Le professeur n’était jamais venu à Providence, mais il en avait entendu parler comme d’une ville typique de la Nouvelle-Angleterre, et la première vision qu’il en eut à l’aube, depuis la fenêtre du train, lui parut purement enchanteresse. Son plaisir ne fit que croître quand, en déambulant un peu plus tard dans les rues où apparaissaient les premiers passants, il découvrit les maisons de bois peintes de couleurs pimpantes et les jardinets entretenus avec un soin méticuleux. Il émanait de ce paysage urbain une impression de sérénité, et l’on sentait que cette cité était l’une des plus anciennes de ce pays encore jeune.
Le vieil homme se rendit sans tarder à la bibliothèque, qui passait pour l’une des mieux pourvues du continent en matière d’ouvrages démonologiques de toutes sortes. Après avoir salué le bibliothécaire – un homme robuste au visage bronzé, dont la jeunesse paraissait presque déplacée en un lieu abritant des œuvres aussi anciennes –, il se promena un moment dans les travées, déchiffrant les titres qui se présentaient. Bon nombre avaient l’air tout à fait alléchants, mais comme ils ne pouvaient lui être d’aucune utilité dans l’immédiat, il décida d’aller consulter le fichier.
Là non plus, il ne fut pas déçu. Bien au contraire : il n’avait que l’embarras du choix. Après avoir noté quelques références sur un carnet, il alla réclamer les livres en question au bibliothécaire, histoire de se donner un prétexte pour engager la conversation, avant de l’aiguiller sur des ouvrages moins communs.
Enfin, un ouvrage bien précis.
— Vous avez de drôles de goûts, commenta le jeune homme d’un air blasé. Je crois que c’est bien la première fois que quelqu’un veut consulter le Livre des morts picard et L’Incunable de Saint Mandingue.
— Si vous y jetez un coup d’œil attentif, vous verrez que les traditions secrètes picardes complètent Mandingue. Dites-moi, je n’ai pas trouvé trace des Manuscrits excessifs de maître Pathelin…
— Ce livre est une farce. Il n’a jamais existé.
— Permettez-moi de vous assurer du contraire. Je l’ai tenu entre mes mains voici quelques années.
Le bibliothécaire haussa un sourcil fourni.
— Vous êtes bien certain qu’il ne s’agissait pas d’une contrefaçon ? Il circule quelques exemplaires d’une édition apocryphe, imprimée à Bucarest dans les dernières années du XVIIe siècle.
Lévêque poussa un soupir. Le moment était venu de porter la première estocade. Ensuite, le professeur pourrait se risquer à lui demander de sortir de la réserve le livre pour lequel il était venu, ce livre qui ne figurait pas dans le fichier, mais dont le professeur – aux sources généralement bien informées – savait avec certitude que la bibliothèque le possédait, et qu’elle était a priori seule dans ce cas.
— Vous m’avez mal compris : c’est l’original que j’ai eu le bonheur de consulter. (Il se fendit d’un sourire mielleux.) Je peux vous le décrire, si vous le désirez…
Son interlocuteur secoua la tête.
— Dites-moi plutôt où vous l’avez vu, si vous voulez avoir la moindre chance que je vous croie.
— Au Vatican.
— Vous avez pu accéder à la bibliothèque du Vatican ?
— Disons que j’ai saisi une occasion de m’y introduire. Elle possède un enfer tout à fait intéressant. Tous les livres brûlés par Rome au cours des âges doivent s’y trouver – ainsi que bien d’autres dont le commun des mortels ignore jusqu’à l’existence. Mais la pièce la plus impressionnante est une liste de courses en araméen, de la propre main du Christ !
— Allons, vous essayez de me mener en bateau.
— Pas du tout. J’ai vu cette liste de mes yeux, et la rumeur dit que l’Église prévoit d’en révéler l’existence en l’an 2000.
— C’est bien loin, commenta le bibliothécaire d’une voix tout aussi étrange que son expression. Où voulez-vous en venir, avec vos élucubrations ?
— Je voudrais que vous me laissiez consulter le Necronomicon.
Une subite pâleur envahit le visage du jeune homme.
