ANÉVRISME

par Alexander Danner

— C’est un nouveau jeu d’ambiance, dit Norma en poussant un petit chariot dans le salon.

Un drap blanc cachait ce qu’elle transportait – un truc rectangulaire, comme un carton, et pas plus grand qu’un micro-ondes. Tous les invités regardèrent le petit chariot entrer dans la pièce en grinçant et en imprimant deux sillons dans le tapis. Norma s’arrêta et se releva ; sans faire le moindre geste pour dévoiler son mystère, elle sourit aux sept visages tournés vers elle. Tous les invités tenaient un verre à la main et un hors-d’œuvre chaud au bout d’une pique. Il y avait de la musique, suffisamment forte pour égayer l’atmosphère, mais pas assez pour empêcher les conversations. En amenant cet étrange chariot au centre de la pièce, elle avait attisé leur curiosité. Norma était une excellente hôtesse.

— Et ça s’appelle le Match de la Mort ? demanda l’un des invités, un fleuriste qui avait le malheur de s’appeler Melvin.

— Ça a l’air horriblement violent ! s’exclama une femme.

Sid ne disait rien, il se contentait de regarder les autres réagir au numéro de Norma. Elle n’avait pas fait une entrée exubérante – il n’y avait pas d’oiseaux ni de fumée, comme à l’époque. Elle avait simplement rehaussé sa présentation d’un soupçon de secret et de théâtralité. Sid devait au moins lui accorder ça. Elle savait faire monter l’excitation pour rendre un événement encore plus mémorable.

Sid était au courant de ce qu’il y avait sous le drap. Norma l’avait prévenu car elle savait qu’il détesterait l’idée. Il avait essayé de l’en dissuader, bien sûr, mais elle avait insisté, de même qu’elle avait insisté pour qu’il soit là, comme toujours. Bien qu’ils furent divorcés depuis trois ans, il restait incapable de lui dire « non ». Il n’y arrivait pas : c’était pour cette raison qu’il avait trente-huit ans et qu’il avait entamé sa troisième carrière. La deuxième avait duré exactement le même temps que son mariage et avait été son idée à elle depuis le début. Les deux lui manquaient.

— Oh, ce n’est pas violent, affirma Norma. Enfin, un peu, peut-être. Vous sentirez une petite piqûre, mais il n’y a pas de quoi s’inquiéter.

La vérité, c’était qu’il adorait Norma. Vraiment. Il l’adorait, il adorait ses soirées, il adorait ses goûts musicaux, ses hors-d’œuvre et tous les êtres spirituels et amateurs de bonne conversation qu’elle réunissait tous les samedis soir. Et bien que leur amour soit mort depuis longtemps, il adorait faire partie de sa vie, et qu’elle fasse partie de la sienne.

Mais il détestait les jeux d’ambiance. Il les haïssait du plus profond de son être.

Oh, ce n’était pas qu’il détestait les jeux en général. Il ne refusait pas de s’amuser, n’avait rien contre un peu de frivolité. Il avait participé une fois à une soirée « meurtre et mystère » et avait trouvé ça fantastique : il avait même joué le rôle de l’assassin sans se plaindre. Si elle avait ramené des boîtes de Scrabble ou de Trivial Pursuit, il aurait été partant. Mais les jeux d’ambiance étaient invariablement fondés sur le fait d’« apprendre à mieux connaître les autres invités » : Action ou vérité, Je n’ai jamais, Ce que j’emporterais sur une île déserte… Ce genre de jeu n’avait que deux issues – soit on restait totalement superficiel (et ennuyeux), soit on révélait des informations très intimes (et humiliantes). Savoir que parmi les trois disques favoris de Melvin il y avait le best of de David Hasselhof n’était pas utile à Sid. Pas plus que le fait de savoir que Melvin avait eu une relation sexuelle avec la sœur du petit ami de sa cousine dans un ascenseur vitré. Pourtant, il avait appris ces deux choses lors d’une précédente soirée.

Sauf que Norma aimait ces jeux à peu près autant que Sid les détestait. Il était donc là, prêt à remettre ça.

— Alors, lança Norma, est-ce que quelqu’un devine ?

— Arrête de nous faire poireauter, répondit Vince, le petit ami actuel de Norma. Montre-nous ce qu’il y a là-dessous. Regarder un drap n’a rien de drôle.

