Je plaque mes paumes vibrantes contre la porte. Je baisse la tête et je regarde sans le voir le bout éraflé de mes chaussures en inspirant péniblement, les dents serrées, pendant que mon dos fourmille et se cambre. Je me concentre. Je retiens les ailes qui brûlent de sortir et de se déplier en déchirant ma chemise.
Haletante, je me bats contre chaque instinct, chaque fibre de mon être. Mes bras tremblent, mes muscles me brûlent. C’est tellement dur quand une petite partie de moi est libérée… Le reste de ma personne veut sortir aussi.
Pour une fois, je m’efforce d’être humaine, de refouler mon draki.
Pas maintenant. Pas maintenant ! Je secoue la tête. Des cheveux me volent dans la bouche, je les recrache.
À l’extérieur de ma cabine, j’entends des voix mêlées que je n’arrive pas à décrypter. Tout ce que je peux faire, c’est lutter contre la chaleur qui m’envahit.
Ensuite, je l’entends.
Lui.
La seule voix que j’entendrais encore au-delà de la mort. Même si j’étais un cadavre en train de pourrir dans la terre, je me redresserais et je tendrais l’oreille. Cette voix porte jusqu’à moi, attise le feu.
– Va-t’en ! je le supplie.
Ma voix est déjà pâteuse, brouillée par la chaleur et le feu. Je remue la mâchoire, me racle la gorge, essaie d’arrêter les changements de mon élocution, la conversion de mes cordes vocales.
Ce n’est pas possible qu’il soit ici. Pas question qu’il me voie comme ça.
– Ça va ?
Will tambourine contre la porte.
– Elles t’ont fait du mal ?
– Nous, lui faire du mal ? raille Brooklyn. Regarde mon bras ! Elle y a mis le feu ! Je l’ai à peine regardée, et elle m’a attaquée ! Sors de là !
Un coup de pied secoue la porte de la cabine, la pousse contre mes paumes tremblantes. Je résiste.
Mon visage se crispe, mes joues s’affûtent, s’étirent – les os se mettent lentement en place. Je suis en train de perdre la bataille. Je regarde mes bras et je gémis en voyant que la peau devient floue. Un instinct ancestral a pris le contrôle. Il me faut plus de temps.
Pourquoi a-t-il fallu qu’il débarque ici en cet instant précis ?
Mes ailes appuient un tout petit peu – juste assez : j’entends ma chemise se déchirer.
Le coton se relâche sur mes épaules, s’affale sur mes bras. Mes ailes se déploient, se tendent en claquant derrière moi, pressées de voler. Avant même d’être en pleine manifestation, elles sont déjà assez vigoureuses pour me soulever dans les airs.
La plante de mes pieds décolle du carrelage.
Je m’agrippe aux parois glissantes de la cabine en m’efforçant d’immobiliser les frémissantes membranes cuivrées. La chaleur bouillonne dans mes veines. Peinant à me démanifester, je serre les dents pour m’empêcher de crier. Un grognement m’échappe.
– Jacinda ! Ouvre la porte !
Puis j’entends autre chose. Un bruit de porte qui claque. Des chaussures qui crissent sur le carrelage. Un coup sourd. La cabine tremble autour de moi.
Il hoquette :
– Jacinda…
Sa voix ne provient plus de devant ma cabine. Le cœur dans la gorge, je me tourne dans la direction d’où elle vient. Je lève la tête en cillant.
Will me regarde avec des yeux ronds par-dessus la cloison de la cabine. Sous le choc, sa bouche forme un petit O. Ses yeux noisette ont un air éteint, comme si ce qu’il voit avait tué quelque chose en lui.
– Will. S’il te plaît, je parviens à articuler en crachant un petit nuage de vapeur.
Les mots sont à peine intelligibles.
Je ne reconnais pas sa tête. La beauté est toujours là, mais ce n’est plus la même. C’est une beauté différente. Une beauté terrible.
Puis il disparaît. J’entends le bruit de ses pas qui claquent violemment sur le sol, s’enfuient loin des toilettes. Loin de moi.
D’après l’horloge fixée au-dessus du bureau du proviseur, c’est toujours la septième heure de cours.
Je suis sûre que c’est une erreur. Il est impossible que j’aie trahi mon espèce, que j’aie tout perdu, tous mes espoirs, toutes mes chances – Will – en si peu de temps.
