IV / Le règne de Mohammad-Reza Shah

De la Seconde Guerre mondiale à la chute du Dr Mossadegh

Le 16 septembre 1941, trois semaines après l’invasion de l’Iran par les troupes soviétiques et britanniques, Reza Shah abdique en faveur de son fils Mohammad-Reza. Avant de s’exiler, il a pris soin, le 28 août, de rappeler au gouvernement Mohammad-Ali Foroughi, écarté des affaires en 1935 à la suite de la répression violente de manifestations dans le mausolée de Machhad. Homme d’État avisé et intellectuel très respecté, Foroughi organise sans heurt la transition dans un contexte interne et international très difficile. Il convoque le Majles devant lequel le nouveau shah prête serment le 17 septembre. Le même jour, les forces britanniques et soviétiques entrent dans la capitale. À l’hiver 1941-1942, des troupes américaines se joindront à elles.

Le nouveau souverain est un jeune homme inexpérimenté qui, en 1931, à l’âge de 12 ans, est entré au collège Le Rosey, à Rolle, en Suisse. De retour en Iran en 1936, il suit des études à l’école militaire d’où il sort en 1938 avec le grade de sous-lieutenant. L’année suivante, il épouse la princesse Fowzieh, sœur du roi Farouk d’Égypte. Mohammad-Reza Shah, par son éducation, son séjour en Europe, sa connaissance du français et de l’anglais, et son goût pour le sport, a un profil très différent de celui de son père. Le caractère réservé du jeune roi contraste également avec l’autorité naturelle de Reza Shah [Afkhami, 2009].

Au début de son règne, Mohammad-Reza Shah s’appuie sur le Parlement et montre une réelle volonté de mener ses actions politiques dans le cadre de la Constitution de 1906. La levée de la censure contribue à la naissance de journaux et de revues de tendances très diverses. Des personnalités d’avant la formation de la dynastie Pahlavi, comme M. Mossadegh et Seyyed Zia, réapparaissent sur la scène politique. Les chefs de tribu réaffirment leur pouvoir politique régional et cherchent à relancer l’ancien système tribal. Les Britanniques utiliseront d’ailleurs les dirigeants des tribus du sud du pays pour les opposer à l’influence soviétique en 1946 (Mouvement national du Fars). Le clergé, écarté du pouvoir par Reza Shah, reprend des activités politiques. En 1941, un nouveau Parti communiste, le Toudeh (Masse), est constitué sous la protection et avec l’appui des Soviétiques. Il a huit élus en 1943 au quatorzième Majles et des ministres dans le gouvernement Qavam en 1946. Ce renouveau communiste en Iran et la montée en puissance du Toudeh sont encouragés par la présence des troupes soviétiques dans le nord du pays et l’intense campagne de propagande qu’elles mènent.

Pendant une période d’une douzaine d’années, le roi règne, mais il ne gouverne pas directement. Le champ est laissé libre au Parlement et aux cabinets successifs. Les questions concernant les affaires militaires et les forces armées appartiennent toutefois au domaine réservé du jeune monarque. Le maintien de cette prérogative royale sera plus tard un objet de conflit entre le shah et le Premier ministre Mossadegh. Cependant, en 1949, une révision constitutionnelle renforcera le pouvoir royal par l’établissement du Sénat et le droit de dissolution du Parlement accordé au souverain. Les élites politiques qui animent la vie parlementaire et les équipes gouvernementales de 1941 à 1953 sont en grande majorité composées de notables appartenant à l’aristocratie issue de la dynastie qadjar, de chefs de tribu importants, de grands propriétaires terriens, de commerçants ainsi que de quelques membres du clergé dont le plus célèbre est l’ayatollah Abol-Ghassem Kashani (1882-1962) qui jouera un rôle important dans l’affaire de la nationalisation du pétrole puis dans la chute du gouvernement Mossadegh.

Les transformations sur la scène politique interne se conjuguent aux préoccupations liées à l’occupation du territoire par des armées étrangères et à ses conséquences pour l’avenir. En janvier 1942, un accord tripartite entre Téhéran, Londres et Moscou est signé. Il fait de l’Iran un pays allié, dont les puissances occupantes s’engagent à respecter l’intégrité territoriale et à payer les frais occasionnés par l’occupation. Ils promettent surtout de retirer leurs forces au plus tard six mois après la fin des hostilités. L’accord est confirmé fin 1943 au moment où se tient à Téhéran la première grande conférence de la Seconde Guerre mondiale réunissant Staline, Churchill et Roosevelt.

Durant la guerre, Téhéran développe des liens avec Washington. Face aux Britanniques et aux Soviétiques, les États-Unis, qui n’ont aucun contentieux historique avec l’Iran, constituent aux yeux du shah un contrepoids important à l’action de ces deux puissances. Une autre raison est sa volonté de moderniser et de renforcer les forces armées. Cet objectif, pour être atteint, nécessite l’aide américaine. Dans l’ensemble, l’Iran obtient satisfaction. Washington pousse Londres et Moscou à signer l’accord de 1942 et, après la fin de la guerre, est d’une grande aide pour faire pression sur l’URSS afin qu’elle retire l’Armée rouge occupant la province d’Azerbaïdjan. Quant aux questions militaires, durant la guerre déjà, les Américains fournissent une assistance et des conseillers afin de moderniser l’armée, la gendarmerie et la police. En définitive, c’est de ces années que date le développement de rapports plus étroits entre les deux pays. Ce rapprochement n’est pas simplement une réponse aux demandes iraniennes, il se justifie aussi dans une perspective américaine. En effet, Washington inaugure durant la Seconde Guerre mondiale une politique active au Moyen-Orient. Dans le contexte de la guerre froide, les relations avec Téhéran vont se renforcer et constituer à partir des années 1950 un des plus importants piliers de sa stratégie moyen-orientale jusqu’à la révolution islamique de 1979 [Bill, 1988].

Avec la fin de la guerre en Europe, Téhéran demande l’évacuation des troupes étrangères. Les Américains achèvent leur retrait en décembre 1945 et les Britanniques quatre mois plus tard. Mais l’Armée rouge tarde à partir, ce qui déclenche la première crise de la guerre froide [Lenczowski, 1949 ; L’Estrange Fawcett, 1992 ; Hasanov, 2006]. Cette « affaire de l’Azerbaïdjan » iranien, à laquelle s’ajoute la question du Kurdistan, constitue pour l’Iran la première crise majeure de l’immédiat après-guerre. Depuis leur occupation du nord-ouest du territoire iranien, les Soviétiques ont réduit à néant le contrôle du gouvernement sur l’Azerbaïdjan tout en favorisant le renforcement du Toudeh. Le leader local du parti, Jafar Pishevari, qui fut ministre dans l’éphémère république soviétique du Guilan et ensuite réfugié en URSS, provoque une agitation et demande l’autonomie de la province. En septembre 1945, le Toudeh dissout sa section régionale et ordonne à ses membres de s’affilier au nouveau Parti démocratique d’Azerbaïdjan (fergheh demokrat) dirigé par Pishevari. Il forme une milice populaire, arrête des fonctionnaires du gouvernement iranien et proclame l’Azerbaïdjan république autonome sous la direction du comité central du parti. Parallèlement à l’Azerbaïdjan, la relative anarchie qui règne au Kurdistan permet à un parti, le Komala — qui prend en 1946 le nom de Parti démocratique du Kurdistan iranien —, dirigé par Qazi Mohammad, de proclamer le 22 janvier 1946, en accord avec les Soviétiques, la naissance de la « République du Kurdistan » plus connue sous le nom de « République de Mahabad », région qu’elle contrôle effectivement depuis 1941 [Eagleton, 1991]. Moustafa Barzani en sera le ministre de la Défense. Il est né en 1903 au nord de l’Irak à Barzan. La famille Barzani est la principale famille de la région. Exilé à Soulamaniyeh par Bagdad à la suite de son implication dans une révolte, il a quitté l’Irak avec sa famille et mille autres Kurdes et s’est installé en Iran.

