À mon réveil, je sens une odeur de café et de bacon. Je renifle plus fort. Non. De saucisses, plutôt. Oui, c’est ça. Et d’œufs au plat.
Je jette un coup d’œil au lit vide de Tamra, en face du mien, puis à l’horloge. Huit heures quinze. Les arômes flottent autour de moi. En frottant mes yeux endormis, je me redresse sur les coudes et je me demande si maman a oublié d’éteindre la cafetière. Mon ventre gargouille. Mais ça n’explique pas les odeurs de nourriture.
– Ah, voilà qui répond à ma question.
Cette mélodieuse voix grave me fait sursauter.
Je me redresse d’un bond et j’empoigne mon oreiller comme s’il pouvait me servir d’arme.
Will, sur le seuil de la chambre, boit à petites gorgées le contenu d’un thermos en métal. J’ai une boule dans la gorge en voyant la façon dont son T-shirt gris moule ses épaules et sa poitrine.
– Quelle question ? je demande, le souffle court.
– Si tu es aussi belle le matin que pendant le reste de la journée.
– Ah, dis-je avec stupeur, en écartant mes cheveux emmêlés de mes épaules, bien certaine de ne pas être belle en cet instant précis, alors que je suis à peine réveillée.
Non que je fasse beaucoup d’efforts pour soigner mon apparence en temps normal, mais quand même… qui est superbe au saut du lit ?
– Tu es revenu, je murmure.
– On dirait.
– Tu ne supportes pas d’être loin de moi ?
– On dirait que non.
Ça ne me dérange pas trop. On peut même dire que ça m’enchante.
– Je t’ai préparé un petit déjeuner, ajoute-t-il.
– Tu sais faire la cuisine ?
Je suis impressionnée.
Il sourit.
– Je vis dans une maisonnée de célibataires, tu te rappelles ? Ma mère est morte quand j’étais gamin. Je ne me souviens presque pas d’elle. J’ai été plus ou moins obligé d’apprendre à faire la cuisine.
– Ah, je souffle, puis je me redresse dans mon lit. Attends une minute. Comment tu es entré ?
– Par la porte.
Il boit une autre gorgée de son thermos et me regarde d’un air accusateur.
– Ta mère devrait fermer à clé quand elle s’en va.
Je hausse un sourcil.
– Parce que ça t’aurait empêché d’entrer ?
Il affiche un petit sourire.
– Tu me connais bien.
Et je suppose que c’est vrai. Je connais le problème de ne pas être comme le veulent ses parents. Je comprends ce que ça fait de les décevoir sans arrêt. Lui et moi, de ce point de vue-là, on est pareils.
Son sourire s’estompe.
– Mais il y a d’autres dangers…
– Et une porte fermée à clé les retiendrait dehors, c’est ça ?
Je regrette aussitôt de lui avoir rappelé ce détail. Je me désole de l’ombre qui passe sur son visage et rend ses yeux verts.
– Hé, dis-je en me levant.
Je suis décidée à lui faire oublier qu’il existe des forces malfaisantes, prêtes à me nuire… et à nous séparer. Qu’il vit avec certaines d’entre elles. Sans doute les pires. Le clan ne souhaite pas ma mort, après tout. Même les enkros ne représentent pas un danger immédiat. Pour moi, ce sont des démons sans visage, à la silhouette nébuleuse, un peu comme le croque-mitaine : on ne les voit jamais et ce ne sera une menace que si des chasseurs m’attrapent et me conduisent à eux.
– Ne parlons pas de ça, dis-je en enroulant les bras autour de sa taille.
Il me serre si fort que de l’air s’échappe de mes lèvres.
– Je ne veux pas qu’on te fasse du mal. Jamais.
Il y a quelque chose dans sa voix, dans sa façon de me serrer dans ses bras… une gravité, une intensité qui me fait frissonner et me noue l’estomac.
Et je me demande s’il sait quelque chose que j’ignore. Peut-être qu’il ne m’a pas tout dit.
