Dans le contexte d’opposition au traité anglo-persan, de retrait programmé des troupes britanniques, d’inefficacité des élites qadjar et d’essor de l’influence bolchevique, l’idée de trouver un homme fort providentiel, capable d’assurer une stabilité à la Perse, fait son chemin auprès des représentants de Londres à Téhéran. Dans le pays, l’idée d’un État fort susceptible d’assurer l’ordre, d’entreprendre des réformes, de protéger l’unité nationale et de s’opposer aux ingérences étrangères est aussi populaire dans de nombreux cercles. Mais le choix des candidats et l’initiative de leur promotion initiale reviennent à Herman Norman et, surtout, au général britannique Edmund Ironside, arrivé en Perse en octobre 1920 pour coordonner le retrait des troupes de Londres. Ce dernier prend l’initiative de consolider la brigade cosaque persane. Les Britanniques obtiennent du shah le remplacement des officiers russes par des Persans. C’est dans ce contexte que Reza Khan, un colonel originaire du Mazanderan, dont les qualités personnelles et les compétences militaires ont attiré l’attention de la mission militaire britannique, est choisi par Ironside pour réorganiser et assurer de facto le commandement de la brigade. Très tôt, Ironside a vu dans Reza Khan un homme capable de maintenir la sécurité et l’ordre en Perse après le départ des forces britanniques. Il le tient en plus haute estime que le faible souverain qadjar et semble même, d’après son journal, l’avoir considéré comme le leader dont la Perse avait besoin pour se réformer [Sabahi, 1990 ; Ghani, 1998 ; Richard, 2009].
De son côté, Norman promeut l’ascension du journaliste nationaliste Seyyed Zia al-Din Tabatabai, en raison de son anglophilie et de son opposition au bolchevisme. Ce dernier est très atypique pour la Perse de l’époque. C’est un « self-made man » qui n’appartient à aucun parti politique et n’a pas de lien avec les grandes familles de propriétaires terriens ou avec la cour. Les Britanniques favorisent probablement les contacts entre ces deux hommes. De son côté, le général Ironside laisse entendre à Reza Khan que la Grande-Bretagne n’interviendra pas en cas d’action entreprise par les cosaques contre le gouvernement.
Dans ce contexte, le 21 février 1921, 2 500 hommes de la Brigade cosaque stationnés à Qazvin, avec à leur tête Reza Khan, marchent sur Téhéran et s’emparent de la ville pratiquement sans opposition. Aujourd’hui encore, de nombreux Iraniens pensent que le coup d’État de 1921 a été organisé directement par Londres. Mais cette interprétation populaire ne résiste pas à une analyse historique sérieuse. Les représentants de Londres n’ont ni planifié le coup d’État ni contrôlé l’action de ses organisateurs. Les Britanniques ignoraient ce que ces derniers comptaient faire une fois au pouvoir. Par ailleurs, plus essentiel que les interrogations sur le degré exact de l’implication britannique, il faut constater que le coup de force n’aurait pu réussir sans un large soutien d’importants segments de la bureaucratie, des marchands, de l’intelligentsia et de l’armée.
À la suite de ce coup de force, un gouvernement est formé avec Seyyed Zia al-Din Tabatabai comme Premier ministre. Reza Khan devient commandant en chef de l’armée (sardar-e sepah). La loi martiale est instaurée. Des dizaines de riches notables, y compris des anglophiles notoires, sont arrêtés sur ordre de Seyyed Zia. Ce dernier souhaite se concilier les progressistes. Il annonce des réformes dans les secteurs de la justice, des finances, du commerce, de l’agriculture, de la santé, de l’éducation. Mais il n’a pas prévu les moyens de les réaliser. Peu de progrès sont enregistrés. Parmi ses décisions importantes, il faut mentionner l’abrogation de l’accord anglo-persan de 1919. Il s’agit d’une nécessité pour sa survie politique vu l’impopularité de ce traité dans l’opinion. Seyyed Zia ménage pourtant Londres. Sa politique est essentiellement anglophile. Ayant abrogé le traité, il met en œuvre de facto ses dispositions. En dépit de cette bonne volonté et de l’appui de Norman, il ne parvient pas à convaincre Curzon de le soutenir financièrement, ce qui affaiblit considérablement ses chances de réussite. Parallèlement, Seyyed Zia signe le 26 février 1921 le traité négocié par les gouvernements précédents avec le régime bolchevique. La Perse ne peut se permettre de s’aliéner ce puissant voisin.
