C’était la dernière gare avant l’inconnu. Quelques kilomètres plus loin, les bombes martiennes avaient coupé la voie en plusieurs endroits, et la région grouillait de guerriers déchaînés qui traquaient sans pitié les fuyards. À entendre les occupants de cet ultime bastion au bord de la Frontière ressuscitée, la sauvagerie des Indiens avait atteint de nouveaux sommets ces derniers temps, comme si la présence de leurs alliés à quatre bras les poussait à une effroyable escalade dans la violence. Les rares témoins ayant survécu à une de leurs attaques disaient d’eux qu’ils étaient comme possédés – un terme qui ne cessait d’inquiéter Kit Carson, car il lui rappelait un peu trop les théories du professeur Lévêque concernant la nature des entités et des phénomènes auxquels ils étaient confrontés.
Tout en descendant du train avec les bagages, il se demanda comment il avait pu laisser Nathalie Pinkerton l’accompagner. Le sauvage Ouest sauvage n’était pas un endroit pour une jeune fille – d’autant moins en ce moment, avec cette véritable guerre qui coupait le pays en deux. Seulement, l’héritière de l’agence avait déjà parcouru la Frontière, et sa conduite prouvait qu’elle n’avait ni froid aux yeux ni l’intention d’écouter les conseils de prudence – même s’ils émanaient d’un véritable expert en la matière. En outre, elle avait à tel point pris l’habitude de commander et d’être obéie que Carson n’avait guère eu la possibilité de choisir. Elle avait décidé de partir avec lui, et il s’était incliné presque sans discuter.
La ville était trop petite pour que la Pinkerton y ouvrît un bureau, mais les récents événements avaient conduit Nathalie à y envoyer trois hommes – deux private eyes flanqués d’un intendant à qui elle avait accordé un crédit presque illimité. Ce dernier, un homme d’âge mûr aux épais favoris déjà blancs, les attendait à la sortie de la gare, avec des chevaux et des mules chargées de ballots de toile grise.
— Wyatt Earp, se présenta-t-il. J’ai de mauvaises nouvelles : vous aurez du mal à rejoindre Little Rapids Junction. Toute la région est aux mains des Indiens.
— Je croyais que la vallée de la Michnik River avait été reprise, remarqua Carson.
— Vous feriez mieux de dire « détruite ». Les sauterelles – c’est le surnom qu’on donne ici aux Vénusiens – ont pilonné le secteur pendant deux jours avec leurs aéronefs. Il ne doit plus subsister un seul brin d’herbe là-bas. Et pas question d’y mettre les pieds ! Il y a dans leurs bombes quelque chose, un genre de miasme qui demeure actif après l’explosion et qui tue en quelques heures ceux qui y ont été exposés.
— Par où nous conseillez-vous de passer, dans ce cas ? demanda Nathalie d’un air contrarié.
— Il y a une gorge, au sud-ouest d’ici, qui s’enfonce profondément dans un grand plateau incliné. Les tribus du coin la tiennent pour un lieu sacré, défendu par de puissants esprits élémentaires. Ça m’étonnerait que leurs guerriers acceptent de s’en approcher, même si on leur en donnait l’ordre. Quant aux Martiens, ils ne se déplacent jamais seuls ; ils emmènent toujours des éclaireurs avec eux, y compris lorsqu’ils sont en bande.
— À quelle distance de Little Rapids Junction nous amènera ce passage ? s’enquit Carson.
— À mi-chemin, à peu près. Ensuite, vous devrez traverser un bon tiers du plateau à découvert. Si vous y réussissez, il ne vous restera plus qu’à descendre par une faille dans la vallée de la Golden River. Little Rapids est tout au fond, à la sortie de Death Canyon. (Earp hocha la tête avec tristesse.) Ça m’étonnerait que vous y trouviez encore quelqu’un de vivant. Les Vénusiens refusent de nous dire ce qu’ils voient depuis leurs appareils, mais un pétroloplane du Pony Express a survolé le coin pas plus tard que ce matin, et son pilote affirme que la ville était en flammes. (Il gratta machinalement son favori droit et se tourna vers la jeune fille.) Pourquoi voulez-vous aller là-bas… patron ?
— D’après nos renseignements, c’est près de Little Rapids que les premiers engins martiens ont atterri, expliqua-t-elle. Nous pensons qu’il y a une raison à cela.
L’intendant réfléchit un instant, les sourcils froncés.