Vince était banquier et n’avait pas le sens du spectacle. Vivre avec Norma revenait à vivre dans le suspense. En permanence. Sid estimait que leur relation ne tiendrait plus très longtemps.

Évidemment, Sid était très content de fixer le drap de lit en tapotant distraitement du pouce le bout de papier qu’il avait dans la poche. Bien que le jeu en lui-même ne l’intéressât pas du tout, il appréciait de voir l’assistance chauffée à blanc. Il appréciait la mise en scène. Il fut donc déçu de voir Norma céder rapidement au lieu de faire durer l’attente.

— T’es vraiment nul, dit-elle à Vince tout en obtempérant.

Elle prit le drap par les coins et, ajoutant malgré tout un aspect théâtral à la chose, le tira d’un coup par-dessus sa tête, ce qui faillit lui coûter de renverser le vase de tulipes posé sur la télé.

L’assistance, satisfaite, put reprendre son souffle.

Ils reconnaissaient tous la Machine, bien entendu. Ils en avaient vu à la télévision et dans des films, dans le cabinet de leur médecin ou dans les pharmacies. Certains d’entre eux s’en étaient même déjà servis. Mais quand même, c’était étrange d’en voir une sur un chariot dans le salon de leur amie.

— C’est bien ce que je crois ? demanda Melvin, qui refusait de se rendre à l’évidence.

— Ça dépend, répondit Norma. Tu penses que c’est une Machine de la Mort ?

— Oui ?

— Oui, c’est bien ce que tu penses.

Un sourire diabolique s’épanouit sur son visage. Elle était contente d’avoir médusé ses invités.

— Tu as payé pour ça ?

Vince avait l’air horrifié par l’idée même. Ses yeux roulaient dans ses orbites comme dans les vieux dessins animés.

— Je n’allais pas la voler…

— Mais ça doit coûter plusieurs milliers de dollars !

— J’ai un ami qui travaille dans la société qui les fabrique. Il me l’a eue à prix coûtant.

— Quand même, ça ne devait pas être donné…

— Oh, Vince, le coupa-t-elle, tu deviens ennuyeux. Tu ne te rends pas compte à quel point nous allons nous amuser. Ça vaudra le coup, je te le promets !

Là-dessus, elle entreprit de dérouler le câble d’alimentation accroché à l’arrière de la Machine et de brancher celle-ci à une prise libre près de la télé. Quand elle eut terminé, elle appuya sur le bouton d’allumage. Les mécanismes internes firent un peu de bruit, le temps de mettre en place une aiguille neuve. La petite lumière rouge passa bientôt au vert.

La Machine était prête à jouer son rôle de divertissement et à distribuer ses petites visions laconiques du futur.

Norma se mit à rire, ravie d’elle-même.

— Et tu comptes nous donner nos prédictions de mort ? demanda une femme, celle qui avait voulu connaître le nom du jeu tout à l’heure.

Lottie. Elle s’appelait Lottie. Sid ne l’avait rencontrée qu’une fois auparavant mais il était certain de son nom.

— Je la connais déjà.

— Ne nous dis rien, répondit Norma. Pas encore. Plus tard. Avoir les prédictions n’est que la première partie du jeu ; le vrai jeu consiste à deviner qui a quoi. Est-ce que vous êtes capables de deviner comment je vais mourir ? Et moi, est-ce que je peux deviner comment vous, vous allez mourir ? C’est le jeu. Le Match de la Mort. C’est pas super drôle ?

— J’adore, commenta Melvin.

— Ouais, d’accord, dit Lottie. Je veux bien.

— Je ne joue pas, protesta Marie.

Comme Sid, Marie était critique gastronomique, ce qui ne leur procurait qu’un mince terrain d’entente. Par exemple, Sid soutenait que Norma servait toujours d’excellents hors-d’œuvre lors de ses soirées cocktails et qu’elle se surpassait pour les dîners. Elle cuisinait tout elle-même, jamais il ne l’avait vue servir des plats surgelés ou venus du traiteur. Il avait fait les courses avec elle : elle connaissait les produits de qualité, les ingrédients, savait combiner les fromages, les fruits, les vins. Il lui donnait son point de vue à l’occasion, mais elle en avait rarement besoin. Elle ne commettait pas d’erreurs. Alors qu’il avait bien des fois entendu Marie dénigrer les talents culinaires de Norma devant des invités : les fromages étaient trop forts, les fruits blets, les vins mal versés. Elle avait même essayé, une fois, d’entraîner Sid sur le chemin de la condescendance. Depuis, ils ne se parlaient pas beaucoup.

