MORT THERMIQUE DE L’UNIVERS

par James Foreman

J’ai rencontré Maggie à une soirée étudiante qui avait lieu dans le jardin de la pom-pom girl en chef. Cette dernière ne savait pas que j’y étais, et elle n’aurait sans doute pas été d’accord avec ma présence. J’étais un intello. Je n’ai été accepté par mes pairs que lorsque nous avons été plus âgés et que tout le monde s’est fatigué des clans du lycée.

Maggie et moi étudions dans la même école depuis le collège, mais nous ne nous étions jamais vraiment parlé jusque-là. Elle était un nom sur la liste des élèves, un visage de plus qui ne se distinguait pas du bruit de fond. Elle était grande pour son âge, avait des genoux disgracieux, les seins plats et un nez un peu trop grand, mais je la trouvais belle. La voir à cette fête, dans des circonstances différentes, inhabituelles, c’était comme se réveiller et s’apercevoir que tout a l’air plus petit qu’avant. J’avais vu Maggie tous les jours depuis des années, mais subitement elle était la plus belle fille que j’aie jamais vue. Avant ce moment, avant de l’avoir vue rire en se cachant derrière un gobelet en plastique rouge, je crois que je ne faisais même pas attention aux filles.

Nous avons pris un bon départ. Nous avons discuté un moment en buvant un verre ou deux sur la pelouse fraîchement tondue, et nous avons ri. Plus tard, je lui ai tenu ses cheveux noirs pendant qu’elle vomissait dans l’évier de la cuisine. Attirée par son odeur douceâtre et son goût de réglisse, Maggie avait bu trop de Jägermeister. Elle avait toujours aimé la réglisse. Entre deux haut-le-cœur, Maggie a maudit la société qui produisait ce truc dont le goût était exactement le même que celui de ses bonbons préférés. De l’enfance à l’âge adulte, les choses ne changent plus autant que par le passé. Maggie en rejette la faute sur le mercantilisme et les multinationales. Je pense que je suis d’accord avec Stephen Hawking.

J’ai lu son livre en première année de fac. Les autres se seraient foutus de moi s’ils avaient appris ça. Ça ne cadrait pas avec leur système de pensée collectif. Ils étaient trop occupés à baiser, à essayer de baiser et à essayer d’entrer dans les bonnes universités. J’ai été admis avec une grosse bourse parce que j’avais découvert une nouvelle espèce d’algue dans le ruisseau près de la maison de mon grand-père. C’était un simple projet scientifique pour moi, mais pour le bureau des admissions de la fac, c’était comme si j’avais marqué un million de buts en une saison.

J’ai reçu plusieurs propositions de bourse, et j’ai fini par aller dans la même école que Maggie. J’ai expliqué à mes parents que j’avais choisi l’université publique parce que j’avais lu que les programmes de troisième cycle étaient plus importants que les diplômes des premières années et que j’avais besoin de l’intégration culturelle que proposait ce type d’établissement. Ils étaient d’accord avec moi, ou en tout cas ils m’ont laissé faire parce que cette nouvelle espèce d’algue leur avait fait croire que j’étais plus intelligent qu’eux.

Je ne suis pas aussi intelligent que les gens le croient. Quand je leur dis ça, ils croient que je fais le modeste. J’espère toujours qu’un jour je me réveillerai en sachant que je suis intelligent et que ça me convient, que je suis capable de réfléchir à n’importe quel problème et de parvenir à la bonne conclusion chaque fois, comme s’il y avait une porte fermée dans mon cerveau et qu’en la déverrouillant tout irait mieux et que je serais le Mozart des temps modernes. Mais je ne suis pas le Mozart des temps modernes. J’ai officié au tuba baryton dans l’orchestre du collège alors que je ne savais pas en jouer. Je n’ai même pas appris à jouer les notes ou à lire les partitions. J’ai juste fait semblant. Je me demande si Stephen Hawking dit aux gens qu’il n’est pas aussi intelligent qu’ils le croient.

