proche de lui et devenir sa confidente. Découvrir tout ce que je pourrai sur les autres clans. Quelques questions discrètes devraient suffire. Ensuite, quand j’aurai toutes les réponses dont j’ai besoin, je pourrai passer à l’action. Le planter là et filer.
Quelque chose meurt en moi à l’idée de le quitter pour toujours. Je baisse les yeux et j’admire la grande main de Will qui tient le volant, en me demandant s’il est possible d’être amoureuse des mains d’un garçon. D’éprouver une vive attirance rien qu’en les regardant. Si vigoureuses, si bronzées, avec les veines qui dessinent de petites crêtes sur le dessus.
– Ça ne te dérange pas ?
Je reporte mon regard vers son visage. Pendant un moment, je crois que sa question concerne mes projets. Est-ce que ça me dérange de me servir de lui ?
J’ai un mauvais goût dans la bouche. Je cligne des yeux et je secoue la tête en essayant de réfléchir. S’il s’agissait juste de ce que j’en tire quand je suis avec lui, je pense que ça ne me dérangerait pas. Mais ce n’est pas tout. Il ne fait pas que maintenir en vie mon essence profonde. Enfin, c’est l’essentiel, mais il y a autre chose. Il y a qu’il m’a vue sous ma forme de draki et qu’au premier regard, il m’a trouvée magnifique ; il a vu quelque chose – quelqu’un – qui méritait d’être sauvé. Ça, ce sera toujours là, gravé au fond de moi, enregistré pour la vie. C’est ça qui m’attire et continuera éternellement de m’attirer vers lui.
Il se tourne sur son siège, et le cuir grince sous ses fesses.
– Ce que je ressens pour toi, Jacinda… Je sais que tu ressens la même chose.
Il me dévisage d’un air si sérieux, si avide, que je ne peux que hocher la tête. Acquiescer. Bien sûr que je ressens la même chose.
– Oui, j’admets.
Mais je ne le comprends pas. Je ne pige pas pourquoi il a des sentiments pour moi. Pourquoi tiendrait-il tellement à sortir avec moi ? Qu’est-ce que j’ai à lui offrir ? Pourquoi m’a-t-il sauvée ce jour-là, dans la montagne ? Et pourquoi me court-il après maintenant ? Sachant qu’aucune fille n’a jamais piqué son intérêt avant ?
– Tant mieux, dit-il. Alors qu’est-ce que tu dirais d’une sortie tous les deux ?
– Une sortie tous les deux ? je répète comme si je n’avais jamais entendu parler de ce concept.
– Ouais. Un vrai rencard. Quelque chose d’officiel. Toi. Moi. Ce soir. On aurait dû faire ça depuis longtemps.
Son sourire s’élargit, dessinant des plis profonds sur ses tempes.
– Un dîner. Un film. Du pop-corn.
– Oui.
Ce « oui » m’a échappé.
Pendant un moment, j’oublie. J’oublie que je ne suis pas une fille ordinaire. Que ce n’est pas un garçon ordinaire.
Pour la première fois, je comprends Tamra. Et l’attrait de la normalité.
– Oui.
C’est agréable de dire ça. De faire semblant. De le dévorer des yeux et d’oublier que j’ai une autre raison de vouloir sortir avec lui. Une raison qui va nous séparer pour toujours.
Stupide. Tu t’imaginais que votre relation pouvait durer ? Maman a raison, il est temps que je mûrisse.
Il sourit. Ensuite, il disparaît. Dehors. Pendant une seconde, je reste perplexe. Puis il surgit devant ma portière, l’ouvre, m’aide à descendre.
Ensemble, on traverse le parking. Côte à côte. Un mètre ou deux plus loin, il prend ma main dans la sienne. En approchant du lycée, je remarque des gens près du mât auquel on accroche le drapeau. Tamra et la bande qu’elle fréquente. La bande de Brooklyn.
J’essaie de dégager ma main. Will resserre ses doigts sur les miens.
Je lui jette un coup d’œil et je vois de la détermination dans ses yeux noisette. Il a un regard brillant dans la chaleur déjà excessive du matin.
– Poule mouillée.
– Hé.
Dans cette syllabe unique qui m’a échappée, il y a de la révolte. De l’indignation.
Je m’arrête. Me tourne face à lui. Sens quelque chose bouger, céder et se détacher en moi. Une fois que ça s’est libéré, ça m’aiguillonne.