Les atteintes soviétiques à sa souveraineté en Azerbaïdjan contraignent l’Iran à saisir le Conseil de sécurité des Nations unies qui fait ses premiers pas. Celui-ci adopte, le 30 janvier 1946, une résolution de compromis (résolution nº 2) recommandant des négociations directes entre Téhéran et Moscou. Trois jours auparavant, la direction du gouvernement iranien est confiée à Ahmad Qavam, aristocrate qadjar vétéran de la politique iranienne avant l’arrivée au pouvoir de Reza Shah. En février, Qavam se rend à Moscou pour négocier. Les Soviétiques formulent deux exigences : la reconnaissance de l’autonomie de l’Azerbaïdjan et la création d’une société pétrolière mixte dont Moscou détiendrait 51 % des actions, pour exploiter les ressources en hydrocarbures du nord du pays. En mars, l’Armée rouge évacue les régions situées près de Téhéran mais maintient sa présence en Azerbaïdjan. Une seconde fois, le 26 mars, l’Iran saisit le Conseil de sécurité pour non-respect du traité de 1942. Mais le délégué soviétique demande la suspension des débats, un accord ayant été trouvé. Le 4 avril, un accord prévoyant le retrait de l’Armée rouge au plus tard un mois et demi après le 24 mars et la création de l’entreprise pétrolière mixte, est conclu entre les deux pays. En ce qui concerne la compagnie pétrolière iranosoviétique, sa création doit recevoir l’approbation du Parlement au plus tard sept mois après le 24 mars. Mais le Majles est arrivé à son terme le 11 mars et en vertu d’une loi votée pendant la guerre, aucune nouvelle élection ne peut se dérouler avant le départ des troupes étrangères. Le gouvernement Qavam utilise cet argument pour demander aux Soviétiques de retirer leurs forces armées du territoire iranien avant la mise en œuvre de l’accord sur le pétrole. Le 9 mai, l’Armée rouge achève son retrait. Le 14 décembre, l’armée iranienne pénètre en Azerbaïdjan et ne rencontre que très peu de résistance. Pishevari s’enfuit en URSS où il meurt en 1947 dans des circonstances non élucidées. Le 17 décembre, l’armée iranienne entre sans grande résistance dans Mahabad. Qazi Mohammad est condamné et exécuté. Barzani retourne en Irak pour ensuite se rendre avec ses partisans en URSS, où il restera en exil jusqu’à la chute de la monarchie irakienne. En janvier 1947, le Parti démocratique de Qavam remporte les élections parlementaires. Dans la nouvelle assemblée, l’opposition est très vive envers toute nouvelle concession pétrolière. Elle est animée par un autre vétéran de la politique iranienne, le Dr Mohammad Mossadegh. Comme pour le boycottage du tabac en 1896 et le traité anglo-persan de 1919, l’hostilité de l’opinion à un accord avec l’URSS est très forte. Sa ratification est soumise à l’approbation du Parlement le 22 octobre. Le Majles la rejette à l’unanimité moins les deux voix des élus communistes. La crise irano-soviétique s’achève donc par un échec pour Staline. Ce refus annonce le déclenchement d’une nouvelle crise, celle de la nationalisation de l’Anglo-Iranian Oil Company (AIOC) [Elwell-Sutton, 1955 ; Bill et Louis, 1988 ; Katouzian, 1990 ; Elm, 1992 ; Heiss, 1997 ; Azimi, 2009].

Après les affaires d’Azerbaïdjan et du Kurdistan qui mettent en cause la souveraineté territoriale iranienne, la crise qui éclate en 1951 a pour objet la souveraineté sur les ressources naturelles du pays. Cette crise aura un écho important sur le plan international et préfigure d’autres événements comme la crise de Suez de 1956 tout en ayant un grand impact sur l’avenir de l’Iran. Qavam démissionne moins d’un mois après le rejet de l’accord pétrolier avec l’URSS. Les gouvernements suivants tentent de lancer un programme de développement économique dont le pays a un besoin urgent. La réalisation de cet objectif se heurte à des difficultés financières. Les redevances pétrolières, déjà insignifiantes, sont au plus bas à cause de la baisse de la livre sterling. Les États-Unis accordent une assistance militaire mais leur aide économique reste insuffisante. En ce qui concerne l’acquisition des armements, le shah joue un rôle de premier plan en se rendant pour la première fois aux États-Unis en 1949. Par ailleurs, face à l’agitation politique qui règne dans le pays depuis la fin de la guerre, le monarque tente de renforcer sa fonction en relançant l’idée de la création d’un Sénat, prévu par la Constitution mais jamais convoqué, où la moitié des membres est nommée par lui-même. Un amendement constitutionnel est aussi voté qui donne au shah le pouvoir de dissoudre le Parlement. Cette même année 1949 est enfin marquée par un attentat manqué contre le souverain dans lequel le parti Toudeh est impliqué. Les autorités prononcent sa dissolution.

En raison de la dévaluation de la livre sterling, les redevances versées par l’AIOC ont diminué considérablement après la guerre. Des négociations sont engagées avec la compagnie mais le Majles ne les ratifie pas. Les Iraniens se sentent de plus en plus exploités par les Britanniques. C’est dans ce contexte que le Dr Mossadegh forme le Front national, une alliance dont l’objectif est la nationalisation de l’industrie pétrolière. En juin 1950, le général Razmara est nommé Premier ministre. Il lance une négociation avec l’AIOC mais, le 7 mars 1951, il est assassiné par les Fadayan-e Eslam, un mouvement fondamentaliste. Une semaine après, sous la pression de l’opinion publique et la proposition de la commission parlementaire chargée de la question pétrolière présidée par le Dr Mossadegh, le Majles adopte la recommandation de la commission qui propose la nationalisation du pétrole. Mossadegh est nommé Premier ministre le 28 avril. Le 1er mai, le shah promulgue la loi sur la nationalisation. Les Britanniques s’opposent catégoriquement à cette décision unilatérale et l’AIOC sollicite l’arbitrage international. Ainsi se déclenche la crise de la nationalisation du pétrole iranien. Cette crise, qui prend rapidement une dimension internationale impliquant la Cour internationale de justice de La Haye (CIJ), le Conseil de sécurité des Nations unies, des tentatives de conciliation des États-Unis et des protestations du Toudeh à propos de l’intervention américaine reflétant le point de vue de Moscou, va durer jusqu’en août 1953 et la chute du gouvernement Mossadegh. Fondamentalement, les Iraniens pensent que la Grande-Bretagne ne peut se passer longtemps de la production de leur pétrole et finira par accepter le fait accompli tandis que les Britanniques sont incapables d’apprécier l’importance de la question de la nationalisation pour l’opinion publique iranienne.

L’été 1951 est le théâtre d’une intense activité diplomatique. La CIJ autorise l’AIOC à poursuivre ses activités jusqu’à ce qu’elle se prononce sur le fond. Mais les Iraniens prennent le contrôle des installations et l’AIOC ordonne à ses navires de ne plus embarquer le pétrole, ce qui conduit à la fermeture de la raffinerie d’Abadan dont la production ne peut plus être exportée. Parallèlement, les Britanniques établissent un embargo maritime sur les exportations iraniennes transitant par le golfe Persique. Le président américain Truman envoie un médiateur à Téhéran, Averell Harriman, pour essayer de trouver un compromis. Sans succès. Les Anglais proposent un partage égal des bénéfices mais une reconduction de l’accord de 1933 pour vingt-cinq ans. Pour les Iraniens, cela signifie l’abandon du principe de la nationalisation. En octobre, Londres porte le conflit devant le Conseil de sécurité et M. Mossadegh se rend en personne à New York pour plaider la cause de la nationalisation. Le Conseil renvoie le dossier à la CIJ, ce qui est considéré comme une victoire du côté iranien.

Cela étant, la situation économique du pays, privé des revenus pétroliers, ne cesse de se dégrader. Au printemps 1952, la Banque mondiale propose de garantir la reprise de l’exportation du pétrole en bloquant une partie des recettes jusqu’à la conclusion d’un accord entre les deux parties. Mais cette proposition est rejetée par Mossadegh qui redoute de se rendre impopulaire en acceptant un compromis qui aurait pourtant permis à l’Iran de sortir d’une situation économique extrêmement difficile. Durant cette même année 1952, le Front national remporte une majorité relative aux élections législatives. Mais cette victoire est tributaire du soutien des religieux dont le chef de file, l’ayatollah Kashani, devient en août le président du Parlement. Durant l’été, Mossadegh entre en conflit ouvert avec le shah. Il demande à diriger lui-même le ministère de la Guerre, ce qui aurait mis un terme au contrôle du monarque sur les forces armées. Le shah refuse. Mossadegh démissionne. Des manifestations éclatent aussitôt dans tout le pays. Rappelé au pouvoir, il obtient le ministère de la Guerre, nomme le chef d’état-major, purge l’armée de plus de cent cinquante officiers, se fait accorder les pleins pouvoirs par le Majles et contraint plusieurs membres de la famille impériale à l’exil. Cette brève crise va avoir des conséquences importantes. D’une part, les religieux, fidèles au principe monarchique, prennent de la distance par rapport à Mossadegh. D’autre part, le Toudeh, très actif bien qu’interdit officiellement, se rapproche du Premier ministre. Du point de vue des communistes, Mossadegh est considéré comme un obstacle à la reprise en main du pouvoir par le shah. Vu du côté du Front national, le Toudeh lui apporte la capacité de mobilisation populaire dont il a besoin. Par ailleurs, la montée en puissance du mouvement communiste peut être un facteur de pression et de persuasion des Américains, ce qui devrait les encourager à fournir une aide au gouvernement de Téhéran afin qu’il ne soit pas renversé par un parti lié à l’URSS. Cette politique de chantage ne donne pas les résultats escomptés. La demande d’aide exceptionnelle se heurte en mai 1953 à un refus de Washington. La nouvelle administration Eisenhower ne considère pas le gouvernement Mossadegh comme un rempart contre une possible mainmise des communistes sur l’Iran. Bien au contraire, elle en vient rapidement à considérer qu’il risque de contribuer à ouvrir la voie à une victoire du Toudeh.