— Très bien. Dans ce cas, nous allons vous accompagner. (Un sourire un peu forcé étira ses lèvres.) Si vous le voulez bien, naturellement.
— J’avais l’intention de vous le demander, répondit Nathalie.
Le bison gisait sur le flanc dans les hautes herbes, à quelques mètres à peine de l’endroit où le fond de la gorge rejoignait le niveau du plateau. Carson et Doc Holiday s’en approchèrent, le fusil armé, tandis que leurs compagnons restaient prudemment en arrière. C’était ici même que commençait la zone dangereuse, et cet animal mort pouvait très bien dissimuler un piège, songea l’intendant.
Le chasseur de primes poussa une exclamation lorsqu’il se pencha sur la carcasse, chassant les mouches à grand revers de bras. Puis, se redressant, il fit signe au reste de la troupe de les rejoindre. À ses côtés, l’opérateur surveillait les environs, le doigt sur la détente.
— Ce bison a été en partie dévoré, annonça Carson.
— Par un loup ? s’enquit miss Pinkerton.
— Non, plutôt par un coyote à deux pattes.
Il n’avait pas besoin d’en dire plus. Tous les employés de l’Agence, y compris les commis et grouillots, savaient que le cadet des frères Dalton était atteint d’une étrange forme de boulimie. Il semblait que son métabolisme fût à ce point déséquilibré, ou inadapté, que seule une infime fraction de la nourriture qu’il absorbait était transformée par son système digestif. L’intendant avait entendu dire qu’on devait lui servir vingt rations standard pour ne pas le voir dépérir en prison. Il n’y avait donc rien d’étonnant à ce qu’il eût mangé un bon quart de ce bison – dont on pouvait raisonnablement supposer qu’il avait été abattu par Buffalo Bill, qui ne pouvait voir l’un de ces animaux sans le truffer aussitôt de plomb.
— Ce serait une drôle de coïncidence, observa la jeune fille d’un ton rêveur. Eh bien, qu’attendons-nous pour repartir ? L’occasion nous est donnée de faire d’une pierre deux coups. Nous n’allons tout de même pas la laisser passer ?
Tout au fond de lui, Wyatt Earp ne put s’empêcher d’admirer la jeune fille. Elle ne doutait de rien, comme son père. Il restait à espérer que cette magnifique volonté ne se heurterait pas à un obstacle infranchissable – comme par exemple une horde d’Indiens et de Martiens bien décidés à faire un carnage avec leurs fusils à rayons.
Buffalo Bill avait beau compter et recompter ses cartouches, il n’en trouvait toujours que seize. Poussant un soupir, il entreprit de regarnir le magasin de sa Winchester. Il lui fallait des munitions d’urgence. Sinon, que ferait-il s’il se trouvait en face d’un troupeau de bisons, comme c’était arrivé la semaine précédente, six cents kilomètres plus au sud ? Une fois son arme vide, il pourrait toujours emprunter celles des Dalton – s’ils n’avaient pas épuisé leurs balles d’ici là à force de tirer à tort et à travers sur tout ce qui bougeait. Ensuite, il ne lui resterait plus qu’à jouer du couteau. Ce ne serait pas la première fois, songea-t-il avec un triste sourire à l’idée de salir son habit de lumière.
— Hé, y a des gens ! prévint celui des Dalton qui marchait en tête. Toute une bande.
— Y ressemblent à quoi ? demanda l’un de ses frères.
— On dirait des moines, sauf qu’y z’ont les cheveux longs et qu’y a des poulettes avec eux ! répondit le premier.
— Des poulettes ? s’écria un troisième frère. Ça tombe bien, je commençais à avoir faim.
— Y veut dire des gonzesses, traduisit le deuxième Dalton, ou peut-être le quatrième.
Ils continuèrent à discuter, mais Buffalo Bill ne les écoutait plus. Il en avait largement soupé de leurs bavardages débiles et de leurs disputes sans fin. Lorsqu’il les avait entraînés avec lui dans son évasion, il ne se doutait pas à quel point ce serait pénible de les supporter. Il pensait dominer aisément ces malfrats mal dégrossis en jouant de son prestige criminel, mais il n’avait pas pensé qu’ils seraient trop stupides pour se contenter d’obéir à ses ordres.