Je me dresse sur la pointe des pieds, je glisse les mains autour de son cou et je tire son visage vers moi. Et je l’embrasse. Là, devant tout le lycée. C’est irresponsable. Stupide. Je me l’approprie de façon ostentatoire comme si j’avais quelque chose à prouver, comme un draki campé devant tout le clan lors de sa cérémonie de fiançailles.
Mais ensuite, j’oublie notre public. J’oublie tout sauf la chaleur sèche de nos lèvres. Mes poumons se compriment, se contractent. Je sens ma peau scintiller, s’échauffer tandis que mes poumons prennent feu. Une chaleur crépitante s’élève dans ma poitrine.
Ce n’est pas ce que j’ai fait de plus intelligent.
Je me détache avant qu’il soit trop tard. En sentant monter de la vapeur dans ma gorge, je pince les lèvres. Mes narines se dilatent et un peu de chaleur s’échappe par là. Je passe le bout des doigts sur mon visage pour vérifier ma peau.
– Salut, Will, Jacinda.
Xander passe devant nous avec une expression étrangement affable. Ses yeux noirs étrécis paraissent vides, sans âme sur son visage étroit.
Will se crispe. Le muscle de sa mâchoire se contracte à nouveau.
Angus, qui marche à côté de son frère, est moins discret. Cette grande brute simiesque nous contemple bouche bée.
Will les regarde s’éloigner d’un air dur. La première sonnerie se fait entendre.
– On va être en retard.
Je jette un coup d’œil à l’entrée. C’est l’effervescence. Un flot de gens s’engouffre par la porte à double battant. Tamra me fait un signe de tête avant de se joindre à l’exode massif.
Tous sauf une. Brooklyn reste plantée là, la bouche pincée sous les couches de gloss, et braque sur moi un regard assassin. Je me détourne, revenant à Will. Il ne la regarde pas. Il a les yeux rivés sur moi. Mon cœur se gonfle. En hochant la tête comme s’il répondait à une question muette qu’il se serait adressée à lui-même, il reprend ma main.
Et j’oublie Brooklyn.
Catherine me rattrape dans le couloir juste avant la septième heure.
– Où est ton mec ? me taquine-t-elle.
Une fois de plus.
Elle m’a taquinée tout l’après-midi. Depuis que Will m’a accompagnée jusqu’à notre table, au réfectoire, avant de partir en cours.
– Je ne sais pas.
Je balaie le couloir bondé d’un regard circulaire. Jusqu’à maintenant, Will m’attendait à la sortie de chacun de mes cours, à la sonnerie. Je n’ai pas encore pigé comment il fait pour arriver si vite, mais je ne m’en plains pas. C’est bien plus facile de me frayer un passage dans le couloir encombré quand je l’ai à mes côtés. Je suppose que c’est grâce à l’effet qu’il a sur mon draki. Il me rend forte. Avec lui, tout le reste s’évapore… y compris ma peau, même si ça, c’est un petit peu plus embêtant.
– Vite. Faisons un saut aux toilettes avant l’heure de perm.
À la suite de Catherine, je file dans les toilettes les plus proches de notre salle de perm.
Pendant que je l’attends, elle papote à travers la porte de sa cabine.
– Je vais à un concert avec Brendan ce soir si tu veux venir…
– J’ai déjà des projets.
– Laisse-moi deviner. Will.
Une fille quitte les toilettes ; il ne reste plus que nous deux. La première sonnerie retentit et le bourdonnement des élèves, dehors, se réduit à un léger murmure. Catherine ressort et va se laver les mains.
– Tu ferais mieux de te dépêcher, dis-je.
À cet instant, la porte des toilettes s’ouvre à la volée, et Brooklyn débarque avec quatre autres filles. Sa clique habituelle. Aucune ne sourit. Elles arborent toutes la même expression sur des visages dont je ne peux m’empêcher de songer qu’ils se ressemblent tous. Lèvres brillantes. Ombre à paupières charbonneuses. Cheveux parfaitement lisses.
Catherine referme le robinet. En secouant les mains, elle se retourne et jauge du regard le groupe de filles qui bloque la porte.
Je soupire, étrangement indifférente. Je sais pourquoi elles sont là… Je suppose que ça devait arriver tôt ou tard. Tout ce que je regrette, c’est que Catherine y soit mêlée.
La seconde sonnerie retentit.
Dehors, dans le couloir, tout se tait, et on se retrouve soudain enterrées dans un silence de mort avec un groupe de filles décidées à me remettre à ma place.