Ce soir, cependant, Marie avait eu exactement la réaction que Sid espérait. Si suffisamment de gens s’opposaient aux pronostics morbides de la Machine, Norma serait obligée d’abandonner et la soirée se déroulerait sans jeu d’ambiance. Pour une fois…

— Tu sais qu’il n’y a pas à avoir peur, Marie, la rassura Vince. Les messages de ces Machines sont tellement énigmatiques que ça ne veut pas dire grand-chose.

— Sauf rétrospectivement, intervint Jorge, un vieil ami que Norma avait connu à la fac. Mais à ce moment-là, plus personne ne s’y intéresse.

— Oui, je sais, dit Marie. Ce n’est pas ça. C’est juste que je n’aime pas les aiguilles.

— Je t’en prie, protesta Vince. Je ne supporte pas que les gens disent ça. Tu es au courant qu’en fait personne n’aime les aiguilles, non ?

— Oui, évidemment, mais…

— Et tu ne veux pas qu’on pense que tu es asociale ?

— Je ne suis pas…

— Je ne joue pas non plus, les coupa Bettany, la dernière des invités à la soirée, une nouvelle venue dans leur cercle.

D’après Norma, Bettany était alpiniste professionnelle ; Sid ne savait pas du tout comment elle s’était retrouvée dans une soirée au milieu de gens résolument urbains.

Vince soupira avec ostentation.

— Et quelle est ton excuse ?

— En fait, c’est surtout que je veux que vous pensiez que je suis asociale. Je ne peux pas m’en empêcher, c’est ma façon de réagir à la pression de groupe, comme quand j’étais adolescente. Vous savez ce que c’est, le lycée, les souvenirs qui remontent, tout ça.

Sid réprima un rire ; Bettany n’avait pas l’air d’apprécier Vince beaucoup plus que lui.

— Marie, tu n’es pas obligée de jouer, trancha Norma. Mais si tu décides de jouer, je te promets que tu ne verras même pas l’aiguille. Elle est cachée à l’intérieur de la Machine. Tu mets ton doigt, tu sens une piqûre pas plus douloureuse que celle d’un moustique, et c’est terminé. Mais je ne te force pas à jouer.

Marie poussa un soupir. Norma était sincère, elle ne la forçait pas à jouer. Marie le savait. Sid le savait, et tout le monde le savait. Pour autant, personne n’aimait décevoir Norma. Ça lui brisait le cœur que ses invités n’apprécient pas ses jeux.

— Ou alors, conclut finalement Marie, je joue si Sid joue.

Sid maugréa. Oh, c’était une tactique intelligente de la part de Marie : la déception serait sur les épaules de Sid au lieu des siennes. Et elle savait ce qu’il pensait des jeux d’ambiance. Elle savait qu’il aurait du mal à résister à l’opportunité de mettre un terme à un passe-temps qu’il détestait. Intelligente ou pas, sa tactique échoua. C’était mal joué pour cette fois.

— Sid joue, annonça Norma avec un sourire triomphant. Il m’a déjà promis.

— C’est vrai, reconnut-il. Elle m’a pris à part la semaine dernière et m’a tordu le bras. Qu’est-ce que je pouvais faire ?

— Tu aurais pu dire non.

Si seulement.

— Désolé, dit-il, je n’ai aucune force dans les bras.

Cela signa la fin de la résistance : tout le monde accepta de jouer.

— Je commence, lança Melvin qui se leva d’un bond et approcha de la Machine.

Sans hésiter, il glissa son doigt dans l’orifice, appuya sur le bouton et gratifia les autres d’un petit rire quand l’aiguille le piqua – « Ça chatouille un peu » –, puis il attendit que la Machine analyse son sang et charge une nouvelle aiguille. Après quoi elle imprima un reçu, comme un distributeur automatique.

— Tu peux le lire si tu veux, lui expliqua Norma, mais ne révèle à personne ce qui est écrit. Ensuite, plie-le en deux et mets-le dans le chapeau.

Sid n’avait pas remarqué le chapeau. Il était posé sur une étagère du chariot, sous la Machine. Un haut-de-forme de feutre noir, l’accessoire parfait pour un jeu pareil. Sid le reconnut immédiatement – il lui avait appartenu. C’était un chapeau tout simple, sans poches dissimulées ni compartiments secrets, mais le revoir lui rappela le temps qu’il avait passé sur scène avec et il ressentit une bouffée de nostalgie. Il ignorait qu’elle l’avait encore. Il s’en réjouissait, en tout cas. C’était encourageant, en un sens. Il remit la main dans sa poche et toucha le morceau de papier qui s’y trouvait.