D’après lui, toute cette certitude va nous jouer des tours. Nous avons passé les premiers milliards d’année de notre existence collective à fouiller un univers hasardeux, plein d’incertitude, de douleur, de souffrance et d’imprévisibilité. Hawking pense que si l’on introduisait un peu d’ordre dans la soupe chaotique de l’existence humaine, l’ordre cristalliserait et se répandrait à travers toute l’expérience humaine. La vie deviendrait soit très ennuyeuse, soit très intéressante, au sens chinois du mot. Tout le monde n’est pas d’accord sur les conséquences parce que rien de tel n’est jamais arrivé. Certains pensent qu’Hawking a tort et que ce soupçon d’ordre dans un immense chaos n’aurait pas plus d’effet qu’un glaçon dans un torrent de lave. D’autres croient que ce serait l’équivalent sur la société de la fatigue pour le métal, simultanément en tous les points du globe. La civilisation se briserait comme une stalactite. Trop d’ordre est pire que trop de chaos. Nous avons évolué dans le chaos. Nous avons survécu au chaos. La vie prospère dans le chaos.

J’y ai beaucoup réfléchi lors de ma dernière année au lycée. Le chaos y régnait, la politique qui y avait court, les clans, tout ça s’était plus ou moins dissous et était devenu plus perméable. Plus personne ne s’y intéressait. Tout le monde était tourné vers la fac, vers sa nouvelle vie : Lycée 2.0. C’était une sorte d’ordre en soi, même si je considérais que c’était un ordre temporaire. Maggie et moi avons visité plusieurs universités ensemble, qui me semblaient elles aussi très chaotiques.

Nous avons couché ensemble pour la première fois juste avant notre anniversaire, un 31 décembre. Pas de liqueur pour nous, pas de vin ni de champagne. Nous sommes allés au fond de son jardin, à la cabane dans l’arbre, colonisé par le lierre et des petites branches d’aspect désagréable. Son père était un entrepreneur du bâtiment, donc pour une cabane, elle était très bien isolée et deux corps suffisaient à la réchauffer très convenablement, surtout si ces deux corps étaient occupés à baiser. J’avais entendu dire que le dépucelage était toujours sordide, vulgaire et gênant, mais ça ne l’a pas été pour nous. J’avais fait beaucoup de recherches sur Internet, mais Maggie ne s’intéressait pas aux détails techniques. Elle voulait juste être contre moi.

— J’ai peur, m’a-t-elle dit après coup.

Nous nous câlinions à même le sol de la cabane, enroulés dans une couverture que j’avais prise chez moi. Elle avait des motifs bleus et blancs qui formaient un ciel d’été parsemé de nuages. Elle était en laine, donc elle grattait tout en étant douce.

— Je ne veux pas qu’on m’analyse le sang.

— Rien ne nous y oblige, ai-je dit.

— Si. Ma mère n’arrête pas d’en parler.

— Les mères sont chiantes parfois.

— Surtout la mienne, a-t-elle ajouté. C’est pire que pour mes premières règles. Elle n’arrêtait pas de me dire que ça n’allait pas tarder à arriver. Elle m’a apporté six sortes de tampons différents. J’avais peur qu’elle me fasse une démonstration pour m’apprendre à les mettre.

— Ouh…

— Ouais. Les garçons ont de la chance.

Elle a soupiré et m’a pris la main, qu’elle a serrée.

— J’espère qu’on aura le même résultat.

— Moi aussi. Mais si ce n’est pas le cas, tant pis.

— Oui… Mais si j’ai ACCIDENT DE VOITURE et que tu as NOYADE ? Ou si j’ai CANCER et que tu as VIEILLESSE ?

— Personne n’a VIEILLESSE.

— Ça arrive, a-t-elle insisté.

— C’est une légende urbaine. Parce qu’en fait, personne ne meurt de vieillesse. On meurt d’un cancer ou d’autre chose.

— Ce n’est pas ce que dit mon oncle. Son ami à la fac a eu VIEILLESSE et il a été tué par un vieillard au volant.

— Je n’y crois pas. C’est trop tiré par les cheveux.

Elle a protesté :

— Ce n’est pas parce que c’est bizarre que ce n’est pas arrivé. Des choses de ce genre arrivent tout le temps. Comme ces gens qui ont POIGNARDÉ et qui s’empalent sur un éclat de verre, ou la femme qui a eu PENDUE et qui s’est emmêlée dans les câbles du téléphone en sautant de son toit. Ce sont des choses qui arrivent.

— Je suppose. Mais c’est rare. Si c’était toujours le cas, plus personne ne se ferait analyser. Et les gens ne feraient pas autant de mystères à propos de leurs certificats. Il n’y aurait pas de lois pour empêcher de se faire tester avant l’âge de dix-huit ans. Ce ne serait qu’une blague, non ? Comme un horoscope.

