— Je vous dis que ce fichu vaisseau est vivant ! s’écria Kit Carson en tapant du poing sur la table. Comment pouvez-vous continuer à nier l’évidence, alors que les analyses ont confirmé que c’était bien du sang sur ma veste ?
Le professeur haussa les épaules, sans quitter du regard la boule de cristal posée devant lui. Les choses auraient été si simples s’il avait possédé ne fût-ce qu’un embryon de don de voyance ! Mais ses tentatives pour employer la sphère transparente à des fins de divination s’étaient soldées jusque-là par des échecs qu’il ne pouvait s’empêcher de trouver vexants. Et il n’avait décidément pas le temps de se mettre en quête d’une authentique diseuse de bonne aventure.
— Ce vaisseau est une illusion, affirma-t-il d’une voix douce et persuasive. Une hallucination collective contrôlée…
— Par les chamans indiens ?
— Pas seulement. Je pense qu’ils sont à l’origine de la partie biologique – ou pseudo-biologique – du « dirigeable », mais il ne leur serait sans doute jamais venu à l’idée de le barder ainsi de métal, même de façon inconsciente. Ce vernis de technologie me paraît typiquement européen.
— Européen ? répéta le chasseur de primes, incrédule.
Un homme entra à cet instant dans le bar, un chapeau melon juché sur le crâne. Assez frêle et de petite taille, il avait quelque chose de ces dandies anglais qui formaient la cour d’Oscar Wilde à l’époque où Lévêque vivait à Londres. Il jeta un regard circulaire sur la salle, et un sourire s’épanouit sur son visage orné d’une fine moustache lorsqu’il aperçut Carson.
— Vous le connaissez ? demanda Lévêque tandis que le nouveau venu se dirigeait vers leur table.
— C’est Nat Pinkerton. J’ai déjà travaillé pour lui.
— Pinkerton ? Le type de l’agence du même nom ?
— Son fils. Il a pris la relève à la mort de son père, au milieu des années quatre-vingt.
Une idée germa soudain dans l’esprit du professeur. Il avait, comme tout un chacun, entendu parler des fameux détectives et de la remarquable base de données criminelles qu’ils avaient aidé à construire. Ne serait-il pas possible de mettre cette formidable puissance d’investigation et de recoupement des informations au service de leur enquête ?
Nat Pinkerton salua les deux hommes avant de s’asseoir. En dépit de son apparence fragile, il paraissait posséder une énergie débordante. Dans son visage avenant scintillaient deux yeux verts quelque peu féminins qui exprimaient une vive intelligence.
— Eh bien, mon cher Kit, dit-il après avoir posé son melon sur la table. Quelles nouvelles ? J’ai entendu dire que vous aviez enfin arrêté Jesse James ?
Avec un soupir, Carson raconta comment il s’y était pris. Si Lévêque fut surpris par l’emploi d’un œuf factice empli de gaz soporifique, Pinkerton se contenta de hausser un sourcil appréciateur, comme s’il connaissait déjà cette technique. Sans doute faisait-elle partie de l’arsenal des private eyes de l’agence, avec quantité d’autres gadgets tout aussi inattendus – le professeur se souvenait d’avoir lu récemment quelque chose à ce sujet.
— Je vous félicite, déclara Pinkerton lorsque Carson se tut. Les frères James étaient un gros morceau. (Il posa une main aux doigts trop fins sur celle du chasseur de primes.) Je suis heureux de savoir que vous avez fini par coincer Jesse. Plusieurs de mes hommes étaient également sur sa trace, mais vous avez été le plus rapide – une nouvelle fois. Buvons à votre succès. (Il porta son verre à ses lèvres et en vida la moitié d’un trait.) J’aurais un travail à vous proposer. Êtes-vous libre en ce moment ?
— Je crains que non, répondit Carson.
— Dommage. Vous auriez été l’opérateur idéal pour mettre la main sur Buffalo Bill.
— Ne me dites pas qu’il s’est encore évadé !
— Malheureusement si. Et il a emmené avec lui les frères Dalton. Aux dernières nouvelles, ils auraient dévalisé une banque la semaine passée à Topeka. (Nat Pinkerton haussa les épaules.) Tant pis, je demanderai à Lucien Lachance – si j’arrive à mettre la main sur lui.