À l’intérieur du pays, la position du Front national se détériore au Parlement. Mossadegh fait démissionner l’ayatollah Kashani pour le remplacer par un de ses proches et veut se débarrasser d’une assemblée qu’il perçoit comme de plus en plus hostile à sa politique. Il demande au shah de prononcer la dissolution du Majles. Celui-ci refuse. Mossadegh fait démissionner ses partisans pour priver la Chambre de quorum et provoque la dissolution par un référendum, tenu entre le 3 au 10 août 1953, approuvé par une large majorité.

Entre-temps, l’administration Eisenhower élabore un plan, baptisé « TP-AJAX », destiné à organiser le renversement du Dr Mossadegh par le général Fazlollah Zahedi, son ancien ministre de l’Intérieur, passé dans l’opposition dès 1952 [Gasiorowski et Byrne, 2004]. Kermit Roosevelt, responsable de la CIA pour le Moyen-Orient, se charge de l’organisation du coup en collaboration avec les Britanniques. Le 15 août, le shah signe un décret révoquant Mossadegh et nommant Zahedi Premier ministre. Le jour même, il quitte le pays pour Bagdad puis Rome. Le commandant de la garde impériale, le général Nassiri, porte le décret à Mossadegh au milieu de la nuit. En réponse, ce dernier ordonne son arrestation en l’accusant d’avoir lui-même confectionné ce document. Mais les journaux publient le texte du décret dès le lendemain. Des officiers se rallient au nouveau gouvernement et Téhéran connaît des journées d’émeute. Le 17 août, les partisans du Toudeh organisent des manifestations contre le shah. Les 19, ceux de Zahedi, soutenus par des groupes favorables aux religieux et à Kashani, organisent de grandes contre-manifestations. La maison du Dr Mossadegh est détruite. Il réussit à s’enfuir mais se livre le lendemain. Quelques jours après le coup de force du 19 août (28 mordad), le shah retourne à Téhéran. Les Iraniens, habitués depuis le XIXe siècle à interpréter l’évolution de la politique de leur pays à la lumière des interventions étrangères, retiendront surtout du coup d’État du 19 août 1953 le rôle de la CIA et des services secrets britanniques, négligeant les aspects internes — pourtant fondamentaux — de cet événement, comme la collusion entre monarchistes et religieux, le rôle joué par le Toudeh et surtout l’impuissance du gouvernement Mossadegh à trouver une issue à la crise en raison de son hostilité à toute forme de compromis [Bayandor, 2010]. Quoi qu’il en soit, le « mythe Mossadegh » était né. Il pèsera lourd sur le devenir de la monarchie pahlavi.

Quelques repères sur les forces politiques

Le mouvement communiste

Le mouvement communiste iranien est né dans la communauté émigrée persane établie dans le Caucase (environ 500 000 Persans vivaient dans l’Empire russe avant 1914) et plus spécialement à Bakou. En 1905 se forme dans cette ville pétrolière le Parti social-démocrate d’Iran (Ferqe-ye ejtema’iyun-e ammiyun-e Iran) puis, pendant la Première Guerre mondiale, le Parti de la Justice (Ferqe-ye adalat). Après la révolution russe de 1917, ce dernier s’associe aux bolcheviques dans le Caucase. Adalat tient son premier congrès en Perse en juin 1920. À cette occasion, il change de nom et devient le Parti communiste d’Iran (Ferqe-ye kamunist-e Iran). Il est intégré au Komintern. Pendant le règne de Reza Shah, l’influence du PCI est marginale. Il est interdit en 1931. Les activités communistes reprennent vers le milieu des années 1930 autour de Taghi Erani, un physicien de l’université de Téhéran, qui a créé un cercle d’études marxistes. Mais, en 1937, Erani et cinquante-trois de ses compagnons sont arrêtés. Erani meurt en prison en 1939. Par ailleurs, les dirigeants communistes, réfugiés en URSS, comme Sultanzadeh, sont éliminés à l’occasion des purges staliniennes de la fin des années 1930 ou le seront plus tard, dans le sillage de la fondation du Toudeh. Le mouvement communiste se perpétue sous une nouvelle forme au début des années 1940 après l’abdication de Reza Shah. Le parti Toudeh (Masse) est fondé en septembre 1941 avec l’appui direct des Soviétiques. Sous la protection de l’Armée rouge, il s’implante dans le nord du pays. Le parti, qui évite la dénomination de « communiste », attire les intellectuels et la classe ouvrière urbaine. Son premier secrétaire, Mohsen Eskandari, est un prince qadjar qui s’est opposé à Reza Shah. Le Toudeh commence à jouer un rôle sur la scène politique iranienne dans les années 1940. Mais son alignement inconditionnel sur les positions soviétiques après la Seconde Guerre mondiale l’affaiblit considérablement auprès de l’opinion et provoque une scission en son sein. Des membres le quittent et forment autour de Khalil Maleki un groupe dit de la « Troisième force ». La majorité des membres de ce groupe adhère au « Parti des travailleurs du peuple iranien » qui participera au Front national du Dr Mossadegh. Quant au Toudeh, sa dissolution est prononcée en février 1949 par les autorités à la suite d’une tentative d’assassinat perpétrée contre le shah par un militant communiste. Le parti se réfugie dans la clandestinité. Nombre de ses dirigeants se réfugient en URSS, ce qui ne l’empêche pas de jouer un rôle complexe sur la scène politique iranienne dans le contexte de la campagne pour la nationalisation du pétrole lancée par le Dr Mossadegh. Son influence, y compris au sein des forces armées qu’il a pénétrées grâce à sa branche militaire, se réduit considérablement à la suite du coup d’État de 1953 et de la répression que le shah lance contre ses réseaux avec l’appui de ses alliés occidentaux. La majorité de la direction du Toudeh s’installe en RDA à partir de 1959 où elle reçoit un appui massif de l’URSS en termes de logistique et d’instruments de propagande. Ses activités sont réduites en Iran, même s’il semble regagner de l’audience dans le pays à la fin des années 1960. On comptera selon des estimations américaines environ 500 membres actifs du Toudeh en Iran vers 1970. Il est très actif pendant les événements de 1978-1979 qui mènent à la chute de la monarchie. Il contribue par ailleurs à l’établissement et à la consolidation du nouveau régime islamique avant d’être écarté par Khomeyni à partir de 1982. En 1983, il est interdit. Ses membres, y compris son secrétaire général, Noureddine Kianouri, sont arrêtés. De nombreux militants sont exécutés en 1988 dans les prisons du régime islamique. Le parti a connu de nombreuses scissions et donné naissance à de nombreux groupes et groupuscules. Il poursuit ses activités en exil.

Les « nationalistes-libéraux » : le Front national

Formé en 1949, autour du Dr Mossadegh, le Front national (Jebhe-ye melli) est la plus importante coalition politique de l’histoire contemporaine iranienne. Il est issu d’un groupement hétéroclite de partis, d’associations, de personnalités et de chefs religieux comme l’ayatollah Abol-Ghassem Kashani, unis autour d’un même sentiment national antibritannique. On y relève plusieurs composantes principales. La plus importante est le parti « Iran » (Hezb-e Iran) fondé en 1943 et formé d’étudiants, de fonctionnaires, de jeunes professionnels et de technocrates souvent éduqués à l’étranger et plutôt influencés par les idées démocrates et socialistes. À ses côtés, on trouve les musulmans progressistes regroupés autour de Mohammad Nakhsab, les « paniranistes » regroupés autour de Daryoush Forouhar dans le « Parti de la nation iranienne » (Hezb-e mellat-e Iran), l’aile gauche représentée par le « Parti des travailleurs du peuple iranien » (Hezb-e zahmatkeshan) de Mozaffar Baghaï et Khalil Maleki. À ces quatre forces, il faut ajouter l’association des commerçants et des artisans du bazar de Téhéran et des personnalités indépendantes. Le Front national a joué un rôle clé dans la crise de la nationalisation du pétrole iranien. Après le coup d’État d’août 1953, il est proscrit et ses dirigeants les plus en vue arrêtés et traduits devant un tribunal militaire. Mossadegh est assigné à résidence. Plusieurs anciens membres du Front national établissent un réseau clandestin, le Mouvement de résistance nationale. Ce groupe comprend de futurs Premiers ministres comme Mehdi Bazargan et Shapour Bakhtiar. Son objectif est de rétablir la démocratie. Il se désagrège rapidement.