Descendant de cheval, il alla s’allonger sur une grosse pierre plate qui surplombait le défilé. L’endroit était idéal pour une embuscade. Cinquante mètres plus bas, sur un étroit chemin, progressaient une quinzaine d’hommes et de femmes en robe de bure, qui tous portaient les cheveux très longs. Quatre d’entre eux ployaient sous le poids d’un brancard où trônait un objet massif, enveloppé dans un tissu dont les reflets donnaient à penser qu’il avait été huilé ou ciré.
C’était une vision étrange, surtout ici, dans une région où aucun homme blanc n’était censé avoir mis les pieds depuis des semaines, mais, si Buffalo Bill perdait la tête dès qu’il voyait un bison, il agissait en général d’une manière parfaitement raisonnée dans toutes les autres circonstances, même les plus périlleuses. Et sa raison lui soufflait en cet instant précis qu’il valait mieux ne pas perdre de temps avec ce cortège inattendu. Étant donné la faible quantité de munitions qui leur restait, ils avaient bien mieux à faire que de s’attaquer à une poignée de mystiques sans doute complètement illuminés. Car c’étaient des armes qu’ils étaient venus chercher – martiennes, de préférence – et il crevait les yeux que ces gens n’avaient pas de fusils à rayons – pas même une carabine, sans doute.
— Tu crois qu’le truc qu’y transportent vaut du pognon ? demanda un Dalton.
— Y a des chances : t’as vu comment qu’y z’y font attention ? répondit un autre.
— Et si c’était à manger ? haleta l’affamé de service.
Buffalo Bill voulut calmer leur ardeur en leur suggérant qu’il devait simplement s’agir d’une statue sacrée quelconque, tout en plâtre et en fausses dorures, mais il était déjà trop tard. Sans se soucier de lui, les frères Dalton dévalaient déjà la pente raide, faisant feu de toutes leurs armes et poussant des hurlements à réveiller les morts.
— Vous avez entendu ? demanda soudain Doc Holiday, qui marchait en tête.
— Ça ressemblait à des coups de feu, grommela l’intendant en regardant autour de lui.
Kit Carson acquiesça, au moment même où de nouvelles détonations retentissaient, accompagnées cette fois de cris indistincts. Nathalie nota que ce vacarme inattendu provenait de leur gauche, où le plateau s’interrompait abruptement sur une vallée encaissée.
— Buffalo Bill et les Dalton ? fit-elle.
— Qui d’autres serait assez stupide pour employer une arme à feu dans une région grouillant de Martiens ? répliqua le chasseur de primes. Nous y allons ?
La jeune fille lui fut reconnaissante d’avoir requis son approbation. En agissant ainsi, il admettait implicitement que c’était elle qui dirigeait l’expédition. Du moins en ce qui concernait les hors-la-loi évadés, car elle doutait que Carson lui demanderait son avis s’ils tombaient sur des Martiens. Chacun sa partie.
De toute manière, un péril extraterrestre ne relevait-il pas de la politique étrangère, et donc de la Sécurité fédérale, sur les prérogatives de laquelle Nathalie se serait bien gardée d’empiéter ?
Le spectacle qu’ils découvrirent en arrivant au bord du plateau les laissa un instant sans voix. En bas, dans le chemin qui suivait le fond d’une vallée encaissée, des hommes aux vêtements poussiéreux encerclaient des religieuses en robe de bure rassemblées autour d’un objet massif dont l’emballage miroitait au soleil. Deux d’entre elles gisaient à terre, immobiles.
— Les chevaux des hors-la-loi sont là-bas, dit Doc Holiday, à une centaine de mètres sur notre droite. Je peux aller les chercher avec Oswald, si vous voulez.
— Faites donc, répondit Nathalie avec une brève inclinaison du buste, à la manière du défunt Nat.
— Ne devrions-nous pas intervenir ? s’enquit l’intendant tandis que les opérateurs s’éloignaient.
— Quelque chose me dit qu’il vaut mieux attendre un peu, marmonna Carson. La présence de ces sœurs n’est pas normale.
Reconnaissable à ses vêtements extravagants qu’il avait dû voler dans quelque boutique de déguisements, Buffalo Bill descendit de cheval et, encadré de deux des frères Dalton, il s’approcha de l’objet emballé. Une religieuse aux cheveux gris tenta de se jeter sur lui pour l’en empêcher ; il la repoussa d’une gifle qui envoya la malheureuse rouler dans la poussière. Encore un qui ne respectait pas les femmes, songea Nathalie avec une poussée de colère. Il était décidément grand temps que les choses évoluent, et elle allait s’y employer lorsque cette affaire serait réglée… À condition qu’elle en sortît vivante, mais elle était d’un naturel suffisamment optimiste pour éprouver quelques difficultés à considérer sa mort prochaine comme une hypothèse raisonnable. Elle vivrait jusqu’à cent ans, l’elfe qui s’était penché sur son berceau l’avait dit à ses parents. Elle vivrait cent ans et elle changerait le monde ; seulement, ce ne serait pas tout à fait de la manière dont son père l’avait imaginé.