— J’ai entendu dire qu’il avait été blessé en Oklahoma dans une escarmouche contre les Martiens. Ne vous faites pas d’illusions : à part vos opérateurs habituels, vous ne trouverez personne pour courir après Buffalo Bill et les Dalton ; tous les citoyens de ce pays qui ont un peu de tripes vont sur la Frontière pour combattre l’ennemi extraterrestre. (Il se leva.) D’ailleurs, je me demande vraiment ce que je fiche ici. C’est là-bas, au bord de la civilisation, qu’on a besoin de moi.
— Rasseyez-vous, le pria Lévêque. Je comprends que vous ayez besoin d’action, mais nous en sommes encore au temps de la réflexion. (Il se tourna vers Pinkerton et le dévisagea un instant avec un doux sourire de vieux monsieur inoffensif.) On dit le plus grand bien de votre système de collecte d’informations… Je crois que le moment est venu de le mettre à l’épreuve.
Le mécanographe occupait la quasi-totalité d’un hangar anonyme de Long Island. Au premier abord, il ressemblait au produit de l’union d’un orgue d’église et d’une machine à vapeur, mais, lorsqu’on y regardait de plus près, ses innombrables rouages se révélaient dans toute leur complexité. Kit Carson songea que, malgré sa taille, cet engin rappelait une montre suisse par la précision avec laquelle ses pièces s’emboîtaient les unes dans les autres.
— Voici le cœur de l’agence, expliqua Nat Pinkerton. Toutes les données recueillies par nos opérateurs sont retranscrites sous forme analogique sur des galettes de cire. Ensuite, il n’y a plus qu’à lire ces enregistrements pour en trier le contenu suivant les critères souhaités. Étant donné l’ampleur de la recherche que vous nous avez demandée, professeur, je crains que cela ne soit assez long.
Deux techniciens en blouse grise entrèrent dans la pièce, poussant un chariot où s’empilaient des dizaines de cartons à chapeau portant, au lieu de la griffe d’un grand couturier ou d’un magasin de luxe, des inscriptions obscures, telles que : « OKL A-F » ou « GGSTR RIP 1888 ». Après avoir salué les trois hommes, ils entreprirent d’enfiler les disques de cire que contenaient ces boîtes sur de longues tiges métalliques horizontales.
— Nous attendrons, assura Lévêque. Cette machine m’intéresse beaucoup. Vous dites qu’elle est unique ?
— Pas tout à fait : le siège central de la Lloyds, à Londres, est équipé d’un modèle antérieur moins perfectionné, répondit Pinkerton de sa curieuse voix flûtée. Mais, à en croire leur inventeur, ces deux mécanographes ne sont rien à côté de celui qu’il a commencé à installer à Moscou, dans les locaux de la police politique du Tsar.
— Comment un Américain peut-il prêter main-forte à un régime autocratique ? s’étonna Carson.
— En obéissant à la loi du marché. Ces machines coûtent très cher à construire ; il faut bien trouver des commanditaires. Et vous pouvez parier que le personnel employé par Mr Edison grouille d’espions de tout bord.
— De toute manière, intervint le professeur, les sciences et techniques évoluent si vite, ces dernières années, que le mécanographe du Tsar – tout comme le vôtre, d’ailleurs – fera sans doute figure d’antiquités bien avant la fin du siècle.
Une fois toutes les galettes enfilées, l’un des techniciens actionna un levier. Quelque part dans les entrailles de l’engin, des pistons se mirent en branle avec un halètement asthmatique, entraînant diverses roues dentées aux fonctions impossibles à déterminer. Soudain, une pince jaillit d’une ouverture dans un nuage de fumée bleutée, pour se refermer sur le premier disque de la première tige. Après l’avoir retiré de son axe avec une grande délicatesse, elle le déposa sur un plateau tournant, dont l’axe était matérialisé par une pointe de métal. Un bras de cuivre se positionna de lui-même, puis s’abaissa lentement. De nouveaux engrenages se mirent en mouvement lorsque l’aiguille qui le terminait trouva le sillon qui, selon Nat Pinkerton, courait en spirale sur toute une face du disque, du centre vers l’extérieur.
Kit Carson avait entendu parler de ces machines à cartes ou bandes perforées employées par certaines entreprises pour leur comptabilité, mais le dispositif qu’il avait devant lui relevait à l’évidence de la plus haute technologie. Jamais il n’aurait pensé qu’il fût possible de coder des informations sur une simple galette de cire noire.
