À cinq heures, maman passe la tête dans la chambre.
– Qu’est-ce que tu veux pour le dîner de ce soir, Jacinda ?
Elle a échangé ses heures avec quelqu’un pour pouvoir rester à la maison avec nous un vendredi soir. J’éprouve un bref pincement de culpabilité. En dépit de tous ses efforts, elle va se retrouver toute seule.
Tamra aussi a des projets, ce qui n’est pas une surprise. Moi, je ne leur ai pas encore parlé de mon rendez-vous avec Will, ni à l’une ni à l’autre. Pour le moment, maman me regarde en s’imaginant qu’elle va passer une soirée sympa avec au moins une de ses filles.
Tamra essaie des fringues. Elle a dit qu’elle sortait avec des copains, sans rien préciser. Et je ne lui en demande pas plus. Je pense que je ne les connaîtrais pas, ces copains, si elle me disait qui c’est. Vu ce qui s’est passé récemment, je suis à peu près sûre qu’il n’y aurait pas de pom-pom girls.
Je repère un joli chemisier à œillets qu’elle a jeté – éliminé de ses options – sur le lit, et je me dis qu’il est parfait pour mon rendez-vous avec Will.
J’inspire à fond et j’avoue :
– Euh… en fait, je sors, moi aussi.
– Vraiment ? demande maman en entrant dans la pièce, les bras croisés. Avec qui ?
Une petite note d’espoir perce dans sa voix. Elle espère que sa fille à problèmes va enfin se calmer. S’intégrer. Se faire des amis.
– Avec Will.
J’omets de préciser que c’est un rendez-vous amoureux. Inutile de l’inquiéter.
– Will ? intervient Tamra. C’est pas un peu… stupide ?
Maman fronce les sourcils – elle a l’air de se concentrer.
– C’est à cause de lui que ces filles t’ont agressée dans les toilettes, n’est-ce pas ?
Tamra l’a un peu renseignée, apparemment.
– Le garçon qui te pousse à te…
Manifester. Elle ne peut même plus prononcer ce mot. Comme si c’était quelque chose de sale.
– J’arrive à me contrôler en sa présence, maintenant, je mens.
Ça vaut mieux que lui dire que je n’en ai plus besoin.
Le regard de maman se durcit.
– Je ne veux pas que tu sortes avec lui, dit-elle rapidement, d’un ton neutre.
– Ouais. Moi non plus, renchérit Tamra, comme si elle avait une quelconque autorité sur moi.
– Tu n’as pas ton mot à dire, toi ! je lui jette.
Tamra est livide, sans doute parce que je lui ai menti quand elle m’a questionnée à propos de Will. Je suppose que j’aurais dû lui dire la vérité à ce moment-là, au lieu de garder ce petit secret pour moi.
– Il ne nous a attiré que des ennuis…
Rageusement, je pointe le doigt dans le vide.
– C’est seulement pour lui que je veux bien rester ici ! Sans lui, j’aurais fugué depuis longtemps. Vous devriez être contentes que je l’aie rencontré.
Ce n’est pas tout à fait vrai. Maman et Tamra aussi jouent un rôle dans l’histoire… mais je suis trop en colère pour l’admettre.
Maman sursaute, interloquée. Son visage perd ses couleurs.
– Jacinda.
Elle laisse échapper mon nom tout bas, dans un souffle. Comme si j’avais dit quelque chose d’horrible. Fait quelque chose de pire encore.
– Quoi ? Tu crois que je n’ai pas envisagé de partir ? je demande d’un ton rageur. J’étais désespérée, jusqu’à ma rencontre avec Will ! Je ne pense pas que je pourrais supporter une seule journée ici, sans lui !
Tamra grogne, dégoûtée, et se retourne vers la penderie.
Maman se tait. Pâle, l’air effrayée. Je la vois réfléchir, analyser. Je la regarde fixement pour essayer de lui communiquer mon espoir. De lui faire comprendre que ça va mieux, que tout ira bien du moment que je suis avec Will.
