Ce ne fut que le soir venu, lorsqu’ils firent halte autour d’un feu de camp, qu’Helen Hunt Jackson consentit à raconter toute l’histoire :
— Les origines de la secte des Adeptes de Z’Xem se perdent dans la nuit des temps. Ils assurent que leur culte ne fut pas inventé par des humains modernes, mais par quelque peuplade préhistorique au menton prognathe et aux arcades sourcilières proéminentes, dont il n’est même pas certain qu’elle connaissait le langage articulé. Z’Xem lui-même est une divinité plutôt bonasse, dont le seul travers consiste à se mettre de temps en temps en colère contre ses adorateurs. Pour cette raison, ils ont pris l’habitude de lui offrir un animal en sacrifice avant de lui rendre grâce. On ne sait jamais. (Elle soupira.) Chassée d’Europe par les persécutions, la secte s’est installée en Nouvelle-Angleterre dans les dernières années du XVIIe siècle. Ses membres, qui se faisaient passer pour des puritains, ne se réunissaient alors qu’une fois l’an, par mesure de précaution. Cet éclatement d’une communauté qui était restée jusque-là très soudée a eu pour principale conséquence des variations locales dans la célébration du culte, et les contacts qu’entretenaient de nombreux adeptes avec les sorcières de Salem et les thaumaturges scandinaves de Terre-Neuve ont entraîné l’apparition progressive de pratiques et rituels magiques au cours des cérémonies dédiées à Z’Xem. De mon point de vue, il s’agit d’une perversion du dogme originel, mais les Adeptes préfèrent penser – sans doute pour une question de confort mental – qu’ils ont au contraire retrouvé quelque chose.
— Ils n’ont peut-être pas tort, intervint le professeur Lévêque. Le bibliothécaire de Providence paraissait en tout cas de leur avis. Il m’a montré un passage des Rites secrets et autres sorcelleries antédiluviennes où il est fait mention d’hommes « très anciens » qui invoquaient des créatures analogues à celles que l’on peut, paraît-il, trouver décrites dans le Necronomicon.
— J’allais justement y arriver, assura Mrs Jackson, et vous verrez que l’hypothèse d’une hérésie prend ici toute son importance. (Elle hésita tandis qu’elle cherchait ses mots.) Un magicien de troisième ordre, rescapé par miracle de la chute d’Arkham, a révélé aux Adeptes que leur dieu appartenait en fait à un panthéon bien plus vaste, dont il est, malgré tous ses défauts, le représentant le plus sympathique. Dès lors, ils n’ont eu de cesse de mettre la main sur l’exemplaire du Necronomicon dont on racontait qu’il se trouvait toujours quelque part sur la côte Est, entre New York et Boston. Ils pensaient l’avoir localisé du côté de Dunwich, mais cette cité a été anéantie avant qu’ils n’aient pu s’en emparer. Alors, ils se sont rassemblés à Providence, parce que la ville leur paraissait suffisamment ancienne pour que le livre maudit s’y sente à l’aise… Ne me demandez pas ce que ça signifie, je ne fais que répéter ce qu’ils m’ont dit. Quoi qu’il en soit, ils n’ont pas été longs à remarquer que le responsable de la bibliothèque municipale ne vieillissait pas…
— Vous voulez dire que O’Bannon est immortel ? coupa le professeur. Voilà qui expliquerait pas mal de choses – et notamment comment il pouvait être aussi bien renseigné sur des événements remontant à plusieurs siècles… (Il se renfrogna.) Mais le Necronomicon de Providence est un faux, je le sais pour l’avoir eu entre les mains.
— Bien sûr, approuva Helen Hunt Jackson. Les Adeptes ont pris soin de remplacer l’original par une copie lorsqu’ils s’en sont emparés. Ils ne tenaient pas à ce que son gardien sache que le livre maudit avait rompu ses chaînes. À mon avis, c’est d’ailleurs la dernière chose raisonnable qu’ils ont faite. Ensuite, l’étude du livre les a fait basculer peu à peu dans une sorte de délire collectif où la prudence n’était plus de mise. Grisés par la puissance du Necronomicon, ils se sont mis à invoquer des entités sans cesse plus terrifiantes, et seule la chance a voulu qu’il ne se produise aucune catastrophe. Avec le temps, ils ont acquis une telle maîtrise qu’ils en sont arrivés à un point où ils ne savaient qu’en faire. Il leur manquait un objectif, une cause. Cette cause, je la leur ai fournie, le plus involontairement du monde. En lisant Cent ans de déshonneur, ils ont subitement pris conscience du sort de la si gentille tribu indienne qui, au temps des chasses aux sorcières, leur permettait de se réunir en secret dans une clairière : déplacée de réserve en réserve sur plus de trois mille kilomètres, elle agonisait quelque part dans le Montana, réduite à une poignée de guerriers faméliques et de femmes trop épuisées pour donner le jour à des enfants viables. (Elle parlait à présent d’une voix sèche et amère.) C’est ainsi qu’est né le grand projet de la secte : rendre aux Indiens les territoires qui leur ont été volés. Et, comme j’étais la plus connue des activistes œuvrant en faveur des tribus spoliées, ils ont décidé de m’enlever pour m’associer à leurs desseins, et ils ont répandu la nouvelle de ma mort pour éviter d’être inquiétés. (Elle soupira à nouveau, infiniment lasse.) Ils auraient pu s’en dispenser, car je n’ai pas tardé à adhérer à leurs idées, toutes folles qu’elles pussent paraître. L’idée de faire appel à des créatures surnaturelles m’a fait un peu tiquer, mais le préjudice subi par la nation indienne est si important que, sur le moment, l’invocation des Gardiens des portes du cauchemar m’a paru l’unique solution. Je ne comprends pas comment j’ai pu me montrer aussi aveugle…
— Peut-être parce que le Necronomicon agissait sur votre esprit, suggéra le professeur.