Le proviseur raccroche le téléphone et reporte son attention sur moi. Ses yeux sont d’un bleu dur sous ses épais sourcils gris. Je suis sûre que c’est le genre de regard qui sème la terreur chez la plupart des adolescents, mais il n’a guère d’effet sur moi. Parce qu’il y a pire en ce moment précis, quelque part non loin, Will est en train de reconstituer le puzzle.
Hébétée, je tourne la tête pour regarder, par la fenêtre de ce bureau, la terre brun-rouge qui entoure la cour, craquelée et plissée comme la peau d’un vieillard dans cette chaleur caniculaire.
J’ai réussi à me démanifester complètement avant que des surveillants arrivent pour enquêter sur la source de toute cette agitation. Malgré les déclarations de Catherine, qui a affirmé que ce n’était pas nous qui avions commencé, que Brooklyn et ses copines nous avaient attaquées, j’ai récolté une exclusion temporaire.
Plusieurs filles ont montré leurs brûlures en guise de preuves à ma charge. La théorie, comme on n’a pas trouvé de briquet sur moi, c’est que je l’ai jeté dans les toilettes et que j’ai tiré la chasse d’eau.
– Votre mère est en route.
Je hoche la tête, sachant qu’elle devait être rentrée, maintenant. Elle avait promis de venir nous chercher cet après-midi.
Je porte un T-shirt du lycée, rouge avec l’inscription Chaparral, encore imprégné de l’odeur du carton dont on l’a sorti. Ma chemise déchirée gît au fond d’une corbeille. Tout le monde pense qu’elle est dans cet état à cause de la bagarre. Là encore, je ne tiens pas à les détromper.
– Nous appliquons strictement la règle de la tolérance zéro, dans ce lycée, Miss Jones. Pas de violence, pas de harcèlement non plus.
J’acquiesce, même si je comprends à peine ce qu’il me dit. J’ai l’esprit occupé par autre chose. Je revois la tête de Will. J’entends le martèlement précipité de ses pas quand il s’est enfui. Il doit me haïr.
J’en prends conscience petit à petit, et l’angoisse s’installe, augmente de seconde en seconde. Il s’est passé quelque chose d’autre. Quelque chose de pire que d’avoir réussi à me faire haïr de Will – aussi terrible que ce soit.
Ça y est. J’ai mis tous les drakis en danger. Révélé notre plus grand secret. La seule chose qui nous ait tenus à l’abri pendant des siècles. La seule chose que les chasseurs et les enkros ne savent pas. Ne doivent jamais savoir.
Maintenant, ils sont au courant.
Enfin, en tout cas, l’un d’entre eux est au courant. Et tout ça à cause de moi. Je ferme les yeux, l’estomac noué. Le désespoir m’engloutit comme une vague glacée, me picote la peau.
Visiblement, le proviseur remarque mon désarroi, se méprend sur sa cause.
– Je vois que vous êtes contrite. C’est bien. Au moins vous avez conscience de la gravité de vos actes. J’espère que vous vous tiendrez mieux quand vous reviendrez en cours. Vous êtes nouvelle ici, Miss Jones, et vous ne partez pas du bon pied. Réfléchissez-y.
Je parviens à hocher la tête.
– Bien. Vous pouvez attendre votre mère dehors.
Il désigne la porte d’un geste.
– Je discuterai de votre exclusion avec elle quand elle arrivera.
Je quitte la pièce. Mon corps bouge lentement, faiblement, trop fatigué après l’âpre lutte contre lui-même. Je m’écroule sur une chaise et j’endure le regard torve de la secrétaire. Manifestement, le bruit a couru que je suis une sorte de brute pyromane. Je croise les bras, je laisse ma tête retomber contre le mur et j’attends maman. J’attends et je m’inquiète.
Je m’inquiète à propos de ce que Will va faire. Est-ce qu’il va le dire à son père ? À ses cousins ? Ou bien va-t-il juste venir en reparler avec moi ? Comment est-ce que je pourrais le convaincre qu’il n’a pas vu ce qu’il a vu bien distinctement ? D’autant qu’il m’a surprise en train de fureter chez lui.
En fait, je suis contente d’être exclue du lycée. Du coup, je n’aurai pas besoin d’affronter Will et de découvrir tout ça avant un bout de temps. À condition qu’il ne débarque pas devant ma porte, trop pressé de me trucider, avec la cavalerie sur les talons.
Les cours sont finis, quand maman termine sa conversation avec le proviseur. Je suis soulagée que le bâtiment soit désert au moment où on quitte son bureau.