Que pourrait-il y avoir d’autre ?
Ignorant ce sentiment, j’enfouis mon visage dans sa poitrine tiède. Le coton doux et frais de son T-shirt est d’un contact agréable contre ma peau.
– Dans ce cas tu devrais peut-être me serrer un peu moins fort, parce que tu m’écrases, je le taquine.
– Viens, dit-il en me prenant la main et en m’entraînant dans la cuisine. Je meurs de faim. Mangeons.
Il parle de nouveau normalement. Il a une voix basse, une voix de velours. Douce, même. Ce que j’y ai perçu, quoi que ce soit, a disparu. Plus tard, je me demande si je ne l’ai pas imaginé.
– Will ne vient pas au lycée, en ce moment.
Je lève le nez de mon livre en entendant ce commentaire nonchalant de ma sœur. Tamra fait ses devoirs par terre, à côté de son lit. Elle m’observe attentivement, son stylo immobile au-dessus de sa copie.
– Ah ? dis-je, fière de conserver une voix calme, de ne pas mordre à l’hameçon. Peut-être qu’il s’est encore absenté.
– Non. Ses cousins sont au lycée.
De toute évidence, elle est au courant de leurs expéditions de pêche, même si elle ignore ce qu’ils chassent, en réalité.
Je hausse les épaules et je reporte mon attention sur mon livre. Au bout d’un moment, quand j’entends les crissements de son stylo reprendre, je respire… en espérant avoir passé le test. Par chance, Mrs Hennessey n’a pas mentionné les visites de Will, et je ne pense pas qu’elle le fera. On a formé une sorte d’alliance inattendue.
– Tu as eu de ses nouvelles ?
Visiblement, elle ne va pas s’en tenir là. Et c’est là que ça devient dur. Mentir à ma sœur n’a jamais été facile, mais lui dire cette vérité-là pourrait me forcer à lui en révéler d’autres qu’elle n’est pas prête à entendre… et que je ne suis pas prête à admettre.
– Nan.
– Hmm. J’suppose que c’était pas le prince charmant, finalement.
Elle me regarde droit dans les yeux. Je résiste à la tentation de répliquer que si, que Will est le prince charmant et bien plus encore.
– Ça va ? demande-t-elle.
– Ouais. Je n’ai jamais tellement cru au prince charmant.
– Tu m’étonnes.
Elle hausse les épaules, et je ne peux pas m’empêcher de penser à Cassian. Elle a cru que c’était le prince charmant, à un moment. Peut-être même qu’elle le pense encore.
– C’est juste nouveau pour toi, de tomber sur des grenouilles.
Je grogne. Espérant dévier le cours de ses pensées, je demande :
– Comment va Ben ?
– Bien. J’imagine.
Donc Tamra ne craque pas pour lui. Ce n’est pas Cassian, après tout. Même si elle a décidé de tourner la page, je suis sûre qu’elle l’a toujours dans la tête, qu’il occupe une place de choix. Dommage. Si elle sortait avec un garçon, elle oublierait de se faire du souci à mon sujet – d’avoir peur que je gâche ses chances ici. Encore plus que je ne l’ai déjà fait, je veux dire. Et puis si elle sortait avec quelqu’un, elle pourrait goûter à cette normalité qu’elle souhaite tellement.
Je devrais peut-être lui confier ce qui se passe avec Will. Lui expliquer que je veux rester ici, maintenant, que je veux que ça marche. Parce que j’aime bien Will… parce que je l’aime tout court. Et que, grâce à lui, je peux rester ici. Je soupire. Ce serait une grande conversation. Je n’ai pas envie de lui en dire autant. Elle l’apprendra demain soir, de toute façon, quand il viendra me chercher pour notre rendez-vous.
– Il y a quelqu’un d’autre qui me plaît, maintenant, ajoute-t-elle avant que j’aie eu le temps de dire quoi que ce soit.
Je lève les yeux.