En 1960, un deuxième Front national est formé. Il est composé de personnalités comme Karim Sanjabi, Mehdi Bazargan, Shapour Bakhtiar, Daryoush Forouhar, Allahyar Saleh, Mohammad Ali Khonji, Gholam Hossein Sadighi, etc. Son but est de favoriser le retour du Dr Mossadegh au gouvernement et de rétablir la monarchie constitutionnelle. Mais des désaccords surgissent en son sein. En 1961, des personnalités de sensibilité religieuse comme Mehdi Bazargan ou Mahmoud Taleghani forment le « Mouvement pour la liberté en Iran » (Nehzat-e azadi-e Iran). Leur objectif est de créer un État démocratique dans lequel la religion islamique jouera un rôle substantiel par opposition à l’orientation plus séculaire du Front national. Ce parti développe ses réseaux dans les années 1970 et jouera un rôle important au début de la révolution islamique. Le gouvernement provisoire formé en février 1979 comprend principalement des personnalités issues de ce mouvement comme Bazargan, Taleghani, Sahabi, Yazdi, Nazih et Banisadr. Le cabinet Bazargan démissionnera en masse début novembre 1979. Le MLI continue à exister sous la République islamique.

En 1964, un troisième Front national se forme. Il comprend le Mouvement pour la liberté en Iran, le Parti de la nation iranienne, la Société des socialistes iraniens de Khalil Maleki ainsi que de nombreux étudiants. Face au pouvoir, il préconise une stratégie de désobéissance civile et des protestations pour forcer le régime du shah à discuter avec l’opposition. Cette stratégie échoue et le Front national cesse pratiquement d’exister même si des branches continuent de fonctionner en exil aux États-Unis et en Europe.

Le Front national est une nouvelle fois rétabli à la fin de 1977 par Karim Sanjabi, Shapour Bakhtiar qui dirige le parti « Iran » et Daryoush Forouhar du « Parti de la nation iranienne ». Les trois personnalités signent une lettre ouverte au shah pour l’inviter à rétablir la monarchie constitutionnelle, libérer les prisonniers politiques, respecter la liberté de parole et tenir des élections libres et justes. Face aux troubles qui éclatent en 1978, les dirigeants du Front choisissent des options différentes. Sanjabi rencontre Khomeyni à Paris en novembre. Il adopte le double objectif de celui-ci à l’époque : supprimer la monarchie et établir un gouvernement démocratique et islamique. Cette orientation, bien qu’acceptée par une majorité de militants, cause des frictions au sein de la direction. La division devient manifeste lorsque Bakhtiar accepte l’invitation du shah à devenir Premier ministre. Cette décision lui vaut d’être expulsé du Front national. Après le départ du shah, le Front national soutient la mise en place du gouvernement provisoire où il a trois ministres (Sanjabi, Ardalan, Forouhar). Mais les rapports se tendent rapidement avec l’ayatollah Khomeyni vu l’incompatibilité de leurs projets politiques respectifs. La confrontation a lieu en juin 1981 à l’occasion d’une manifestation organisée par le Front national. Khomeyni la condamne, menace ses chefs de mort et organise une contre-manifestation qui prend le Front national de vitesse. En 1982, il est aboli. Certains de ses chefs, comme Sanjabi, vont s’exiler.

Les islamistes

Les Fadayan-e Eslam (Combattants de l’islam) sont une organisation radicale islamique fondée en 1945 par un jeune clerc, Seyyed Mojtaba Mir-Lowhi, dit « Navvab Safavi » (1924-1955). Elle est active à la fin des années 1940 et au milieu des années 1950. C’est la première organisation politique en Iran à concevoir l’établissement d’un État islamique. Son mentor est l’ayatollah Kashani. Elle est responsable de plusieurs assassinats d’hommes politiques et d’intellectuels comme Ahmad Kasravi en 1946, dont R. Khomeyni avait condamné l’appel à la réforme de l’islam. Dans le contexte de la crise de la nationalisation du pétrole, elle soutient le Front national du Dr Mossadegh sans y participer. Mais, en 1951, l’organisation envisage, semble-t-il, d’assassiner ce dernier. Navvab Safavi est arrêté en juin. Il est emprisonné jusqu’en février 1953. L’organisation soutient le coup d’État d’août 1953 et le gouvernement du général Zahedi. En décembre 1953, Navvab Safavi assiste à la Conférence de l’unité islamique organisée à Jérusalem-Est où il rencontre Sayyid Qutb qui occupe de hautes responsabilités dans l’organisation des Frères musulmans, fondée en Égypte par Hassan al-Banna. Navvab Safavi est présenté par certains historiens comme l’homme qui a introduit la pensée des Frères auprès R. Khomeyni. Ayant pris ses distances avec le gouvernement Zahedi, Navvab Safavi est finalement exécuté en décembre 1955, en compagnie d’autres membres des Fadayan-e Eslam, pour avoir organisé une nouvelle tentative d’assassinat contre un ministre de la cour, Hosein Ala. Navvab Safavi est considéré comme un précurseur et un martyr par la République islamique. Après sa disparition, les activités des Fadayan-e Eslam prennent fin. Mais les sympathisants du mouvement se retrouveront ensuite autour de R. Khomeyni dans le contexte de la « Révolution blanche » en 1963. Ils formeront la même année des « Associations islamiques coalisées » (Hey’at-ha-ye Mo’talef-e Eslami), actives entre 1963 et 1979, responsables par exemple de l’assassinat du Premier ministre Hasan Ali Mansour en janvier 1965.

Les islamo-marxistes

L’organisation des Moudjahidines du peuple d’Iran (Sazeman-e mojahedin-e khalq-e Iran) s’est formée en août 1965 à partir d’éléments de l’aile religieuse du Front national et du Mouvement pour la liberté en Iran (Nahzat-e azadi-e Iran) de Mehdi Bazargan. Son idéologie est une synthèse entre islamisme, gauche radicale et nationalisme anti-impérialiste. Elle prône le recours à la violence et à la guérilla urbaine, ce qui lui vaut d’être réprimée durement par le shah. La plupart de ses dirigeants sont arrêtés et certains exécutés en 1971. Mais le mouvement n’est pas totalement décapité. Il se manifeste les années suivantes, en s’attaquant aux intérêts et aux ressortissants américains en Iran. Les Moudjahidines dirigés par Massoud Radjavi participent activement au renversement de la monarchie en 1979 et à l’établissement du nouveau régime. Ils soutiennent la prise d’otages de l’ambassade américaine. Les relations avec Khomeyni se dégradent pourtant et ils sont écartés par leur ancien allié. Le mouvement, déclaré hors la loi en 1981, s’en prend au régime islamique, à ses dirigeants et à ses relais. Le plus célèbre attentat qui lui est attribué est le dynamitage du siège du Parti de la République islamique en 1981. Ses dirigeants quittent l’Iran pour la France alors que ses militants sont durement réprimés par le régime islamique. Nombre d’entre eux seront exécutés en 1988. Pendant la guerre Iran-Irak, Massoud Radjavi qui a quitté la France en 1986 organise des activités militaires contre la République islamique à partir de l’Irak de Saddam Hussein, ce que de nombreux Iraniens ne pardonnent toujours pas aujourd’hui aux Moudjahidines. Sous la protection de Saddam Hussein, il jouit d’un véritable sanctuaire à Achraf en Irak, d’où il continue de lancer des opérations contre le régime de Téhéran dans les années 1990 et 2000. Lors des opérations militaires américaines de 2003, le camp d’Achraf est bombardé. Ses combattants (environs 3 400) sont désarmés et confinés par les troupes de Washington. Dans le nouveau contexte, la situation du mouvement devient précaire. En 2003, il révèle l’existence du programme d’enrichissement nucléaire de l’Iran. Il tente de se gagner des soutiens dans l’establishment en Europe et à Washington, avec un succès mitigé du côté américain. Avec l’accord américain, l’armée irakienne a finalement pris le contrôle du camp d’Achraf en juillet 2009 à la satisfaction de Téhéran. Contrairement aux demandes adressées à Washington dès 2003, le mouvement n’a pas été retiré de la liste des organisations terroristes établie par le département d’État et sur laquelle il figure depuis 1997. Le mouvement, qui tient de la secte, reste très actif à l’étranger où, à travers le Conseil national de la résistance iranienne créé en 1993 et présidé par Maryam Radjavi, l’épouse de Massoud Radjavi, il se livre à d’intenses activités de lobbying, se présentant comme la seule alternative au régime de la République islamique.

La guérilla marxiste

L’organisation des guérilleros combattants du peuple d’Iran Sazeman-e tcherikha-ye feda’i-e khalq-e Iran, est issue de la fusion en 1971 de deux groupes parallèles, le premier animé jusqu’en 1968 par Bijan Djazani (exécuté en 1975) et venu du Toudeh, et l’autre par Masoud Ahmadzadeh venu au militantisme par le Front national et le Mouvement pour la liberté en Iran de Bazargan. Cette organisation se rend célèbre entre 1971 et 1976 par ses actions violentes. Elle refait surface dans le contexte de la révolution de 1979 comme avant-garde révolutionnaire combattante. Elle se scindera ensuite en plusieurs groupes. La majorité de ses membres rejoindront le Toudeh.

