Les auteurs s’accordent pour faire débuter le mouvement qui prend le nom de « révolution constitutionnelle » en décembre 1905 [Browne, 1910 ; Kasravi, 1977 ; Martin, 1989 ; Bayat, 1991 ; Afary, 1996 ; Bonakdarian, 2006]. Dans un contexte d’agitation lié aux difficultés économiques, le gouverneur de Téhéran, pour détourner l’attention de l’opinion, fait battre trois marchands de sucre pour n’avoir pas réduit leurs prix. Le bazar se met en colère. Les marchands, rejoints par des mollahs et des membres des guildes, cherchent refuge (selon la tradition du bast, sit-in dans un lieu sanctuarisé) dans la Mosquée royale (Masjed-Shah) de Téhéran. Ils sont dispersés par la force. Un groupe d’oulémas, mené par deux des trois mujtahed les plus respectés de Téhéran, le libéral Seyyed Mohammad Tabataba’i et l’anglophile Seyyed Abdollah Behbahani, auxquels se joignent deux mille étudiants, mollahs et marchands, se retire au mausolée d’Abdol Azim pour un bast qui va durer vingt-cinq jours. Les bastis (protestataires) réclament la création d’une « maison de justice » (adalat khaneh), sans préciser exactement la nature de cette institution. En janvier, le shah démet le gouvernement et accorde la création de cette « maison de justice ». Mais aucune action ne vient concrétiser cette promesse. D’autres incidents alimentent l’agitation. Le shah tente de répondre en faisant expulser de la capitale certains des meneurs les plus virulents. Dans ce contexte, une fusillade éclate le 11 juillet 1906 provoquant la mort d’un seyyed. En réaction, de nombreux mollahs quittent Téhéran pour prendre le bast au sanctuaire de Qom alors qu’une foule comptant de nombreux marchands trouve refuge dans le périmètre de la légation britannique. On comptera jusqu’à 14 000 protestataires installés dans ses jardins. En vertu du caractère coutumier du bast, le chargé d’affaires de Sa Majesté ne s’y oppose pas. Cette action qui favorise les manifestants, ainsi que les contacts établis auparavant entre Londres et les oulémas dans le cadre des protestations contre l’emprunt russe constituent la raison principale pour laquelle de nombreux Iraniens surestimeront le soutien anglais au mouvement d’opposition.
Au cours du séjour des protestataires, les idées politiques sont discutées entre intellectuels libéraux, nationalistes, étudiants et professeurs du Dar al-Funun [Adamyat, 1976]. De ces discussions émergent les idées d’assemblée nationale consultative (le Majles-e Choray-e Melli) et de constitution, finalement avancées par les bastis. De son côté, après avoir essayé de discréditer les bastis, le shah fait de vagues promesses dilatoires. Mais, face à la grève générale, à l’agitation en province, aux menaces d’intervention armée de groupes d’émigrés persans venant de Tiflis et de Bakou, et finalement au risque réel de défection des cosaques, il capitule. Le 5 août 1906, une proclamation royale annonce la tenue d’élections nationales pour la formation d’une Assemblée constituante. Une assemblée réunie à Téhéran élabore une loi électorale complexe, nécessaire pour l’élection de la future représentation nationale. La perspective des élections libère les énergies. On assiste à une floraison de groupements et d’associations (anjomans) révolutionnaires partout dans le pays. On en dénombre une trentaine à Téhéran, rassemblant des individus sur la base de leur occupation professionnelle, de leur religion, de leur appartenance ethnique ou même de leur sexe (un anjoman rassemble ainsi uniquement des femmes). Des journaux et diverses publications sont créés. La presse passe de six titres avant la révolution à plus de quatre-vingt-dix en 1906.
