Note de l’éditeur

« C’étaient de très grands vents sur toutes faces de ce monde. »

Saint-John PERSE1

Stefan Zweig avait « le don d’admirer2 ». Son empathie envers les faibles, les vaincus, les malheureux se doublait d’une capacité peu commune à révéler la part solaire en chacun — ce qu’on appela son humanisme. En ce sens, il est peut-être l’écrivain le plus positif de l’histoire. Jusqu’au bout il résista par l’admiration à la négativité du monde3. C’est que nous avons besoin de héros. Depuis le début, depuis l’enfance. Ils nous sécurisent, nous grandissons à travers eux ; de leur présence naît l’espoir4. Zweig avait ses propres héros, bien sûr, et ils étaient solides : Jaurès, Schweitzer, Verhaeren, pour ne citer qu’eux5 ; c’est tout l’intérêt des deux aventuriers qu’on va suivre, deux héros « malgré soi », qui reflètent plutôt la fragilité de l’être humain et requièrent un regard bienveillant.

Qu’ils soient cupides ou en quête de reconnaissance, dans l’improvisation ou adeptes du risque zéro, qu’ils aient leur pays contre eux ou avec eux — peu importe, l’urgence les cadenasse. Héros, ils le sont devenus, l’un par volonté, pour sauver sa peau, et l’autre par accident, en mourant6, mais l’un comme l’autre, Vasco Núñez de Balboa au XVIe siècle comme le capitaine Robert Scott quatre cents ans plus tard, sont pris dans une course à l’échalote qui les laisse post mortem curieusement décalés : à côté de leur exploit. Ce n’est pas Balboa, mais Magellan en 1521, qui donne le nom de « Pacifique » à cet océan jusque-là inconnu, et s’il est bien le premier à l’avoir vu de ses yeux ce n’est pas lui non plus qui fait le premier pas sur le sable du rivage ni qui se baigne dans l’eau vierge7 ; quant à Scott, non seulement il n’y eut aucun survivant de son expédition surmédiatisée, mais en outre elle ne servit à rien, les Britanniques ayant été précédés, quelques semaines plus tôt, par les rivaux de l’expédition Amundsen : il sera donc immortalisé par dépit national.

En réalité, quel désir fait le héros ? La destination semble toujours recouverte par une autre motivation que la découverte. Chez Balboa, c’est évident ; et pour Scott, lucide sur une avant-guerre prise de fièvre nationaliste, Zweig note qu’il ne s’agit plus d’explorer une contrée vierge, mais d’être le premier à y planter le drapeau d’un pays. (Un siècle plus tard, où prime l’exploit personnel, ce sont la connaissance de soi et la survie en milieu extrême que l’on recherche.) La gloire serait-elle collective ? Au moment d’atteindre leur but, pourtant, les expéditions se divisent et se séparent : trois petits groupes chez Balboa qui veut avancer avec « l’élite de sa troupe », cinq hommes chez Scott. Ces héros-là viennent en bandes et meurent solitaires.

Quand Balboa est tué, trahi par son « ami » Pizarro, il est encore, comme le signale Zweig, dans la force de sa créativité ; Scott, lui, se désagrège psychiquement au fur et à mesure que son programme périclite et que la nature reprend ses droits. Ce n’est plus l’exploit, mais le suicide qui fait le héros. Vingt-huit ans plus tard, le 22 février 1942, la dépression, la guerre et l’exil auront raison de Zweig. Se souvint-il alors du capitaine Scott, de sa solitude blanche et de ses lettres d’adieu « sans petitesse » quand, lui aussi isolé de la patrie qui l’avait célébré, il rédigea les siennes8 ? Quelle sorte de héros le romancier est-il ? Stefan Zweig se lit en creux dans les destins de Balboa et de Scott. Son hypermobilité névrotique qui, au début du XXe siècle, fit de lui l’« un des grands arpenteurs du globe9 » sonne en écho à ces curieux aventuriers, explorateurs aussi flamboyants que pathétiques des derniers espaces vierges de la planète. Clopin-clopant, ils nous ressemblent ; admirons-les.

Sources des textes

Les deux récits qui composent ce recueil, « La fuite dans l’immortalité » et « La lutte pour le pôle Sud », sont, pour celui qui donne son titre au livre, posthume, et pour l’autre, de 1914. « La lutte pour le pôle Sud » a d’abord paru le 28 janvier 1914 dans la Neue Freie Presse (no 17754, p. 1-3) sous le titre « Kapitän Scotts letzte Fahrt ». En 1927, Stefan Zweig en fait, avec le nouveau titre de « Der Kampf um den Südpol », la dernière des cinq « miniatures » qui forment la première édition des Très riches heures de l’humanité (Sternstunden der Menschheit. Fünf historische Miniaturen, Leipzig, Insel Verlag). L’ouvrage sera l’un des best-sellers de l’entre-deux-guerres : douze tirages entre 1927 et 1933, et plus de 300 000 exemplaires vendus10. Une deuxième édition, augmentée de deux récits, sera insérée en 1936 dans un gros volume intitulé Kaleidoscop (Vienne, Leipzig et Zurich, Herbert Reicher Verlag). Et c’est dans la troisième édition (Stockholm, Berman Fischer, 1943), posthume, encore augmentée de cinq nouveaux récits, que l’on trouve « La fuite dans l’immortalité » (Flucht in die Unsterblichkeit), texte jusqu’alors inédit.