Buffalo Bill se planta devant le mystérieux chargement et, sortant un couteau, il entreprit de couper les cordes qui retenaient le tissu d’emballage. La jeune fille remarqua que les « sœurs » – parmi lesquelles elle avait bien l’impression qu’il se trouvait quelques « frères » – avaient entamé un imperceptible mouvement de reflux, comme si elles redoutaient l’ouverture de l’imposant paquet.
— Vous avez vu ? demanda-t-elle à Carson.
— Oui, et je n’aime pas ça. Je commence à me dire que j’aurais peut-être dû prendre des balles d’argent avec…
Il s’interrompit et sa mâchoire se décrocha. Reportant son attention sur le théâtre de l’action, Nathalie découvrit avec un petit gémissement de surprise la créature qui se dressait sur le brancard. La jeune fille eut à peine le temps d’entrevoir un certain nombre de détails anatomiques parfaitement contradictoires avant que la chose ne se jetât sur Buffalo Bill, qu’elle entreprit de déguster avec des bruits répugnants, tout en étendant des tentacules tout aussi velus qu’ils étaient vifs pour s’emparer des compagnons du défunt tueur de bisons. Les frères Dalton couraient vite, mais le monstre sans nom se révéla si rapide qu’un seul d’entre eux réussit à s’échapper. Lorsqu’il constata qu’il était hors de portée de la chose, il se retourna et vida son arme sur elle – sans résultat apparent.
— Vous aviez une idée de ce qui allait se produire ? demanda Nathalie au chasseur de primes.
— Je sentais bien que ces « sœurs » étaient louches, mais je n’aurais jamais imaginé… ça.
— Il semblerait que les théories du professeur commencent à prendre un tour plus sérieux, n’est-ce pas ?
Carson serra les dents. Regrettait-il de ne pas avoir écouté le vieil homme, qui lui conseillait d’attendre son retour de Providence avant de partir sur la Frontière ?
— On peut le dire comme ça, en effet, admit-il à contrecœur. J’aimerais bien savoir ce qu’il a pu trouver de son côté.
À court de munitions, le Dalton survivant jeta son arme et, fou de rage, se précipita vers la femme que Buffalo Bill avait giflée un instant plus tôt. Elle s’était relevée, mais donnait l’impression d’avoir du mal à tenir sur ses jambes. Le hors-la-loi la prit aux épaules et se mit à la secouer en lui hurlant des invectives.
— Je crois que nous ferions mieux d’y aller, dit le chasseur de primes.
C’était aussi ce que pensait Nathalie.
Le Dalton leva aussitôt les mains lorsque Kit Carson le menaça de son revolver. Doc Holiday et Oswald K. Corral lui passèrent les menottes et lui attachèrent les chevilles avant de l’entraîner à l’écart, pendant que Nathalie et l’intendant prenaient soin de la femme aux cheveux gris. Lorsqu’il vint s’agenouiller près d’elle, non sans avoir jeté quelques coups d’œil inquiets en direction du monstre qui poursuivait son abominable festin, le chasseur de primes sut qu’il l’avait déjà vue, mais il n’aurait su dire où et quand. En tout cas, ce n’était pas une pionnière ; Carson aurait parié qu’elle avait grandi sur la côte Est et qu’elle avait fait ses études dans une école prestigieuse.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-il.
— Helen Hunt Jackson.
— La poétesse ? s’écria Nathalie. C’est vous qui avez écrit Ramona ?
La femme ferma les yeux, puis hocha la tête à deux reprises. Il était visible qu’elle n’en pouvait plus.
— Que faites-vous ici avec cette… chose ? interrogea Wyatt Earp. J’ai lu Cent ans de déshonneur et…
— Je suggère que nous filions d’ici avant que cette horreur ne décide de nous mettre à son menu, coupa Carson.
— Il n’y a aucun danger pour l’instant, assura Mrs Jackson. Il ne bougera pas tant qu’il n’aura pas fini son repas.
— Et ensuite ? s’enquit le chasseur de primes.