— Nous n’avons pas ce titre, répondit-il d’une voix aussi blanche que ses joues, avant de s’efforcer de prendre un air faussement naïf qui n’avait aucune chance de tromper le perspicace et fort bien renseigné savant français. Mais j’ai entendu dire que la bibliothèque d’Arkham…
— Il n’existe aucune ville de ce nom, et vous le savez aussi bien que moi ! coupa le professeur. Allons, monsieur, reconnaissez que vous conservez ici, bien caché, un exemplaire de ce livre maudit – et montrez-le-moi. Le destin de notre monde en dépend peut-être.
Il avait prononcé la dernière phrase d’une voix lente et douce qu’il essayait de rendre persuasive – et sans doute y avait-il réussi, car son interlocuteur abaissa soudain une partie de ses défenses :
— Si je savais où trouver cet… ouvrage, je ne le mettrais en aucun cas à la disposition d’un inconnu. Toujours dans ce cas, il faudrait qu’il montre patte blanche, d’une manière ou d’une autre.
Le savant réfléchit un instant, embarrassé. Le délégué du Gouvernement fédéral avait refusé de lui procurer une accréditation officielle pour faciliter ses démarches, arguant que Kit Carson en possédait déjà une et que ce n’était pas son affaire si le chasseur de primes était parti sur la Frontière. D’ailleurs, rien ne prouvait qu’un ordre de mission en bonne et due forme, même revêtu de la signature du Président, eût réussi à convaincre le bibliothécaire ; tant de déséquilibrés étaient en quête du Necronomicon, où ils espéraient trouver la Puissance majuscule des Grands Anciens, qu’il était naturel que le dépositaire du livre maudit redoublât de méfiance. Comment parvenir à persuader cet homme de l’honorabilité de ses intentions ?
En se présentant, peut-être ?
Priant son interlocuteur de l’excuser un instant, il alla se planter devant le fichier, dont il ouvrit le casier portant la lettre L. Après avoir mémorisé le code index du titre qu’il cherchait, il explora les rayons au pas de course, pour finalement revenir avec une mince plaquette reliée de cuir qu’il tendit au bibliothécaire.
— Petit Précis de radiesthésie appliquée, par le professeur Thomas Lévêque, docteur en physique et métaphysique, lut le jeune homme d’une voix intriguée. Je ne comprends pas, poursuivit-il en levant les yeux vers le savant français.
— Je suis l’auteur de ce livre. Il y a mon portrait en face de la page de titre.
— C’est effectivement assez ressemblant, mais cela ne constitue…rait pas un argument. Tous vos diplômes ne vous protégeraient pas contre la malédiction du Necronomicon.
Lévêque tapota sa mallette avec une assurance qu’il était loin de ressentir.
— J’ai ce qu’il faut avec moi.
Le bibliothécaire le dévisagea avec incrédulité.
Le professeur prenait très au sérieux la menace pour la santé mentale que représentait le livre maudit de l’Arabe dément Abdul Alhazred. Il avait en effet eu l’occasion, plusieurs lustres auparavant, de voir un homme qui en avait parcouru quelques pages. Cela se passait à Charenton, où le malheureux, ligoté dans une camisole de force pour l’empêcher de se blesser, ne cessait de hurler à la mort tel un loup un soir de pleine lune. Son état s’était détérioré au cours de son séjour, comme celui de la plupart des malades mentaux internés dans les asiles d’aliénés, mais à en croire le diagnostic rédigé lors de son admission, il avait alors déjà perdu l’usage du langage parlé et la maîtrise de ses sphincters.
Après avoir demandé au bibliothécaire de l’enfermer, seul avec l’ouvrage maléfique, dans une pièce voûtée située en sous-sol, le vieil homme entreprit de se préparer à la terrible lecture. Ouvrant sa sacoche, il en sortit une trousse dont l’intérieur était divisé en compartiments recelant diverses substances enveloppées dans du papier huilé. Après un instant d’hésitation, il choisit une petite boulette d’opium, qu’il avala sans attendre, car la drogue ne ferait pas effet avant une bonne demi-heure. Il ingurgita également une minuscule quantité d’une poudre grise sans nom, originaire d’Amérique centrale, dont il fit passer le goût affreux avec une gorgée de l’excellent cognac contenu dans la fiasque qui ne le quittait jamais. Enfin, il traça sur le sol un pentacle à la craie rouge autour de la petite table où reposait le Necronomicon.