Elle n’avait rien à répondre à ça. C’était moi, le gamin intelligent. Les autres trouvaient toujours que ma logique était parfaite, même quand ils savaient que ce n’était pas vrai, parce que j’étais intelligent.

— Je ne veux pas savoir comment je vais mourir, a-t-elle fini par dire. Ça ne me semble pas normal.

— Tout le monde le fait. Ça ne les empêche pas de vivre leur vie.

— Sauf certains.

Elle faisait référence à son oncle, le mouton noir de la famille. Ayant eu TUÉ PAR BALLE, il avait pris peur et était parti vivre dans des contrées sauvages, quelque part dans l’Ouest. Il ne vivait pas sa vie. Il avait commencé à vivre celle d’un autre.

— Nous vivrons la nôtre, l’ai-je rassuré. Ensemble.

Je l’ai serrée contre moi pour donner plus de poids à mes paroles.

— Oui, a-t-elle dit. Ensemble.

 

Si l’ordre cristallisait réellement à travers toute la strate quantique de l’existence humaine, Maggie se serait révélée être ma sœur, ou quelque chose dans ce goût.

Mais ça n’est pas arrivé. Nous nous sommes fait prélever un échantillon sanguin au cabinet médical. Nos familles nous ont laissés nous débrouiller. J’ai emprunté la Taurus de ma mère. Les pneus couverts de sel creusaient deux canaux jumeaux dans les blocs de neige fondue. De gros paquets de neige blanche tombaient du toit.

Maggie et moi avions le même médecin. Il avait une Machine dans son cabinet. Il a prélevé un peu de sang et glissé le tube dans un petit réceptacle sur la Machine. Ça ressemblait à une grosse imprimante laser : une coque en plastique blanche et lisse, des diodes vertes qui clignotent. Quelques minutes plus tard, la Machine a ronronné, un mécanisme intérieur s’est mis en action et la vibration s’est amplifiée au point de faire légèrement trembler le sol. Le médecin nous a souri, bras croisés. La Machine a imprimé les certificats sur un papier spécial de la même couleur rosée que les nouveaux billets de 5 dollars. Il les a posés, le recto caché, sur un plateau qu’il nous a tendu. Nous nous sommes assis sur la table d’examen en froissant le papier et Maggie s’est rapprochée de moi. Le médecin nous a laissés seuls.

Maggie m’a demandé si je me sentais nerveux. Je lui ai répondu que non, même si c’était un mensonge et qu’elle le voyait forcément.

— Je sais quand tu es nerveux, a-t-elle dit, tu fais une drôle de tête. On dirait que tu lis des tout petits caractères.

— Maintenant, je le suis. Merci.

Elle a posé sa main sur ma cuisse.

— Oh, tout va bien, ne t’inquiète pas.

Elle ne comprenait jamais mes sarcasmes. S’il y avait une chance pour que je sois nerveux, elle la prenait au sérieux. Je plaisantais cette fois. Je le lui ai dit. Elle a acquiescé et m’a saisi la main.

— On peut attendre. On va rester assis ici. On n’est pas obligés de les retourner. Personne ne le saura jamais.

Nous avons observé un long silence. Je lui ai dit plus tard que j’aurais voulu rester là à tout jamais, nos avenirs fluctuant à mi-chemin entre la connaissance et l’ignorance, et que ce moment dure pour occuper toute la vie. Est-ce que cela aurait été une forme d’ordre ? Sachant que chaque option vous fait basculer de façon irréversible. Mais si vous refusez de choisir ? Est-ce l’ordre ou le chaos ?

L’histoire a des tournants, des moments autour desquels pivotent les événements à venir. J’imagine parfois que ça ressemble à l’aiguillage qui expédie un train dans une direction ou une autre. Parfois, c’est un coup de bâton, la piñata se casse et les bonbons se déversent.

Je ne sais pas quand ce moment s’est produit exactement. C’est peut-être quand Maggie et moi avons regardé ensemble nos certificats, qu’elle s’est mise à pleurer et que j’ai passé mon bras autour de ses épaules. C’est là que ma vie a changé, parce qu’au lieu de désirer de la chaleur et de l’affection, je n’avais qu’une envie : passer à l’étape suivante, comme un pignon avance d’un cran. L’évidence s’est frayé un chemin en moi. Par contraste avec les moments qui avaient rempli ma vie jusque-là, j’ai compris : nous n’étions plus des enfants et nous ne serions pas toujours ensemble. Le cerveau d’un adolescent n’est pas préparé pour cette vérité.