Maman ne m’adresse pas la parole tandis qu’on sort du lycée et qu’on se dirige vers le parking. Son silence n’augure rien de bon. Je lui jette quelques coups d’œil – je voudrais l’interroger sur son voyage, savoir ce qu’il est advenu de l’ambre. Même si j’ai d’autres soucis, j’ai besoin de savoir si cette part de moi est bel et bien perdue.
Tamra nous attend à la voiture. Des marbrures rouges marquent son teint de lait, et je sais que ce n’est pas parce qu’elle attendait au soleil. Elle a pleuré. Son short rouge et son T-shirt blanc expliquent tout. Les auditions ont eu lieu cet après-midi. Avec tout ce qui s’est passé, j’ai failli oublier que c’était son grand jour, aujourd’hui.
Elle ne perd pas de temps :
– Comment t’as pu faire ça ?
Elle a les joues en feu.
– Ma performance n’a eu aucune importance. J’aurais pu être médaille d’or de gymnastique, elles n’auraient pas voté pour moi ! Qu’est-ce qui t’a pris de les attaquer ?
Je laisse échapper un soupir peiné. Elle est loin de se douter que j’essayais de la défendre. Elle n’a pas remarquer l’incomparable cruauté de ces filles. Mais en voyant sa tête, je comprends instantanément qu’elle n’est pas d’humeur à écouter mes explications.
– Je suis désolée, Tamra, mais…
– Désolée ?
Elle secoue amèrement la tête.
– Où qu’on aille, ce sera toujours comme ça.
Cherchant ses mots, elle agite les bras.
– Pourquoi faut-il toujours que tout tourne autour de toi ?
Pétrifiée, je la regarde dans les yeux. Des yeux qui sont la réplique exacte des miens. Je voudrais bien avoir une réponse. Je voudrais bien pouvoir nier ce dont elle m’accuse. Mais je ne peux pas.
Maman nous rabroue toutes les deux d’une voix cinglante :
– Ce n’est pas le lieu. Montez dans la voiture. Tout de suite.
Elle jette un regard nerveux autour de nous. On ne passe pas inaperçues. Plusieurs personnes s’attardent délibérément sur le parking.
Je me glisse sur la banquette arrière. J’ai déjà mis ma ceinture quand maman claque sa portière.
– On n’a vraiment pas besoin que vous vous crêpiez le chignon en public.
Elle se tourne vers nous, les clés à la main.
– J’ai parlé au proviseur. Maintenant, est-ce que vous voulez bien m’expliquer ce qui s’est passé, en réalité ?
Je me mords la lèvre, puis je soupire. Inutile de mâcher mes mots.
– Je me suis fait agresser dans les toilettes...
Je hausse les épaules comme si c’était une chose qui se produit tous les jours.
– Alors je me suis manifestée.
Ma sœur grommelle.
Les épaules de maman s’affaissent. Elle se détourne et démarre la voiture. Les buses d’aération crachotent de l’air tiède.
– Quelle catastrophe... Et c’est allé jusqu’où ?
Se manifester, pour elle, c’est forcément quelque chose de négatif. Mais cette fois-ci, je suppose que c’est vrai.
– Je me suis cachée dans une cabine. Elles ne m’ont pas vue. Ou, en tout cas, elles ne savent pas ce qu’elles ont vu. Mais j’ai brûlé une des filles. Pour me dégager.
Je grimace.
Ma sœur, furieuse, tremble sur son siège.
– C’est génial.
– Tamra… gronde maman en poussant un profond soupir.
Ses narines se dilatent et se resserrent.
– Rien de tout ça n’a été facile pour Jacinda. Elle a tenu le coup mieux que ce qu’on pouvait espérer.
Je sursaute légèrement, en me demandant si elle le pense vraiment. Je n’ai pas eu le sentiment de « tenir le coup ». J’ai l’impression de m’accrocher tant bien que mal.
Maman passe la marche avant et sort du parking.
– Une semaine à la maison, c’est peut-être justement ce dont tu avais besoin.
Tamra se retourne pour me fusiller du regard.
– Une semaine à la maison ? Tu as été renvoyée ?
Maman continue :
– Peut-être que je t’ai trop bousculée, Jacinda. Je n’aurais pas dû te coller au lycée tout de suite. Ça faisait beaucoup pour toi, tout ça…
– Je voulais aller au lycée, moi, intervient Tamra.
