28.

 

Je ravale mon cri, je l’abrège avant qu’il réveille Mrs Hennessey et qu’elle arrive en courant.

– Bonjour, Jacinda.

Quand j’entends cette voix, l’angoisse me serre le cœur. Je savais que ce moment finirait par arriver, mais je n’y étais pas préparée pour autant. Il m’avait promis cinq semaines, après tout. Je déglutis avec peine, sachant que ce sera plus dur de le convaincre de partir une deuxième fois.

Mes poumons fument. Prête à me défendre, j’ai la trachée qui s’élargit, enfle sous l’effet de la chaleur. Le feu qui est en moi s’avive quand je pense au sort qui m’attend… quand je songe que c’est pour qu’on me coupe les ailes qu’il veut me ramener au village.

– Sors d’ici, dis-je d’une voix rauque.

Ses yeux s’écarquillent, lancent des éclairs, et les pupilles se réduisent à deux fentes verticales.

– Ta mère t’a tout dit, énonce-t-il platement.

– Ouais, je siffle.

– Elle ne sait pas tout. Elle ne me connaît pas… et elle ne sait rien de mes sentiments. Je ne te forcerai jamais à faire quoi que ce soit contre ta volonté, et je ne laisserai jamais, mais alors jamais quelqu’un te faire du mal.

Ses paroles me mettent en rage. Il ment, j’en suis persuadée. Ma main se lève, prête à le gifler pour lui ôter cet air sincère. Celui-là même qu’il a affiché la première fois qu’il m’a menti aussi effrontément.

Il attrape ma main au vol, serre vigoureusement mon poignet.

– Jacinda…

– Je ne te crois pas. Tu m’avais donné ta parole. Cinq semaines…

– Cinq semaines, c’était trop long. Je ne pouvais pas te quitter si longtemps sans vérifier que tu allais bien.

– Parce que tu es un menteur, je déclare.

Son masque impassible se craquelle. Son émotion transparaît. Il sait que je ne parle pas seulement des cinq semaines. En secouant la tête, il admet d’une voix qui semble presque désolée :

– Peut-être que je ne t’ai pas tout avoué, mais ça ne change rien à ce que j’ai dit. Je ne te ferai jamais de mal. Je veux essayer de te protéger.

– Essayer, je répète.

Sa mâchoire se contracte.

– Je peux y arriver. Je peux les en empêcher.

Au bout d’un moment, je dégage ma main. Il me laisse m’échapper. En me frottant le poignet, je le fusille du regard.

– J’ai fait ma vie ici, maintenant.

Toujours avides de l’attaquer, mes doigts se tendent, se recourbent pour former des serres sur mes flancs.

– Si tu me forces à partir, je ne te le pardonnerai jamais.

Il inspire à fond, bombant son torse large.

– Bon. Ça, ce serait intolérable.

L’espoir renaît.

– Alors tu vas t’en aller ? Me laisser tranquille ?

Il secoue la tête.

– Je n’ai pas dit ça.

– Bien sûr que non, je raille. Qu’est-ce que tu veux dire, alors ?

Je suis prise de panique à l’idée qu’il reste ici et qu’il découvre le secret de Will et de sa famille.

– Tu n’as pas de raison de rester.

Une lueur brille dans ses yeux noirs.

– Si, toi. Je peux te donner plus de temps. Sérieusement, tu ne peux pas t’adapter à cet endroit. Tu changeras d’avis.

– Non !

Sa voix gronde comme un coup de tonnerre :

– Je ne te quitterai pas ! Est-ce que tu te rends compte que la vie est insupportable sans toi ? Tu n’es pas comme les autres.

Sa main balaie le vide dans un geste presque violent. Je le regarde avec stupeur. Mes yeux me brûlent.

– Tu n’es pas un chiot bien dressé qui se contente de faire ce qu’on lui dit. Tu as le feu en toi.

Il lâche un rire brisé.

– Je parle au sens figuré, même si c’est vrai au sens propre. Tu as quelque chose de spécial, Jacinda. Tu es la seule personne qui compte pour moi, là-bas, la seule personne un tant soit peu intéressante.