— Vous pensez bien que je m’en suis tenue à l’écart ! s’écria Mrs Jackson. Je connais de longue date la réputation de ce livre. Mais, pendant quelques mois, j’ai bel et bien cru que nous pouvions l’employer afin d’aider les Indiens. (Elle serra les dents. La lueur dansante des flammes creusait les fines rides qui striaient son visage, la faisant paraître plus vieille qu’elle n’était.) Songez à ce que nous leur avons fait, reprit-elle gravement. Quand nous ne les avons pas massacrés, nous avons anéanti leur mode de vie. Comment des tribus qui avaient toujours vécu dans les forêts giboyeuses de la côte Est et des Appalaches auraient-elles pu s’adapter aux grandes plaines ? Est-ce ainsi que nous avons récompensé ceux qui nous ont aidés à nous débarrasser de la tutelle de la couronne d’Angleterre ? Parce qu’ils nous gênaient dans notre quête de nouvelles terres, nous avons décidé qu’ils étaient des sous-hommes, des sauvages sans culture que nous avions le droit de tromper. On peut toujours arguer que ce sont les derniers arrivés, ces colons qui débarquent par bateaux entiers chaque jour dans nos ports, qui ont perpétré l’essentiel du massacre, mais notre gouvernement a-t-il respecté les traités signés par ses représentants ? (Elle dévisagea ses compagnons, s’attardant plus particulièrement sur le Dalton qui mâchonnait de l’herbe pour tromper sa faim, avant de continuer d’une voix apaisée :) Je crois que c’est mon indignation qui m’a aveuglée… Oui, j’en suis sûre maintenant. J’étais si obnubilée par la cause indienne que j’en oubliais mes semblables – tous ces malheureux qui seraient broyés dans le processus que les Adeptes s’apprêtaient à mettre en branle. J’en oubliais que, dans toute guerre, ce sont les innocents qui forment le gros des victimes.
Elle s’interrompit et baissa la tête d’un air accablé. Nathalie, qui était assise à ses côtés, lui entoura les épaules d’un bras réconfortant.
— Que s’est-il passé ensuite ? interrogea Lévêque. Comment avez-vous procédé ?
— Nous nous sommes rendus à Little Rapids Junction, parce qu’il s’y trouve un point nodal où se rencontrent de nombreuses lignes énergétiques, et nous y avons prononcé les invocations. Ensuite, nous sommes retournés à Providence et nous avons attendu l’arrivée des Gardiens ; il leur fallait bien le temps d’arriver de Mars.
— Vous saviez qu’ils y vivaient ? s’enquit Carson.
— C’est ce que dit le Necronomicon. Il parle aussi des Guerriers, qui hantent les marécages de Vénus, mais comme je vous l’ai dit, nous avons été surpris – et surtout très inquiets – lorsqu’ils sont apparus à leur tour. (Elle se mordit la lèvre.) En voyant la tournure que prenaient les événements, et surtout le risque réel qu’une guerre à l’échelle du continent s’étende à toute la planète, les Adeptes ont cherché un moyen de tout arrêter – et ils n’ont trouvé que Celui qui bave et qui glougloute.
— Ce qui était apparemment la bonne solution, commenta Lévêque. Je suis prêt à parier qu’il ne reste plus une seule de ces créatures sur notre planète. Il les a toutes dévorées, à n’en pas douter.
— Espérons-le, souffla Helen Hunt Jackson. Et espérons que cela ait suffi à le rassasier… Pour des raisons qui m’échappent, nous avons dû l’invoquer à Providence avant de le transporter jusqu’à Little Rapids Junction. Par chance, il demeure inactif dans l’obscurité. Vous connaissez la suite. Les choses auraient sans doute été plus simples sans l’intervention intempestive de ces hors-la-loi, mais nous étions par bonheur assez proches du point nodal pour que Celui qui bave et qui glougloute puisse l’employer pour asseoir sa puissance.
— Où est-il, maintenant ? demanda l’intendant, mal à l’aise.
— Selon le bibliothécaire de Providence, une fois son travail terminé, il est censé retourner dans sa dimension intermédiaire préférée pour y attendre la prochaine invocation, répondit le professeur. Seulement, j’ai cru comprendre qu’il lui arrive parfois, lorsqu’il est pris d’une fringale un peu plus violente que d’habitude, de dévorer tout ce qui lui tombe sous la dent. (Le professeur laissa passer un bref silence avant d’ajouter avec bonne humeur :) En tout cas, voici résolue l’une des plus grandes énigmes de tous les temps. Nous savons désormais à cause de quoi – ou plutôt de qui – les dinosaures ont disparu.
— Les dinosaures ? répéta Wyatt Earp. Qu’est-ce que c’est ?
— De grosses bêtes cousines du reptile, à en croire Mr Darwin.
— Ça s’mange ? s’enquit le Dalton.
— Ces animaux se sont éteints voici des millions d’années, dit le professeur.
Une lueur de regret passa dans le regard du hors-la-loi.
— Dommage, soupira-t-il. J’suis sûr qu’ça d’vait êt’ rud’ment bon !