Elle secoue la tête tristement, comme à regret.
– C’est trop dangereux pour toi de le fréquenter.
Si elle savait à quel point…
– Très bien, dis-je sèchement, en levant les mains en l’air. Tu n’as qu’à m’enfermer dans un cocon, alors. Et me faire la classe toi-même, à la maison ! Tu ne crois pas que n’importe quel garçon qui me plaît… qui m’attire, risque de réveiller mon draki ?
Je ne pense pas que ce soit vrai, mais je le dis quand même. Ça vaut seulement pour Will. Il est spécial. Il y a quelque chose qui me touche profondément, chez lui. Personne d’autre ne pourrait me faire autant d’effet.
Maman secoue la tête.
– Jacinda…
– Est-ce que je dois essayer de sortir avec un mec qui me dégoûte, histoire de ne pas prendre de risque ?
– Bien sûr que non, dit-elle vivement. Mais peut-être que tu devrais éviter les garçons jusqu’à ce que ton draki…
– Soit mort ? je termine d’un ton mordant. Je sais.
Je lève les mains.
– C’est le grand événement que tu attends. Le jour où tu pourras dire que je suis un être humain.
Et ça, ça me fait mal. Comme une blessure qui ne veut pas guérir, qui reste ouverte et continue à me lanciner, à saigner. Ça me fait mal de savoir que je ne suis pas comme elle veut, qu’il faudrait que je sois ce que je refuse d’être pour qu’elle m’accepte…
C’est tellement injuste. Des larmes me piquent les yeux. J’inspire un grand coup.
– Est-ce que tu te rends compte qu’il ne va peut-être pas mourir ? Que mon draki n’est pas juste une part de moi que tu peux éliminer ? Que c’est moi ? Ça t’a traversé l’espr it, ça ? Je serai toujours un draki. Un draki à cent pour cent. Mon draki, c’est moi.
Je me plaque la main sur le cœur.
– Je sais que tu penses qu’il finira par s’étioler, ici, mais je suis une cracheuse de feu, tu te rappelles ? Alors rien de ce qu’on sait sur notre espèce ne vaut pour moi.
Elle secoue la tête. L’air fatiguée. Vieille et un peu effrayée.
– Tu ne sortiras pas avec lui.
Je serre les poings tellement fort que je me fais mal aux os.
– Tu ne peux pas faire ça !
– Quoi, ça ? Être ta mère ? s’énerve-t-elle.
Ses yeux ambre ont retrouvé leur vivacité.
– Ça ne changera jamais, ça, Jacinda. Il faut t’y faire.
Je sais bien qu’elle a raison. Elle m’aime et fera toujours ce qui lui semble nécessaire pour me protéger. Même si ça doit me rendre malheureuse. Elle fera ce qu’elle a à faire.
Je croise les bras, la bouche pincée.
Moi aussi.
Deux minutes avant l’heure où Will est censé arriver, je sors par la fenêtre et je la referme discrètement.
Maman est dans la cuisine. Elle prépare un en-cas et quelque chose à boire devant le film que j’ai accepté de regarder avec elle. Une odeur de pop-corn au beurre flotte dans toute la maison ; les crépitements frénétiques couvriront tout le bruit que je pourrais faire.
Tamra est partie il y a une demi-heure. Elle était toujours fâchée contre moi. Elle ne m’a même pas dit bonsoir.
Alors que je longe la piscine en courant, j’aperçois Mrs Hennessey qui regarde par sa fenêtre. La lumière bleue de sa télévision clignote derrière elle. Je lui fais signe, en espérant que je ne ressemble pas trop à quelqu’un qui s’évaderait de prison. Je cours en expirant bruyamment.
Will est en train de sortir de son Land Rover, garé le long du trottoir. Son visage se détend quand il me voit. Un petit sourire se forme sur ses lèvres.
– Salut. Je venais…
– C’est bon. Allons-y.