— Le sillon est… sculpté, c’est bien ça ? interrogea-t-il soudain.
Pinkerton acquiesça.
— Oui. À chaque caractère correspond un dessin précis du sillon, que l’aiguille retranscrit en vibrations qui sont interprétées et répercutées à travers les engrenages, dont la position détermine l’état de l’information analysée en fonction des critères sélectionnés. Il est ensuite possible d’imprimer tout ou partie des résultats, grâce à une linotype automatisée. Je crains seulement que, dans le cas présent, elle n’ait pas grand-chose à faire…
— Je le crains également, reconnut le professeur Lévêque. Mais sait-on jamais…
Carson n’émit aucun commentaire. Bien qu’il ne comprît pas tout à fait son fonctionnement, il avait foi dans ce bruyant mécanographe – parce que c’était cela l’avenir : des machines effectuant à la place des hommes les tâches pénibles ou fastidieuses. Si les disques de la Pinkerton recelaient quelque information utile, l’engin la retrouverait et la porterait à leur connaissance, car c’était à cet usage qu’il avait été conçu.
Cela dit, rien ne prouvait qu’il y eût quoi que ce fût d’intéressant dans cette étrange bibliothèque de cire, car c’était de criminels de chair et de sang que se préoccupait la Pinkerton, et non d’entités métapsychiques.
— Combien de temps cela va-t-il prendre ? s’enquit le professeur Lévêque.
— Pas plus d’une heure ou deux, assura Pinkerton. Les premiers disques contiennent les fichiers index. Ensuite, il faudra que la machine lise les enregistrements auxquels ils nous renverront, et qu’elle en fasse la synthèse… Oh, pas une véritable synthèse – cela réclamerait une intelligence qu’elle ne possède nullement. Disons qu’elle va extraire les données éventuelles regroupées autour des mots-clefs que vous lui avez fournis, et les imprimer.
Carson eut la soudaine sensation que quelque chose avait imperceptiblement changé dans le rythme de la machinerie. La respiration mécanique n’était plus la même. Tournant le regard vers le mécanographe, il ne vit tout d’abord rien d’anormal. Pas le moindre grain de sable dans l’engrenage parfait de ce véritable cerveau à vapeur. Assis sur un banc près de leur chariot, les techniciens bavardaient tranquillement – à moins qu’ils ne fussent en train de mâcher du chewing-gum.
Il va se passer…
Kit Carson possédait les réflexes d’un homme de la Frontière, mais il faillit malgré tout se laisser prendre de vitesse par les événements. Il vit la pince de métal qui, au lieu de poser le disque suivant sur le plateau tournant, l’expédiait soudain dans sa direction ; il plongea aussitôt à terre, les bras écartés, entraînant ses compagnons avec lui, mais la galette de cire lui arracha une mèche de cheveux et le morceau de peau qui allait avec.
Il allait encore être couvert de sang ; ça ne serait pas la première fois, car il avait un chic pour récolter des blessures à la tête ou – pire – à l’oreille.
Un second disque passa quelques centimètres au-dessus de lui. Cette maudite machine ajustait le tir ! Il tâtonna à sa ceinture, en quête de son revolver, mais il l’avait laissé à son hôtel. Il se tourna alors vers Pinkerton, pour lui demander s’il avait une arme – et demeura un instant muet de surprise à la vue de la ravissante rousse aux longs cheveux qui le dévisageait d’un air ennuyé, sa moustache postiche décollée pendant devant ses lèvres.
— Nat ? s’enquit-il stupidement.
Tous deux baissèrent instinctivement la tête en entendant un nouveau disque siffler dans les airs. Au grand soulagement de Carson, il passa un peu plus haut que le précédent.
— Pour Nathalie. Une jeune fille ne saurait diriger la Pinkerton, n’est-ce pas ?
— Les jeunes filles ont-elles aussi des insomnies ? marmonna le professeur Lévêque, qui n’avait rien perdu de la conversation.