Contemplant l’épais volume à la couverture de cuir craquelé dont l’ancienneté ne faisait aucun doute, le professeur récapitula les précautions dont il s’était entouré. L’effet apaisant de l’opium lui éviterait vraisemblablement de perdre les pédales au cours de sa lecture, mais il lui faudrait alors prendre des notes précises, car l’usage de la poudre grise avait pour principale conséquence d’empêcher toute mémorisation ; ainsi, lorsque son action cesserait, l’esprit du vieil homme serait tout aussi intact que s’il n’avait jamais ouvert le Necronomicon – enfin, il l’espérait. Mais il n’y avait pas de raison que la drogue agît différemment de la première et unique fois où il en avait pris. Un léger sourire teinté d’inquiétude se dessina sur ses lèvres à l’évocation de ce matin où il s’était éveillé en dessous féminins dans un lit étranger, sans le moindre souvenir de comment il avait pu échouer là. La suite, avec l’intrusion des bobbies, avait été moins réjouissante. C’était pour cette raison qu’il avait quitté l’Angleterre, parce que quelques jours au fond d’une geôle anglaise lui avaient largement suffi, et qu’il ne tenait pas à finir ses jours en un lieu aussi inconfortable.
Il vérifia avec soin les dimensions et l’orientation du pentacle. Ce n’était qu’une formalité de routine, mais il fallait l’accomplir systématiquement dès lors qu’il y avait de la démonologie dans l’air. On ne savait jamais en face de qui – ou de quoi – l’on risquait de se retrouver… La démence qui frappait les victimes de ce livre maudit entre tous pouvait très bien être provoquée par un esprit ayant élu domicile entre ses pages. Ou par n’importe quoi d’autre. Du poison, par exemple. Il était même possible que la simple signification des mots qui y étaient inscrits, voire leur sonorité elle-même suffît à faire basculer dans la folie l’esprit le mieux trempé.
Le professeur Lévêque enfila donc des gants de caoutchouc, passa autour de son cou les lacets d’une demi-douzaine de grigris, se signa à deux reprises, disposa quelques gousses d’ail çà et là, prononça des incantations en un antique langage oublié de tous, se signa à nouveau – mais à l’envers –, alluma des bougies de suif ainsi que des bâtonnets d’encens mystique de Bénarès et vérifia à trois reprises que son revolver était bien garni de six balles d’argent. Puis il s’assura que la croix, le croissant, l’étoile de David et le Bouddha en plâtre qu’il avait emportés seraient à portée de main en cas de besoin. Enfin, lorsqu’il ressentit les premiers effets de l’opium, il aspergea d’eau bénite le lourd in-quarto, avant de l’ouvrir avec tout le respect dû à un si terrifiant ouvrage.
Ses yeux s’arrondirent comme des soucoupes à la lecture des mots inscrits sur la première page.
Scott O’Bannon se demandait sérieusement s’il n’avait pas commis une erreur en laissant ce charmant vieux savant consulter le Necronomicon. Pour tout dire, il craignait d’avoir été victime de quelque mystérieuse manipulation mentale ; il avait cédé trop facilement à la requête du professeur – surtout si l’on considérait la nature de l’ouvrage en question, dont la présence à Providence devait être tenue secrète, sous peine de voir des hordes de thaumaturges et de nécromanciens déferler sur la ville à la tête de leurs meutes de zombies apprivoisés. C’était ainsi qu’Arkham avait péri, deux siècles plus tôt, parce que l’assistant de Scott avait évoqué devant un inconnu la possibilité qu’un exemplaire du livre d’Abdul Alhazred se trouvât dans les parages. Et le petit port de Dunwich avait connu le même sort après que le bibliothécaire s’y fut réfugié, au tout début du XVIIIe siècle.
O’Bannon baissa les yeux sur le Boston Enquirer, qui titrait sur la guerre faisant rage dans le sauvage Ouest sauvage. Appuyés par les aéronefs vénusiens, les soldats yankees avaient infligé quelques cuisantes défaites aux tribus rebelles non loin de la frontière canadienne ; mais plus au sud, du Nouveau-Mexique à l’Oklahoma, l’arrivée de renforts martiens puissamment équipés laissait craindre un durcissement du conflit. De longues colonnes de réfugiés s’étiraient sur les routes en direction des côtes. La dernière ligne transcontinentale de chemin de fer venait d’être coupée, et cela faisait plusieurs jours qu’il était impossible d’envoyer un télégramme de l’autre côté des Rocheuses.