Melvin laissa tomber sa mort au fond du chapeau.

Vince passa à sa suite et essaya de faire le beau, dans le registre « je n’ai pas peur des aiguilles », mais tout le monde le vit grimacer quand il fut piqué. Sid leva les yeux au ciel pour Bettany, qui le cherchait du regard, et elle tira la langue pour monter son assentiment.

Marie, en troisième position, parut pressée d’en finir avec ce moment désagréable. Elle ferma les yeux et introduisit son doigt dans la Machine. Elle appuya sur le bouton en blêmissant et, un bref instant, Sid crut qu’elle allait s’évanouir. Mais elle tint le coup et se dépêcha de jeter sa mort dans le chapeau avant de reprendre sa place dans le canapé, où elle se mit à sucer son doigt blessé.

Vint le tour de Sid. Ça ressemblait effectivement à une piqûre d’insecte, mais il n’aurait pas dit que ça chatouillait. Quand la Machine recracha sa mort, il ne se donna pas la peine de lire ; il savait déjà comment il mourrait. Il avait toute la documentation qu’il lui fallait. Il avait vu le scanner. Il plia sa mort en deux et la déposa dans le chapeau.

— Merci, lui dit Norma.

— Non, merci à toi.

Elle le regarda d’un air interrogateur, mais il n’ajouta rien de plus. Il se contenta de remettre ses mains dans ses poches et de retourner à l’autre bout de la pièce.

Les autres passèrent chacun leur tour jusqu’à ce qu’il y ait huit bouts de papier pliés dans le chapeau. Norma, radieuse, distribuait des sourires à tout le monde.

— Très bien, voici les règles. Un, on sort une mort à la fois du chapeau. Deux, nous discutons tous ensemble pour déterminer qui cette mort concerne et pourquoi. Trois, la discussion se termine officiellement quand tout le monde a voté. Quatre, les joueurs gagnent un point à chaque vote correct, sauf pour celui qui concerne sa propre mort. Cinq, personne ne révèle sa propre mort tant que nous n’avons pas voté pour toutes. Est-ce que c’est clair ? Quelqu’un a des questions ?

Il n’y avait pas de questions. Elle mit la main dans le chapeau et tira la première mort.

— Oh, très bien, nous commençons par un cas intéressant ! La première mort est : GLISSEMENT DE TERRAIN.

— C’est facile, affirma Melvin sans l’ombre d’une hésitation. C’est Bettany. Les alpinistes meurent tout le temps dans des avalanches.

— Pas tout le temps. Et en plus, c’est glissement de terrain, pas avalanche.

— C’est la même chose.

— Pas du tout, s’insurgea Jorge. Les avalanches, c’est de la glace et de la neige. Un glissement de terrain, comme son nom l’indique, c’est un terrain. C’est-à-dire de la terre et de la roche.

— Alors c’est sans doute toi, intervint Vince en se tournant vers Jorge.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— Tu travailles dans le bâtiment. Vous creusez des fondations, ça peut entraîner des glissements de terrain.

— Je ne suis pas ouvrier, maugréa Jorge.

— Ah bon ?

— Je suis architecte, Vince. Je dessine des immeubles. Je ne les construis pas moi-même. Je travaille dans un bureau. Je porte même une cravate, de temps à autre, si ça t’aide à te représenter mon métier.

Vince soutint le regard de Jorge sans rien dire.

— Mais tu n’inspectes jamais les chantiers ? demanda Lottie. Tu ne vas pas voir comment avancent les travaux de ce que tu as dessiné ? Je ne vois pas comment tu pourrais résister.

Vince finit par hausser les épaules et se tourner vers les autres, mais Sid le vit lever les yeux au ciel.

— D’accord, il m’arrive de visiter des sites, admit Jorge. Mais je n’y travaille pas.

— Il y a quand même un risque, estima Marie. Plus qu’en haut d’une montagne, en tout cas.

— Peut-être.

— D’autres théories ? demanda Norma après que la discussion se fut relâchée. Non ? D’accord, alors il est temps de voter !

