LÉGUMES

par Chris Cox

— Bloke est complètement taré.

Billy, directeur marketing, me dit ça en se curant le nez avec un trombone.

— Il n’aurait jamais dû le faire, c’était le dernier à avoir besoin de passer ce test. Déjà qu’il nageait à contre-courant, il est carrément en train de se noyer maintenant.

Il ressort le trombone, le glisse entre son pouce et son index pour ôter les résidus. Puis, sans tenir compte de mon air dégoûté, il s’essuie les doigts sur le papier peint de mon box. En arrière-fond, un téléphone sonne depuis cinq bonnes minutes sans que le répondeur se déclenche, et dans le box d’à côté, quelqu’un hurle sur un subordonné. J’ai envie de tous les tuer et de danser au milieu de leurs cris de souffrance, dans un océan d’ordinateurs brisés, de plantes artificielles renversées et de bureaux retournés.

Je demande à Billy :

— Qu’est-ce que ça a dit ?

Rejetant sa tête en arrière, la respiration bloquée, Billy insère une nouvelle fois le trombone dans sa narine. Il porte un costume Armani cintré qui coûte probablement plus que je ne gagne en deux mois. Cette fois, il continue de l’enfoncer jusqu’à ce que le bout de métal disparaisse à l’intérieur de son crâne.

— Ça ne parle pas, m’informe-t-il. Ça ne dit rien.

Il appuie sur le mot « dit » en mimant les guillemets avec ses doigts.

Si je donnais un coup du plat de la main dans le trombone, Billy mourrait instantanément. S’il passait le test, le résultat serait peut-être : TROMBONE, CONNARD ou VACHERIE. Au lieu de le tuer, je rétorque :

— Je sais bien que ça ne parle pas, espèce de clown. Je te demande ce que dit son ticket ? Comment Frank va-t-il mourir ?

La tête de Billy reprend une position normale et il me regarde, un demi-centimètre de métal dépassant de la narine. Frank – le sujet de notre abject diagnostic – est un ami et collègue qui traverse une sale période. Je me demande si une simple chiquenaude sur le trombone suffirait. Dans ce cas, le test dirait : CHIQUENAUDE ou PICHENETTE. S’il tombait en avant, il pourrait se briser le crâne contre la photocopieuse ou un bureau, le verdict serait : BOUM !

Voilà le problème : le test sanguin vous dévoile seulement comment, jamais quand.

Billy lance :

— Légumes.

— Il va être tué par des légumes ?

Il confirme d’un hochement de tête.

— Il l’a refait quatre fois, en prélevant du sang à quatre endroits différents, avec chaque fois le même résultat. LÉGUMES.

Je visualise mentalement plusieurs façons hasardeuses de mourir à cause de légumes tandis que Billy scotche sa joue droite à son front pour relever le coin de sa bouche et figer un sourire grimaçant sur son visage.

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Frank habite un petit pavillon de brique rouge dans un quartier qui implore qu’on le rase et qu’on le réhabilite. Même les chiens portent des couteaux et, alors que la nuit tombe, je croise un gang de gamins de dix ans armés d’un pare-chocs abandonné qui se demandent ouvertement s’ils doivent me casser les tibias.

Je frappe à la porte de mon collègue, j’examine la rue. Un homme allume un feu dans un baril. Un peu plus loin, il manque une partie du toit à la maison de Jack James et, dans le trou béant, j’aperçois une cabane de fortune en tôle ondulée. Maintenant, c’est là qu’il vit. Il a passé le test et la Machine lui a annoncé que le bitume signerait sa mort. Il n’a pas pensé qu’il avait plus de chances de tomber du toit que d’être englouti par la chaussée, mais ce ne sont pas mes oignons et je n’ai pas envie d’assister à l’accomplissement du destin.

La porte s’ouvre. Frank porte un vieux casque de moto éraflé de partout, avec la visière baissée. J’ai un mouvement de recul devant son niveau de dégradation mentale, en même temps que les mots poisson et aquarium me traversent l’esprit.

Je me penche légèrement et agite ma main devant ses yeux pour le saluer. Il me fait entrer.

La cuisine de Frank ressemble à un modèle réduit de château fort où des conserves de légumes alignées constitueraient les murs d’enceinte. Pour une raison inexplicable, il a empilé les boîtes Géant Vert sur deux niveaux.