Ces tragiques événements avaient beau se dérouler à des milliers de miles de la Nouvelle-Angleterre, Scott craignait que l’horreur qui s’était déjà produite à deux reprises – sur ce continent, du moins, car il y avait eu d’autres villes, en des temps plus anciens, des villes dont le nom lui-même avait été oublié – ne fût en train de recommencer sur une bien plus grande échelle. Certes, les magiciens et les sorciers, qui avaient jadis rayé de la carte le Miskatonic et toute sa vallée en repliant l’espace sur lui-même, n’avaient pas pour alliés des géants verts à quatre bras ou des mantes religieuses de dix ou douze pieds de haut, mais l’on pouvait supposer que le livre maudit par excellence possédait une valeur suffisante pour inciter ces créatures, dont la seule vue vous glaçait le sang, à traverser des millions de miles d’éther glacé.
Un bruit étrange s’éleva en provenance de la porte de la réserve où il avait enfermé le vieil homme. Cela ressemblait à un rire, ou peut-être – plutôt – à un râle. Scott tendit l’oreille, mais il ne perçut qu’un profond silence. Était-il arrivé quelque chose au professeur ? Bien que celui-ci lui eût défendu de déverrouiller la porte avant son signal, le bibliothécaire décida de passer outre. Parce qu’il n’aurait pas dû laisser Lévêque seul avec le Necronomicon. Et aussi parce que des monstres d’outre-espace s’entre-tuaient dans l’Ouest.
Il commença par toquer discrètement à la porte.
— Professeur ? s’enquit-il.
Il eut l’impression d’entendre un vague sanglot, aussitôt étouffé. Voilà qui n’augurait rien de bon, songea O’Bannon en se penchant pour ramasser le tisonnier qu’il avait machinalement emporté avec lui. Il avait conscience que cette arme improvisée ne lui serait pas d’une grande utilité en face de Nyarlathotep, de Dagon ou de Cthulhu lui-même, ces divinités innommables qui étaient les effrayants personnages du panthéon de cauchemar décrit par Alhazred.
Enfin, c’était du moins ce que Scott avait entendu dire. Pour sa part, il s’était soigneusement abstenu d’ouvrir la terrible relique dont il avait la charge. Et s’il jetait de temps à autre un coup d’œil dans la cachette où il la conservait, bien à l’abri des regards et des convoitises, c’était pour vérifier que les fermoirs de bronze ne s’étaient pas rabattus d’eux-mêmes, comme cela s’était produit à plusieurs reprises. Il eut fallu être stupide pour risquer de perdre sa santé mentale lorsqu’on jouissait d’une longévité bien supérieure à celle du commun des mortels. De plus, il ne se sentait nullement attiré par la formidable puissance que pouvait, disait-on, procurer le Necronomicon. Le commerce avec les esprits et les divinités maléfiques n’était décidément pas sa tasse de thé.
— Professeur ? répéta-t-il. Professeur Lévêque ?
N’obtenant toujours pas de réponse il tourna la grosse clef de fer dans la serrure et ouvrit le panneau d’un coup de pied, mais demeura hors de la pièce afin de l’inspecter du regard avant d’y entrer.
Recroquevillé sur lui-même en position accroupie, le front au sol, le savant français tremblait de tous ses membres ; il sanglotait, semblait-il. Scott leva les yeux par réflexe. Il s’attendait plus ou moins à découvrir quelque divinité de colère devant qui le vieil homme se prosternait, mais il n’y avait rien d’autre dans la pièce que le livre et la table où il était posé, ouvert à la première page.
— Professeur ? Est-ce que ça va ?