Le chasseur de primes aurait bien aimé savoir ce qu’il voulait dire par là, mais à cet instant, deux projectiles les survolèrent pour aller s’écraser derrière eux. Ensuite, il y eut un temps mort avant que le bombardement ne recommençât, à raison d’une galette par seconde. Quelle que fût la volonté qui se trouvait à l’origine de cet étrange comportement du mécanographe, elle semblait éprouver des difficultés à viser juste. Le tir le plus menaçant fut paré par le savant français, qui interposa juste à temps sa sacoche entre son visage et le disque lancé à pleine vitesse dans sa direction.
— Avez-vous un flingue ? demanda Carson à Miss Pinkerton.
Elle tira un petit pistolet de l’étui qu’elle portait sous l’aisselle et le montra au chasseur de primes.
— N’allez pas me bousiller cette machine, prévint-elle. Elle m’a coûté un million de dollars.
— Eh bien, vous n’aurez qu’à la mettre sur ma note, répliqua Carson en avançant la main pour prendre l’arme.
La jeune femme hésita, avant de la lui tendre d’un air résigné.
Le professeur fut le seul à voir la silhouette de la mante religieuse géante qui les observait par l’une des fenêtres. Carson et la jeune femme étaient trop occupés à éviter les projectiles, qui paraissaient viser plus particulièrement le chasseur de primes.
Mais celui-ci se montra une fois de plus à la hauteur de sa réputation, en parvenant à arrêter d’une seule balle le mécanographe déchaîné. Il y eut un bruit de rouages broyés, quelques nuages de fumée noire, des grincements de pistons mal huilés qui s’immobilisent… Puis la machine se mit à trembler, faisant trépider le sol du hangar.
— La chaudière va exploser ! cria l’un des techniciens, qui s’accroupissait derrière une table renversée. Il faut sortir d’ici !
Le regard du professeur se posa sur la pince qui pendait à présent, tenant toujours le disque qu’elle s’apprêtait à lancer, et il éprouva la subite conviction que cet enregistrement était là pour lui. Sans écouter les exhortations de ses compagnons, il se précipita vers le mécanographe qui vibrait de plus belle comme une bête en colère. À peine ses doigts s’étaient-ils refermés sur la galette de cire qu’il rebroussait chemin à toutes jambes, vers le rectangle de lumière de la porte. Il en était encore à quelques enjambées lorsqu’il eut l’impression qu’on venait de lui donner un violent coup entre les omoplates, et ce fut en vol plané qu’il franchit le seuil, littéralement porté par le souffle de la déflagration.
L’atterrissage fut un peu rude, mais il parvint à préserver son précieux trophée. Il se hâta de se remettre sur ses pieds avant que Carson ne vînt l’y aider ; il avait sa fierté.
— Vous êtes complètement cinglé, professeur ! Vous auriez pu y laisser votre peau.
— J’ai agi sans réfléchir, je le reconnais. Mais j’ai eu l’impression que cet enregistrement pouvait être important, et j’ai l’habitude de me fier à mes intuitions – surtout lorsque je piétine. (Lévêque brandit le disque pour lequel il avait couru tant de risques.) Voilà tout ce qui reste des archives de la Pinkerton. Je suis désolé, Miss, ajouta-t-il à l’intention de la jeune femme.
— Oh, nous avons des copies, assura-t-elle d’un air désinvolte. Le problème, c’est qu’elles ne nous seront d’aucune utilité sans mécanographe.
— Voulez-vous dire qu’il n’existe aucun autre moyen de savoir ce qui se trouve sur ce disque ? interrogea le professeur désappointé.
— Ça, il faudrait le demander à Mr Edison. Comme je vous l’ai dit, il est à Moscou, mais nous pouvons toujours lui envoyer un télégramme. (Nathalie Pinkerton fronça les sourcils, et le vieil homme songea qu’elle était bien jolie sans sa moustache.) Je n’ai pas bien compris pourquoi vous teniez tant à cet enregistrement précis.
— Comme tous les spirites, je suis en liaison avec de nombreux esprits appartenant à des personnes décédées ou à des créatures… disons surnaturelles pour simplifier. Certains de ces êtres au-delà de toute description peuvent être considérés comme mes alliés ; il leur est déjà arrivé de me venir en aide dans des moments délicats ou difficiles. Je pense donc que l’un d’eux s’est manifesté en m’incitant à aller chercher ce disque. Je n’ai senti aucune présence, mais je ne vois aucune autre explication à mon comportement de tout à l’heure. Voyez-vous, je n’ai pas l’habitude de prendre ce genre de risque – à mon âge…
— C’est en effet très étrange, reconnut Kit Carson.
