MEURTRE ET SUICIDE, À LA SUITE

par Ryan North

SCÈNE : Deux scientifiques, le docteur Rosch et le docteur Nelson, discutent des résultats expérimentaux d’un labo. Au centre de la pièce, une machine d’où partent des câbles reliés à divers appareils entassés dans un coin de la pièce. Une étiquette collée sur la machine par un technicien l’identifie comme « La Machine de la Mort ».

 

DR ROSCH : Ainsi, la Machine fonctionne. Avec un simple échantillon sanguin, elle prédit comment nous mourrons.

DR NELSON : Oui.

DR ROSCH : Et nous le savons grâce aux expériences sur les souris de laboratoire et sur nous-mêmes. Lorsque les souris ont commencé à mourir, nous avons su que nous avions atteint 100 % de réussite. Et avec le décès du Dr Chomyn la semaine dernière, il semble qu’elle marche aussi bien avec des humains.

DR NELSON : Oui. Nous devons encore accumuler des données, bien sûr, mais il n’y a aucune raison sur le plan technique pour que ça ne marche pas sur n’importe quel mammifère.

DR ROSCH : D’accord. Dans ce cas, j’ai une question.

 

SCÈNE : Extérieur. Le docteur Rosch et le docteur Nelson discutent en se promenant.

 

DR ROSCH : Je sais que je suis nouveau ici, et je n’étais pas là lors de la découverte de la Machine. J’ai forcément une approche différente, celle de l’étranger.

DR NELSON : Oui, et c’est très bien.

DR ROSCH : Parfait. Voici une expérience à laquelle j’ai réfléchi. Nous devons supposer que nous ignorons les lois contre les traitements cruels envers les animaux, ou que nous les contournons d’une manière ou d’une autre.

DR NELSON : Sans passer par la case prison.

DR ROSCH : Oui. Alors prenons un rat – appelons-le Timmy.

DR NELSON : OK.

DR ROSCH : Nous prenons Timmy le rat et nous décidons de le tuer d’un coup de marteau.

DR NELSON : (Bruits de surprise.)

DR ROSCH : OK ? Suivez mon raisonnement. Nous décidons, nous nous le promettons, qu’à peine il aura passé le test, nous tuerons Timmy le rat en lui fracassant le crâne à coups de marteau. Nous faisons passer le test à Timmy et la Machine indique : TUÉ À COUPS DE MARTEAU.

DR NELSON : Eh bien, pas nécessairement. Cela pourrait donner autre chose. La Machine pourrait dire TUÉ PAR UN SCIENTIFIQUE, ÉCRASÉ ou quelque chose comme ça. Nous ne savons pas pourquoi il y a de telles variations, mais le fait est qu’elles existent.

DR ROSCH : D’accord. Mais le point commun de toutes ces prédictions, c’est qu’elles correspondent au fait d’être écrasé à coups de marteau.

DR NELSON : Correct.

DR ROSCH : Très bien, nous testons le rat, nous lisons sa prédiction et ensuite nous le tuons en lui broyant la tête avec un marteau. Tout est dans l’ordre, n’est-ce pas ?

DR NELSON : Tout à fait. Évidemment, si nous décidions d’épargner Timmy, le verdict le refléterait. La Machine ne dirait pas TUÉ À COUPS DE MARTEAU, mais autre chose, comme VIEILLESSE par exemple.

DR ROSCH : Exact. C’est fou et effrayant, mais exact. Les prédictions sont infaillibles. Il leur arrive d’être ambiguës ou ironiques, elles n’en restent pas moins vraies.

DR NELSON : Oui.

DR ROSCH : D’accord. Alors qu’arrive-t-il si nous décidons de tuer Timmy, mais pas tout de suite ? Nous lui faisons passer le test, puis le mettons dans une cage où il aura à boire et à manger, où il sera soigné, et nous l’y laissons plusieurs mois avant de lui fracasser le crâne. La prédiction doit rester en rapport avec les coups de marteau, non ?

DR NELSON : Très probablement. Bien sûr, plus nous le gardons longtemps en vie, plus les chances sont grandes que le rat meure de quelque chose, crise cardiaque ou autre, que nous ne contrôlons pas.

DR ROSCH : Mais nous en sommes informés par la prédiction : si elle dit quelque chose comme CRISE CARDIAQUE – ce qui n’a rien à voir avec le fait d’être tué à coups de marteau –, nous savons que le rat ne survivra pas assez longtemps pour que nous puissions le tuer.

DR NELSON : Je suppose.

