24.

 

Les secondes passent. Peut-être même les minutes. Je ne sais pas combien de temps on attend avant que quelqu’un se décide à parler ou à bouger. En observant Brooklyn, je ne suis même pas sûre qu’elle sache ce qui doit suivre, ce qu’elle va dire ou faire, elle non plus.

Espérant tirer avantage de son indécision, je finis par prendre la parole :

– Ça a sonné, là. On n’a pas intérêt à être notées absentes.

Décidée à franchir le mur de filles, je jette un coup d’œil à Catherine pour lui faire signe de me suivre.

Brooklyn penche la tête et prend un ton caustique :

– Ouais. Mais ça, je m’en fous un peu, là.

Je m’arrête à quelques centimètres d’elle. Brooklyn et ses lieutenantes n’ont pas rompu les rangs. À part leur rentrer dedans, rien ne les fera bouger.

Elle continue :

– Mais il y a un truc dont je ne me fous pas, tu sais ce que c’est ?

J’attends en soutenant son regard.

– Les mochetés de rouquines comme toi qui débarquent dans mon lycée et qui font comme si elles étaient chez elles.

Catherine intervient sur un ton suggérant qu’elle en a assez, qu’elle perd patience :

– Arrête un peu, Brooklyn.

Une des sbires de Brooklyn se dresse devant elle.

– Personne t’a sonnée, pauvre tache.

Brooklyn s’approche. On se retrouve nez à nez.

Je hausse les épaules. On se croirait dans un mauvais film sur des pom-pom girls en colère qui s’affrontent lors d’un championnat.

– Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ?

Mon calme semble alimenter sa rage.

– Retourne dans ton trou à rats.

– Je n’ai pas exactement choisi de venir ici. Tu n’as qu’à en parler à ma mère… Moi, je n’ai pas eu grand succès.

Elle penche la tête, comme si elle envisageait cette perspective sérieusement.

– J’ai une autre idée : tu disparais, ou ta sœur va payer.

J’inspire vivement et j’examine les cinq filles. Est-ce qu’elles sont sérieuses ?

– Ouais. Tu veux que ce soit l’horreur pour vous deux ici ? renchérit une blonde avec des tresses – je crois me souvenir de l’avoir vue en haut de leur pyramide humaine, pendant le rassemblement.

– Je croyais que vous aimiez bien Tamra, dis-je.

Brooklyn hausse les épaules.

– Ça peut aller. Elle respecte la façon dont ça fonctionne, ici. On aurait pu la tolérer.

Son regard revient sur moi.

– Mais toi, non.

Je serre les poings. Mes ongles s’enfoncent dans mes paumes. Cette douleur est bienvenue. Ma colère s’en régale. Mes poumons se compriment, se consument. Fument de l’intérieur.

– Laisse Tamra en dehors de ça. C’est entre nous, cette histoire.

– Oh, raille Brooklyn en faisant la moue. Comme c’est mignon ! Tu es vraiment la sœur dévouée ! Si tu arrêtes de te jeter à la tête de Will, j’envisagerai peut-être d’accepter Tamra dans l’équipe.

Les filles hochent la tête, affichent des sourires suffisants.

L’ambiance est tellement tendue, tellement explosive, que je sens une odeur de soufre dans l’air.

– C’est n’importe quoi. Viens, Jacinda.

Catherine essaie de les bousculer, de jouer des coudes pour se frayer un passage. C’était une erreur. À ce geste, Brooklyn et sa bande se déchaînent. La tension éclate. C’est comme un ressort qui lâche.

Les filles se jettent sur elle. Catherine pousse un cri soudain, déchirant dans l’atmosphère électrique. J’aperçois ses yeux vert océan, écarquillés et paniqués, et puis elle disparaît, engloutie sous la chape de corps.

– Catherine !

Je plonge dans le tas, et je finis empêtrée dans cette mêlée frétillante. Désorientée.

Un coup de coude dans les côtes me coupe le souffle. Je ne trouve pas Catherine. Ne comprends pas qui est qui… Quelque chose me cogne douloureusement le visage. Je crois que c’est le poing de quelqu’un.

Un bourdonnement m’emplit la tête, enfle dans mes oreilles. De puissantes vibrations se déclenchent dans ma poitrine. Sans savoir comment, je me retrouve par terre. Ensuite, c’est trop tard. Ça commence par une brûlure délicieuse qui ronronne au fond de mon être. Ça bouillonne, ça jaillit, ça flambe au-dessus de moi comme un feu de forêt. Je me laisse déborder.

Le carrelage froid siffle contre ma peau échauffée et couverte de chair de poule.

Une chaussure pointue me frappe dans les côtes. Je grogne, je sursaute à cause du choc. De la douleur.