— Tout aussi étrange que la subite furie meurtrière dont ce mécanographe a été pris à notre égard… enchaîna le professeur. Ça m’a tout l’air d’un coup des mantes religieuses. Il y en avait une qui traînait dans le coin pendant que cette machine nous bombardait. Peut-être usait-elle de psychokinèse – à moins qu’elle n’ait ensorcelé tout l’appareillage. Ces maudits insectes n’ont pas dû apprécier notre petite comédie de l’autre soir. Quand je vous disais qu’ils préparaient un mauvais coup !
— Je n’en ai pas douté un seul instant, marmonna le chasseur de primes. Il faut toujours se méfier des alliés qui tombent du ciel.
— Mais de quoi parlez-vous donc ? s’enquit la jeune femme.
— Allons télégraphier à Mr Edison, dit Lévêque. Je vous expliquerai en chemin.
Perdue dans ses pensées, Nathalie Pinkerton entra en coup de vent dans l’antenne new-yorkaise de l’agence et se dirigea droit vers le bureau du directeur, saluant distraitement les employés au travail. L’un d’eux, un grand Irlandais dont elle avait oublié le nom, fit mine de se lever pour l’accueillir, mais elle lui signifia d’un regard que l’heure n’était pas aux mondanités tout en poursuivant son chemin vers la double porte de chêne verni.
— On vient de saboter le mécanographe, déclara-t-elle d’emblée en claquant machinalement derrière elle le panneau capitonné. Je veux que vous me mettiez tous les opérateurs disponibles sur le coup.
Le directeur leva vers elle un regard plein d’incompréhension.
— Qui vous a laissé entrer ici ? s’écria-t-il.
Par réflexe, Nathalie porta la main à sa lèvre supérieure, qu’elle découvrit vierge de toute moustache. Simultanément, elle se demanda ce qu’elle avait bien pu faire de son postiche et prit conscience des mèches de cheveux qui lui caressaient les oreilles et la nuque. La crise de folie du mécanographe et les révélations de Kit Carson l’avaient donc à ce point troublée qu’elle en avait oublié de se grimer.
Tant pis.
Tant mieux.
De toute manière, cette comédie ne pouvait pas durer éternellement. Il fallait bien que le personnel de l’agence apprît un jour la véritable identité du Big Boss. Alors, maintenant ou plus tard…
— Je suis Nat Pinkerton, dit-elle en descendant d’une octave, car elle avait également omis de contrefaire sa voix. La fille d’Allan Pinkerton.
La porte s’ouvrit violemment dans son dos. Se retournant, elle découvrit le grand rouquin et deux opérateurs à l’air sévère, qui avaient rejeté le pan droit de leur veste en arrière, afin de pouvoir tirer leur arme en un temps record si besoin était.
Nathalie se sentit fière de ses hommes. C’était son père et elle qui les avaient formés. Et, désormais, il revenait à elle, et à elle seule, sans le masque d’un improbable héritier mâle, de diriger cette agence. Autant montrer tout de suite à ses détectives qui détenait l’autorité.
— Calmez-vous, les gars, leur lança-t-elle avec la voix de Nat. Ce n’est que le boss qui vous rend une petite visite.
Les deux private eyes la dévisagèrent avec incrédulité.
— Mr Pinkerton ? fit l’un, hésitant.
— Miss Pinkerton, rectifia son collègue. Voilà qui va faire taire pas mal de rumeurs… grommela-t-il comme pour lui-même.
— Lesquelles ? interrogea sèchement Nathalie, qui avait l’oreille fine.
Comme elle s’y attendait, les trois hommes parurent à tel point embarrassés par cette question qu’ils en rougirent, et elle n’eut qu’à lancer un coup d’œil par-dessus son épaule pour vérifier que le directeur semblait tout aussi mal à l’aise.
— Vous… comprendrez qu’il existe des sujets qu’il convient de ne pas aborder devant une jeune fille… balbutia ce dernier.
Nathalie, qui en avait certainement plus appris sur la sexualité masculine en écoutant les plaisanteries et les histoires graveleuses qu’échangeaient nombre de ses employés que bien des femmes en plusieurs décennies de vie conjugale, ne put s’empêcher de retourner le couteau dans la plaie :
— Il est un peu tard pour y songer, puisque vous les avez déjà tous abordés devant moi.
