32.

 

J’ai vu Cassian en pleine manifestation bien des fois. Mais ici, en cet instant, alors qu’il n’y a personne du clan dans les parages, c’est un spectacle terrifiant. Il est plus grand, plus costaud que lorsqu’il est sous sa forme humaine. Ses muscles et ses tendons ondulent sous une interminable surface de peau noire et luisante. Ses grandes ailes semblent presque parcheminées. Ce ne sont pas des membranes d’une finesse arachnéenne comme les miennes.

Je m’accroupis et j’inspire à fond pour attiser le feu, pour me préparer à nous défendre, Will et moi.

Je sens Will se lever, derrière moi, en équilibre bancal sur ses pieds. J’aimerais mieux qu’il reste à terre. Cassian darde vivement sur lui son regard d’un noir violacé tel un prédateur affamé, prêt à bondir. Ses ailes scintillent dans son dos. Il siffle entre ses dents.

– Laisse-nous tranquille ! j’aboie.

Il penche la tête comme s’il entendait quelque chose au loin et répond dans un grondement inarticulé :

– Ils sont en route.

Alors je tends l’oreille et je les entends, moi aussi. Les voix de Xander et des autres qui descendent le rocher pour venir à notre recherche.

Dans un souffle, Cassian ordonne :

– On doit partir. Tout de suite, Jacinda.

Tamra nous observe, étrangement silencieuse.

En comprenant que je m’apprête à partir – sans doute pour toujours –, Will me prend la main, me force à me retourner. Il a un air véhément.

– Non, Jacinda. Ne fais pas ça. N’y pense même pas. Ne pars pas avec lui.

À chaque mot, il resserre l’étau sur ma main.

Son visage devient flou. Je chasse mes larmes en clignant des yeux, et je réprime le gros sanglot qui monte dans ma poitrine.

– Je ne te laisserai pas partir…

Des mots me viennent sur le bout de la langue, des mots que je retiens. Je ne peux pas rester, Will. Pas maintenant. Je suis désolée, tellement désolée. Je regrette de ne pas pouvoir dire ça tout haut. J’aimerais tellement qu’il comprenne.

Mais on pourrait croire qu’il m’a entendue.

– Non, Jacinda !

Son regard se reporte vers l’endroit où se tient Cassian, juste derrière moi. Sa bouche se tord.

– Tu vas partir avec lui. Retourner dans ton clan.

Il dit ça comme si c’était suicidaire. Et d’un certain côté, c’est vrai que c’est suicidaire de partir avec Cassian.

– Non ! hurle Tamra, un peu plus loin, comme si elle s’éveillait d’un rêve et commençait à saisir la situation.

Je secoue la tête, en caressant le visage de Will avec mes doigts d’or flamboyant pour essayer de le rassurer.

– Je ne le laisserai pas repartir avec toi.

Cassian s’avance d’un air menaçant. Bien que Will ne puisse pas comprendre, il gronde dans la langue des drakis :

– Tu n’as pas ton mot à dire là-dessus, être humain.

Puis il se désintéresse de lui et plonge ses yeux noirs dans les miens. Même s’il m’a promis de ne pas me forcer à faire quoi que ce soit contre mon gré, un malaise s’insinue en moi devant la sombre lueur possessive qui brille dans son regard.

Will la voit aussi. Il se dégage de mon étreinte et s’élance vers Cassian en titubant à cause de ses blessures.

– Elle ne t’appartient pas, marmonne-t-il d’une voix hostile.

C’est là que Cassian voit ce que j’ai remarqué plus tôt. Le sang violet qui coule sur le visage de Will, qui goutte comme l’encre d’un stylo. Dès qu’il le voit, il comprend, il sait que Will n’est pas un être humain ordinaire. Je retiens mon souffle, espérant qu’il ne va pas réagir…

Avec un rugissement, Cassian bondit sur Will. Je me jette entre eux juste avant qu’ils se rentrent dedans et je plaque une main sur la poitrine de chacun. Je sens leurs cœurs qui battent frénétiquement contre mes paumes.

– Arrêtez ! Tous les deux ! Cassian, non !

Will saisit ma main et la presse fortement contre son cœur en me regardant avec intensité, le visage ensanglanté. Je cligne des yeux et je me détourne, ne supportant pas la vue de tout ce sang violet… preuve que son père a volé une vie pour lui.