Moscou dispose de troupes au Guilan et soutient le Jangal. En dépit des craintes quant à ses intentions, il est plus prudent de trouver un accommodement. Le traité est d’ailleurs favorable à Téhéran. La Russie bolchevique y condamne les « politiques violentes et coercitives » du régime tsariste, rompant officiellement avec les pratiques russes anciennes. Ce choix lui vaut un regain de popularité en Perse. Le traité annule le système des capitulations et tous les traités signés avec Téhéran. La banque russe est dissoute et tous les projets de Moscou en Perse sont transférés au pouvoir persan (industries, communications, transports) à l’exception des pêcheries en Caspienne. Les relations commerciales sont discutées au sein d’une commission conjointe soviéto-persane. Mais Moscou entend aussi protéger sa sécurité sur son flanc sud. Aussi le traité d’amitié contient-il une disposition où les deux parties s’engagent à ne pas autoriser la formation ou l’existence sur leur territoire respectif d’un quelconque groupe dont l’objectif est d’engager les hostilités contre l’autre partie. La Russie se voit reconnaître le droit d’intervenir militairement en Perse pour combattre de telles formations hostiles, ce qui inquiète le Majles. Il n’accepte de ratifier le traité qu’après une année d’hésitations. Malgré la signature de cet accord, les relations entre Moscou et Téhéran restent problématiques. La légation soviétique poursuit sa propagande contre Seyyed Zia, considéré comme un instrument de la Grande-Bretagne. Après sa chute, si Moscou complète finalement le retrait de ses troupes du Guilan en septembre 1921 — les Britanniques ont évacué les leurs de Perse en mai —, l’essor de l’influence idéologique soviétique en Perse et la montée en puissance économique de l’URSS continuent d’indisposer Téhéran [Lenczowski, 1949].
Seyyed Zia se maintient au pouvoir cent jours. Pendant cette courte période, il s’aliène le shah, de nombreux hommes politiques et finalement Reza Khan, en proposant la nomination d’officiers britanniques dans l’armée persane alors que ce dernier y est farouchement opposé. Finalement, en accord avec Ahmad Shah, Reza Khan obtient le départ de Seyyed Zia le 24 mai 1921. Un nouveau Premier ministre est nommé. Les politiciens et les grands propriétaires emprisonnés sont libérés. Dans le nouveau cabinet, Reza Khan cumule les fonctions de ministre de la Guerre et de commandant en chef de l’armée, s’assurant ainsi un véritable contrôle sur le gouvernement. À ce poste, il élargit ses soutiens en se rapprochant du parti de la réforme au sein du quatrième Majles (1921-1923) et rehausse son prestige en renforçant les forces armées. La gendarmerie, la brigade cosaque, la police et les SPR fusionnent. Des officiers persans commanderont la nouvelle armée [Cronin, 1997].