En octobre 1906, l’Assemblée nationale élue est réunie. Marchands et représentants des corporations y sont surreprésentés, à côté de membres du clergé, de propriétaires terriens, de notables locaux et d’officiels. On y discerne deux groupements : les modérés et les libéraux. Ils travaillent conjointement à l’élaboration d’une loi fondamentale qui prévoit, au centre du dispositif constitutionnel, un Parlement élu ou Majles, avec des pouvoirs étendus de représentation des citoyens, un gouvernement avec un cabinet soumis à la confirmation du Majles et des limitations strictes à la puissance royale. L’approbation du Majles est requise dans les matières importantes comme la signature de traités ou la conclusion d’emprunts auprès de pays étrangers. Le shah, mourant, signe la Constitution le 30 décembre 1906. Elle est complétée par un supplément, les « lois fondamentales supplémentaires », approuvé en 1907 par son successeur désigné, son fils Mohammad-Ali. Ce document, inspiré largement de la Constitution belge de 1831, prévoit l’égalité devant la loi, la liberté de la presse, de parole, d’association, la sécurité personnelle et celle de la propriété, et la création d’un enseignement public obligatoire. Le chiisme est proclamé religion officielle. Le document suscite cependant un débat houleux entre le clergé, tenant de la souveraineté divine, et les intellectuels libéraux, partisans de la souveraineté populaire.
De son côté, le nouveau souverain, très autocratique, n’accepte la Constitution que contraint et forcé. S’appuyant sur des éléments « réactionnaires » (notables, certains membres du clergé) et bénéficiant du soutien de la légation russe opposée au parlementarisme, il tente en décembre 1907 de fermer le Parlement. Mais celui-ci résiste. Quelques mois plus tard, le contexte évolue à l’avantage du shah. Trois éléments sont à retenir : la signature de l’accord anglo-russe de 1907, les difficultés que rencontre le Parlement dans ses tentatives de réforme du système de taxation et l’opposition d’une partie du clergé, notamment de Sheikh Fazlollah Nouri, aux réformes séculières proposées par les libéraux (droits des minorités religieuses, des femmes). Dans ce contexte, le shah tente un coup de force. En juin 1908, la loi martiale est décrétée et le Majles fermé. La brigade cosaque persane bombarde les bâtiments du Majles et arrête des députés et des journalistes. Certains sont exécutés. Mais de nombreux parlementaires parviennent à s’échapper, trouvant refuge à la légation britannique ou à l’ambassade ottomane. Cette opération déclenche une véritable guerre civile. Des soulèvements proconstitutionnalistes éclatent dans le pays, particulièrement à Tabriz, la ville d’Iran la plus avancée à l’époque et à la pointe de la contestation révolutionnaire. Les cosaques occupent Téhéran et la tribu royaliste des Shahsavan assiège Tabriz. Mais les constitutionnalistes reçoivent de l’assistance militaire de trois côtés différents. Des volontaires accourent des villes du pays, rejoints par des combattants issus des communautés iraniennes, géorgiennes et arméniennes du Caucase. Le plus riche magnat du Mazanderan met ses forces à leur disposition. Enfin, ils bénéficient du soutien des forces tribales des Bakhtiaris venus du sud. Sous la pression conjuguée de la rue, du bazar, de grands propriétaires, d’une partie du clergé, des intellectuels et surtout de ces forces révolutionnaires qui convergent vers Téhéran et défont ses troupes, Mohammad-Ali Shah est contraint d’abdiquer en faveur de son jeune fils Ahmad (1898-1930) en juillet 1909. La révolution constitutionnelle triomphe. Ahmad est désigné comme souverain, assisté d’un régent. Il ne sera officiellement couronné shah qu’en juillet 1914 à l’âge de 17 ans. Ce sera le dernier souverain de la dynastie qadjar [Sheikh-Ol Eslami, 1990-1993]. Quant à son père, Mohammad-Ali Shah, il se réfugie à la légation russe. Il mourra en exil en Italie en 1925 [Keddie et Richard, 2006].