J’essaie de me lever, mais on me repousse par terre. Mon menton heurte le sol. Du sang me coule sur les dents. L’odeur métallique me monte au nez. J’avale le flot amer en espérant qu’il va refroidir la vague bouillante qui monte en moi. Pas de bol, je continue à me consumer, à fumer. Mes poumons écument de chaleur. De la vapeur monte, m’emplit la bouche, me roussit l’intérieur des narines.

L’air résonne d’injures. Accompagnées d’encouragements. De conseils pour me tabasser. Quelle qu’aient été leurs intentions quand elles sont arrivées dans les toilettes, toute la bande est prête à nous lyncher, maintenant.

– Attrape-la !

– Tiens-la !

– Chope-la par les cheveux !

Une main s’enroule dans mes cheveux, en saisit une pleine poignée. De longues mèches sont arrachées. Des larmes me piquent les yeux. Je tâche de les chasser en clignant des paupières.

Sans réfléchir, je tourne la tête vers le tas de corps qui m’étouffent. Je repère le bras qui me tient, me fait mal…

J’entrouvre les lèvres et j’inspire, puisant bien au fond de mes poumons contractés.

Et puis je souffle.

 
*
 

Le hurlement arrête tout. Ce n’est pas le genre de hurlement qu’on entend dans les films. Il s’éternise, se répercute entre les murs, résonne quelques instants supplémentaires dans mes oreilles. Il immobilise tout subitement. Y compris mon cœur, qui cesse de battre dans la fumée noire de ma poitrine.

Tout le monde regarde frénétiquement de tous côtés, cherchant d’où ça vient.

Sauf moi.

Moi, je regarde Brooklyn. Elle a le visage livide. La bouche qui tremble. Une douleur aiguë rend ses yeux vitreux. Elle se balance sur le sol des toilettes, et le bout de ses doigts crispés sur son bras est blanc là où ils appuient sur la peau. Je renifle l’air. Sens une odeur de chair brûlée.

La blonde du sommet de la pyramide s’accroupit à côté d’elle.

– Qu’est-ce qui s’est passé ?

Le regard de Brooklyn se braque sur moi.

– Elle m’a brûlée !

Elle lève la main pour montrer les dégâts. C’est une brûlure du deuxième degré, facile. La peau blessée est rose vif et semble grasse, les bords sont blancs et pelés. Tous les regards se tournent vers moi.

Je résiste à la tentation de rectifier. C’est roussi plutôt que brûlé. J’ai ravalé le torrent de flammes aussi vite qu’il a jailli de mes lèvres. Il l’a à peine touchée. Ça aurait pu être bien pire, à vrai dire.

Catherine me regarde, me demande tout bas d’un ton grave :

– Tu as un briquet ?

Je n’ai pas le temps de lui répondre.

– Attrapez-la !

Elles me sautent dessus. Une fois de plus, je me débats, j’essaie de me dégager de la mêlée. Ma peau frissonne, pressée de disparaître.

Catherine crie mon nom pendant que Brooklyn lance des ordres.

Mes poumons se déploient entièrement, se remplissent de fumée. Des jets de vapeur grignotent ma gorge, élargissant ma trachée. Je presse mes lèvres l’une contre l’autre de toutes mes forces, décidée à retenir le feu, cette fois, mais je sens le goût de la peur dans ma bouche. Peur d’elles. Peur pour elles. Peur de ce que mon draki va faire si je ne sors pas de ces toilettes. Peur des conséquences que ça aura pour tant de monde…

Toute cette peur fait son office. Je n’ai aucune chance contre un instinct millénaire. Mes ailes appuient, les membranes s’efforcent de se dégager de mon dos. Je gémis, je lutte, je résiste le plus longtemps possible. Mes os s’étirent. Ma peau humaine s’estompe et mon vrai visage apparaît, plus anguleux, mon nez s’enfonce, l’arête s’élargit, les plis surgissent.

Il n’y a rien à faire.

Je cède. Au moins en partie. Je réussis à retarder le processus, à éviter de me manifester complètement sur le carrelage sale des toilettes, mais pas pour longtemps.

J’expire par le nez – c’est ma seule option. Prudente, je tourne la tête, je me penche en arrière et je les arrose toutes avec mon haleine fumante.

Elles me lâchent en criant et reculent d’un pas chancelant, tombent à la renverse sur le carrelage.

En me relevant, je m’aperçois dans le miroir. Je vois l’éclat cuivré de ma peau. Les traits plus anguleux et le nez plissé. Le visage qui s’estompe et réapparaît comme une flamme miroitante.

Avec un cri étranglé, je fonce dans une cabine et je claque la porte. J’avale de l’air et je m’efforce de rafraîchir mes poumons.

Et j’espère, j’espère envers et contre tout, qu’aucune d’entre elles n’a vu ce que je viens de voir dans le miroir.