Parallèlement, Reza Khan s’intéresse à la réorganisation des finances publiques pour assurer la réussite de sa modernisation militaire. Il appuie la mission dirigée par Arthur Millspaugh (1922-1927), un spécialiste américain engagé par le gouvernement persan [Millspaugh, 1925]. Cette mission permet à Téhéran d’améliorer la collecte des taxes et, partant, les finances publiques. Grâce au renforcement des capacités militaires, Reza Khan peut mener des opérations contre divers mouvements rebelles afin de rétablir l’autorité du pouvoir central et d’unifier la Perse. Dès août 1921, il lance une campagne contre le Jangal que les bolcheviques ne soutiennent plus depuis la conclusion de l’accord soviéto-persan. Mirza Kuchek Khan trouve la mort dans les montagnes. Sa tête est rapportée à Téhéran en décembre 1921, mettant un point final à l’insurrection. Cette campagne victorieuse renforce le prestige de Reza Khan et rassure les Britanniques sur ses sentiments antibolcheviques. Le nouveau représentant de Londres à Téhéran, Percy Loraine, conclut qu’il est de l’intérêt de la Grande-Bretagne de soutenir le gouvernement central persan et Reza Khan en particulier. Ce dernier utilise d’ailleurs à son profit la crainte de Londres face au bolchevisme, en se présentant comme le seul rempart efficace face à cette menace. La reprise de l’assistance financière britannique facilite en retour la modernisation de l’armée persane. Grâce à la consolidation des forces armées, Reza Khan peut entreprendre des opérations militaires au Khorasan (1922), à Tabriz (1922) et au Kurdistan (1922). Plus tard, entre 1922 et 1925, des opérations visent aussi les fédérations tribales bakhtiari, lor, shahsevan, turkmène et baloutche. La réduction de la puissance des tribus figure au cœur de ses préoccupations. Reza Khan considère en effet cette puissance comme un obstacle majeur à la création d’un État moderne et centralisé. Aussi va-t-il s’atteler à la réduire de manière pragmatique, utilisant non pas tant la force — une option toujours incertaine comme le démontrent les campagnes au Louristan — que l’exploitation des vulnérabilités politiques et financières des dirigeants des tribus. Une politique de cooptation des dirigeants tribaux est ainsi mise en place avec un certain succès (nomination comme gouverneur de région, place de député au Majles). Au sud-ouest de la Perse, la politique de Reza Khan se heurte cependant aux intérêts de la Grande-Bretagne. Londres hésite à sacrifier ses alliés tribaux traditionnels. De son côté, Reza Khan choisit de lancer une expédition militaire au Khuzestan. Après une période d’incertitude, le Foreign Office, craignant de saper son autorité et de le pousser dans les bras des Soviétiques, opte finalement pour sa politique centralisatrice et se résout à abandonner le puissant Sheikh Kha’zal. Ce dernier est écarté en novembre 1924. Il sera maintenu en résidence surveillée à Téhéran jusqu’à sa mort en 1936. Ce succès renforce considérablement l’aura de Reza Khan. Ces diverses campagnes, bien exploitées par la propagande, sont largement soutenues par l’opinion publique nationaliste [Ghani, 1998].
L’ascension de Reza Khan vers le pouvoir se poursuit par étapes entre 1922 et 1925 au sein de gouvernements successifs. En 1923, tout en conservant la mainmise sur les forces armées, il persuade le shah d’entreprendre un voyage en Europe et de le nommer Premier ministre. Reza Khan concentre dès lors davantage de pouvoirs que le shah et devient de facto le dirigeant de la Perse. Il continue cependant à faire profil bas et à travailler avec le Majles. Une tâche parfois malaisée. Ainsi, au sein du quatrième Majles, sa volonté d’introduire un service militaire obligatoire de deux ans lui vaut l’opposition des grands propriétaires et des oulémas. Il lui faut chercher de nouvelles alliances politiques. Il se rapproche des socialistes et du Parti du renouveau (Tajaddod) dont les leaders — certains seront très proches de lui pendant son règne — favorisent la mise en place d’un État central fort, modernisateur et capable d’assurer l’indépendance du pays. Le cinquième Majles, entré en fonction en janvier 1924, approuve un large programme de réformes portant sur l’abolition des titres nobiliaires, l’introduction des noms de famille, l’adoption de nouvelles taxes destinées à financer la mise en place d’un chemin de fer transiranien, l’introduction du système métrique et l’adoption d’un calendrier persan solaire débutant à l’Hégire. Toujours en 1924, Reza Khan, inspiré par l’exemple de Mustafa Kemal en Turquie, caresse le projet de transformer la Perse en une république. Mais cette réforme, qui jouit du soutien d’une partie de l’intelligentsia et de la majorité du Majles, est trop radicale pour les conservateurs et pour le clergé. Face à la montée de l’opposition à ce projet, fragilisé, Reza Khan doit reculer. La mise au pas de Sheikh Kha’zal et les gages qu’il donne au clergé en effectuant notamment un pèlerinage dans la ville sainte chiite de Nadjaf en Irak, l’aident à regagner sa popularité. Après s’être assuré que la Grande-Bretagne ne réagira pas, Reza Khan se débarrasse finalement des Qadjar. En octobre 1925, il obtient du Majles, à l’unanimité moins quatre voix, la déposition d’Ahmad Shah et de la dynastie qadjar. Une assemblée constituante avalise, à l’unanimité moins trois voix, en décembre 1925, l’avènement de la nouvelle dynastie « Pahlavi », un nom qui se réfère à la Perse antique et à l’« héroïsme » (palavan en persan). Reza Khan se couronne lui-même en 1926. Quant à Ahmad Shah, il meurt en exil à Paris en 1930.