Le nouveau Majles institue un tribunal spécial chargé de juger les royalistes les plus impliqués. Seuls cinq d’entre eux, dont Sheikh Fazlollah Nouri, sont exécutés. Il adopte aussi une série de mesures, dont la démocratisation du système électoral, ce qui permettra à la Perse de tenir son premier suffrage universel masculin dès 1911. Un gouvernement provisoire est élu. Lorsque le second Majles (1909-1911) se réunit en novembre 1909, la victoire des constitutionnalistes semble complète. Très vite, pourtant, les difficultés s’accumulent. Le pouvoir ne dispose pas des instruments nécessaires à l’administration et aux réformes de l’État. Les moyens financiers lui font autant défaut que dans l’ancien régime. Dès 1910, les deux principaux courants, les radicaux représentés par le Parti démocrate et les conservateurs regroupés dans le Parti des modérés, se déchirent. Certains radicaux sont dénoncés comme traîtres ou hérétiques et obligés de fuir à l’étranger. Des groupes utilisent l’assassinat politique. Behbahani périt ainsi en juillet 1910. Au sein du cabinet, les khans bakhtiaris accroissent considérablement leur influence. Parallèlement, les chefs tribaux régionaux renforcent leur autonomie, certains devenant quasiment indépendants, alors que l’insécurité gagne le pays. Dans ce contexte, le second Majles tente en 1910-1911 d’améliorer les capacités de l’État en nommant un Belge comme superviseur des douanes — sa principale source de revenu — et en créant une gendarmerie, entraînée et commandée par des officiers suédois. En 1914, cette dernière compte 7 000 hommes et 200 officiers. Les derniers officiers suédois ne quitteront la Perse qu’en 1924.
Avec l’objectif d’améliorer les finances publiques, mais aussi dans l’espoir de trouver une puissance capable de jouer la « troisième force » face à Londres et à Saint-Pétersbourg, le Majles se tourne en mai 1911 vers les États-Unis. Un jeune juriste américain, Morgan Shuster, est chargé avec son équipe de contrôler et de réformer les finances du pays [Shuster, 1912]. Ce choix déplaît à la Grande-Bretagne et plus encore à la Russie qui ne tarde pas à réagir. Elle se sent en effet en position de force grâce à la signature du traité anglo-russe du 31 août 1907. Ce dernier règle la rivalité coloniale entre les deux empires au Tibet, en Afghanistan et en Perse. Au regard de la Perse, qui n’a nullement été consultée, le traité modère par un compromis leur rivalité vieille d’un siècle. Le pays est partagé en trois zones d’influence : le nord réservé à la Russie, le sud-est aux Britanniques et, entre ces deux espaces, une « zone neutre » ouverte à la concurrence politique et commerciale des deux empires. Forte de son entente avec Londres, la Russie soutient donc l’expédition militaire entreprise par l’ex-shah, Mohammad-Ali, en juin 1911 à partir d’Anzali sur la Caspienne et de la frontière de la Mésopotamie. La Grande-Bretagne, pour « protéger » ses nationaux, déploie des troupes au sud du pays, un mouvement auquel Saint-Pétersbourg répond en occupant des villes du nord. Après plusieurs mois de conflit, les troupes de l’ex-shah sont défaites en septembre 1911. Face à cet échec, la Russie lance un ultimatum au Majles en novembre 1911, exigeant le départ de Shuster et obligeant la Perse à s’abstenir d’engager des étrangers sans son accord et celui de la Grande-Bretagne. Le Parlement le repousse. Mais le régent et le cabinet dominé par les conservateurs et les Bakhtiaris décident de dissoudre le Majles et de renvoyer Shuster le 24 décembre 1911. La décision a été prise sous la pression conjuguée des légations britannique et russe et surtout du déploiement militaire de l’armée du tsar qui menace Téhéran. Ce coup de force clôt la période de la révolution constitutionnelle.