J’ouvre la portière du côté passager avant qu’il ait eu le temps de l’atteindre et je saute dans la voiture. Pantelante.
Il retourne s’installer derrière le volant, avec lenteur, en me jetant de drôles de regards. Mes mains tapotent un rythme impatient sur mes cuisses.
– Tu es sûre que ça va ? Je voulais rencontrer ta mère…
– Ce n’est pas une très bonne idée, pour le moment.
Je jette un coup d’œil en direction de la maison. Aucun signe de maman, par chance.
– Partons d’ici.
Incertain, il acquiesce mollement.
– D’accord.
Je vois qu’il n’est pas content – il voulait se comporter en amoureux comme il faut. Je regrette de ne pas pouvoir le laisser faire. Mais je sais que ça ne passerait pas bien avec ma mère. Pas pour le moment.
– Tu m’as manqué, dis-je en espérant que ça suffira à le consoler. La journée a été longue.
Il rigole.
– Toi aussi, tu m’as manqué. J’aurais pu sécher les cours, tu sais. C’est toi qui…
– Je sais. Je sais.
Je secoue la tête.
– Je ne veux plus que tu sèches pour moi, c’est tout.
– Eh bien, je n’en aurai plus besoin. Tu reviens lundi.
Il allume le contact et démarre. Je pousse un soupir de soulagement quand on s’éloigne. Notre soirée commence enfin.
Je regarde fixement devant moi. La nuit s’assombrit. Pendant que le silence se prolonge entre nous, je me laisse hypnotiser par l’éclat passager des phares qui arrivent en face. Mes pensées alternent entre maman et quelqu’un d’autre. Quelqu’un qui, selon toute probabilité, n’est pas loin. Mais pas trop près non plus, j’espère.
Je me dis qu’il tiendra parole. Qu’il restera en retrait. Même s’il me voit avec un autre garçon. Mais je n’en suis pas sûre à cent pour cent.
Je jette un coup d’œil, par-dessus mon épaule, à la voiture qui nous suit de près. Impossible de voir le conducteur. De savoir si c’est Cassian. Au bout d’un moment, elle déboîte et nous dépasse. Je pousse un soupir.
– Pourquoi j’ai l’impression de te kidnapper ? Est-ce que je dois guetter des gyrophares dans mon rétroviseur ?
Je me force à sourire, et je le taquine :
– Je suis partie de mon plein gré. Je ne pense pas que tu risques de te faire arrêter.
– Tu ne penses pas ? C’est super, les filles qui ne pensent pas... On peut en faire ce qu’on veut...
Il m’adresse un sourire grimaçant.
– Remarque, il ne vaut peut-être mieux pas. J’ai dix-huit ans, après tout…
– Tu as dix-huit ans ? Mais tu es en seconde.
Pendant un instant, il paraît mal à l’aise.
– J’ai raté beaucoup de cours il y a quelques années. La moitié de la cinquième et toute la quatrième, pour être exact. J’ai été malade.
– Malade ? je répète.
Ça me fait un choc énorme de me rappeler qu’il est mortel. Ce sera toujours là, comme un nuage de fumée entre nous. Xander a mentionné que Will avait été malade, mais je n’avais pas imaginé que ça avait pu être aussi grave.
– Comment ? Je veux dire, qu’est-ce que…
Il hausse les épaules comme si ce n’était rien, mais il évite mon regard. Il garde les yeux fixés sur la route.
– Une leucémie. Mais ça va, maintenant. Je suis complètement guéri.
– Tu a été très… mal en point ?
– Pendant à peu près un an. Le pronostic n’était pas…
Il s’interrompt brusquement, comme s’il en avait trop dit, et j’ai de nouveau ce sentiment. L’impression qu’il y a quelque chose qu’il ne me dit pas. Qu’il garde pour lui. Un muscle de sa mâchoire se contracte et ondule sous la peau.