Les partis officiels à l’époque de Mohammad-Reza Shah

Le Parti démocrate d’Iran (Hezb-e demokrât-e Irân) est un parti de masse organisé par le Premier ministre Ahmad Qavam en 1946 pour soutenir sa politique et faire pièce au Toudeh, l’autre force politique principale de l’immédiat après-guerre. Ce parti disparaîtra rapidement après le départ de Qavam pour l’Europe. La scène politique officielle est marquée par un bipartisme de façade : l’Iran voit la création en 1957 des partis Melliyoun (Nationaliste) et Mardom (Peuple) dirigés par deux amis personnels du shah, Manoutchehr Eqbal et Asadollah Alam. En 1963, un nouveau parti, le parti Iran-e Novin (Iran nouveau), rassemblant surtout des technocrates, est fondé par Hassan-Ali Mansour.

En 1975, le shah propose la création d’un parti unique, le Parti de la résurrection de l’Iran (Rastakhiz-e Iran) dont le Premier ministre, Amir-Abbas Hoveyda, devient le secrétaire général.

Situation sous la République islamique

Dès 1981, la République islamique a interdit tous les partis politiques à l’exception du Parti de la République islamique. Ce dernier a été formé en février 1979 par des personnalités proches de l’ayatollah Khomeyni comme Mohammad Javad Bahonar, Mohammad Beheshti, Akbar Hashemi Rafsanjani, Ali Khamenei ou Abdolkarim Mousavi-Ardabili, pour mobiliser le soutien populaire à l’égard de la République islamique. Il ne s’est cependant jamais transformé en parti de masse. Traversé par des factions, il met un terme à ses activités en 1987.

Avec l’arrivée au pouvoir de Mohammad Khatami en 1997 s’établit un climat plus libéral qui permet la reprise en République islamique de certaines activités par des organisations « politiques ». Au début des années 2000, on en compte plus de deux cent vingt dans le pays. Aucune d’entre elles ne peut cependant fonctionner comme un véritable parti politique ni comme une véritable opposition. Avec l’arrivée au pouvoir de Mahmoud Ahmadinejad, l’espace ouvert sous Khatami se restreint à nouveau. Les limitations du rôle de ces organisations se multiplient. Jusqu’en 2010, deux « groupes » islamistes, baptisés les « conservateurs » ou « principistes » (Osul-Garâyân) et les « réformistes » (Eslah-Gârâyan), ont fonctionné. À compter de 2014, seuls les « conservateurs » peuvent mener des activités politiques et culturelles à l’intérieur de l’Iran. Les « réformistes » vont cependant se transformer en « modérés » (Eetedal-Garâyân) pour pouvoir poursuivre des activités sans être inquiétés. Sous Hassan Rohani, il n’est toujours pas question de partis politiques formels en Iran. Pour les élections législatives de février et avril 2016, Rohani a créé la liste de l’« Espoir » (Omid), qui regroupait simplement ses partisans (des candidats étiquetés plutôt « réformistes » ou « modérés ») autour d’une plate-forme commune. Sur le fond, il n’y a pas de véritable opposition politique organisée autorisée à s’exprimer en Iran, mais divers « courants » islamistes au sein du régime.

Consolidation du pouvoir et montée en puissance de Mohammad-Reza Shah

Le renversement de Mossadegh met un terme à une période de pluralisme politique qui avait commencé avec l’abdication de Reza Shah en 1941. Un nouveau chapitre de l’histoire de l’Iran, caractérisé par l’accroissement du pouvoir personnel de Mohammad-Reza Shah et un rôle plus limité de la Constitution, s’amorce. Il prendra fin avec la révolution islamique en 1979.

Après la chute de Mossadegh, le gouvernement Zahedi se maintient jusqu’en avril 1955. Il contribue à la stabilisation de la situation politique et au règlement du contentieux pétrolier. Ali Amini, ministre des Finances, est chargé de négocier pour l’Iran la question du pétrole. Ces négociations aboutissent à la signature d’un accord reconnaissant la nationalisation et l’appartenance des installations pétrolières à la Société nationale iranienne du pétrole (NIOC) le 19 septembre 1954. La production est confiée à un consortium international regroupant les grandes compagnies pétrolières internationales (surtout anglosaxonnes). L’AIOC, qui devient la British Petroleum Company en décembre 1954, détient 40 % des parts, l’Anglo-Hollandais Royal Dutch-Shell, 14 % ; chacune des cinq grandes compagnies américaines (Standard Oil, Socony, Socal, Texas et Gulf), 8 %, et enfin la Compagnie française des pétroles (CFP), 6 %. Cet arrangement sera modifié en avril 1955 lorsque chacune des cinq compagnies américaines abandonnera 1 % de sa part au profit de neuf petites compagnies indépendantes américaines regroupées au sein de l’Iricon Agency (soit 5 % du consortium). Quant à M. Mossadegh, il est jugé et condamné à trois ans de prison, à l’issue desquels il est assigné à résidence dans sa propriété d’Ahmadabad, village situé à l’ouest de Téhéran, où il meurt en 1967.

En 1954, les élections parlementaires, strictement contrôlées, contribuent à la formation d’une assemblée soumise. Après le départ du général Zahedi, le shah prend en main effectivement la politique du pays. Le Front national est interdit d’activité et les sympathisants du Toudeh pourchassés. En 1957, une nouvelle organisation chargée de la sécurité et du renseignement, la Savak (Sazman-e amniat va etelaat-e keshvar), est fondée. Officiellement, elle dépend du Premier ministre mais, en réalité, elle ne rend de comptes qu’au shah. Des « spécialistes » américains et israéliens du renseignement contribuent à la formation de son personnel. Cet instrument de contrôle et de coercition joue un rôle de premier plan dans la répression violente des personnalités et des divers mouvements contestataires jusqu’à la chute du shah en 1979. Elle a été qualifiée d’institution « la plus haïe et la plus crainte » d’Iran durant cette période par Time Magazine (19 février 1979). E. Abrahamian a estimé que, durant l’ère la plus violente de son existence entre 1971 et 1979, la Savak et d’autres services de police ainsi que les militaires ont tué 368 guérilleros et exécuté environ 100 prisonniers politiques [Abrahamian, 1999].

En octobre 1955, l’Iran adhère au pacte de Bagdad — qui devient le CENTO, après la défection de l’Irak à la suite du renversement de la monarchie en 1958 — auquel participent la Turquie, l’Irak, le Pakistan et la Grande-Bretagne. Téhéran abandonne ainsi sa position de neutralité traditionnelle et entre de manière officielle dans une alliance occidentale. Cet alignement sur le camp occidental est évidemment très critiqué par Moscou. En 1959, à la suite du refus de l’Iran de signer un pacte de non-agression et de coopération avec l’URSS, les relations entre les deux pays voisins se détériorent. Mais, en 1962, par un échange de notes, Téhéran s’engage à ne pas autoriser l’établissement de rampes de lancement de fusées sur son territoire et à ne participer à aucune agression contre l’URSS. La détente apparue à la même époque entre l’Est et l’Ouest contribue aussi au rapprochement entre les deux pays [Chubin et Zabih, 1974 ; Ramazani, 1975 ; Mahdavi, 1994]. Le shah, tout en gardant des liens privilégiés avec Washington, parvient à relancer les relations bilatérales, ce qui se traduit par une coopération continue avec Moscou dans de multiples domaines jusqu’en 1979.

L’accord du Consortium contribue à une augmentation des revenus pétroliers de l’Iran. Ils sont investis dans le deuxième plan de développement septennal (1955-1962) qui, pour la première fois après la guerre, permet de développer de manière systématique les équipements et les infrastructures du pays ainsi que de préparer la relance de l’économie. À l’augmentation des capacités financières et à la volonté du shah de retrouver sa légitimité sérieusement écornée par le coup d’État de 1953, s’ajoute bientôt un troisième facteur qui pousse le régime iranien à s’engager dans la voie d’une seconde tentative de modernisation autoritaire après celle entreprise par Reza Shah. Ce facteur est l’arrivée au pouvoir à Washington du président John Fitzgerald Kennedy à la tête d’une administration démocrate qui incite le shah à des réformes en profondeur et à l’octroi de plus de libertés afin d’éviter de reproduire la situation de l’Irak avec le renversement de la monarchie hachémite.