Entreprise avec l’objectif de réduire l’intervention étrangère dans les affaires du pays, la révolution constitutionnelle a, à court terme, pour résultat paradoxal de l’accroître fortement. Les troupes russes occupent le nord de la Perse jusqu’en 1914 alors que la Grande-Bretagne resserre ses liens avec les tribus du sud. Les associations (anjomans) sont dissoutes, la presse censurée et le cabinet, dominé par les conservateurs, placé sous le regard et le contrôle anglo-russes. Mais le gouvernement persan n’a que peu d’influence au-delà de Téhéran. Les idéaux de la révolution constitutionnelle ne disparaissent pas. Des troubles perdurent dans le pays. Dans le nord, les troupes russes doivent réprimer des protestations dans plusieurs villes. En décembre 1911, elles bombardent le site religieux chiite le plus sacré du pays, le mausolée de l’imam Reza à Machhad où des révolutionnaires se sont réfugiés. La Russie impose aussi son ordre à Tabriz où la répression est féroce. Dans la région du Guilan, le mouvement du Jangal (la Jungle) dirigé par Mirza Kuchek Khan continue entre 1915 et 1921 à faire vivre les idées de la révolution. La Constitution n’est par ailleurs pas abrogée. Aucun nouveau Majles n’est élu entre 1911 et 1914, mais un troisième Parlement entre en fonction en décembre 1914 pour environ une année. Le quatrième Parlement sera ensuite réuni en 1921.
Historiquement, l’industrie pétrolière iranienne est la plus ancienne de la zone du golfe Persique. La première concession minière incluant la possibilité d’exploiter le pétrole est attribuée par Nasser-ed-Din Shah au baron Reuter en 1872. Elle est annulée en 1889. Un autre citoyen britannique, William Knox D’Arcy, obtient en 1901 une nouvelle concession de Mozaffaredin. Attribuée pour une période de soixante ans, elle s’applique aux trois quarts du territoire persan, à l’exception des cinq provinces du Nord afin de ne pas « porter ombrage à la Russie » qui considère cette zone comme relevant de sa « sphère d’influence ». En contrepartie, la Perse reçoit 20 000 livres en espèces, 20 000 livres sous forme d’actions de la future société et 16 % des bénéfices éventuels de la compagnie, sans précision toutefois quant à leur mode de calcul. Cette ambiguïté permet aux Britanniques de minorer leurs versements à Téhéran.
Après des années d’explorations infructueuses, un gisement pétrolier est découvert en mai 1908 à Masjed-e Soleyman dans le sud-ouest des montagnes du Zagros. C’est la principale source de pétrole en Perse jusqu’à la fin des années 1920. En 1909, la concession D’Arcy se transforme en une nouvelle structure, l’Anglo-Persian Oil Company (APOC). Cette compagnie domine le secteur pétrolier persan jusqu’en 1951. Elle devient l’AngloIranian Oil Company (AIOC) en 1935 puis la British Petroleum Company en 1955. Étant donné les besoins vitaux de la marine britannique — qui passe en 1912 à la propulsion au mazout en remplacement du charbon —, Londres prend en 1914 la décision exceptionnelle d’acquérir une participation majoritaire dans cette société, une position conservée jusqu’en 1967.
Dans le contexte de la Première Guerre mondiale, la production pétrolière de Perse connaît une expansion considérable. Fin 1916, elle couvre un cinquième des besoins de la flotte britannique. La croissance accélère la modernisation industrielle et le développement des zones pétrolifères du sud du pays. La province pétrolière du Khuzestan se transforme en une enclave industrielle moderne, très différente du reste du pays. Certes, la jeune industrie pétrolière est davantage britannique que persane, mais son développement constitue le point de départ de l’aventure pétrolière dans la région du golfe Persique.
L’APOC construit dès 1912 un port et une raffinerie sur l’île d’Abadan, située à une cinquantaine de kilomètres du golfe Persique, sur le fleuve Shatt El Arab. Au départ, la raffinerie d’Abadan traite annuellement 120 000 tonnes de pétrole par an. En 1918, ses capacités de production sont portées à 1 million de tonnes. Elles atteignent 21 millions de tonnes en 1960. Cette raffinerie est la plus importante du monde, avant d’être pratiquement détruite lors de la guerre Iran-Irak de 1980-1988. Sa reconstruction a été entreprise par la République islamique à partir de 1989.