— Pourquoi ?

— C’est un géant, abruti. Il faut bien qu’il soit plus grand que les autres.

— Non. Pourquoi ne sont-elles pas dans tes placards avec le reste, monsieur J’ai-toute-ma-tête ?

J’ouvre le placard de Frank, où je découvre d’autres provisions : raviolis, sauces en poudre, céréales ; on dirait que seuls les légumes ont été évincés.

— Là où ils sont, ils ne peuvent pas me tomber sur la tête, explique Frank en tapotant son casque pour souligner son ingéniosité.

J’imagine un instant un pétard coincé sous son casque, posé sur l’arête de son nez, explosant ses petites lunettes rondes. Je veux être au beau milieu d’une ville quand le monde quittera son axe de rotation et que les gens se liquéfieront dans les rues autour de moi.

M’emparant de deux chaises, je fais asseoir Frank et le convaincs d’ôter sa protection crânienne. Ses boucles brunes jaillissent dans toutes les directions, à l’exception d’une mèche que la sueur colle au front. En quelques secondes, elle revient bravement à la vie et il retrouve l’allure de professeur excentrique qu’il avait la dernière fois que je l’ai vu, avec en prime deux boutons sur le front.

— Pffft, souffle-t-il.

— Ça fait du bien, hein ?

Frank acquiesce et je nous prépare du thé. Tous les soirs, je rêve d’Armageddon.

— Ça te dérange si j’essaye de faire preuve de logique ?

Il me fait signe que non et adopte un air méfiant, comme si ma question était bizarre.

— D’abord, dis-je, même la boîte de pommes de terre la plus lourde, en tombant d’une vingtaine de centimètres, ne te tuerait pas. Surtout avec tout ce rembourrage. Réfléchis, Frank. Ensuite, tu risques bien plus de trébucher sur une de ces conserves et de te briser le cou. Quand as-tu vu pour la dernière fois une boîte de conserve tomber de ton placard ?

Frank semble suffisamment honteux. Je l’aide à ranger ses conserves à l’endroit approprié.

— Le monde est devenu fou, me lance-t-il en jetant un regard assassin à une boîte de maïs. Depuis l’affaire des jumelles Newton, on incendie des églises à travers tout le pays.

Je hoche la tête, compréhensif, et pose ma main sur son bras, même si en mon for intérieur je n’ai que mépris pour notre espèce et souhaite le pire à chacun. Les jumelles Newton ont été les premières à essayer de tromper les prédictions de la Machine. Comme leurs tickets indiquaient VIEILLESSE, elles ont essayé de se suicider. Dix fois. Et elles ont échoué dix fois.

Le flingue s’est enrayé. La voiture est tombée en panne. Elles se sont retrouvées à court de gaz. La branche s’est cassée sous leur poids – et à partir de ce moment, elles ont eu les médias sur le dos. Le VIH qu’elles se sont injecté ne les a pas contaminées. Des parpaings attachés aux pieds, elles sont restées une demi-heure sous l’eau – les pompiers les en ont sorties en vie, et même en pleine forme.

Une des jumelles, Julie, s’est jetée d’un pont sur une voie ferrée. Sa sœur, qui craignait le vertige, s’est abstenue. Sa chute a été amortie par la bâche du train qui l’a emportée et il lui a fallu trois jours pour rentrer chez elle à pied.

Je tente de relativiser, mais c’est difficile quand la religion est morte du jour au lendemain.

— Écoute, Frank, ça ne change rien. La science a seulement apporté un nouvel éclairage sur la religion en prouvant que nos morts sont prédestinées. On mourra toujours, comme avant. Tu vas porter un casque et ne manger que de la viande les quarante prochaines années ? Tout ça pour finir sous les roues d’un camion chargé de légumes ?

Il s’affale, découragé, puis me regarde avec cet air de chien battu qui semble précéder une requête importante et désagréable.

— Mick ? gémit-il d’une voix chevrotante.

Je pourrais le gifler, mais je me retiens.

— Quoi ?

— J’ai peur. Je pourrais vivre avec VIEILLESSE, ça te laisse une chance raisonnable de profiter de la vie. Mais… comment faire avec LÉGUMES ?