Vince, Bettany et Marie votèrent pour Jorge. Jorge, Melvin, Lottie et Norma votèrent pour Bettany. Sid vota pour Vince.

— Tu es censé défendre ta théorie avant de voter, objecta Norma, fâchée.

— Je n’ai pas de théorie, répondit Sid. Je me suis dit que ce serait drôle.

— Ah ah, fit Vince sans sourire.

Norma regardait Sid, l’air renfrogné, et il haussa les épaules, comme pour dire : « Je joue à ton jeu, non ? Qu’est-ce que tu veux de plus ? »

— OK, reprit-elle avant de replonger la main dans le chapeau. Et notre prochaine mort est : ACCIDENT DE CHASSE.

— Oh, ça c’est Lottie, cria instantanément Sid.

— Mais je suis végétarienne !

— Et alors ?

— Alors je ne chasse pas.

— C’est toute l’ironie de la chose.

Jorge leva un sourcil.

— Donc ce que tu dis, c’est que moins il est probable que quelqu’un meure d’une certaine façon, plus il est probable qu’elle mourra précisément de cette façon ?

— Ce n’est pas une question de « plus probable », mais de « plus amusant ».

— Ça se tient, approuva Bettany. Je vote pour Lottie.

— Eh !

— Sérieusement, reprit Marie, qui chasse ici ?

Personne ne chassait.

— J’y suis allé une fois, quand j’étais petit, dit Jorge, et j’ai détesté.

— Le plus évident, déclara Melvin, c’est Bettany. Elle passe beaucoup de temps dehors, dans des endroits sauvages. C’est elle qui a le plus de chances de recevoir une balle perdue.

— Tu as déjà voté pour moi avec le glissement de terrain ! Je ne peux pas mourir deux fois.

— Non, mais je peux voter pour toi deux fois, répondit Melvin. Il y en aura bien un de bon.

— Tu as le droit, confirma Norma. Et nous, on a le droit de dire que tu es neuneu, d’accord ?

— D’accord. Tant que je marque des points, peu importe.

— Je vote pour Vince, dit Marie. C’est lui qui risque le plus de participer à des activités stupides juste pour plaire à un riche client.

— Je te suis sur ce coup, annonça Jorge.

Norma compta les votes : deux pour Lottie, deux pour Bettany et quatre pour Vince, dont celui de Norma.

— En fait, dit-elle en adressant un clin d’œil à Melvin, je pense que ça arrivera plutôt à Bettany. Mais comme je lui ai déjà attribué le glissement de terrain, je ne voulais pas avoir l’air neuneu.

Après ACCIDENT DE CHASSE vint VIANDE AVARIÉE. Le débat fut bref et les votes se répartirent équitablement entre Sid et Marie, les deux critiques gastronomiques. Après VIANDE AVARIÉE, on passa à CHAUFFARD IVRE. Cette annonce fut suivie d’un long silence. Tout le monde évitait de croiser le regard de Jorge, sauf Vince, qui déclara :

— Eh bien, c’est Jorge, évidemment.

Norma le fusilla du regard, mais Jorge se contenta de hausser les épaules.

— Vous pouvez voter pour moi si vous voulez. Je m’en fous. Je suis sobre. Ça fait trois ans que je suis sobre, et je n’ai pas de voiture. Je vous jure que je ne mourrai pas comme ça. D’ailleurs, ça dit CHAUFFARD IVRE, pas CONDUITE EN ÉTAT D’IVRESSE. On parle de la victime, pas du coupable.

Pour finir, trois votants misèrent sur Jorge, trois sur Marie et deux sur Vince.

Après CHAUFFARD IVRE, ce fut RADIATION.

— Mais nous vivons tous très près les uns des autres ! s’exclama Lottie. S’il y a un accident nucléaire, on devrait tous mourir irradiés, non ?

— Peut-être que ça n’arrivera pas avant longtemps, suggéra Melvin. Peut-être qu’il n’y aura plus qu’un survivant parmi nous lorsqu’un réacteur aura un accident.

— À moins que quelqu’un aille en vacances dans un endroit où se trouve un réacteur, proposa Norma.

Jorge n’était pas d’accord.

— Il n’y a ni réacteur ni bombe. Ça n’a rien à voir avec le nucléaire. La Machine est évasive. Il y a toujours des radiations. Des radiations solaires, électromagnétiques, des micro-ondes, des ondes radios, etc. Ce sont elles qui provoquent les cancers. C’est de ça dont on parle. Il s’agit seulement du cancer.