Dès 1926, Reza Shah lance un vaste programme de modernisation, de centralisation, de développement socio-économique et d’« iranisation » du pays [Elwell-Sutton, 1941 ; Banani, 1961 ; Ghani, 1998]. Les réformes proposées sont discutées par les intellectuels persans depuis le tournant du siècle. Mais Reza Shah les met en œuvre. Il s’agit tout simplement d’essayer de transformer la Perse en un État puissant, unifié, centralisé, moderne et réellement indépendant, capable de contrôler son territoire et d’y maintenir l’ordre. L’objectif est aussi de résister aux ingérences étrangères et de traiter d’égal à égal avec les puissances occidentales. Pour atteindre cet objectif, il n’hésite pas à recourir aux spécialistes, aux idées, aux techniques et aux sciences de l’Occident. Dans son action, il est soutenu par la majorité de l’intelligentsia et la classe moyenne urbaine. Il est secondé par des hommes formés en Occident ou imprégnés d’idées occidentales, comme Teymourtash, Taqizadeh ou Davar, qui partagent son idéal de modernisation et de redynamisation du pays.
Sa priorité va au renforcement de l’État et à la formation d’une armée nationale digne de ce nom. Il agit dans un style autoritaire, produit de son éducation militaire et aussi de son époque. Il a sous les yeux le modèle kemaliste en Turquie et l’autoritarisme ambiant des années 1930 [Atabaki et Zürcher, 2004]. Pour faciliter ces changements, il établit un cabinet qui lui est inféodé. Il n’hésite pas à restreindre les libertés et à limiter drastiquement le rôle du Majles. Il contrôle le choix des députés et supprime leur immunité, interdit les partis politiques, ferme les journaux indépendants et se débarrasse des politiciens trop critiques. Il n’hésite pas non plus à user de brutalité contre ses opposants. Pendant les années 1930, ses tendances autoritaires et son arbitraire s’accentuent. Il en vient à écarter ses proches collaborateurs et même à se méfier du corps des officiers, ce qui le conduit à s’appuyer principalement sur la police plutôt que sur l’armée. Sa capacité à imposer ses décisions sur le terrain s’érode progressivement et il sera très isolé en 1941. L’attitude publique face à son action est ambivalente. Il bénéficie au départ de larges soutiens au sein de la population. Mais certains groupes lui sont hostiles pour diverses raisons : les membres des tribus et les nomades pour sa brutalité à leur égard — notamment dans le cadre de sa politique de sédentarisation forcée —, les marchands du bazar pour sa politique économique et ses attaques contre la religion, et les intellectuels, surtout la nouvelle génération formée en Europe, pour son autoritarisme, l’absence de liberté et aussi son appétit pour la terre qu’il accumule pendant son règne. Quant au clergé, il n’apprécie guère le modernisme du nouveau shah, ni l’occidentalisation qui érode sa puissance traditionnelle. Les critiques étrangères sont aussi nombreuses. Malgré son autoritarisme, voire sa « tyrannie » en fin de règne, ses résultats mitigés et ses échecs (lutte contre la corruption, inadaptation de certains projets aux possibilités industrielles réelles du pays, dirigisme rigide), nombreux sont ceux qui, comme l’historien A. Kasravi, lui accordent tout de même le mérite de la « transformation » du pays. Il est vrai que son action, pendant un règne de moins de vingt ans, a été énergique. L’Iran des années 1940 — puisque, dès 1935, ce nom que les Iraniens utilisent depuis toujours pour désigner leur pays est imposé aux chancelleries étrangères — est bien différent de la Perse qadjar.