Il me fixe d’un air grave. J’arrête de respirer. Il semble sur le point de m’enlacer.

Je recule d’un bond. Par un fait extraordinaire, il a l’air blessé. Il laisse retomber ses immenses mains et se remet à parler, d’une voix calme, égale :

– Je vais te laisser tranquille. Te donner plus de temps pour te rendre compte que ça…

Il désigne vaguement le salon.

– … ce n’est pas pour toi. Tu as besoin de brume, de montagnes et de ciel. Tu as besoin de voler. Comment pourrais-tu rester ici, où tu n’as rien de tout ça ? Comment peux-tu espérer survivre ? Si tu ne l’as pas encore compris, tu ne vas pas tarder à le comprendre.

– Ce que j’ai ici vaut bien mieux que ce qui m’attend à la maison. Ce désailage que tu as si commodément oublié de mentionner…

– … ne se produira pas, Jacinda.

Il s’approche. Baisse la tête pour me regarder dans les yeux.

– Tu as ma parole. Si tu rentres avec moi, personne ne te fera de mal. Je préférerais mourir.

Sa déclaration me fait l’effet d’une bourrasque glacée.

– Mais ton père…

– Mon père ne sera pas toujours notre chef. Un jour, c’est moi qui gouvernerai. Tout le monde le sait. Le clan m’écoutera. Je te promets que tu seras en sécurité.

Est-ce que je peux recommencer à lui faire confiance ? Après tout ce qu’il a dit ? Ça me coûterait trop cher de me tromper. Ça me coûterait la vie.

– Tu vas attendre que j’accepte de rentrer avec toi ?

Je tiens à éclaircir ce point.

– Tu ne vas pas me forcer d’aucune manière ? Ni te montrer à qui que ce soit, quoi qu’il arrive ?

– J’attendrai, promet-il. Le temps dont tu auras besoin.

Il attendra. Mais il sera en train de rôder dans les parages. Tout près. En train de m’observer. Et je ne le saurai pas toujours.

C’est drôle comme les choses changent. Au début, je pensais que je ne pourrais jamais rester ici. Maintenant, je ne veux plus partir. Essentiellement à cause de Will, mais aussi parce que j’ai décidé de faire plaisir à maman et à Tamra. De leur laisser leur chance. Tout ne peut pas toujours tourner autour de moi. Si je suis assez forte, assez intelligente, mon draki peut tenir le coup. Et bien sûr, Will m’aidera. Quelques baisers. Un sourire. Une caresse légère de la main, et mon draki est revigoré. En plus, je n’ai même plus besoin de le lui cacher.

Je peux tenir le temps de finir le lycée. Pour maman, pour Tamra. Après le bac, quand Will coupera les ponts avec sa famille, je partirai avec lui. Plus que deux ans. On affinera les détails. Le où et le comment. Pour la première fois depuis mon arrivée ici, je sens germer l’espoir. Je ne laisserai pas Cassian tout gâcher.

– Tu attendras jusqu’à la fin des temps, je lui assure. Je ne changerai pas d’avis.

La bouche de Cassian s’étire dans un sourire énigmatique. Comme s’il savait quelque chose que j’ignore. Il a dix-huit ans mais, en cet instant, je pourrais croire qu’il a largement deux ans de plus que moi.

– Les choses changent sans cesse. Les gens aussi. Je prends le risque.

Il finira par s’en aller. Parce qu’il ne peut pas attendre éternellement. Quoi qu’il dise. Il a un clan à gouverner. Il ne va pas traîner ici pendant deux ans. Aussi intéressante que je lui paraisse.

– On verra ça.

Je jette un coup d’œil à l’horloge clignotante qui est posée sur la télé.

– Tu ferais mieux de t’en aller avant que ma mère rentre.

– OK.

Il se dirige vers la porte.

– Au revoir, Jacinda.

Je ne le salue pas à mon tour. Je ne veux pas faire comme si on était arrivés au stade où on peut se faire des politesses.

On n’est pas amis. Loin de là. Et on ne le sera jamais.