En 1961, Ali Amini est nommé Premier ministre [Amini, 2008]. Cet aristocrate qadjar, dont Washington a apprécié les qualités quand il était ambassadeur aux États-Unis, est un libéral. Il promet des élections libres, autorise des manifestations publiques du deuxième Front national qui regroupe d’anciens proches de Mossadegh, entreprend une lutte contre la corruption et limoge le puissant chef de la Savak. Mais son projet le plus ambitieux est une réforme agraire dont il charge le ministre de l’Agriculture, Hasan Arsandjani, de définir les contours. La réalisation de ce projet devient possible après la mort, en mars 1961, de l’ayatollah Boroujerdi, l’autorité religieuse la plus importante du pays, opposé à une réforme pouvant porter atteinte au droit de propriété du clergé. Mais Amini rencontre des difficultés politiques à la fois avec le deuxième Front national, hostile à la forme que prend la loi sur la réforme agraire, et avec le shah qui n’apprécie guère ce Premier ministre trop indépendant et qui lui fait de l’ombre. En juillet 1962, il démissionne. Arsandjani reste en place comme ministre de l’Agriculture du nouveau gouvernement dirigé par un proche du shah, Asadollah Alam. La réforme agraire se poursuit donc [Lambton, 1969]. Elle est alors considérée comme une manifestation de la volonté du shah, désireux de briser les liens de féodalité qui empêchent la modernisation du pays. À celle de l’agriculture s’ajoutent d’autres réformes comme la nationalisation des forêts et pâturages, l’octroi du droit de vote aux femmes, la privatisation des entreprises étatiques pour financer la réforme agraire, la participation des travailleurs aux bénéfices de leur entreprise et la création d’une « armée du savoir » où les conscrits diplômés sont chargés de contribuer aux campagnes d’alphabétisation. Ces six mesures constituent les bases de la « Révolution blanche », encore appelée « Révolution du shah et du peuple ». Le 5 juin 1963, un référendum est organisé afin de plébisciter ces transformations venues d’en haut.

Ces réformes, auxquelles d’autres s’ajoutent plus tard, affectent l’establishment traditionnel, notamment les grands propriétaires fonciers et les chefs tribaux qui perdent par ailleurs leur pouvoir politique dans les campagnes, ainsi que le clergé qui gère d’immenses domaines légués comme biens de mainmorte. Elles provoquent également un exode rural. Des paysans précarisés vont gonfler la population des quartiers populaires des villes. Dans le cadre des réformes, le shah cherche à accaparer le pouvoir et à écarter les groupes de pression traditionnels (y compris les religieux) du domaine politique, ce qui accroît leur mécontentement, de même que celui des bazaris, très liés aux milieux cléricaux. Ce choix du shah contribue à l’érosion de ses soutiens traditionnels et à son isolement, d’autant que les réformes n’ont pas réussi à lui gagner le soutien des populations rurales et des tribus. Parmi les dignitaires religieux, tous ne sont pas opposés à la réforme agraire. Cependant, Rouhollah Khomeyni, un religieux peu connu à l’époque, se distingue par son opposition en bloc à la « Révolution blanche ». Une agitation commence dans les écoles religieuses dès l’annonce du référendum. Les masses urbaines gonflées par l’exode rural, de nombreux bazaris et même les étudiants y prennent une part très active. Elle atteint son paroxysme le 3 juin 1963 pendant les commémorations du martyre de l’imam Hossein. À cette occasion, Khomeyni prononce un sermon véhément contre la corruption du régime et ses liens avec Israël. Il est arrêté le 5 juin. Dès que la nouvelle est connue, des heurts violents se produisent à Téhéran et dans plusieurs autres villes, faisant des victimes, dont le nombre exact reste cependant aujourd’hui encore incertain. La loi martiale est décrétée. Le chef de la Savak de l’époque, le général Pakravan, se montre pourtant clément à l’égard de Khomeyni qui est maintenu en résidence surveillée après avoir promis de s’abstenir de déclarations politiques. Libéré en avril 1964, il respecte plusieurs mois l’accord passé avec l’autorité. Mais, en octobre suivant, il dénonce une mesure approuvée par le Parlement accordant l’extraterritorialité juridique au personnel militaire américain en Iran. Il est à nouveau arrêté en novembre et cette fois expulsé vers la Turquie. Il se rend quelques mois plus tard en Irak où il s’installe dans la ville sainte chiite de Najaf. C’est là qu’il développera ses idées et son système politique [Arjomand, 1988 ; Richard, 2009].

Malgré les oppositions, la « Révolution blanche » et l’augmentation progressive des revenus pétroliers contribuent à l’émergence d’une nouvelle classe moyenne qui théoriquement pouvait offrir un soutien à la monarchie. Mais l’impossibilité pour cette nouvelle classe d’accéder réellement à la scène politique ne l’incitera pas à soutenir le régime au moment de la crise qui précède la révolution islamique. Avec la « Révolution blanche », le shah s’est privé des appuis traditionnels de la monarchie en Iran. Ses choix politiques subséquents le priveront aussi du soutien des nouvelles couches moyennes de la population, ce qui le laissera finalement très isolé.

Au cours des années 1960, les opposants nationalistes, islamistes et marxistes continuent leurs activités, mais dans la clandestinité ou à l’extérieur du pays. Certains de ces groupes comme les Fedaiyan-e khalq, marxistes-léninistes, et les Moudjahidines, islamomarxistes, optent pour la lutte armée et mènent de véritables actions de guérilla. Quant à la scène politique officielle, elle est marquée par un bipartisme de façade, avec la création en 1957 des partis Melliyoun (Nationaliste) et Mardom (Peuple) dirigés par deux amis personnels du shah, Manoutchehr Eqbal et Asadollah Alam. En 1963, un nouveau parti, Iran-e Novin (Iran nouveau), rassemblant surtout des technocrates, est fondé par Hasan-Ali Mansur. Ce dernier est nommé Premier ministre en 1963 après la démission d’Alam. Il est assassiné en janvier 1965 par un jeune islamiste. Son remplaçant, Amir-Abbas Hoveyda, demeure à ce poste jusqu’en 1977. Sa présidence du Conseil des ministres, d’une durée de douze ans, est exceptionnelle par sa longévité dans l’histoire contemporaine de l’Iran.

De la puissance à la chute : la décennie 1970

La première moitié des années 1970 correspond à une période marquée par des succès inédits pour Mohammad-Reza Shah sur les plans de la politique internationale et de l’économie.

Dès le début de la décennie, la politique étrangère iranienne connaît les changements les plus inattendus. Après plusieurs années de forte croissance économique et de renforcement de ses capacités militaires, l’Iran voit sa position internationale confortée. La décision britannique de retrait à l’est de Suez se concrétise dans la région du golfe Persique par l’accession à l’indépendance, fin 1971, de trois nouveaux États (Bahreïn, Qatar, Émirats arabes unis), tandis que le sultanat d’Oman prend en main la conduite de sa diplomatie. Ce départ des Britanniques, après un siècle et demi de présence, laisse un vide de puissance que Téhéran va combler. Il réussit d’autant mieux dans cette entreprise que la « doctrine Nixon », développée dès 1969, encourage les puissances régionales à prendre davantage en charge la sécurité de leur environnement immédiat. Dans la région, cette doctrine se traduit par la politique dite des « deux piliers », c’est-à-dire la livraison d’armements américains à l’Arabie saoudite et à l’Iran. Riyad ayant des capacités militaires limitées, c’est Téhéran qui devient le principal « pilier » sur lequel s’appuie cette stratégie. Ce choix de Washington facilite la réalisation des ambitions du shah dans la zone du golfe Persique et au-delà. En effet, en 1972, à l’occasion du quarantième anniversaire de la fondation de la marine, ce dernier déclare que le périmètre de sécurité (harim-é amniat) de l’Iran n’est désormais plus seulement cantonné au détroit d’Ormuz mais se situe dans l’océan Indien. Une politique systématique d’achat de navires est instaurée pour développer la marine de guerre et transformer l’Iran en puissance maritime régionale. Le shah s’offre les services de conseillers britanniques et américains et les infrastructures militaires navales du port de Bandar Abbas sont étendues. Il ordonne également la création d’une vaste base militaire, navale et aérienne à Chahbahar sur les côtes du Makran (1975). Les travaux seront loin d’être achevés au moment de la révolution islamique. Sur le plan régional, la marine iranienne devient la plus puissante du golfe Persique.

La première crise de l’énergie de 1973-1974 et le quadruplement du prix du pétrole procurent à l’Iran des moyens financiers sans précédent qui contribuent à sa montée en puissance. Sans participer à l’embargo pétrolier décrété par les pays arabes en 1973, le régime iranien, par ses activités au sein de l’OPEP, a été un des principaux artisans de la hausse du prix des hydrocarbures. Ainsi, pour la première fois dans son histoire moderne, grâce aux ambitions du shah et à des circonstances favorables, l’Iran devient un acteur politique et économique important sur la scène régionale. Les détracteurs du régime monarchique expliquent cette ascension par la transformation de l’Iran en puissance relais de l’impérialisme américain qui fait du régime de Téhéran le « gendarme du golfe Persique ». Bien entendu, le facteur américain ne doit pas être négligé, mais il ne faut pas non plus minimiser l’action du shah. Le pouvoir iranien se porte garant de la stabilité d’une des régions les plus sensibles du système international. Il envoie ainsi, entre 1973 et 1977, un corps expéditionnaire destiné à soutenir le sultan d’Oman confronté dans sa région du Dhofar à une guérilla d’orientation marxiste. Bien que critiquée par les États arabes radicaux du Moyen-Orient, l’action iranienne à Oman, couplée à l’assistance militaire britannique et à la politique du sultan, permet de la réduire. En contribuant au rétablissement de la stabilité d’Oman, le shah préserve le statu quo dans le golfe Persique. Un résultat dont ses voisins se félicitent. « Gendarme du Golfe » ou « empereur du pétrole », comme le surnomme Time Magazine en novembre 1974, le shah, dont les ambitions pour son pays frisent la mégalomanie, est loin de se douter de ce que lui réserve la seconde moitié de cette décennie.