– Écoute, ne t’inquiète pas pour ça. Je suis un beau spécimen de perfection masculine maintenant, n’est-ce pas ?
Il me fait un clin d’œil.
– J’ai l’air en bonne santé, non ?
C’est vrai. Tout, chez lui, respire la virilité et la jeunesse. Mais les apparences sont parfois trompeuses. Je suis bien placée pour le savoir.
– C’est incroyable ce que les médecins sont capables de faire de nos jours.
Il se remet à scruter la route. Cette fois, je suis persuadée qu’il y a une chose qu’il ne me dit pas. Et ne me dira peut-être jamais. Mais pourquoi ? Vu tout ce qu’on sait l’un de l’autre ? À quoi bon ?
Je hoche la tête. Je me sens un peu glacée. L’idée qu’il me cache quelque chose me dérange. Presque autant que l’idée que j’aurais pu le perdre. Qu’on aurait pu ne jamais se rencontrer. Que j’aurais pu mourir dans cette grotte quand sa famille m’a repérée.
Sans parler du fait qu’il pourrait encore mourir. Qu’il va mourir. Pas tout de suite, bien sûr, mais un jour. Longtemps avant moi. Une migraine sourde me ronge les tempes. J’appuie le bout de mes doigts là où j’ai mal.
Mais c’est notre premier rendez-vous digne de ce nom. Je ne veux pas le gâcher, alors je change de sujet :
– Bref. Où est-ce qu’on va ?
– Tu aimes la cuisine grecque ? C’est un peu loin, mais ça en vaut la peine. Leur houmous est fabuleux. Il faut quelque chose de spécial pour notre premier rendez-vous.
Il sourit, me coule un regard en biais.
– Depuis le temps qu’on attend ça, hein ?
Je lui fais un sourire, mais j’ai l’impression qu’il s’effrite sur mes lèvres tremblantes. Je parviens à continuer de sourire. Pendant un petit moment au moins, je peux faire comme si tout allait bien. Comme si Cassian n’était pas là, quelque part dans les parages… et comme si, un peu plus loin, au-delà de ce désert, il n’y avait pas le clan qui m’attend.
Des phares dessinent des motifs sur notre rétroviseur. Je pivote sur mon siège et je plisse les yeux, aveuglée par la lumière. La voiture nous serre de près. Elle est juste derrière nous. Cette fois, il ne s’agit pas de quelqu’un qui est pressé de nous dépasser.
Mon cœur bat la chamade, j’entends ses pulsations accélérées. Je ne peux pas m’en empêcher : je me dis que c’est Cassian. Ou pire, le clan. Severin. Je n’imagine pas Cassian faire quelque chose d’aussi voyant. Il m’a déjà dit ce qu’il avait à me dire. Peut-être qu’il me suit, qu’il m’observe dans l’ombre, mais il ne se montrerait pas de cette façon. Il me l’a promis.
Je me tords les doigts sur les genoux et je jette un coup d’œil à Will. Il décolle une de mes mains de mes cuisses, entremêle ses doigts aux miens et serre. À ce contact, je me sens forte. En sécurité.
Bizarre que je me sente tellement en sécurité avec un chasseur de drakis. Mais c’est comme ça. Je ne peux pas le nier. Je n’essaie même plus. Et je ne peux pas non plus nier l’espoir naissant qui m’encourage à croire que je peux rester ici. Pour toujours. Dans ce désert. Que je pourrai peut-être survivre et m’épanouir avec Will à mes côtés.
La voiture qui est derrière nous klaxonne. Ma peau se tend brutalement.
– Il nous colle ? je demande en espérant que mes craintes sont exagérées, que je suis simplement parano à cause de la visite de Cassian, qui est encore toute fraîche à mon esprit.
Will pince les lèvres.
– Ouais.
– Qui est-ce ? Qu’est-ce qu’il veut ?
– C’est Xander.
Mon cœur se glace, mes poumons se gonflent.
– Ah.