— Euh… Oui… Mais nous pensions… Enfin…
Des éclats de rire s’élevèrent de la porte où se pressaient les autres employés de l’antenne locale, et la jeune femme sut qu’elle avait retourné la situation en sa faveur.
— Ne vous inquiétez pas, assura-t-elle. À ma prochaine visite, pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté, je mettrai une robe. Satisfait ?
Le directeur afficha une telle expression d’ahurissement que les rires redoublèrent. En voilà un qui éprouverait quelques difficultés à rétablir son autorité, songea Nathalie. Néanmoins, elle n’avait aucun regret de s’être servie de lui pour asseoir la sienne.
Il avait vraiment une trop mauvaise opinion des femmes.
L’appartement new-yorkais du professeur Lévêque, qui occupait tout le deuxième étage d’un petit immeuble dans le quartier de Greenwich Village, était encombré du plus invraisemblable capharnaüm auquel Kit Carson avait jamais été confronté. Les objets les plus divers s’y entassaient dans le désordre le plus total, interdisant d’accéder aux bibliothèques lourdement chargées qui couvraient les murs. Seul un espace d’une centaine de pieds carrés, à l’une des extrémités du salon, demeurait à peu près dégagé ; trois fauteuils de cuir vert disposés en demi-cercle autour d’une table basse faisaient face à un immense buffet bourré à craquer d’appareils tous plus bizarres les uns que les autres.
— Asseyez-vous, dit le vieil homme. Miss Pinkerton ne devrait pas tarder.
Et, sans un mot de plus, il disparut dans une pièce voisine, où des coups et des grincements ne tardèrent pas à s’élever. Carson hésita un instant à aller voir ce que son hôte était en train de bricoler, mais comme il n’avait pas été convié, il préféra s’installer dans l’un des fauteuils. Puis il allongea les jambes sur la table basse et, baissant son Stetson sur ses yeux, il se prépara à faire un petit somme.
Il avait le temps. Les femmes sont toujours en retard.
Le bruit du gong de la porte d’entrée le fit sursauter moins d’une minute plus tard. Repoussant son chapeau en arrière, il se redressa tandis que le professeur se hâtait d’aller ouvrir, et se leva d’un bond à la vue de la jeune femme qui venait vers lui, vêtue d’une somptueuse robe d’un vert identique à celui de ses yeux. Nathalie Pinkerton n’était pas un prix de beauté – sinon, il lui eût été bien plus difficile de se déguiser en homme –, mais son visage régulier, rehaussé par le roux ardent de ses cheveux, séduisit d’emblée le chasseur de primes. Un effet des vêtements ou du maquillage ? Elle ne lui avait pas semblé si attirante la veille, lors de l’explosion du mécanographe. Mais elle portait alors des habits masculins, ce qui lui conférait une ambiguïté tout à fait rebutante aux yeux de Carson.
— Auriez-vous donc renoncé à jouer les fils-à-papa ? interrogea-t-il, le coin de la lèvre relevé en une amorce de ricanement sarcastique.
— Quelque chose comme ça, répondit-elle avec un doux sourire. Mais reconnaissez que Nat Pinkerton n’avait rien d’un fils-à-papa.
— J’ai lu dans le New York Times de ce matin que vos employés étaient « déboussolés », signala le professeur.
Miss Pinkerton s’esclaffa. Elle paraissait détendue et tout aussi sûre d’elle que son alter ego masculin.
— L’auteur de l’article en question n’a sans doute interrogé que les hommes. Pour ce que j’en sais, le reste du personnel serait plutôt enthousiaste à l’idée de prendre ses ordres d’une femme. (Elle soupira d’un air joyeux, puis fronça les sourcils.) Votre invitation disait que vous aviez reçu la réponse de Mr Edison à votre télégramme, mais vous n’y faisiez aucune mention de son contenu.
— Il n’avait rien de réjouissant, et j’en suis désolé. Seul votre mécanographe pouvait interpréter les données enregistrées sur vos disques. Même aller à Londres ne nous serait d’aucune utilité, car la machine de la Lloyds emploie un système de codage différent. Et j’imagine que le problème sera le même avec celle du Tsar – qui, de toute manière, ne semble pas près d’être finie.