Reza Shah renforce considérablement l’appareil étatique et la bureaucratie. Le pays ne comptait que quatre ministères au XIXe siècle. Il y en a onze, employant plus de 90 000 fonctionnaires, en 1941. Une nouvelle structure administrative est établie pour gérer le territoire iranien. Les provinces passent de huit à quinze et sont organisées en départements, municipalités et districts ruraux. Les représentants aux différents niveaux sont choisis par le pouvoir central. Son contrôle s’étend donc à toutes les divisions du territoire. Cet accroissement de l’appareil étatique est rendu possible grâce à l’amélioration des rentrées financières de l’État. Elles proviennent principalement des royalties sur le pétrole, de la récupération des arriérés d’impôts, de l’augmentation des droits de douane et enfin de la création de nouveaux impôts sur les biens de consommation. Dès 1922, l’action du conseiller américain du gouvernement iranien, A. Millspaugh, est décisive dans les trois derniers domaines.
La création de l’armée nationale occupe personnellement Reza Shah tout au long de son règne. Certaines réformes lancées à partir de 1925 dans d’autres secteurs s’expliquent en partie par cette préoccupation centrale. Un plan pour créer une armée de 50 000 hommes est annoncé dès janvier 1922. Les officiers étrangers sont écartés et remplacés, à quelques exceptions près, par des officiers iraniens dont certains sont formés en Europe. Reza Khan fait voter la loi sur le service militaire obligatoire en juin 1925.
Cette mesure centrale de sa politique devient effective dans les années 1930 après avoir rencontré de fortes résistances dans les campagnes et de la part des tribus. Elle est complétée en 1936 et révisée en 1938. En 1941, l’armée iranienne aligne 18 divisions soit 127 000 soldats et une réserve théorique mobilisable de 400 000 hommes. Des équipements militaires modernes sont acquis à l’étranger. Une force aérienne est créée et une marine établie dans le golfe Persique en 1932. Pour assurer la sécurité, Reza Shah renforce aussi la gendarmerie rurale (Amnieh) et la police urbaine.
Ce développement massif des forces armées engloutit une part importante du budget au détriment d’autres réformes possibles. Entre 1921 et 1941, l’État y consacre chaque année en moyenne 33,5 % de ses revenus. Pratiquement toutes les rentrées pétrolières — elles ne dépassent cependant pas à cette époque au maximum 25 % des revenus de l’État — sont dépensées en matériels militaires. Les rapports de Reza Shah avec A. Millspaugh se dégradent d’ailleurs en raison des critiques de ce dernier au sujet des dépenses militaires excessives. Il quitte l’Iran en 1927. Malgré ces développements impressionnants, l’efficacité de l’armée iranienne reste à démontrer. Si elle assure bien le maintien de l’ordre et de l’autorité du gouvernement central sur l’ensemble du territoire national et participe au renforcement du prestige du shah, sa taille est disproportionnée pour les besoins du pays. Plus fondamentalement, elle est incapable de faire face à des forces militaires modernes lorsqu’elle est confrontée aux troupes anglo-soviétiques en août 1941.
L’action de Reza Shah concerne aussi les infrastructures. Une large proportion du budget de l’État est consacrée aux transports et communications. En 1927, l’Iran ne dispose que de 8 500 kilomètres de routes carrossables. En 1938, il en comptera 24 000. Le développement du réseau routier contribue à l’intégration de l’économie nationale, réduit considérablement le temps de transit et les coûts de transport des marchandises et accroît l’accessibilité de tout le territoire iranien. Une autre réalisation du règne de Reza Khan touche aux chemins de fer. En 1925, le pays n’en compte que 250 kilomètres. La construction entre 1927 et 1938 du chemin de fer transiranien reliant la mer Caspienne au golfe Persique en ajoute 1 394. Il est financé entièrement par l’Iran grâce à une taxe spéciale sur l’importation du thé et du sucre dont l’État s’attribue le monopole en 1926. Les travaux sont confiés à des ingénieurs étrangers de pays qui n’ont aucun intérêt politique ou économique historique en Iran. Cette ligne comptant plus de 4 700 ponts et 240 tunnels est inaugurée en 1938. Ses travaux d’extension vers Tabriz et Machhad seront interrompus par l’invasion anglo-soviétique de 1941. Elle souffre cependant de faiblesses. Elle n’est ainsi pas reliée au réseau ferré international. Sa dimension économique a été en partie négligée. Elle ne dessert pas les centres économiques les plus actifs du pays. Elle sera en revanche très utile aux Alliés pour approvisionner l’URSS durant la Seconde Guerre mondiale [Sherwen, 1979]. Par ailleurs, des lignes aériennes reliant l’Iran à l’étranger mais aussi les principales villes du pays sont mises en place dès les années 1920 avec l’aide de la firme allemande Junkers, jetant les bases d’Iranair. Le téléphone se répand dans les années 1930 et, en 1939, l’État crée Radio Iran.