Il aurait mieux valu que ce soit Cassian, je trouve. Au moins je sais à quoi m’attendre avec lui.
– On n’est pas obligés de s’arrêter. Il finira par s’en aller. Je ne veux plus qu’il t’approche. C’est trop risqué.
Je secoue la tête.
– Non. On n’a qu’à s’arrêter. Pourquoi pas ? Ça le rendra encore plus soupçonneux si tu fais trop d’efforts pour éviter qu’il m’approche…
– C’est notre rendez-vous…
– Finissons-en. Ensuite, on aura notre soirée.
J’agite la main.
– Donne-lui ce qu’il veut…
Will part d’un rire cynique qui résonne dans la voiture. Un rire qui exprime un malaise.
– Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ?
– Tu ne piges pas du tout, hein ?
Je regarde son profil anguleux.
– Il faut croire que non. Et si tu m’expliquais ?
Il continue à regarder fixement devant lui en conduisant, l’air furieux. Finalement, il lâche d’une voix grondante :
– C’est toi qu’il veut.
Cette affirmation me fait l’effet d’une gifle.
– Moi ? Pourquoi ?
– Eh bien, il te soupçonne de cacher quelque chose. Il continue à penser que tu en sais trop. Que je t’ai tout raconté. Et puis il y a une rivalité permanente entre nous.
Ses longs doigts se resserrent sur le volant.
– On est nés à trois mois d’écart, tu sais.
Je ne le savais pas, non.
Will continue :
– Il est dans la classe en dessous à cause de la chasse. Il y va le plus souvent possible. Il est tellement cinglé qu’il y va même tout seul, sans Angus.
Là-dessus, je hausse un sourcil.
– C’est dingue, je sais, continue Will. Mais il n’est plus très sain d’esprit depuis que…
Il s’interrompt.
– Depuis que ?
– Depuis que je suis devenu si doué comme traqueur et si important pour la famille. Plus important que Xander.
Je me raidis quand Will me rappelle qu’il est un traqueur, le meilleur traqueur de sa famille. Combien de drakis ont-ils été tués ou capturés à cause de lui ? Pourtant, j’éprouve aussi de l’empathie. Parce que je sais ce que ça fait quand on se sert de vous, qu’on n’apprécie que ce que vous pouvez faire… pas ce que vous êtes, ni ce que vous voulez être.
– On nous met en rivalité depuis la naissance. Nos pères le font avec nous comme leurs pères l’ont fait avec eux.
Il hoche la tête.
– C’était naturel, je suppose. De chercher à nous rendre plus forts. Quand c’était plus dangereux qu’aujourd’hui, la chasse aux drakis, qu’on n’avait pas encore la technologie de notre côté. Beaucoup de gens sont partis à la chasse et ne sont jamais revenus.
Ça, je le sais. En tout cas, je sais que les drakis n’ont jamais été aussi vulnérables que maintenant. Les chasseurs sont devenus des adversaires plus malins, plus dangereux face à notre nombre de plus en plus réduit. De nos jours, avec les lance-filets, les véhicules tout-terrain et les appareils de communication, c’est plus facile de nous cerner et de nous capturer. Les drakis ont perdu les atouts de dragons qui leur ont permis de se défendre de génération en génération. Tous sauf moi.
À présent, Will et sa famille ont l’avantage…
Je frissonne ; ça m’est insupportable de penser comme ça. De nous considérer comme des entités opposées. Moi contre lui. L’idée qu’il en sera toujours ainsi me glace d’effroi.
– Xander me déteste.
Il dit ça comme si c’était naturel, en haussant les épaules.
Pour moi, ça dépasse l’entendement. Malgré tout ce que maman a fait, malgré la tension entre Tamra et moi, ma famille ne chercherait jamais délibérément à me faire du mal. On est trop profondément attachées les unes aux autres.
Will me regarde en levant le pied de l’accélérateur.