— Vous voulez dire que vous nous avez fait venir pour nous annoncer un échec ? s’étonna le chasseur de primes.
— Un demi-échec, corrigea Lévêque. Car s’il est impossible de décoder les informations, nous pouvons toujours essayer de les lire… (Face au silence plein d’incompréhension de ses auditeurs, il poursuivit.) Cela n’a pas été facile, mais je me suis procuré un exemplaire du paléophone de mon compatriote Charles Cros. Il s’agit d’un appareil analogue à votre phonographe, à cette différence près que le support de l’enregistrement musical n’est pas un cylindre, mais un disque de cire… Je suppose d’ailleurs qu’Edison s’en est inspiré lorsqu’il a conçu sa machine à traiter les données.
— Puisque la technique de reproduction est la même, pourquoi n’a-t-il pas employé des rouleaux, comme pour le son ? demanda miss Pinkerton. Après tout, c’est lui l’inventeur du phonographe ; il aurait eu intérêt à utiliser l’un de ses propres brevets.
— Si vous tenez à le savoir, vous n’avez qu’à lui envoyer un télégramme, ironisa le professeur. Néanmoins, on peut supposer que le disque est plus pratique, plus ergonomique. Essayez d’imaginer à quoi ressemblerait le chargement d’un mécanographe équipé d’un lecteur de cylindres, et vous comprendrez ce que je veux dire. De plus, le fait que ce soient des données codées qui soient gravées, et non des sons, relègue au second plan le principal défaut de ce support : la différence sensible de qualité d’enregistrement entre le début et la fin du sillon.
— En résumé, dit Carson, vous avez l’intention de nous faire écouter les données enregistrées sur ce morceau de cire. Seulement, je ne vois vraiment pas à quoi ça pourrait bien nous avancer.
— Moi non plus, mais nous devons essayer. Vous avez vu la complexité de la machine capable de décoder ces informations. Peut-être leur « transcription » sonore nous mettra-t-elle sur une piste quelconque…
— Vous n’avez pas encore fait l’expérience ? s’étonna Nathalie.
— Le paléophone que j’ai trouvé nécessitait des réparations. Je viens tout juste d’y mettre la dernière main. J’espère qu’il daignera fonctionner cette fois-ci.
Carson en doutait, mais il ravala les commentaires qui montaient à ses lèvres. Autant laisser le professeur tenter cette expérience, toute loufoque qu’elle pût paraître. Au pire, ils risquaient de devoir supporter quelques minutes de bruits dépourvus de toute signification – et si ceux-ci devenaient par trop désagréables, il serait toujours possible d’arrêter le paléophone.
S’excusant auprès de ses hôtes, Lévêque retourna dans la pièce voisine, d’où il revint aussitôt porteur d’un étrange appareil, qui associait un plateau tournant analogue à celui du lecteur du mécanographe à un pavillon de phonographe en cuivre repoussé. Il déposa son fardeau sur la table basse puis, après avoir placé le disque à l’endroit approprié, il entreprit de remonter le mécanisme à l’aide de la manivelle qui dépassait du socle de bois. Enfin, il positionna le bras terminé par une aiguille luisante au début du sillon, à l’intérieur de la spirale que dessinait celui-ci sur la galette de cire noire.
— L’instant de vérité, annonça-t-il avant de tourner le bouton déclenchant la rotation du plateau.
Tout d’abord, seul un grésillement s’éleva du pavillon. Carson tendit l’oreille, sans rien distinguer d’autre que ce rideau de minuscules craquements. Il s’apprêtait à faire remarquer qu’il n’y avait rien d’enregistré quand il perçut comme une vague rumeur dans le lointain, derrière la succession de bruits parasites. Ce murmure indistinct s’amplifia peu à peu, pour devenir un chant monocorde et inarticulé qui suscita derechef un profond malaise chez le chasseur de primes. Tournant le regard vers miss Pinkerton, il constata à son expression tendue qu’elle était en proie à une sensation identique. Ce chœur spectral – qui ne pouvait être constitué de voix véritables, puisque ce n’était pas à proprement parler du son que l’on avait inscrit sur ce disque – pesait sur leur moral comme un nuage plombé annonciateur d’orage.
— Mon Dieu ! s’écria le professeur en français. Je connais ces chants !