Reza Shah entreprend aussi l’industrialisation systématique du pays. D’importants investissements publics sont réalisés dans le cadre d’une politique de substitution des importations. Il encourage l’initiative privée par des mesures fiscales favorisant l’importation de machines modernes et la création de nouvelles usines. Mais ce recours au secteur privé est insuffisant en raison du manque de capitaux et de confiance dans la stabilité à long terme du pays. Pour pallier cette faiblesse, les efforts d’industrialisation s’intensifient à l’initiative directe de l’État qui crée des industries, avec une priorité pour l’industrie légère (textile, sucreries, agroalimentaire, huileries, distilleries, conserveries, cimenteries, production chimique, électricité, fabrication de savon, de boissons, de verre, de papier, d’allumettes, de cigarettes, travail du cuir, thé, etc.). Au cours des années 1930, 260 usines sont établies. À la fin de la décennie, l’État s’intéresse aussi à l’industrie lourde avec un projet de fonderie et d’aciérie mené en coopération avec l’Allemagne [Amirsadeghi et Ferrier, 1977 ; Lenczowski, 1978].
Dans le domaine pétrolier, Reza Shah commence à remettre en cause la toute-puissance de l’APOC en Iran en questionnant le montant des revenus pétroliers versés par la compagnie au gouvernement persan aux termes de la concession D’Arcy. Des négociations sont ouvertes en 1928 pour trouver un compromis plus acceptable. Elles se poursuivent plusieurs années sans résultat tangible. La réduction sévère des redevances versées par l’APOC à la Perse en 1931 au motif de crise économique et d’investissements exaspère Reza Shah qui intervient brutalement. Le 26 novembre 1932, il annule unilatéralement la concession D’Arcy de 1901 à la surprise des Britanniques. Londres rejette le droit de la Perse de mettre un terme unilatéral à l’accord de concession et porte le conflit devant la Société des Nations (SDN) à Genève en décembre 1932. Edouard Benes, le ministre tchèque des Affaires étrangères, est chargé de la médiation. Il encourage les deux parties à trouver un terrain d’entente. Cinq mois plus tard, en avril 1933, le président de l’APOC, sir John Cadman, et Reza Shah parviennent à s’accorder après plusieurs rencontres. Un nouvel accord est finalisé. Il est ratifié par le Majles le 28 mai 1933 et reçoit l’assentiment officiel de Reza Shah le lendemain. En échange d’une prorogation du terme de la concession de 1961 à 1993, le nouvel accord prévoit la diminution drastique de son extension géographique (elle est réduite de 80 % par rapport à la concession D’Arcy), l’accélération de l’« iranisation » de la main-d’œuvre de l’APOC et un accroissement des royalties grâce à une meilleure méthode du calcul fondée sur les volumes de pétrole produit et les dividendes versés aux actionnaires.
Sous Reza Shah, des progrès sont réalisés dans l’exploitation des ressources minérales du pays (charbon, antimoine, manganèse, sels, oxyde de fer). En matière de commerce extérieur, l’État établit des monopoles pour protéger son industrialisation et contrôle les taux de change avec pour résultat le renforcement des liens économiques avec des pays à faibles devises comme l’URSS et l’Allemagne. Ces deux pays dominent les échanges de l’Iran pendant les années 1930. Des codes de commerce sont adoptés et la première chambre de commerce du pays est créée en 1930. En matière financière, l’État crée la banque Melli (la Banque nationale) en 1927 et d’autres établissements bancaires spécialisés. En revanche, alors que l’Iran est un vaste pays agraire, le secteur agricole est largement ignoré des programmes de réformes. Aucune avancée n’est réalisée quant à la question fondamentale de la réforme foncière. Si les grands propriétaires terriens et les élites tribales tirent profit de ce règne, la condition des paysans et des simples membres des tribus ne s’améliore guère. L’action du monarque visant les nomades est particulièrement brutale. Le nomadisme pastoral est interdit et les nomades sont sédentarisés de force, quel que soit le coût humain et économique de cette mesure. Le bilan de son règne est d’autant plus maigre en matière agricole que, là où des progrès sont réalisés (production de la betterave sucrière, riz, thé, tabac, soie), ils sont souvent liés à l’exploitation des nombreuses terres que le shah a accaparées dans les provinces caspiennes (Mazandaran, Guilan, Gorgan).