La politique de quête de puissance et de grandeur du shah avait déjà été remarquée en octobre 1971, à l’occasion des fêtes de Persépolis commémorant le 2 500anniversaire de la fondation de l’empire perse par Cyrus le Grand. Un autre aspect se retrouve dans son programme de renforcement des capacités militaires iraniennes. Certaines estimations font état, pour la première moitié de la décennie 1970, d’une multiplication par dix des dépenses d’armements et d’équipements militaires, principalement fournis par les États-Unis. C’est durant cette période aussi que le shah annonce la mise sur pied de l’Organisation de l’énergie atomique de l’Iran afin de doter le pays de plusieurs réacteurs nucléaires commandés à la France et à l’Allemagne. Le 2 mars 1975, en quête d’adhésion populaire à sa politique, le shah, qui a pourtant toujours condamné le monopartisme, propose la création d’un parti unique, le « Parti de la résurrection de l’Iran » (Rastakhiz-e Iran), dont le Premier ministre, Amir-Abbas Hoveyda, devient le secrétaire général. À l’intérieur comme à l’extérieur du pays, par rapport à un bipartisme même déficient, ce revirement du monarque iranien surprend. En effet, alors que le pays connaît une certaine stabilité et un mieux-être économique, l’occasion semble propice à une démocratisation ou, tout au moins, à une plus grande ouverture politique. Mais le shah, qui remporte un nouveau succès diplomatique avec la signature le 6 mars 1975 de l’accord d’Alger mettant un terme au très long contentieux avec le voisin irakien, semble tellement sûr de lui et convaincu de la justesse de son projet de « grande civilisation » qu’il reste sourd à toute critique. Cette certitude du bien-fondé de ses options se traduit par une arrogance très perceptible dans les nombreux entretiens qu’il accorde à l’époque aux médias internationaux.

Cependant, dès la fin de l’année 1975, les difficultés s’accumulent. Après deux années de hausse sans précédent, les revenus pétroliers amorcent une rapide décrue à cause de la chute du dollar et de la mise en place de politiques d’économie d’énergie par les pays importateurs. Le gouvernement iranien, qui a accordé d’importants crédits à l’étranger, est dans l’incapacité de boucler son budget. Pourtant, le shah, qui ne se résigne pas à la diminution du prix du pétrole demandée avec insistance par les Américains, pense pouvoir utiliser l’OPEP pour faire remonter les cours. C’est sans compter sur les Saoudiens qui, disposant d’immenses réserves, préfèrent le maintien des prix, malgré la baisse de leurs revenus. La « relation spéciale » reliant l’Iran aux États-Unis est désormais mise en cause par le « partenariat stratégique » liant Ryad à Washington. La situation économique à l’intérieur du pays, où l’inflation fait rage, se dégrade au cours de l’année 1976. En août 1977, Jamshid Amouzegar, ministre des Finances et représentant de l’Iran aux négociations de l’OPEP, remplace Amir-Abbas Hoveyda. Le nouveau gouvernement abandonne le projet du sixième plan, révise certains projets pharaoniques et diminue considérablement les aides de l’État à certains groupes dont une partie du clergé qui en bénéficie depuis longtemps.

Le ralentissement de la croissance économique et ses conséquences sociales ne sont pas les seuls problèmes auxquels le pouvoir iranien est confronté. L’élection du président américain Jimmy Carter, en novembre 1976, et son entrée en fonction en janvier 1977 représentent un nouveau défi pour le shah, qui a toujours entretenu des rapports plus confiants avec les administrations républicaines. Le thème de la défense des droits de l’homme constamment évoqué par Carter l’inquiète. Pour plaire à la nouvelle administration, il restreint la répression et ouvre les prisons à des commissions d’enquête internationales. Ses opposants se réjouissent de cette évolution, publient des lettres ouvertes et organisent des rencontres culturelles qui sont autant d’occasions de débats politiques. Cette opposition est surtout le fait des intellectuels de gauche qui critiquent l’autoritarisme du régime et revendiquent l’établissement d’une démocratie. Ce n’est que l’année suivante que l’opposition islamiste acquiert une importance déterminante dans le mouvement de contestation.

Le 14 novembre 1977, le shah se rend en visite officielle à Washington. Durant ce déplacement, au moment où Carter prononce son discours de bienvenue, une manifestation d’étudiants est organisée pour chahuter le shah. On le voit pleurer sous l’effet des gaz lacrymogènes utilisés par la police. Quelques semaines plus tard, le 31 décembre, J. Carter et son épouse arrivent à Téhéran afin de passer la nuit de la Saint-Sylvestre en compagnie du couple impérial. Durant le dîner organisé en son honneur, le président américain compare l’Iran à « un îlot de stabilité dans une région tumultueuse et agitée » du monde. Ce que va connaître l’Iran durant l’année 1978 apporte un cinglant démenti à cette déclaration présidentielle. Une semaine après ce discours, la crise qui va emporter le régime est déclenchée.

Le 7 janvier 1978, le quotidien Etelaat publie un article contre Khomeyni considéré par le clergé comme insultant pour l’ayatollah. Le lendemain, des émeutes éclatent dans la ville sainte de Qom. La manifestation est violemment réprimée et l’on déplore des victimes qui sont immédiatement identifiées à des martyrs. Dès lors, on entre dans le cycle de l’utilisation de la mort et du martyre, très présents dans le chiisme. Le 18 février, en commémoration du quarantième jour des martyrs de Qom, Tabriz se soulève, provoquant de nouveaux morts qui seront commémorés à leur tour quarante jours plus tard. Face aux manifestations qui se produisent désormais dans la plupart des villes iraniennes, apparaît un des paradoxes de ce pays que l’on croyait être une puissance militaire sans pareille dans la région : l’Iran ne possède pas de brigades de police antiémeutes, ce qui oblige le gouvernement à recourir à l’armée et aux conscrits. Le 6 mai, Khomeyni, qui, par l’intermédiaire des écoles religieuses et d’une partie du clergé, gère discrètement les événements à l’intérieur et mobilise l’opposition à l’extérieur, accorde pour la première fois une interview à la presse étrangère et à l’envoyé spécial du Monde à Najaf. Outre les attaques virulentes contre le shah et ses réformes « dictées par l’impérialisme », l’ayatollah essaie de montrer sous un jour favorable à l’opinion publique occidentale la nature de l’État islamique qu’il veut mettre en place.

Durant plusieurs semaines de l’été 1978, le shah est étonnamment silencieux. Mais le 19 août, jour anniversaire de la chute du gouvernement Mossadegh, un drame survient à Abadan : l’incendie du cinéma Rex qui fait plus de trois cents victimes. Tout de suite, la responsabilité de cette catastrophe est attribuée par la rumeur à la Savak alors qu’elle ne profite aucunement au régime. À la suite de cette tragédie, la contestation se radicalise. Le 27 août, le gouvernement Amouzegar tombe et Sharif Emami, franc-maçon issu d’une famille religieuse, est nommé Premier ministre. Une dizaine de jours plus tard, le 8 septembre, un autre drame se produit, cette fois à Téhéran, sur la place Jaleh, où éclate une fusillade qui fait de nombreuses victimes. On parlera de centaines de morts.

Ce « vendredi noir » a pour effet de couper les ponts entre le shah et ses opposants. Le 24 septembre, le parti Rastakhiz-e Iran est dissous. Début octobre, Khomeyni quitte l’Irak pour la France. Il s’installe à Neauphle-le-Château, qui devient rapidement le centre d’intérêt des médias occidentaux. Ces derniers offrent à l’ayatollah une tribune inespérée pendant les cent douze jours où il résidera dans ce petit village français [Afkhami, 2009]. Alors qu’il prépare l’instauration d’une république islamique et diffuse des messages extrêmement violents grâce à ses cassettes audio qui circulent en Iran, Khomeyni adopte au contraire face aux médias un profil rassurant de religieux démocrate, libéral, pacifique et rassembleur. Une stratégie de communication qui va être extrêmement payante. Les 4 et 5 novembre, Téhéran est secoué par de violentes émeutes. Le shah essaie de reprendre l’initiative. Il prononce le 6 novembre un discours historique dans lequel il déclare « avoir entendu le discours de la révolution » porté par la population. Mais ces déclarations ont pour effet contraire de le fragiliser davantage. La valse des Premiers ministres continue. Le 8 novembre, Amir-Abbas Hoveyda est arrêté avec plusieurs autres hauts responsables du régime afin de calmer la population. Le 26 décembre, la grève dans l’industrie pétrolière interrompt les exportations et paralyse le pays. C’est un coup fatal pour le pouvoir. L’histoire s’accélère de façon vertigineuse. Le 4 janvier 1979, alors que l’Iran semble au bord de la guerre civile, Shapour Bakhtiar, opposant de longue date, est nommé Premier ministre d’un gouvernement civil par le shah pour calmer l’opposition. Il ne restera en place que trente-sept jours avant d’être balayé à son tour par les partisans de Khomeyni.