— Il est à craindre qu’il ne se mette à manger tous ceux qu’il trouvera sur son chemin. (Elle baissa la tête d’un air découragé.) C’est vraiment trop bête. Nous avions réussi à lui faire traverser la moitié du pays sans le réveiller, et il a fallu que ces imbéciles l’exposent à la lumière du jour !
— Mais enfin… Qu’est-ce que c’est que cette bestiole ? demanda l’intendant, mal à l’aise.
— Nombre de civilisations lui ont donné des noms aux consonances bien différentes, mais dont le sens restait le même d’un peuple à l’autre. Nous l’appelons « Celui qui bave et qui glougloute tandis qu’il se meut entre les dimensions ». Quant à sa nature, disons qu’il s’agit d’un genre de dieu, pas très futé mais tout aussi puissant que ses confrères plus intelligents. Lui seul peut venir à bout des très sages et implacables Gardiens des portes du cauchemar et des mythiques et cruels Guerriers des espaces dimensionnels sous-jacents avant qu’ils ne détruisent toute vie sur notre monde.
Blood and guts! jura Carson. Lévêque avait donc bel et bien raison quand il affirmait que tout ce cirque possédait une origine surnaturelle. Il va falloir que je lui fasse des excuses… Enfin, si nous sortons d’ici en un seul morceau.
— Vous voulez parler des Martiens et des Vénusiens ? s’enquit-il.
— Oui. Lorsque nous avons invoqué les Gardiens pour aider les Indiens dans leur lutte, nous ignorions que les Guerriers les suivraient pour contrarier leurs efforts. Ce détail devait se trouver dans les pages manquantes du livre…
— Quel livre ? insista le chasseur de primes, déjà certain – à son grand regret – de connaître la réponse.
— Un ouvrage épouvantable qui porte le nom de Necronomicon.
Elle s’interrompit et désigna le monstre, qui en avait fini avec le premier Dalton et paraissait faire une pause avant d’entamer le deuxième.
— Il ne nous reste pas beaucoup de temps. Pourriez-vous tirer quelques coups de feu en l’air ?
— Les hors-la-loi ont déjà tellement gâché de plomb que les Indiens vont sûrement rappliquer, dit le chasseur de primes. Et vous pouvez parier qu’ils auront des Martiens avec eux.
— Justement. C’est notre unique chance de nous en sortir. S’il y a une chose qui puisse faire renoncer Celui qui bave et qui glougloute à dévorer des êtres humains, c’est bien une douzaine de Gardiens dodus – ou, à la rigueur, une bande de Guerriers à la carapace bien croquante.
— Si vous dites vrai, nous sommes sauvés, annonça O. K. Corral.
Plusieurs dizaines de cavaliers coiffés de plumes venaient en effet d’apparaître sur une crête voisine, se découpant en ombres chinoises sur le ciel d’un bleu presque blanc. Les hautes silhouettes des Martiens qui les accompagnaient étaient nettement reconnaissables en dépit de la distance. Au-dessus d’eux, à plusieurs milliers de pieds d’altitude, un aéronef vénusien se déplaçait à vive allure.
— On est dans la merde, pas vrai ? lança le Dalton. Eh bien, ça me fait marrer, moi ! Parce que vous êtes autant dans la merde que moi, hein ? Et même que j’en rigole !
— Toi, si tu continues, tu vas aller rejoindre tes frères, menaça Doc Holiday.
Le désormais fils unique haussa les épaules.
— Vous feriez pas ça.
L’aéronef ouvrit soudain le feu. Un véritable mur de flammes s’abattit sur les Martiens et leurs alliés, qui n’avaient pas vu l’appareil. Près de la moitié de la petite troupe fut anéantie en quelques secondes, mais les survivants ripostaient déjà : une petite fusée crachant une fumée noire s’éleva en trombe pour aller percuter le vaisseau ennemi, qui donna de la bande tandis que des flammes jaillissaient de sa carlingue éventrée. Il continua à planer un instant, mais sa course ne tarda pas à s’infléchir, et il s’écrasa avec fracas à quelques centaines de mètres en amont, là où le chemin rejoignait la rivière.
— Nous avons de la chance, dit Helen Hunt Jackson. Celui qui bave et qui glougloute préfère justement le Guerrier quand il est cuit.
Carson se demanda jusqu’à quel point cette femme possédait encore toute sa raison. Elle avait parlé du Necronomicon, mais l’avait-elle lu ? La réponse à cette question était peut-être la clef de toute cette affaire pour le moins obscure.