Reza Shah réforme l’éducation nationale [Banani, 1961 ; Menashri, 1992]. En s’appuyant sur les modèles occidentaux, l’État réorganise et répand l’enseignement y compris pour les filles, modernise et iranise son contenu et forme les maîtres. Dans un esprit d’homogénéisation culturelle et d’unification nationale, il encourage la réforme de la langue persane en l’expurgeant des mots arabes et renforce son utilisation dans le cursus scolaire au détriment des langues locales. Des écoles techniques sont créées. Les écoles primaires et secondaires se multiplient. Leur cursus se renouvelle avec l’introduction des sciences modernes. L’éducation physique et le scoutisme sont introduits. Le pays compte 650 écoles en 1923 dont environ 250 relèvent de l’État. En 1941, il administre 2 336 écoles primaires rassemblant 210 000 élèves et 241 établissements secondaires comptant 21 000 élèves dont 4 000 filles. L’Iran ne disposait que d’un seul collège de formation des enseignants. Il en a 36 en 1941. Grâce au financement de l’État, des étudiants se forment en Europe. Reza Shah fonde également l’université de Téhéran en 1935 en réunissant des grandes écoles déjà existantes. Il étend le nombre de ses facultés et départements. Elle compte 3 300 étudiants en 1941. Il établit aussi des programmes de formation pour adultes. Des dizaines de milliers d’Iraniens en bénéficient. Grâce au service militaire, de nombreux jeunes garçons apprennent à lire et écrire le persan (mais aussi à le parler pour ceux qui ne sont pas persanophones de langue maternelle). Sous l’action de Reza Shah, la mainmise traditionnelle du clergé sur l’éducation est considérablement réduite. Si, à la fin de son règne, le système éducatif est encore jugé de petite taille, essentiellement urbain, formaliste et élitiste, il n’en constitue pas moins une base essentielle pour l’avenir du pays.
Le système juridique iranien connaît aussi une réforme profonde allant dans le sens d’une sécularisation. La puissance traditionnelle de la charia et du clergé en matière juridique est réduite par l’introduction progressive d’une nouvelle organisation juridique où les oulémas sont écartés des cours, et de nouvelles normes inspirées de l’Occident en matière civile et pénale. Des références à la charia subsistent toutefois en matière de statut personnel. Un nouveau ministère de la Justice est établi dès 1927 avec un personnel souvent formé en Europe. Un nouveau code civil est présenté au Majles dès 1928. Sa version définitive date de 1940. Un nouveau code pénal est établi dans sa forme définitive en 1939. Parallèlement, Reza Shah met unilatéralement fin en 1928 aux capitulations, privilèges juridiques extraterritoriaux dont bénéficient les puissances occidentales.
Les poids et les mesures sont unifiés, le système métrique adopté et un temps standard fixé pour l’ensemble du pays. En matière culturelle, Reza Shah crée une académie (Farhangestan) sur le modèle de l’Académie française pour veiller à la pureté de la langue persane. Une commission géographique supervise l’iranisation de la topographie. Une société de l’héritage national crée un musée national et une bibliothèque nationale. Pour renforcer le patriotisme, une presse publique veille à la glorification du passé de l’Iran et à la pureté de la langue persane.
Dès 1928, une loi vestimentaire interdit les tenues traditionnelles y compris pour les tribus, et impose des codes vestimentaires occidentaux aux hommes. Reza Shah favorise l’amélioration du statut des femmes et l’extension de leurs droits. Il encourage le dévoilement des Iraniennes avant d’adopter, en 1936, une loi qui interdit purement et simplement le port du voile. Les membres féminins de la famille royale montrent l’exemple et la police veille à l’application de la loi. Reza Shah va dans ce domaine plus loin que Mustafa Kemal. Cette décision radicale est très mal perçue par les milieux traditionalistes et engendre de fortes résistances et des violences. Pour de nombreuses femmes, c’est aussi une expérience traumatique au regard de leurs valeurs religieuses. Certains historiens considèrent que, loin de contribuer à l’émancipation des femmes, cette mesure l’a au contraire ralentie [Sanasarian, 1983 ; Richard, 2009]. Les initiatives féministes prennent cependant aussi de l’ampleur pendant son règne [Beck et Nashat, 2004]. Beaucoup de femmes resteront d’ailleurs dévoilées après l’abdication et l’exil de Reza Shah.