Cassian émet un grondement retentissant. Je lève un doigt en signe d’avertissement, comme si ça pouvait suffire à le dissuader de tailler Will en pièces. Puis j’entends qu’on crie mon nom. Et celui de Will. De plus près.

Avec une inquiétude visible, Will se tourne dans la direction des voix. Puis il braque sur moi son œil valide, brillant comme du verre.

– Ils t’ont vue comme ça ? Xander t’a vue ?

– Bien sûr ! siffle Tamra, d’une pâleur surnaturelle. Elle a fait ça pour te sauver !

Will me regarde toujours, attendant une confirmation qui vienne de moi. Malheureuse, je lui réponds d’un hochement de tête abrupt.

Et là, tout son corps s’affaisse. Il abandonne la lutte. Il baisse la tête et se passe les mains dans les cheveux.

– Jacinda.

Il prononce mon nom avec une telle douceur, d’une voix triste et brisée lorsqu’il comprend enfin.

Si je reste, je suis morte. On sait tous les deux qu’il n’y a plus le choix. Je dois partir.

Des pas s’approchent. Toute une cavalcade. Je m’éloigne de Will et me rapproche graduellement de Cassian.

– Jacinda.

Will a une voix étranglée, à présent, chargée d’émotion. Il semble prêt à me tirer de nouveau contre lui et, d’un certain côté, c’est ce que je veux, ce que je désire ardemment malgré tout.

Je le regarde gravement dans les yeux pour lui communiquer ce que je n’ose pas dire devant Cassian, qui est déjà à deux doigts d’exploser. Je t’aime. Même si je ne devrais pas. Même si tu dois ta vie à du sang de draki volé.

Will comprend. Je le vois à son regard. Et à sa douleur. La même douleur que moi.

Sans le lâcher des yeux, je secoue la tête. Je regrette l’occasion qu’on est en train de rater. L’occasion qu’on n’a peut-être jamais eue. Mais je ne regrette pas de l’avoir sauvé. Ça, je le referais, quel qu’en soit le prix.

Soudain, je me détache de Cassian et je cours vers Will. Tant pis si Cassian est là, je m’en fous. Vite, je chuchote dans ma langue tout contre la bouche de Will :

– Je t’aime.

Je meurs d’envie de l’embrasser, de plaquer mes lèvres en feu contre les siennes, mais je n’ose pas.

Il se raidit contre moi, et un masque de douleur se peint sur son visage en charpie. Il prend ma tête entre ses mains.

– Ce n’est pas fini. Notre histoire n’est pas terminée, Jacinda.

Une lueur sombre brille dans ses yeux ardents.

– Je te retrouverai. Je te le jure. On sera réunis un jour.

– Allons-nous-en ! hurle Tamra.

J’ai les yeux brûlants, douloureux. Aussi impossible que ça paraisse, j’aimerais tellement que ce soit vrai. Je ne devrais pas. Parce que c’est impossible. Il ne peut pas venir à ma recherche. Il mourra, sinon.

Je secoue la tête pour lui dire non, mais le mouvement manque de conviction.

Ses doigts s’enfoncent davantage dans mes joues anguleuses.

– N’en doute jamais. Je te retrouverai.

– Jacinda ! rugit Cassian. Ils arrivent !

Je me détache. La douleur est si profonde, forme une telle masse tourbillonnante dans ma poitrine que mes poumons n’arrivent pas à expulser d’air. Les mains de Will lâchent mon visage.

Cassian a déjà décollé. Il vole au-dessus de moi, avec Tamra dans les bras.

Je continue à dévisager Will le plus longtemps possible, à le regarder dans les yeux en battant des ailes pour quitter le sol et m’élever dans les airs. Pendant tout ce temps, je regarde en bas, en le fixant jusqu’à ce qu’il soit à peine visible… jusqu’à ce qu’il ait totalement disparu de ma vue.

 
*
 

On parcourt quelques kilomètres, puis Cassian désigne le sol d’un geste et on descend jusqu’à la voiture qu’il a laissée au bord d’une route oubliée.

Il se démanifeste en un clin d’œil.

Je m’efforce de faire pareil, avec une main sur la voiture pour me soutenir. Je mets plus longtemps, parce que je suis complètement chamboulée. Bouleversée. Enfin, je sens mes ailes se replier en moi. Je laisse échapper un hoquet étranglé sous la pression intense.