Malgré toutes les difficultés rencontrées et même si ses fondements démocratiques sont par la suite rarement respectés, la Constitution de 1906, avec quelques modifications, reste en vigueur jusqu’en 1979. Une des dispositions importantes du complément à la loi constitutionnelle, l’article 2 qui prévoit l’instauration d’un comité de cinq oulémas (Conseil des Gardiens) chargé de surveiller la conformité des lois avec les normes religieuses accompagné d’un droit de veto, n’a jamais été appliquée faute de candidature des clercs. Les promoteurs de la révolution islamique ne l’ont cependant pas oublié. La révolution constitutionnelle est le premier événement de ce genre au Moyen-Orient. Elle a rencontré en son temps un grand écho dans l’ensemble du monde musulman. Malgré ses faiblesses et ses ratés, elle a ouvert la voie à des transformations profondes en Iran et changé la donne politique dans ce pays. Elle est à l’origine de nouvelles institutions, de nouvelles formes d’expression politique et d’un nouvel ordre social. Selon l’historienne britannique Ann Lambton, elle marque la fin de la période médiévale en Iran. Même si elle reste toujours l’objet d’interprétations divergentes et soulève encore de nombreuses questions, la révolution constitutionnelle a permis à la société iranienne d’entrer de plain-pied dans le monde moderne.
Huit jours après le couronnement d’Ahmad Shah, la guerre éclate en Europe en août 1914. Ce conflit a des répercussions directes en Perse [Olson, 1984 ; Atabaki, 2006 ; Bast, 1997 et 2002]. Trois mois plus tard, l’Empire ottoman entre en guerre aux côtés de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie. Le 1er novembre 1914, Ahmad Shah déclare la neutralité du pays, sans avoir véritablement les moyens de la faire respecter. De fait, les forces armées russes et britanniques sont déjà présentes en Perse, tandis que l’entrée en guerre amène de nouveaux acteurs — les Ottomans et les agents allemands — à l’intérieur du pays. Dès novembre 1914, les forces ottomanes pénètrent dans la région du lac Urumieh avec l’aide de tribus kurdes locales. Elles avancent jusqu’à Tabriz en janvier 1915 avant d’être repoussées par les Russes. À l’automne 1916, elles prennent Kermanshah qu’elles conservent jusqu’en février 1917. Après la révolution russe de 1917, dans le sillage du retrait des troupes russes, les forces ottomanes occupent l’Azerbaïdjan iranien jusqu’à l’armistice de 1918. Les Ottomans ont pour objectif de combattre les Russes et d’unir les musulmans de Perse, d’Afghanistan et d’Inde dans une guerre sainte contre les puissances alliées. Plus tard, Enver Pacha essayera de promouvoir une politique panturque au Caucase et en Asie centrale afin de créer une entité politique turque de Constantinople à Kachgar. Au début du conflit, les Ottomans jouissent d’un important soutien en Perse en raison des sentiments antirusses et antibritanniques de la population mais aussi de l’existence d’un sentiment de solidarité panislamique. Ils le perdront progressivement du fait de leurs ambitions territoriales et de la dureté de leur occupation. L’Allemagne bénéficie aussi de sympathies dans la population persane. Face aux Britanniques, les agents allemands envoyés par Berlin — le plus célèbre étant Wilhelm Wassmuss, le « Lawrence allemand » — peuvent compter sur les forces nationalistes, la gendarmerie persane commandée par des officiers suédois souvent favorables à la Triple-Alliance et sur des éléments des tribus (Tangsir, Qashqaï, Khamseh, Boyer-Ahmadi, Kurdes, Bakhtiaris, Baloutches). Avec l’aide de ces derniers, Wassmuss mène des opérations dans le sud de la Perse, donnant du fil à retordre aux Britanniques. En 1915, les Allemands, actifs dans les villes du centre et du sud du pays, contrôlent une partie importante du territoire persan. Ils tentent d’amener le shah mais aussi l’émir d’Afghanistan à se joindre à la « guerre sainte » et à attaquer l’Inde britannique. Mais les envoyés allemands échoueront à convaincre l’un et l’autre de s’engager aux côtés de la Triple-Alliance. Dès 1916, le vent tourne en leur défaveur.