— Oublie. Ça te prendra par surprise, quoi que dise la Machine. Mais c’est à toi de décider si tu l’accueilleras avec un bras d’honneur ou si tu passeras le reste de ta vie à te lamenter pour quelque chose qui n’est pas encore arrivé. Nous allons tous mourir, ce n’est pas vraiment une révélation, non ?

Frank se met à sangloter. Je craque et lui balance une grande claque. Il cesse ses jérémiades. Sur sa joue en feu sont imprimées les marques blanches de mes cinq doigts.

— Ressaisis-toi ! Est-ce qu’on va mourir plus jeune ? Non. C’est de l’hystérie collective. Il y a des associations, des manifestants qui essayent de se débarrasser de la Machine. Mais elle rapporte bien trop de fric pour qu’on l’interdise, et tous les moutons de Panurge qui ont passé le test et qui chialent ensuite comme s’ils étaient des victimes ont l’air d’oublier un truc : avant de recevoir leur ticket, ils étaient tous destinés à clamser un de ces quatre ! Ce n’est pas parce que tu n’y pensais pas ou que tu ne savais rien que tu étais immortel. Alors arrête d’y penser et ça cessera d’exister, OK ?

Frank opine, les yeux toujours humides mais aussi pleins d’espérance, puis il me demande :

— Tu veux pas rester quelques jours, jusqu’à ce que je me remette d’aplomb ?

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À chaque heure qui passe, je découvre un potentiel a priori insoupçonnable d’accidents tragiques.

— Je ne pouvais pas dire non, dis-je aux fesses de Billy, penché sous mon bureau afin de récupérer la boîte d’agrafes qu’il a fait tomber.

Un sentiment d’omnipotence exaltante me suit partout.

À la télé, des spots nous déconseillent les tests. Changez de chaîne et d’autres vous assènent :

— Passez le test aujourd’hui et bénéficiez d’une réduction de 20 % !

Je me demande comment il est possible que tant de gens reçoivent IRAK, ANTÉCHRIST ou ALIÉNATION. Plus personne ne songe à Tom Cruise, Katie Holmes, Brad Pitt ou Angelina Jolie, et même les déboires de Britney ne concernent plus qu’elle. Tout le monde est obsédé par les tests maintenant, et depuis l’avènement des Machines, la vie échappe aux gens morceau par morceau.

La tête contre le sol, Billy marmonne une phrase inaudible sur un ton suggérant que ma faiblesse lui inspire du dédain, puis, en changeant de position pour traquer les agrafes, il renverse ma souris. Je l’imagine mettant un doigt dans une prise électrique, avec ses pieds qui battraient l’air en vain. Son ticket dirait : PRISE ÉLECTRIQUE, AGRAFE ou IDIOT. Il porte des mocassins flambant neufs dont la semelle noire luisante est ornée de motifs couleur noisette. Je pourrais lui en ôter une et le tabasser à mort en quelques secondes. Il aurait droit à : MOCASSINS ou SEMELLES ou COLLÈGUE MÉPRISANT. Au lieu de tuer Billy, je m’interroge sur ce qu’auraient prédit les tickets de Jim Morrison ou de Mama Cass.

Je me demande aussi si les Machines impriment parfois des noms et si cela peut être retenu comme preuve par un tribunal.

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— Écoute, dis-je à Frank en essayant d’avoir l’air on ne peut plus sérieux. Juste pour que tu saches, même si nous sommes amis, tu m’en demandes trop. Tu abuses de ma bonne nature et ça ruine tout ce que j’avais prévu de faire cette semaine. Alors autant que ce soit clair d’emblée, c’est moi qui décide ou je m’en vais. Nous allons nous attaquer à cette peur tout de suite. Je ne vais pas gâcher un temps précieux à passer une soirée pyjama avec un ami en pleine régression. Tu dérailles. Ça devient gênant, alors si tu n’es pas disposé à affronter ton problème, je prends mes affaires et je reviendrai quand tu le seras. Capito ?

Frank opine, lèvres tremblotantes, et je lui lance sa veste en espérant lui fouetter l’œil avec la manche, ce que je ne parviens pas à faire.