– ... J’ai eu tort de m’imaginer que tu changerais du jour au lendemain. Le mois de mai tire à sa fin. Si tu pouvais simplement tenir jusqu’à l’été, je suis sûre que d’ici la rentrée, à l’automne prochain…
– Est-ce que quelqu’un m’entend, là ? rugit Tamra. J’ai perdu quelque chose qui comptait vraiment beaucoup pour moi, aujourd’hui !
Elle tape du poing sur sa cuisse.
Maman la regarde avec surprise.
Tamra secoue la tête avec l’air de n’y rien comprendre.
– Pourquoi tout tourne toujours autour de Jacinda ?
– Un peu de patience, Tamra, dit maman d’une voix apaisante. Bientôt, ce sera fini, tout ça…
– Je serai morte, tu veux dire ! je coupe avec véhémence. Pourquoi tu ne le dis pas carrément ? Ce que tu sous-entends, c’est que mon draki sera bientôt mort. Mais tu ne cesseras donc jamais ? Tu ne peux pas arrêter de faire comme si tuer une part de moi… me tuer moi était quelque chose d’inévitable, qui te réjouit, par-dessus le marché ? Pourquoi tu ne m’acceptes pas telle que je suis ?
Maman pince les lèvres. Fixe la route.
Tamra laisse sa tête retomber contre son dossier avec un grognement dégoûté.
Et là, je comprends qu’elles ne m’accepteront jamais, ni l’une ni l’autre. C’est la seule famille qui me reste, mais je me sens tellement éloignée d’elles que ça pourrait aussi bien être des étrangères.
J’ai perdu Will. Révélé mon draki. Détruit mes rapports avec ma famille. Même mon clan veut ma perte.
Je n’ai nulle part où aller, aucune échappatoire.
Mais je ne peux pas rester ici.
Ma sœur a un rendez-vous, ce soir-là. Le soir où Will était censé m’inviter pour notre premier rendez-vous officiel. Je perçois toute l’ironie de la situation. Un dîner. Un film. Du pop-corn. Elle va y avoir droit, elle. Pas moi. Je me doute bien que Will ne va pas venir, après ce qui s’est passé aujourd’hui. Et pourtant, quand j’entends frapper à la porte de chez nous, mon cœur cesse de battre et l’espoir fait virevolter des papillons dans mon ventre.
Je connais son cavalier de ce soir, un mec du lycée, qui se tient nerveusement dans notre petit salon en frottant ses mains moites sur son jean. Il s’appelle Ben. Il a de jolis yeux, il est mignon. Blond. Pas tout à fait aussi grand que Tamra et moi.
J’essaie de ne pas penser à Will et à ce que je vais bien pouvoir faire maintenant qu’il est au courant. Je ne peux pas espérer qu’il fasse comme s’il n’avait rien vu. D’un instant à l’autre, sa famille et lui pourraient débouler chez nous pour m’embarquer. Le souvenir de notre première rencontre m’aide à tenir, me donne de l’espoir. Il m’a laissée partir, à ce moment-là. Je suis sûre que, maintenant qu’il me connaît, il ne pourrait pas supporter qu’on me fasse du mal, ne pourrait pas me livrer à sa famille. Si ? Il ne veut rien avoir à faire avec eux. Il les déteste.
Cela dit, c’est excessivement optimiste. Je devrais tout avouer à maman pour qu’on quitte Chaparral, mais je ne trouve pas la force. Un tel aveu me séparerait de lui pour toujours. Non pas qu’on soit ensemble. Et maintenant, ça ne risque pas. Tu es une imbécile, Jacinda. Mais je ne peux pas ne rien faire. Peux pas compromettre ma famille de cette façon… Peux pas compter sur le fait que Will ne veuille pas agir en chasseur, comme on le pousse à le faire, et me dénoncer à sa famille.
J’observe Tamra et Ben par la fenêtre et je garde le silence.
Je me sens mal. Non pas parce que Tamra a un rencard et pas moi, mais parce que je ne savais pas qu’un garçon l’avait invitée à sortir avec lui. Je ne savais pas que quelqu’un lui plaisait. Je ne peux rien dire, je risquerais de lui gâcher sa soirée. En tout cas pas ce soir. Peut-être demain…
Elle a raison. Tout tourne toujours autour de moi. Et cette prise de conscience en entraîne une autre. Une qui me fait venir les larmes aux yeux.
Bientôt, il n’y aura plus rien autour de moi.
Quand je partirai d’ici, je vais devoir m’en aller seule. Être seule. Peut-être pour toujours.