Face à ces menaces, les Russes disposent de la brigade cosaque persane, déployée à Tabriz, Qazvin et Téhéran, et de troupes dans le nord de la Perse. De son côté, la Grande-Bretagne consolide ses forces au sud du pays dès novembre 1914 et occupe Bassora en Mésopotamie pour protéger ses intérêts pétroliers. Au sud-ouest de la Perse, face à la menace ottomane et aux agents allemands, elle s’appuie sur les Bakhtiaris et sur Sheikh Kha’zal. En 1915, le gouvernement des Indes demande aux consulats britanniques de Machhad, de Bouchehr et du Sistan de recruter des auxiliaires locaux pour sceller les approches de la frontière avec l’Afghanistan et l’Inde en coopération avec les troupes russes déployées au nord-est de la Perse. Des Levy Corps sont formés et Londres met en place l’East Persia Cordon, composé d’unités de l’armée des Indes qui font leur jonction avec les cosaques russes. En 1916, pour remplacer la gendarmerie trop proallemande, la Grande-Bretagne crée sur le territoire de la Perse pourtant neutre une force d’environ 8 000 hommes, les South Persia Rifles (SPR). Elle est dirigée par Percy Sykes. Les SPR sécurisent avec succès le centre du pays où les Allemands sont actifs (Kerman, Yazd, Ispahan, Chiraz). Plus tard, à la suite de la révolution d’octobre 1917, les Britanniques prennent en charge les cosaques persans toujours dirigés par des officiers russes. Les zones occupées par les Russes (Ispahan, Khorasan) passent sous leur contrôle. Au début de 1918, pour combler le vide laissé par le départ des troupes russes, une force britannique (la Dunsterforce devenue ensuite la Norperforce) est déployée dans le nord de la Perse où elle se heurte aux activités du Jangal au Guilan. Les Britanniques interviennent aussi au-delà des frontières persanes, au Caucase et au Turkestan (région transcaspienne). Au cours de la guerre, les troupes russes et britanniques sont donc confrontées aux Ottomans mais aussi aux agents allemands et à leurs auxiliaires sur tout le territoire persan jusqu’aux frontières de l’Afghanistan, transformant la Perse en un champ de bataille souvent ignoré de la Première Guerre mondiale.
Dans le pays, après le déclenchement des hostilités, les gouvernements successifs ne parviennent pas à obtenir un soutien suffisant du Majles (le troisième), réuni à partir du 7 décembre 1914. Sur le plan diplomatique, dès le début 1915, Russes et Britanniques discutent de leurs intérêts après le conflit. Un véritable partage de la Perse est envisagé. Une série d’échanges diplomatiques en mars-avril 1915 forment la convention dite de Constantinople par laquelle Londres se voit attribuer en Perse le contrôle de la « zone neutre », définie par l’accord anglo-russe de 1907, en échange d’un contrôle russe sur les Dardanelles et les possessions européennes de l’Empire ottoman. De son côté, l’Allemagne, jouissant de sympathies dans l’opinion (un comité regroupant des nationalistes iraniens, le Persisches Komitee, dirigé par Seyyed Hasan Taqizadeh, est même installé à Berlin en 1915), tente de faire pencher le gouvernement persan en sa faveur en utilisant les sentiments antibritanniques et antirusses. Des négociations « secrètes » entamées par Berlin avec le Premier ministre persan dans un contexte militaire favorable à la Triple-Alliance en Europe sont éventées à l’hiver 1915. En réaction, les troupes russes avancent jusqu’à Karadj près de Téhéran, provoquant un mouvement de panique dans la capitale. L’évacuation de l’ensemble de l’appareil gouvernemental persan et du shah vers Qom est envisagée. Mais les Russes et les Britanniques, aidés du représentant français et de hauts dignitaires de la cour, persuadent Ahmad Shah de demeurer à Téhéran, ce qui constitue une victoire symbolique très importante. Ils ne peuvent cependant empêcher des députés, des hommes politiques, des intellectuels et des forces de la gendarmerie de quitter la capitale persane pour Qom dans un mouvement connu sous le nom de Muhajerat (l’émigration).