DR ROSCH : Alors mettons, par exemple, que nous prélevions un échantillon sanguin sur Timmy et que nous l’enfermions dans une cage où il sera à l’abri. Ensuite, nous expédions cette cage sur un autre continent. Disons que nous l’envoyons à Fred.

DR NELSON : Le docteur Merry ?

DR ROSCH : Oui. Nous prévenons le Dr Merry de ce qu’il va recevoir, et quand il reçoit la cage, admettons que Timmy est vivant. Nous avons demandé au Dr Merry d’ouvrir la cage et de tuer le rat qui s’y trouve à coups de marteau à 23 h 59 précisément, ce qu’il fait sans hésiter.

DR NELSON : Juste avant minuit ?

DR ROSCH : Pour ajouter un caractère dramatique ! Une minute plus tard, nous passons l’échantillon sanguin prélevé au préalable dans la Machine. D’après vous, que dira-t-elle ?

DR NELSON : Quelque chose en rapport avec le fait d’être écrasé par un marteau, bien sûr. C’est déjà fait.

DR ROSCH : Précisément.

(Un silence.)

DR NELSON : Et donc ?

DR ROSCH : Vous ne voyez pas ? Et si nous pouvions envoyer cette cage plus loin ? Et si le Dr Merry vivait à des années-lumière d’ici et que nous pouvions lui expédier la cage par un moyen ou un autre ? Si nous lui demandions de tuer le rat à une heure précise et que nous réalisions le test juste après, alors dès que nous aurions la prédiction de la Machine, nous enverrions l’information plus rapidement que la vitesse de la lumière.

(Le docteur Nelson réfléchit une seconde.)

DR NELSON : Ma foi, c’est une idée d’expérience intéressante, mais nous ne pouvons pas envoyer de choses à des années-lumière, et encore moins avec une telle précision horaire. Le rat serait mort avant que l’information soit transmise.

DR ROSCH : Je sais. Mais si nous pouvions…

DR NELSON (Il le coupe.) : Même si nous le pouvions, aucune information ne serait transmise en réalité. Si le Dr Merry suit nos ordres, il tuera le rat, d’accord ? Et nous pouvons nous y attendre à partir du moment où nous envoyons le rat. D’ailleurs, nous pourrions pratiquer le test après avoir prélevé l’échantillon, sans attendre, et nous saurions d’emblée comment cela va se terminer. Donc oui, nous obtenons une information sur l’avenir, mais ça ne bouleverse aucune limite de vitesse universelle. L’information était déjà présente, encodée dans le sang du rat.

DR ROSCH : Hmm…

DR NELSON : Mais… Mais…

(Il s’interrompt, perdu dans ses pensées. Le docteur Rosch le dévisage en silence.)

DR NELSON : Vous n’utilisez qu’un rat dans votre exemple.

DR ROSCH : Oui. Pour rendre la chose plus facile à imaginer. Nous pourrions envoyer plein de rats, et c’est sans doute ce que nous ferions, au cas où certains mourraient en cours de route.

DR NELSON : D’accord. OK. Et si nous prenions, disons… cent cages avec plusieurs rats dedans.

DR ROSCH : Donc environ trois cents rats.

DR NELSON : Oui. Et nous ne les envoyons pas à des années-lumière ou sur un autre continent. Nous nous contentons… de les stocker.

DR ROSCH : Chaque série de rats dans sa propre cage…

DR NELSON : Exactement ! Nous numérotons chaque cage. (Il s’agite.) Et un rat de laboratoire dont on s’occupe correctement survit quoi ? Deux, trois ans ?

DR ROSCH (Suivant difficilement) : En moyenne.

DR NELSON : Donc nous maintenons ces rats en vie et ensuite, au bout de deux ans, ou moins…

(Le docteur Nelson croise le regard du docteur Rosch, excité par cette idée.)

DR NELSON : Nous les sortons.

DR ROSCH (Comprenant soudain) : Et nous les tuons.

DR NELSON : Mais pas tous à coups de marteau sur la tête. Nous avons un code.

DR ROSCH : À chaque mort son moyen propre.

DR NELSON : Ce sera le bazar. Nous ne pouvons pas faire confiance à la Machine pour qu’elle prédise clairement comment mourra chaque rat. Mais nous n’avons pas qu’un rat pour chaque lettre. Et si nous choisissons intelligemment les différentes morts… nous devrions pouvoir déjouer le flou des prédictions.

DR ROSCH : Une mort différente pour chaque lettre de l’alphabet. Une lettre par cage.

DR NELSON : Nous pourrions envoyer un message dans le passé, au moment où nous avons prélevé les échantillons sanguins des rats.

(Les docteurs Rosch et Nelson se dévisagent un instant.)

DR ROSCH : Vite, nous devons retourner au labo.