Du côté américain, face à la dégradation de la situation en Iran qui pourrait avoir des répercussions majeures pour ses intérêts stratégiques, Washington hésite sur l’option à prendre. Dès novembre 1978, dans un câble devenu depuis célèbre, « Penser l’impensable », son ambassadeur à Téhéran, William Sullivan, a prévenu que le régime du shah était selon lui condamné. Il a fait valoir que Washington devrait obtenir le départ d’Iran du shah, de ses principaux généraux, et favoriser un accord entre les commandants subalternes de l’armée et Khomeyni. Cette proposition audacieuse a pris au dépourvu le président Carter qui hésite. Début janvier 1979, il semble néanmoins conclure que le départ du shah est nécessaire pour calmer l’opposition. Au milieu de rapports alarmistes signalant un coup d’État militaire imminent, le président Carter décide le 3 janvier d’encourager subtilement le shah à quitter l’Iran, pour des « vacances » en Californie. Le 5 janvier, les dirigeants des grandes puissances occidentales réunis en Guadeloupe, à l’initiative de Valéry Giscard d’Estaing, s’accordent semble-t-il pour abandonner le shah à son sort. Le gouvernement français est en fait déjà en contact avec Khomeyni depuis décembre 1978. La Maison-Blanche, de son côté, hésite encore sur l’option à prendre une fois le shah parti. Plusieurs possibilités s’offrent à elle, dont celle de soutenir un coup d’État souhaité par certains hauts gradés iraniens. L’armée iranienne est forte à ce moment de 400 000 hommes et jusqu’alors proche du shah. C’est une force avec laquelle il faut compter. Carter n’écarte pas cette possibilité, mais elle est retenue en dernier ressort. Il souhaite donner au préalable une chance au gouvernement civil de Shapour Bakhtiar. Il est donc urgent d’inciter les militaires à rester dans leurs casernes et de les convaincre de l’intérêt de mettre tout leur poids derrière le gouvernement civil, après le départ du shah. Ce sera l’objet de la mission qu’effectue le général Robert « Dutch » Huyser en Iran à partir du 7 janvier 1979. Le shah n’est pas informé de ce déplacement et, lorsqu’il le sera finalement, il y verra un indice de la duplicité américaine et de la volonté de Washington de le déposer. Les détails de cette mission, longtemps restés inédits, alimenteront par la suite de nombreuses spéculations quant à ses objectifs réels. Le 16 janvier 1979, poussé par son allié américain, le shah quitte finalement l’Iran pour Assouan en Égypte. C’est le début d’une errance à travers sept pays qui le ramènera finalement au Caire, où il décédera le 27 juillet 1980. Ce que le shah ignore au moment de son départ, c’est que l’administration Carter a ouvert depuis le 15 janvier un canal de communication direct avec l’entourage de Khomeyni. Warren Zimmermann, secrétaire politique à l’ambassade américaine à Paris, rencontre en effet secrètement Ebrahim Yazdi à Neauphle-le-Château. Lors de ces rencontres qui vont s’étendre sur deux semaines, la partie américaine se montre flexible, notamment en ce qui concerne la nature du futur régime politique iranien. Point culminant des discussions Zimmerman-Yazdi, ce dernier remet à son interlocuteur une lettre écrite par Khomeyni et adressée au président Carter. Dans ce document, Khomeyni déclare s’engager à protéger les « intérêts de l’Amérique et de ses citoyens en Iran » si Washington fait pression sur l’armée iranienne pour qu’elle reste à l’écart des événements. L’ayatollah dresse un portrait idyllique de la république islamique qu’il entend fonder. Elle sera « humanitaire ». C’est donc un visage rassurant qu’il présente à l’administration américaine, en phase avec l’image qu’il s’est donnée face aux médias occidentaux qui se sont pressés à Neauphle-le-Château. Les analystes de la Maison-Blanche prédisent de leur côté que Khomeyni laissera ses partisans modérés, formés en Occident, diriger le futur gouvernement. La possibilité d’un compromis acceptable pour Washington se révèle possible. L’ayatollah n’attendra pas, semble-t-il, la réponse du président américain. Le 1er février, il rentre triomphalement à Téhéran. Le 10, des bases militaires sont prises d’assaut par les insurgés qui ne rencontrent pas de résistance. Le lendemain, l’État-major décrète la neutralité de l’armée. La révolution islamique va pouvoir triompher et l’administration Carter se rendre bien vite compte de son erreur de calcul sur la personnalité de Khomeyni… [Huyser, 1986 ; Arjomand, 1988 ; Milani, 1994 ; Afkhami, 2009 ; Milani, 2011 ; Cooper, 2016].

Cette révolution est, comme tous les événements de cette ampleur, le fruit de la conjonction de facteurs multiples, à la fois structurels et conjoncturels. On doit ainsi tenir compte des conséquences des réformes de la « Révolution blanche ». En effet, ces changements, sans précédent dans l’histoire du pays, ont ébranlé les fondements traditionnels de la monarchie qui s’appuyait sur les grands propriétaires terriens, le clergé chargé de la gestion des terres de mainmorte, ainsi que sur un certain nombre de chefs de tribu. Ils avaient déjà perdu depuis les années 1930 une part de leur autorité politique. Avec la réforme agraire, ils ont aussi perdu leurs biens fonciers. Certes, cette réforme a bénéficié aux paysans sur lesquels le pouvoir aurait pu s’appuyer. Mais le modèle de développement économique suivi ensuite par l’Iran a favorisé un exode rural qui a amené de nombreux laissés-pour-compte issus des campagnes à s’installer autour de Téhéran et des grandes villes, dans des quartiers défavorisés que le pouvoir a négligés, créant un terreau favorable à l’essor d’un mécontentement latent à l’égard de la monarchie et des bénéficiaires — souvent occidentalisés — de l’essor économique. Les révolutionnaires pourront s’appuyer sur ce groupe de culture traditionnelle plutôt conservatrice, hostile à l’Occident associé à la monarchie qui les a négligés. De même, la modernisation économique et sociale a contribué à l’émergence d’une classe moyenne urbaine plutôt occidentalisée sur laquelle l’institution monarchique aurait pu également compter, à condition de lui donner voix au chapitre en libéralisant le régime. Au contraire, le shah a renforcé un système autoritaire qui a accru son impopularité dans le pays et à l’étranger. Sa personnalité, avec un caractère fort et déterminé, mais aussi des moments d’hésitations, voire de paralysie, doit être aussi prise en compte car elle a pesé sur ses décisions à des moments clés du processus qui mènera à la révolution. À ces conditions structurelles, il faut ajouter les facteurs conjoncturels comme le climat international de guerre froide, qui amène le shah à considérer le clergé modéré comme un allié face à la gauche et aux communistes et à lui laisser un espace de respiration dont l’ayatollah Khomeyni et ses partisans vont amplement profiter pour préparer leur révolution, la chute des revenus pétroliers en 1976 qui fragilise l’économie du pays et accroît le mécontentement dans la population, la détérioration des relations avec les États-Unis en raison des désaccords sur le prix du pétrole, l’arrivée au pouvoir de l’administration Carter qui souhaite remettre l’accent sur la protection des droits de l’homme et enfin la dégradation de la santé du shah, atteint d’un cancer. Il y a aussi une part de hasard et d’imprévus comme le fait que, le soir même du « vendredi noir », un terrible tremblement de terre a détruit la ville historique de Tabas, faisant 2 700 morts, un signe pour certains que l’Iran était entré dans une période difficile, sinon apocalyptique. Il faut aussi prendre en compte la mauvaise gestion de la crise de la part du shah, très seul et malade, face à une situation extrêmement difficile alors qu’il vient de perdre ses conseillers les plus proches comme Alam et Eqbal. La mauvaise information de l’administration Carter sur la situation et l’état réel des forces politiques en Iran ainsi que la division des conseillers du président américain expliquent par ailleurs les hésitations et la politique peu coordonnée des États-Unis face à la crise en Iran tout au long de l’année 1978 et au début de 1979. Les choix américains ont lourdement pesé sur l’évolution de la situation iranienne. Enfin, il faut souligner la duplicité et la grande capacité manœuvrière de Khomeyni, qui a su parfaitement utiliser les médias occidentaux pour diffuser à l’international, mais aussi en Iran même, une image de lui qui était très loin de la réalité, et aussi manipuler l’administration américaine pour neutraliser l’armée, la seule force capable de l’empêcher d’atteindre son objectif de prise du pouvoir… Une erreur que Washington va rapidement payer très cher.