Le marché en plein air, noir de monde, ne permet pas de progresser autrement qu’en file indienne au milieu de retraités bénéficiaires du minimum vieillesse, qui portent des vêtements gris et sales, le tout dans une odeur répugnante de carton humide. Nous sommes entourés de piles de légumes de trois mètres de haut et le visage de Frank a pris la couleur du chou-fleur. Je vois bien que le pauvre petit rêve de prendre ses jambes à son cou et de se mettre à pleurer – mais la règle 18 relative aux conditions de ma résidence dans son asile puant prévaut : « Quand on achète des légumes, nous restons menottés l’un à l’autre en permanence. »

La clé est dans ma chaussette droite. Certaines personnes sont si faibles qu’elles acceptent n’importe quoi. Giflez-les à plusieurs reprises et vous arriverez à les persuader que la lune est faite de fromage. Avant de quitter la maison, comme le stipule la règle 11, je lui ai fait fumer un joint et lui ai murmuré toute la matinée à l’oreille des choses susceptibles d’encourager sa paranoïa. Le malheureux a les yeux rouges et l’air perpétuellement au bord des larmes.

— Je pourrais te rassurer, Frankie.

Nous passons entre deux fauteuils roulants chargés de cabas pleins à ras bord de carottes, de choux, de germes de soja, etc.

— Mais ça irait totalement à l’encontre du but de mon séjour.

En plus d’avoir l’air moche, pathétique, pleurnichard, dégoûtant et complètement à ma merci, Frank semble confus. Je brandis mon portefeuille et il se met à trembler, alors je lui attrape la joue de ma main libre et le pince juste ce qu’il faut pour le stimuler.

— Tu dois affronter ça tout seul. Je ne serai pas toujours là. Il faut que tu gagnes ton autonomie, Frank. Maintenant, va acheter quelques kilos des légumes qui t’effrayent le plus. Et avant que le vendeur les enferme dans un sac, je veux que tu les renifles, que tu humes l’essence de ta terreur. Regarde le diable dans les yeux, Frank. Maintenant.

Nous rentrons par l’autoroute, la règle 31 commandant que Frank me voie coller une semi-remorque chargé de légumes, ce que je fais en toute décontraction, à cent vingt kilomètres à l’heure, avant d’accélérer et de lui faire une queue-de-poisson. Les plaisirs sadiques sont infinis en ce monde où les légumes sont partout. Il pleut, la route est glissante et Frank geint, recroquevillé dans le siège passager au milieu de sacs contenant tous les légumes sur lesquels nous avons pu mettre la main. Quand le chauffeur du camion klaxonne, je lui fais un doigt d’honneur, j’avale une demi-bouteille de vodka et je commence à taper un message sur mon téléphone portable.

Frank se met à pleurer. Je souris.

Il est tard maintenant et Frank dort sur le canapé.

Plus tôt, avant de s’endormir fin soûl, il m’a demandé :

— Tu n’as jamais été curieux ? Tu n’as jamais été tenté ?

J’ai répondu que non, mais je mentais. J’ai passé le test il y a trois semaines.

Tout le monde est curieux – impossible de ne pas l’être. Cependant, je n’étais pas curieux pour les mêmes raisons que la plupart des gens. Le test a rendu la mort palpable, il en a fait quelque chose de normal. Les gens se sont rendu compte que la mort nous entourait, en permanence. De la panique et de la proximité avec la mort ont surgi de nouvelles opportunités de donner un coup de pouce au destin. J’avais toujours soupçonné que j’étais capable d’actes odieux.

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Les funérailles de Billy ont eu lieu samedi. En fin de compte, son ticket aurait dit : RIVIÈRE GELÉE, FREINS TRAFIQUÉS ou TRAHISON. J’ai détesté ce faux cul dès notre première rencontre et mon seul regret est de ne pas avoir vu son visage lorsqu’il est mort.

Le voisin vieillard à demi fou qui pue la pisse – je n’ai pas la moindre idée de ce que son ticket annonçait, mais je l’ai tabassé à mort avec son clébard et je les ai mis au four tous les deux.

Mon ticket est usé désormais, froissé, je l’ai tellement plié et déplié. Tout en prenant une cuillère de pommes de terre écrasées au fond de la casserole et en m’équipant de rouleau adhésif afin que Frank ne puisse pas les recracher, j’arrive quand même à lire, pour la centième fois : CHAISE ÉLECTRIQUE.

J’écrase le ticket dans mon poing serré, le lance dans la poubelle, puis, un sourire aux lèvres, je m’avance vers Frank en tenant à la main ce qu’il a appris à ne plus craindre.