Deux pouvoirs persans coexistent ainsi pendant le conflit. D’un côté, on trouve le gouvernement central de Téhéran, avec le shah et un cabinet où les Alliés regagnent leur suprématie grâce à la désignation d’un Premier ministre anglophile dès décembre 1915. Sous la pression de la présence militaire russe au nord de la Perse, les cabinets successifs sont pro-Alliés jusqu’au printemps 1917. Dans le sillage de la révolution russe, la situation se complique ensuite pour Londres avec la nomination d’un gouvernement comptant des nationalistes hostiles à la présence britannique. Ce n’est qu’en août 1918 qu’un Premier ministre anglophile est réinstallé à Téhéran. Pendant le conflit, le pouvoir central n’exerce guère de contrôle sur le territoire persan en dehors de la capitale. En province, le siège du pouvoir se trouve dans les consulats russes et britanniques et dans les postes de télégraphe anglais. La tutelle anglo-russe lui porte par ailleurs préjudice aux yeux de nombreux Iraniens.
De l’autre côté, les muhajerin (émigrants) ont créé avec l’aide allemande un « Comité de défense nationale » (Komiteh-e Defa-e Melli). Ils suspendent le Majles (novembre 1915) et créent à partir de janvier 1916 un embryon de forces armées. Sous la pression militaire russe, ils quittent Qom pour Ispahan puis Kermanshah où ils établissent un « gouvernement provisoire » au début de 1916. En avril 1916, l’avancée russe l’oblige à trouver refuge en Mésopotamie. Mais il se réinstalle à Kermanshah six mois plus tard. Il est reconnu par l’Alliance, se présente comme le seul gouvernement légitime de la Perse et fait allégeance au shah. Soutenu par de nombreux Persans, il administre un territoire couvrant Kermanshah, Hamadan, le Kurdistan et le Lorestan. Mais son activité est affaiblie par ses dissensions internes, l’absence du shah resté à Téhéran, son manque d’expérience militaire et par les désaccords qui opposent Ottomans et Allemands. Face aux avancées militaires britanniques en Mésopotamie et au retrait des forces ottomanes, il quitte définitivement Kermanshah en février 1917. Plusieurs milliers de personnes prennent alors la route de l’exil [Atabaki, 2006].
La Perse sort de la Première Guerre mondiale dévastée et très affaiblie. Entre 1917 et 1921, des centaines de milliers de personnes sont mortes, victimes de la guerre, de la famine qui a sévi en 1917-1918, et des pandémies (typhus, grippe espagnole en 1918-1919). À Téhéran, on relève 50 000 morts sur une population de 300 000 habitants. À la fin du conflit, le gouvernement central ne contrôle directement que la capitale. Les troupes russes se sont retirées du territoire persan (1918) mais le comportement futur du pouvoir bolchévique présent au Caucase et au Turkestan à l’égard de la Perse constitue une inconnue. L’influence idéologique des Bolchéviques se développe. Le Parti de la Justice (Adalat), fondé pendant la Première Guerre mondiale et lié aux bolcheviques, actif au Caucase, en Asie centrale et dans les villes du nord de la Perse, tient son premier congrès sur le territoire persan à Anzali sur la Caspienne en juin 1920 sous la protection des troupes russes récemment débarquées (février 1920). Ce congrès donne naissance au Parti communiste d’Iran qui est directement intégré au Komintern [Zabih, 1966]. Par ailleurs, les provinces centrales du pays sont aux mains de potentats locaux ou de bandes de pillards. De nombreux groupes tribaux sont armés. Le Jangal, qui entre en contact pour des raisons tactiques avec les bolcheviques russes, contrôle une large portion de la riche province du Guilan. Il en chasse les Britanniques avec l’assistance des forces bolcheviques d’Anzali et déclare la constitution à Racht d’une « république socialiste soviétique du Guilan » le 4 juin 1920 [Chaquèri, 1995 ; Cronin, 2004].