Seule une succession de hoquets lui répondit. La gorge serrée à l’idée de l’état mental du malheureux qu’il avait devant lui, il se décida à entrer dans la cave. Nulle monstruosité tapie dans l’ombre ne lui ayant sauté dessus pour lui infliger un sort pire que la mort, il referma le Necronomicon en regardant ostensiblement dans une autre direction et se pencha pour aider Lévêque à se relever…
Un rire énorme explosa sous la voûte tandis que le professeur se dressait d’un bloc pour faire face au bibliothécaire – et celui-ci comprit, à la lueur d’égarement qui étincelait dans les pupilles incroyablement rétrécies, que le savant avait sombré dans la démence. Le contenu de sa mallette, quel qu’il fût, ne lui avait donc été d’aucune utilité face à la noire et antique sorcellerie du Necronomicon.
— C’est un… sacré bouquin… que vous avez là !
Le vieil homme s’interrompit et considéra Scott d’un air étonné. Puis l’hilarité reprit le dessus, et ce fut avec des intonations identiques qu’il répéta exactement la même phrase, avant de se précipiter vers l’ouvrage qui venait de lui faire perdre la raison.
O’Bannon réagit avec un léger retard ; Lévêque avait atteint le livre avec une telle avance qu’il eut largement le temps de le rouvrir à la première page et de la lui mettre sous les yeux. Le bibliothécaire voulut détourner le regard, mais il était à ce point un amoureux des lettres et de la chose écrite qu’il ne put s’empêcher de lire les mots qu’il avait devant lui.
Quelque chose qui ressemblait à une douche glacée s’abattit sur lui. Puis, tandis que le sens de cette brève inscription en français se frayait un chemin jusqu’à sa conscience, il se mit à rire lui aussi. Parce qu’il n’y avait de toute façon rien d’autre à faire en une telle circonstance.
Quelques heures plus tard, quand l’effet des drogues qu’il avait ingérées consentit enfin à s’apaiser, le professeur découvrit qu’il reposait sur un canapé, dans un bureau aux murs couverts de livres. Il s’assit, la tête lourde, l’estomac au bord des lèvres, et resta un long moment à fixer d’un œil hagard le tapis persan aux riches couleurs. Comme prévu, il ne conservait nul souvenir de ce qui avait bien pu se passer après que le bibliothécaire l’eut enfermé avec le Necronomicon. Il avait beau fouiller sa mémoire, il n’en remontait pas même une image floue. Et, lorsqu’il étudiait ses pensées et ses émotions, il ne leur trouvait rien d’anormal. Tout laissait donc à penser que son dangereux cocktail avait eu l’effet voulu.
Une bouffée d’orgueil l’envahit alors à l’idée d’avoir réussi là où tant d’autres avaient échoué avant lui. Il avait lu le Necronomicon sans perdre la raison ! Voilà qui allait faire un bien considérable à sa réputation – jusqu’en Europe elle-même, où il n’avait jamais obtenu la renommée que ses travaux auraient dû lui procurer. Désormais, lorsqu’il fréquenterait les cercles spirites et occultistes, ce serait avec déférence que l’on s’adresserait à lui.
Soudain fébrile, il fouilla ses poches à la recherche des notes qu’il n’avait pu manquer de prendre, mais son petit carnet – identique à ceux employés par les private eyes de la Pinkerton – était vierge de toute nouvelle écriture. De plus en plus nerveux, il entreprit de vider son portefeuille, puis commença à feuilleter les piles de papier posées sur la table basse voisine du canapé, avant de renoncer, découragé.
Le mélange de l’opium et de la mystérieuse poudre grise l’avait-il à ce point déconnecté de la réalité qu’il en avait oublié de prendre des notes ?
Il passa un certain temps prostré, incapable de la moindre pensée positive. Le poids de son échec pesait sur ses épaules. Il s’était cru plus malin qu’Abdul Alhazred, plus malin même que les entités monstrueuses qui avaient inspiré celui-ci lors de la rédaction du Necronomicon, mais toute son astuce et son intelligence ne lui avaient servi à rien…
Il redressa la tête. De quoi se plaignait-il ? Au moins, il avait conservé sa santé mentale, ce qui lui laissait le loisir d’effectuer une nouvelle tentative… En trouverait-il la volonté ? Rien n’était moins sûr, car il avait les drogues en horreur, et la nausée qui lui tordait l’estomac ne risquait pas de le faire changer d’avis sur ce point.
La porte s’ouvrit à cet instant sur le bibliothécaire. Son expression anxieuse incita le professeur à le rassurer sans plus attendre :
— Je vais bien, mentit-il d’une voix faible, le cœur au bord des lèvres.