– Tu es sûre que tu veux que je m’arrête ? Il t’embarquera à la première occasion, ne serait-ce que pour m’emmerder.
Je croise les bras. Lève le menton.
– Il ne peut pas m’embarquer. Je ne suis pas un jouet que deux garçons peuvent se disputer. Gare-toi.
Malgré tout, une appréhension s’insinue au creux de mon ventre et reste là comme un serpent enroulé.
Parce que le malaise que j’éprouve en présence de Xander est désormais justifié. Est devenu autre chose qu’un sentiment diffus. Alors que Will ralentit, une terrible angoisse me pèse sur la poitrine. Si jamais Xander apprend la vérité sur moi, il fera tout son possible pour me détruire, non pas seulement à cause de ce que je suis, mais aussi pour faire souffrir Will. Cette certitude s’installe lentement, pèse au fond de ma poitrine.
On s’arrête sur le parking d’un petit restaurant. Une odeur de bacon et de graisse flotte dans l’air. On va tout au fond du parking, loin des quelques voitures garées près de l’entrée, et on laisse le moteur tourner.
Un gros 4x4 s’arrête à côté de nous. Les vitres se baissent et je me penche devant Will pour voir. Xander et Angus, assis à l’avant, affichent des sourires hypocrites. Des sourires chaleureux et détendus qui me donnent la chair de poule.
– Salut ! On est passés devant chez toi, lance Xander. Ton père nous a dit que tu étais sorti pour la soirée.
Will presse ma main dans la sienne.
– Ouais. J’ai quelque chose de prévu.
Xander hoche la tête, les yeux braqués sur moi.
– Je vois ça. On va à Big Rock. Tu veux venir ?
– On a d’autres projets.
La grosse bouche d’Angus s’étire dans un rictus.
– Ah, je vois : c’est déjà elle qui porte la culotte…
Vraiment, je le hais.
– Ta gueule, jette Will en esquissant déjà le geste de repasser la marche avant.
Mais à cet instant, j’aperçois un mouvement derrière ses cousins. Une main émerge de la banquette arrière et se referme sur l’appuie-tête, derrière Xander.
– Attends… Arrête-toi, je siffle entre mes dents.
La tête de Tamra apparaît à l’arrière.
– Tamra ? j’appelle – je suis pratiquement sur les genoux de Will, maintenant.
Elle traîne avec Xander ? C’est lui, le gars dont elle parlait, le nouveau garçon qui lui plaît ? Pas étonnant qu’elle se soit opposée à ce que je sorte avec Will ce soir. Elle devait savoir qu’il y avait un risque qu’elle tombe sur nous. Mon ventre se noue, parce que je sais que j’aurais pu empêcher ce rebondissement si j’avais été là, au lieu d’être renvoyée – si j’avais cherché à en savoir un peu plus sur sa vie. Et si je lui avais accordé plus d’attention, peut-être. Si j’avais tout simplement dit la vérité à ma sœur, elle aurait conscience du danger. Mes doigts se crispent sur la main de Will.
Tamra me sourit. Une lueur espiègle brille dans ses yeux. Ça l’amuse. Elle sait que ça ne doit pas me plaire qu’elle traîne avec ces types.
– Salut, Jacinda. Je vois que tu as réussi à sortir ce soir, finalement.
Je me tourne vers Will, en espérant qu’il arrive à lire le message que je lui transmets avec les yeux : Je ne peux pas laisser Tamra seule avec eux.
– Tu es sûre ? chuchote-t-il en penchant la tête vers moi.
J’acquiesce et j’articule le mot « oui ».
Il soupire, mais il comprend.
– D’accord.
En se tournant vers ses cousins, il lance d’une voix sombre :
– On va venir un petit moment.
Xander a un sourire satisfait, et je me rends compte qu’il ne s’agit pas d’un accident. Il sait très bien ce qu’il fait. Il a utilisé ma sœur comme appât. Pour une raison que j’ignore, il veut qu’on vienne à Big Rock, Will et moi.