De leur côté, si les Britanniques subissent un échec au Guilan, ils sont cependant sans rivaux en Perse à la sortie du conflit vu l’élimination de la Russie et leur présence militaire dans de nombreuses régions du pays. Profitant de leur position, ils essayent de consolider leur suprématie. La Grande-Bretagne entend protéger la sécurité de l’Inde et ses intérêts pétroliers. Elle craint par ailleurs l’expansion du bolchevisme. Aussi tente-t-elle d’asseoir son influence permanente en trouvant une « formule » pour empêcher les autres puissances de regagner de l’influence politique ou économique dans ce pays. L’architecte de la politique britannique de cette période est le ministre des Affaires étrangères, lord Curzon. Avec la complicité française, il isole diplomatiquement Téhéran en trouvant le moyen d’écarter la délégation persane de la Conférence de la paix à Versailles. À travers la signature d’un accord d’amitié et d’assistance anglo-persan (9 août 1919) avec le gouvernement dirigé depuis août 1918 par Vosouq al-Dowleh, Londres tente de réduire la Perse au statut de simple protectorat à travers le contrôle de ses relations extérieures, de ses forces armées et de ses finances. Mais, selon la Constitution persane, le traité doit être approuvé par le Majles. Cette disposition permet aux gouvernements persans qui succèdent à Vosouq al-Dowleh de manœuvrer face aux pressions britanniques [Ghani, 1998].
Londres cherche à passer outre cette question en mettant en application les dispositions du traité par l’envoi d’une mission militaire en novembre 1919 et d’une mission financière au printemps 1920. Mais les difficultés surgissent rapidement. La résistance au traité s’organise au sein du gouvernement persan et dans l’administration, gênant considérablement le travail de ces deux missions. Londres a complètement sous-estimé les sentiments nationalistes qui se sont développés en Perse à l’occasion du premier conflit mondial. De larges segments de l’opinion publique persane, allant des oulémas aux socialistes en passant par les nationalistes et les Jangalis, y sont très hostiles. À Tabriz, Sheikh Mohammad Khiabani déclenche une véritable révolte contre le traité entre avril et septembre 1920. Elle est écrasée, mais le mécontentement perdure. Norman, le nouveau représentant britannique arrivé en Perse en juin 1920, doit se rendre à l’évidence. La possibilité de faire adopter cet accord par un gouvernement persan s’éloigne rapidement [Ghani, 1998].
Sur le plan international, ce traité crée aussi des difficultés. La Grande-Bretagne se heurte aux réticences françaises et américaines et à l’hostilité du régime bolchevique qui s’inquiète pour sa sécurité de la mainmise britannique sur la Perse. Moscou a renoncé unilatéralement dès 1918 à tous les privilèges tsaristes dans le pays, y compris aux traités de 1907 et de 1915. Pour embarrasser Londres, la Russie a publié les dispositions de la convention de Constantinople. Tout en essayant de nouer des contacts avec Téhéran — une offre repoussée par Vosouq al-Dowleh mais exploitée par les gouvernements persans suivants pour priver les communistes persans de leur soutien extérieur et rétablir l’équilibre dans les relations extérieures de la Perse —, Moscou instrumentalise le traité anglo-persan en dénonçant la domination britannique. À ce contexte, il faut ajouter que la Grande-Bretagne est confrontée à des soulèvements en Égypte, en Irlande et surtout à une importante insurrection chiite en Mésopotamie voisine. Ces difficultés, auxquelles s’ajoute le poids financier croissant de l’entretien de ses troupes en Perse, l’amènent finalement à décider du retrait de ses forces pour le printemps 1921.