Ma chaleur intérieure se dissipe. J’ouvre les yeux. Tamra me fusille du regard.

– Comment tu as pu faire ça ?

Elle tremble et elle est d’une pâleur effarante ; j’ai peur qu’elle s’évanouisse. Je ne l’ai jamais vue dans cet état. Ça me fait l’effet d’un coup de poignard dans le cœur. Je me sens tellement coupable à cause de tout ce que je lui ai fait endurer…

– Montez. Toutes les deux, gronde Cassian en ouvrant la portière du côté conducteur et en prenant les clés dans le pare-soleil, où il les avait glissées.

Tamra monte à l’arrière.

Moi, je ne bouge pas. Je reste plantée près de la portière du conducteur, à frissonner dans l’obscurité. J’ai perdu mes vêtements, ils gisent par terre quelque part dans le désert, déchirés.

Cassian, avec sa grande main, enfonce la clé pour mettre le contact. Il lève les yeux vers moi.

– Jacinda. Monte dans la voiture. Allons-y.

Comme s’il s’adressait à un enfant. Je le déteste. Je le déteste vraiment de tout mon cœur.

– C’est ta faute, ce qui est arrivé !

Il lève les yeux au ciel.

– Je n’ai pas fait exprès. Mais est-ce que je suis content d’avoir gâché ton amourette avec cet assassin ? Putain, ouais. Pas qu’un peu.

Je secoue la tête pendant qu’il hoche énergiquement la sienne dans le noir, avec un air dur.

– C’est quoi, ce type ? Un chasseur ?

Sa voix me lacère comme un coup de griffes.

– Comment ça se fait qu’il ait du sang de draki, Jacinda ? Comment ça se fait ?

– Will n’est pas un assassin.

Ça, je le sais. J’en ai la conviction profonde. Parce que je le connais.

– Pas lui.

C’est tout ce que je peux dire pour sa défense. Parce que je ne peux pas nier la vérité. Will est bien un chasseur. Et plus encore. Beaucoup plus.

– Un assassin ? demande Tamra d’une voix stridente depuis la banquette arrière. De quoi vous parlez ?

– C’est un boucher, affirme Cassian.

J’ai envie de le frapper. De lui faire mal. Qu’il souffre autant que moi. Une flamme se rallume dans mes poumons. Craignant de céder à la tentation, je m’éloigne de la voiture.

– Tu ne comprends pas.

Ses yeux brillent d’un éclat violet, et les pupilles se réduisent à des fentes.

– Monte dans la voiture. Tu ne peux pas rester ici, après ce qui s’est passé ce soir.

Je ravale le feu qui monte de mes poumons. Hoche la tête. La décision a été prise pour moi.

– Je sais.

En contournant la voiture par l’avant, je marmonne :

– Dépêche-toi. Il faut qu’on passe chercher maman.

– Pourquoi ?

Je m’arrête un instant et je jette un regard noir à sa silhouette obscure, à travers le pare-brise poussiéreux, avant de finir en hâte d’en faire le tour.

– Ils pourraient la tuer pour ses liens avec moi.

– Qui ? Xander ? demande Tamra depuis l’arrière. Pourquoi il tuerait maman ? Juste parce qu’il a vu Jacinda se manifester ? C’est impossible qu’il sache ce qu’il a vu. Impossible qu’il le comprenne.

Cassian ne prête aucune attention à la confusion de ma sœur. Je m’en réjouis. Ce n’est pas le moment de lui expliquer qui sont Will et sa famille.

– Mon seul souci, c’est toi, répond Cassian d’une voix égale. Et de te ramener chez nous. Tam est bienvenue…

– Eh ben merci ! marmonne-t-elle.

– Mais ta mère, c’est celle qui t’a fait partir. Elle ne sera pas bien accueillie.

– Ou bien tu passes chercher ma mère, ou bien je ne viens pas, je menace en serrant les poings.

– Très bien. Mais elle ne sera pas bien reçue… et elle ne veut plus faire partie du clan, de toute façon, me rappelle-t-il d’un ton sec.

Comme si j’avais une chance de l’oublier.

Tamra donne un coup de poing dans le dossier du siège de Cassian.

– Moi non plus !