Le pétroloplane pétaradait joyeusement au-dessus des hautes herbes qui couvraient le plateau. Le professeur Lévêque, dont c’était le baptême de l’air, contemplait d’un air pensif le paysage qui défilait, trop lentement à son goût, tandis que l’aéronef battait l’air de ses grandes ailes. En dépit des renseignements recueillis auprès du bibliothécaire, il ne pouvait se départir d’une sensation d’échec. Parce qu’il lui fallait bien admettre que Carson avait eu raison en affirmant que la solution se trouvait sur la Frontière, dans le sauvage Ouest sauvage.
— Du mouvement droit devant, annonça le pilote.
Le professeur se pencha sur le côté pour jeter un coup d’œil. Un groupe d’une demi-douzaine de personnes fuyait vers l’est, poursuivi par une vingtaine de cavaliers indiens, parmi lesquels se trouvaient trois ou quatre Martiens.
— Y a-t-il quelque chose que nous puissions faire pour ces gens ? demanda le vieux savant.
— Je n’ai que deux bombes, mais je peux toujours essayer d’en larguer une. Accrochez-vous !
Le pétroloplane entama une large boucle qui l’amena sur une trajectoire perpendiculaire à la course des fugitifs et de leurs poursuivants. Le pilote tira une poignée métallique ; il y eut une secousse, et un cylindre massif se détacha de l’appareil pour tomber vers le sol. Lorsqu’il le percuta, à mi-chemin entre les deux groupes, il se sublima en une explosion aux vives couleurs, dont l’onde de choc faillit déséquilibrer l’aéronef.
Les Indiens et leurs alliés perdirent quelques secondes à maîtriser leurs chevaux affolés par la déflagration, mais celle-ci n’avait en rien entamé leur volonté de continuer la poursuite. Un Martien fit feu à plusieurs reprises sur le pétroloplane, sans le toucher, puis ses compagnons et lui repartirent au galop sur les traces des fuyards.
Et s’ils fuyaient, eux aussi ? se demanda soudain le professeur, en constatant que la route suivie par les guerriers s’écartait peu à peu de celle des autres cavaliers. Mais de quoi pourraient-ils avoir peur ? Il tourna le regard vers l’ouest, et découvrit, sans grande surprise mais avec une horreur indicible, la créature géante qui rebondissait dans les hautes herbes comme un monstrueux jouet à ressort.
Celui qui bave et qui glougloute est l’avidité incarnée. Il a été conçu ainsi, car seule une créature dépourvue de toute capacité de raisonnement peut espérer triompher des Gardiens des portes du cauchemar et des Guerriers des espaces dimensionnels.
Pour commencer, il grignote quelques humains qui passaient par là. Cette brève entrée lui ayant ouvert l’appétit, il explore alors les environs à l’aide de ses huit sens. Il ne lui faut qu’une fraction de seconde pour identifier l’odeur du Guerrier délicieusement grillé…
En un bond, Celui qui bave et qui glougloute fond sur l’épave de l’aéronef vénusien. Ses tentacules écartent les tôles froissées, fouillent dans la chair immangeable de l’être-vaisseau, à la recherche des alléchants insectes dont il ne fait guère que quelques bouchées.
Pendant ce temps, ses membranes auditives un million de fois plus sensibles que l’oreille humaine ont perçu le bruit de dizaines de sabots – là-haut, sur le plateau voisin. Il y a aussi un objet volant qui émet une fumée pestilentielle, mais il ne s’y intéresse pas, car il n’a aucun moyen de l’atteindre à l’altitude où il se trouve.
Une explosion fait soudain trembler le sol. Celui qui bave et qui glougloute ne ressent aucune peur ; il a trop faim.
Il lui faut deux bonds pour atteindre le bord du plateau, mais ce qu’il découvre alors le comble de joie. Les Gardiens qui chevauchent au milieu d’un groupe d’humains n’ont même pas le temps de le voir venir ; il les engloutit en quelques bouchées, tandis que leurs compagnons s’égaillent, affolés.
Mais Celui qui bave et qui glougloute ne s’intéresse pas à ces créatures sans grande saveur, car il a senti d’autres Gardiens, un peu plus loin vers le nord. Détendant ses onze pattes griffues, il s’élance dans leur direction.
Il sait d’ores et déjà, aux innombrables fragrances qui parviennent à ses muqueuses olfactives, qu’il n’est pas près d’oublier ce repas.