— Oh, ça, je m’en doute, répondit O’Bannon. Mais j’ai bien cru tout à l’heure que vous alliez passer l’arme à gauche… (Un pâle sourire apparut sur son visage.) Vous savez que vous avez failli mourir de rire – au sens propre ?
— De rire ? répéta Lévêque, qui ne s’attendait vraiment pas à cela.
Son interlocuteur lui lança un regard suspicieux.
— Ne me dites pas que vous avez oublié ?
— Eh bien, si. J’avais pris une drogue qui empêche l’imprégnation mémorielle. Il va falloir que vous me racontiez et que vous m’expliquiez, si vous le pouvez, où sont passées mes notes…
Le bibliothécaire ouvrit de grands yeux.
— Mais… Vous n’en avez pas pris parce qu’il n’y avait rien à noter, ni à lire ! (Il déglutit d’un air ennuyé.) Ce n’était pas le Necronomicon, professeur – rien qu’un faux confectionné par un mauvais plaisant après l’adoption du calendrier grégorien… (Il alla s’asseoir derrière le bureau, dont il ouvrit l’un des tiroirs pour y prendre le livre maudit.) Tenez, jugez-en par vous-même, maintenant que vous semblez avoir retrouvé vos esprits.
Le savant s’empara du fort volume relié de cuir, pour l’étudier d’un air méfiant ; bien qu’il ne vît aucune raison pour laquelle O’Bannon l’aurait mené en bateau, il ne pouvait se départir d’un sentiment trouble à l’égard du bibliothécaire. Poussant un soupir, il se décida enfin à ouvrir l’ouvrage maléfique.
Les deux mots imprimés en lettres gothiques sur la première page lui sautèrent aussitôt aux yeux, comme ils l’avaient sans doute déjà fait quelques heures plus tôt, dans la réserve en sous-sol :
Poisson d’avril
Le professeur posa le livre sur ses genoux, une expression de considérable déception sur le visage, et Scott perçut son découragement comme s’il était sien. Il n’y avait rien de plus triste que de voir, de sentir souffrir une vieille personne, songea-t-il, tout en s’interrogeant sur l’origine de cette douleur subite. Lévêque avait-il donc à ce point besoin du Necronomicon ? Et, si oui, pour quelle raison ? O’Bannon n’avait même pas pensé à le lui demander avant de le laisser seul dans la réserve.
— Très bien, je me contenterai donc de saint Mandingue, murmura le savant français. Je crois me rappeler qu’il y est fait mention d’une secte plus vieille que l’humanité… (Il considéra brièvement Scott par-dessus ses lunettes ovales.) Il y va de la survie de la planète, vous savez ?
Il avait déjà fait une allusion analogue lorsqu’il avait demandé à consulter le faux livre maudit. La vision d’une mante religieuse étreignant un géant à quatre bras dans une valse de mort traversa l’esprit de Scott. L’humanité tout entière pouvait très bien se retrouver broyée entre les deux adversaires. Seulement, le bibliothécaire ne voyait pas le rapport entre ces créatures d’outre-espace et le Necronomicon ou un culte issu du fond des âges.
— Venez, dit-il, allons manger un morceau. Il est presque six heures, et je connais une bonne auberge à quelques rues d’ici.
Lévêque acquiesça faiblement. Le laissant récupérer, O’Bannon s’occupa de fermer la bibliothèque. Comme il n’y avait plus personne, cela ne lui prit guère qu’une poignée de minutes. Il en profita pour survoler L’Incunable, sans rien trouver qui pût intéresser le vieil homme. Ensuite, il l’aida à enfiler son manteau, et tous deux sortirent dans le soir naissant. Scott attendit qu’ils aient fait quelques pas avant de poser la question qui lui brûlait les lèvres :
— Lorsque vous parlez du « destin de notre monde », ou de « la survie de notre planète », vous pensez aux Martiens et aux Vénusiens ?
Le professeur parut s’éveiller d’un rêve.
— À qui d’autre voudriez-vous que je pense ? Ce qui est en train de se passer sur la Frontière nous concerne tous… Nous menace tous.
— Bien que les Vénusiens nous soient venus en aide ?
— Disons qu’ils se battent à nos côtés – pour l’instant.