— Dans ce cas, c’est Bettany, assena Melvin. Elle passe l’essentiel de son temps dehors, elle finira avec un cancer de la peau.

— Bon sang, mais tu as vraiment envie de me tuer, on dirait ?

— Ce n’est pas ma faute si tu mènes une vie particulièrement dangereuse.

— Je ne vois pas au nom de quoi l’un d’entre nous risquerait plus que les autres d’avoir un cancer, dit Jorge. Je propose que nous votions tous pour la personne à notre gauche, comme ça nous aurons tous un nombre égal de votes.

— Dans ce cas, je propose que nous votions tous pour Jorge, dit Sid.

— Validé ! répondit Bettany.

Pour finir, tout le monde vota pour Jorge. Y compris Jorge, qui se montra beau joueur.

— Tu devrais faire attention, Sid, murmura Norma. On dirait que tu t’amuses.

— Peut-être, pour une fois.

Et c’était le cas. Pour une fois.

Norma fouilla encore le dans chapeau et tira la mort suivante.

Elle lut le papier et resta bouche bée.

— Un problème, Norma ? demanda Vince.

— Qu’est-ce que ça dit ? s’enquit Melvin.

Elle leva la tête. Regarda Sid. Elle fit une drôle de tête, avec une expression que la plupart des invités prendrait pour de l’inquiétude, alors que Sid y lisait de l’irritation pure et simple.

— Ça dit INCIDENT AU COURS D’UN JEU D’AMBIANCE.

Le silence se fit.

Puis, Lottie : Je ne comprends pas.

Melvin : Ça veut dire que quelqu’un pourrait mourir ici et maintenant. Pendant qu’on joue.

Marie : Comment ça ?

Melvin : Je ne suis pas sûr de vouloir savoir.

Lottie : Ici et maintenant ?

Jorge : Mais ça n’a aucun sens.

Vince : Ça n’a jamais de sens.

Melvin : Peut-être que la Machine va électrocuter l’un d’entre nous…

Lottie : Je ne veux pas que quelqu’un meure.

Bettany : C’est à qui ?

Melvin : Ou alors… Je ne sais pas. Ça pourrait être n’importe quoi !

Jorge : Je sais que les Machines aiment être vagues et mystérieuses.

Bettany : C’est Sid, n’est-ce pas ?

Lottie : Je ne veux pas voir ça.

Vince : Personne ne va mourir.

Jorge : Mais ce sont toujours des menaces mortelles. En quoi un incident au cours d’un jeu d’ambiance peut-il être mortel ? Ça n’a rien de mortel. Cette machine se fout ouvertement de nous.

Melvin : Elle peut bien faire tout ce qu’elle veut. Moi, j’arrête.

Bettany : Ça doit être Sid. Il déteste ces jeux.

Lottie : Je ne veux plus jouer.

Et pour finir, Norma : Je pense que le jeu est terminé.

Elle replia le bout de papier et le remit dans le chapeau, qu’elle glissa sur l’étagère du chariot. Puis elle éteignit la Machine. La débrancha.

Tout en exécutant ces gestes, Norma ne quitta pas Sid des yeux.

Elle comprenait ce qu’il avait fait, bien sûr. C’était évident. Et c’était un tour de passe-passe d’une simplicité enfantine. La seule difficulté consistait à falsifier une prédiction – heureusement pour lui, elle l’avait prévenue de son idée de jeu plusieurs jours à l’avance, ce qu’elle se reprocherait un bon moment, songea-t-il. Mais elle ne dirait rien aux autres. Elle ne leur révélerait pas ce qu’il avait fait, ni comment il l’avait fait. Elle avait été son assistante trop longtemps, elle avait protégé ses tours de magie pendant des années avant de briser leur couple et de l’obliger à se retirer. Mais le code de conduite était inscrit en elle. Elle y croyait toujours.

La véritable prédiction de la mort de Sid était cachée dans sa poche. Quand il rentrerait chez lui, il le sortirait et lirait le mot imprimé sur le papier. Mais ce n’était pas une surprise, ça confirmerait ce qu’il savait déjà.

Il pouvait mourir ce soir.

Ou il pouvait vivre encore dix ans.

On ne pouvait pas prévoir ce genre de choses.

Mais il n’aurait plus jamais à jouer à un de ces stupides jeux d’ambiance de toute sa vie. Aussi brève soit-elle.