L’urbanisation progresse en Iran. Téhéran connaît d’importantes transformations (planification urbaine, création de bâtiments publics, places, avenues, stades, cinémas…). L’éclairage électrique urbain y est installé en 1925. L’électricité municipale en 1929. L’électricité se répand aussi dans les villes de province. Des améliorations sont apportées aux infrastructures de santé publique (hôpitaux, dispensaires, création d’un Institut Pasteur à Téhéran). Il n’y avait en 1924 que 905 médecins pour tout le pays, soit un ratio de 1 pour 16 800 habitants. En 1935, il y en a 1 pour 4 000 habitants. Malgré tout, la mortalité infantile reste élevée [Banani, 1961].
Reza Shah réduit la mainmise du clergé dans l’éducation, la justice et la vie quotidienne. Il essaye de le placer sous le contrôle de l’État. Mais il ne va pas aussi loin que Mustafa Kemal dans le domaine de la sécularisation. Les oulémas, plus puissants au départ en Iran qu’en Turquie, conservent une large autorité auprès de la population. Ils effectueront un retour en force après son abdication. Certains ne lui pardonneront pas sa politique anticléricale. Son mausolée situé à Rey sera détruit sur ordre de Khomeyni en 1979.
Enfin, en politique étrangère, Reza Shah reste prudent dans ses relations avec les deux puissances européennes voisines du territoire iranien [Mahdavi, 1994]. Divers traités sont ainsi conclus tant avec l’URSS (utilisation des fleuves à l’est de la Caspienne, évacuation du port d’Anzali, création de pêcheries mixtes, traité de garantie et de neutralité, divers traités de commerce) qu’avec la Grande-Bretagne (traité de commerce, accord sur le traitement des nationaux britanniques). Ce qui n’empêche pas certaines turbulences dans les relations avec ces deux États durant son règne. Pour limiter leur influence et élargir la sécurité et l’indépendance politique et économique de l’Iran, Reza Shah tente de nouer des liens avec les pays voisins indépendants. Il établit des relations stabilisées avec l’Afghanistan et l’Irak et de proximité avec la Turquie, le seul pays où il se rend en visite officielle pendant son règne (1934). Il conclut un pacte d’amitié et de non-agression avec Ankara, Kaboul et Bagdad en 1937 (pacte de Saadabad). Un traité d’amitié est signé avec l’Arabie saoudite en 1929. L’Égypte retient aussi son attention. Par ailleurs, Reza Shah renforce la visibilité internationale de l’Iran par la participation aux travaux de la SDN dont Téhéran est membre fondateur. Il élargit les relations extérieures iraniennes en signant des traités d’amitié avec la Suisse en 1934, le Mexique et l’Argentine en 1938 et le Japon en 1939. À la recherche d’une troisième force pour contrebalancer Londres et Moscou, il développe dès les années 1920 des liens substantiels avec l’Allemagne, État avec lequel l’Iran n’a eu dans son histoire aucun contentieux politique. Un traité commercial est signé en 1929. La part allemande dans le commerce extérieur iranien, inférieure à 10 % au début des années 1930, atteint 45 % en 1940. Berlin fournit des machines, des équipements lourds et des techniciens. Ses architectes élaborent les plans de nombreux édifices publics et le ministre allemand de l’Économie visite l’Iran en 1936. Face aux développements en Europe, Téhéran déclare sa neutralité en septembre 1939. Mais, dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale et surtout de l’invasion nazie de l’URSS au printemps 1941, sa proximité avec Berlin inquiète les Alliés. À l’été 1941, la présence de techniciens allemands sert de prétexte à l’occupation du territoire iranien et à la déposition de Reza Shah par les forces anglo-soviétiques [Stewart, 1988]. Le shah est exilé à l’île Maurice puis en Afrique du Sud où il meurt en juillet 1944.