– Ah ouais ? Tu as trouvé ton prince charmant ?
– Hmm. Peut-être.
Elle hoche la tête sans donner de précisions, et je n’insiste pas. Tamra ne me dira rien de plus que ce qu’elle a envie de me dire. On est pareilles de ce point de vue-là, je pense. Ça fait trop longtemps qu’on vit ensemble mais chacune de son côté, qu’on cache ce qu’on a sur le cœur à l’autre parce que ça ne lui plaira pas. Le problème, c’est qu’on se connaît trop bien pour arriver à se cacher grand-chose.
Je l’observe un moment, la bouche entrouverte, tentée de mettre fin à ce silence. Mais les mots ne viennent pas. Il y a des habitudes qui sont difficiles à perdre. Je ne suis pas encore prête à lui parler de Will. Pour le moment, c’est un petit secret tout chaud blotti contre mon cœur. Un magnifique papillon que j’ai réussi à attraper et à retenir délicatement entre mes mains.
Elle le saura bien assez tôt. Pour le moment, je garde mon beau papillon contre moi en essayant de ne pas l’écraser.
Le lendemain, contrairement à l’habitude, Will ne vient pas.
Pas étonnant. Il m’a dit qu’il irait au lycée, aujourd’hui… Je l’ai tanné jusqu’à ce qu’il me le promette. Je ne veux pas qu’il ait des ennuis ou se fasse virer par ma faute, et je ne veux pas attirer davantage l’attention de sa famille sur moi.
Mais comme il m’avait déjà promis d’aller en cours et qu’il est toujours venu quand même à la maison, je ne peux pas m’empêcher d’être déçue quand le jour baisse et qu’il n’a pas fait son apparition. Même si on a rendez-vous ce soir, ça fait de longues heures sans lui.
Je passe voir Mrs Hennessey un moment. On regarde un peu la télé avant sa sieste, puis je rentre à la maison et je m’installe sur mon lit pour rattraper les cours que j’ai ratés. Je fais la chimie les doigts dans le nez, puis j’attaque la géométrie – les équations du second degré. Je les ai étudiées il y a deux ans, alors je résous les problèmes vite et facilement, quand j’entends…
Un petit clic.
Une latte du plancher qui grince.
Ma peau se tend, fourmille, frissonne d’excitation. Will. Je pose mon crayon et je me redresse, en me peignant nerveusement les cheveux avec les doigts.
Je suis sûre que ce n’est pas maman, mais je demande quand même. Au cas où.
Rien. Silence.
– Mrs Hennessey ?
Je gagne ma porte et je regarde dans le salon. La porte d’entrée est ouverte. Le soleil entre à flots par l’ouverture et de minuscules particules de poussière dansent dans le rai de lumière. Juste derrière, la piscine scintille, d’un bleu si éclatant qu’il me fait mal aux yeux.
– Will ? je prends le risque d’appeler.
On perçoit une note d’espoir dans ma voix.
Je m’avance, en jetant un rapide coup d’œil dans la cuisine déserte. Au cas où il serait là, en train de nous préparer un petit casse-croûte. Rien. Arrivée devant la porte d’entrée, je regarde dehors, ne vois rien.
Je fais une moue déçue. Will n’est pas là.
Je repousse lentement la porte, en veillant à bien la fermer, cette fois. Ma peau frissonne toujours, pétillante d’énergie. Le genre d’énergie que j’éprouve près de Will. Sauf que Will m’aurait répondu.
En considérant la porte avec des yeux ronds, je frotte mes bras, qui sont hérissés de chair de poule bien que j’aie chaud. Au cas où ça servirait à quelque chose, je ferme à clé. Le silence est lourd, oppressant. Tout paraît beaucoup trop calme.
Ma peau bout, j’ai vraiment trop chaud. Un petit plongeon dans la piscine serait l’idéal. En attrapant le bas de ma chemise, je me tourne pour aller chercher mon maillot de bain… et je hurle.