— Et cette secte « plus vieille que l’humanité », que vient-elle faire dans le tableau ?
— Là, vous m’en demandez trop. Je pense qu’il existe un lien, mais je serais bien incapable de définir en quoi il consiste. L’indice qui m’a conduit sur cette piste est si bizarre…
— Bizarre ? répéta Scott.
Lévêque parut ennuyé. Les sourcils froncés, il regardait fixement devant lui, comme un homme sur le point de prendre une importante décision dont les conséquences l’effraient. Les deux hommes parcoururent quelques dizaines de mètres en silence avant que le professeur ne se décidât à parler. Le bibliothécaire, qui avait rarement entendu récit aussi étrange, l’écouta avec un vif intérêt.
— D’accord, fit-il lorsque le vieux savant se tut. Vous avez reconnu ces chants. Mais où les aviez-vous entendus auparavant ?
— Bien avant l’invention du paléophone et du phonographe, il existait une confrérie de type maçonnique qui s’était donné pour but de conserver les archives musicales de l’humanité. À partir du siècle des Lumières, des sujets sélectionnés pour leur oreille absolue et leur mémoire infaillible se sont mis à sillonner la planète, avec pour mission de recueillir le plus grand nombre possible d’airs et de rythmes. Ayant publié dans mon jeune temps quelques travaux d’acoustique et de musicologie, j’ai été contacté, dans les années soixante, pour assister à une série de représentations privées – et, pour tout dire, secrètes – où des interprètes triés sur le volet jouaient toutes sortes de musiques inhabituelles. C’est là que j’ai entendu ces chants. (Lévêque se mordit la lèvre.) Si seulement j’avais pu retenir le nom de cette secte…
— Ne s’agirait-il pas des Adeptes de Z’Xem ?
Le professeur se figea, et Scott sut qu’il ne s’était pas trompé. En y réfléchissant, il se demandait même comment il avait pu ne pas y penser plus tôt. La seule apparence des « Martiens » et le fait qu’ils fussent venus en aide aux Indiens auraient dû le mettre instantanément sur la voie.
Les Gardiens des portes du cauchemar… Dans ce cas, les « Vénusiens » doivent être les Guerriers des espaces dimensionnels…
Lévêque a raison : c’est le sort du monde qui se joue en ce moment. Mais ça n’explique pas comment les chants des Adeptes ont pu se retrouver enregistrés sur un… « disque » censé contenir des informations codées.
N’y a-t-il pas eu quelque chose comme ça à Alexandrie, juste avant l’incendie de la bibliothèque ? Des gens qui disaient entendre des chants angoissants quand ils lisaient certains rouleaux de papyrus – les mots transmutés en musique.
À quelle ineptie sans nom cette suffragette hystérique les a-t-elle poussés ?
Perdu dans ses pensées, il ne remarqua qu’au tout dernier moment l’homme barbu qui courait vers eux en agitant les bras à leur intention – et ne le reconnut pas avant qu’il ne l’eût serré dans ses bras en lui criant aux oreilles :
— Je suis père ! C’est merveilleux, Mr O’Bannon ! Je suis père d’un beau garçon !
— Je vous félicite. Comment se porte Sarah ?
— À merveille, bien que l’accouchement l’ait beaucoup fatiguée. Il faut que nous trouvions un nom, maintenant…
— Appelez-le Howard, suggéra le professeur.
L’heureux père tourna vers lui un regard surpris, comme s’il venait tout juste de se rendre compte de sa présence.
— Howard ? Voilà qui sonne bien. Je soumettrai votre idée, Mr… ?
— Professeur Lévêque.
— Merci, professeur. Scott, nous nous verrons plus tard ; il faut que j’y aille. Au revoir – et enchanté d’avoir fait votre connaissance, professeur.
— Moi de même, répondit le vieux savant. Et longue vie à votre fils !
— Au revoir, Scott.
— Au revoir, Mr Lovecraft.
O’Bannon le regarda un moment s’éloigner avant de demander :
— Pourquoi Howard ?
— À l’évidence, ce brave homme éprouvait des difficultés à faire un choix. J’ai lancé le premier nom qui m’est passé par la tête. Mon grand-père avait un verrat qui s’appelait comme ça – mais ne le répétez pas à ce monsieur.