Cassian reporte son attention sur elle une seconde. Il a une expression neutre, indéchiffrable. En cet instant, il ne ressemble en rien au garçon qui est passé me voir dans l’annexe de la piscine. Le côté plus doux, bienveillant, que j’ai entrevu chez lui à ce moment-là a disparu. Ce Cassian-ci n’a pas l’air d’avoir un cœur.

J’ouvre la bouche, prête à le frapper à coups de mots. Prête à lui assurer que ma mère et ma sœur vont choisir de venir avec moi. C’est ma mère. Ma sœur. On reste ensemble.

Mais je ne dis rien. Parce que je n’en sais rien, tout simplement. Parce que la réalité, la dure réalité vient de me tomber dessus. Ça fait un moment que je fais ma vie sans les prendre en compte ni me soucier d’elles. Peut-être que je ne les mérite pas.

Il faut qu’elles sachent ce qui s’est passé. Tout depuis le début. Qu’elles sachent enfin. Je me retourne vers Tamra.

– Que maman et toi vouliez venir avec moi ou pas, vous ne pouvez pas rester ici, maintenant que je me suis trahie.

Elle me regarde d’un air effaré. Sa pâleur grisâtre commence sérieusement à m’inquiéter.

– Ah, eh bien tu dois être ravie. Tu as obtenu ce que tu voulais depuis le début.

Quitter Will ? Pas vraiment, non.

– Ce n’est pas le moment pour une grande explication, Tamra. La seule chose importante, c’est que tu dois t’enfuir aussi.

À cause de moi. Après ce que j’ai fait, c’est certain. Il ne reste qu’une seule question : vont-elles me le reprocher, plus tard ? Vont-elles m’abandonner avec Cassian et le clan et recommencer à zéro ailleurs, parmi les humains ?

Ou bien est-ce que maman va encore sacrifier sa vie ? Et celle de Tamra ? Pour moi ? Je n’attends pas ça d’elles. Ne leur en voudrai pas si elles filent dans la direction opposée, sans moi.

J’ai perdu ma liberté, ce soir. J’ai perdu Will. Est-ce que je vais perdre maman et Tamra, en plus ?

Pendant que Cassian fait demi-tour et reprend la direction de la ville, je contemple la nuit par la fenêtre et je repense à l’affreux voyage en voiture que j’ai fait il y a plus d’un mois, quand on a quitté le clan. J’étais tellement affolée, tellement réticente…

Cette fois-ci, c’est pareil. Je suis assise sur le siège passager, à l’avant d’une voiture, et je me dirige de nouveau vers un avenir dont je ne veux pas. Je suis horrifiée de devoir partir avec Cassian. Est-ce que je parviendrai un jour à retourner auprès de Will ? Je ne pense pas qu’il me retrouve, lui, malgré ce qu’il a dit.

– Tu vas devoir payer pour tes actes de ce soir, déclare Cassian tandis qu’on fonce dans la nuit.

Je ne suis pas surprise. Je vais payer. Pour avoir révélé le plus grand secret de mon espèce. Pour avoir fui, tout d’abord. Et pour Will. Oui, pour Will.

Je coule un regard en biais vers Cassian. Une voiture qui arrive en face baigne son visage d’une lumière dure. Impossible de ne pas voir son air lugubre, ses lèvres pincées. Je déglutis, la gorge serrée.

Sa voix tourbillonne dans l’air, aussi épaisse que de la fumée :

– Je vais essayer de te protéger…

– Ne les laisse pas me couper les ailes ! je le supplie.

Son regard sombre se pose sur mon visage, s’adoucit un instant.

– Je vais essayer, Jacinda. Je vais essayer.

Pas très rassurant. J’inspire en tremblant et je me remets à regarder dehors. Je jette un coup d’œil par-dessus mon épaule. Big Rock se dresse derrière moi, telle une gigantesque silhouette endormie.

Un son retentit dans la nuit, par-dessus le grondement léger du moteur de la voiture. Je frissonne quand j’entends le cri rauque, désespéré de cet oiseau, qui appelle sans relâche. Cet oiseau perdu. Une caille du désert, d’après ce que m’a dit Will. Qui cherche un partenaire. Une famille. Un nid.

Je peux m’identifier à elle. En entendant ce cri pitoyable, je ferme les yeux et je m’enfonce dans le dossier de mon siège. Nous y serons bientôt.