 

J’ai eu MORT THERMIQUE DE L’UNIVERS. Je savais déjà ce que c’était, mais j’ai dû l’expliquer à Maggie. J’ai commencé à le faire pour la distraire de son propre verdict, et parce que c’était plutôt unique en son genre. Mes efforts vaillants n’ont pas eu l’effet escompté. Trois jours plus tard, nous étions assis sur son lit. En bas, ses parents n’en finissaient plus de s’inquiéter et d’imprégner la maison de leur angoisse écœurante. Après toutes ces années à se faire analyser le sang, les gens en étaient toujours esclaves. Stephen Hawking dirait que nous sommes esclaves de l’ordre, mais la maison de Maggie paraissait au contraire plongée dans le chaos.

Maggie n’arrêtait pas de pleurer. Je ne lui en voulais pas. CANCER, CRASH AÉRIEN, CRISE CARDIAQUE, on peut s’y attendre, et ce sont des choses qu’on peut affronter. Elles semblent lointaines, irréelles, comme la vie avant la Machine et ses hologrammes et ses petits papiers rouges, et, de toute façon, depuis les accidents cardiaques de vos grands-parents vous savez que vous pourriez y être exposé. La Machine nous donnait davantage d’ordre, mais elle n’avait pas vraiment effacé le chaos.

— Ça veut dire que je vais vivre vraiment très longtemps, ai-je dit. Je ne crois pas que quelqu’un ait déjà eu ça. En tout cas, personne dont j’aie entendu parler. Ça m’a l’air assez énorme.

— Je n’en ai jamais entendu parler.

— C’est quand toute la chaleur de l’univers aura disparu, tu vois ? Les atomes arrêtent de tourner. Il fera vraiment très froid. Tout ça est théorique. Enfin, ça l’était.

— Combien de temps vas-tu vivre ?

J’étais gêné. Je voyais qu’elle était jalouse. Je me disais qu’elle ne serait pas la seule. Cela dit, je ne voyais pas pourquoi en faire toute une histoire. La femme que j’aimais avait eu BOMBE NUCLÉAIRE.

— Dix centillions d’années, environ, ai-je répondu. J’ai vérifié.

— Ça existe ?

— Ouais. C’est dix avec une centaine de zéros derrière.

— Comment pourrais-tu vivre aussi longtemps ?

J’ai secoué la tête, les yeux rivés sur mes chaussures.

— Je n’en ai aucune idée.

Ses mains tremblaient. Elle a ramené ses cheveux en arrière. Elle pleurait encore.

— D’autres vont avoir BOMBE NUCLÉAIRE. C’est obligé. Une bombe nucléaire, ça ne tue pas qu’une personne.

— Arrête d’être obsédée, lui ai-je dit avec douceur. Ce n’est pas ça qui va t’aider.

— Et à quoi tu veux que je pense ?

Je ne comprenais pas comment il se faisait qu’elle ait encore des larmes à pleurer, mais c’était le cas. Elle a enfoui son visage dans ses bras. Je détestais la voir dans cet état.

— Arrête, Maggie. Arrête.

— Il faut qu’on en parle à quelqu’un. Il faut que tout le monde le sache.

— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée.

— Mais si…

— Ne commence pas avec les et si… Tu dois penser à l’école et à ton diplôme, d’accord ? Si c’est un problème, quelqu’un d’autre le soulèvera. Tu sais que j’ai raison. S’il doit y avoir une bombe nucléaire, d’autres gens auront la même analyse que toi. Comme pour le 11 Septembre.

— C’est arrivé parce que les gens n’en ont pas parlé !

— Et tu crois que ça aurait changé quelque chose ? S’ils en avaient parlé, tu crois que ça ne serait pas arrivé ? Ça devait arriver, Maggie. Leur analyse l’avait prédit.

— Tu ne trouves pas que c’est bizarre que personne ne révèle son billet ?

Elle commençait à élever la voix. Je ne voulais pas que ça se transforme en notre première dispute. J’ai posé ma main sur sa cuisse.

— Ne me dis pas que tu y crois, ai-je dit. Ce n’est pas parce que quelques malins sur YouTube affirment que c’est un complot que c’est vrai.

— Tu as regardé ?

— Non. Mais j’ai lu quelque chose à ce propos. Écoute, Maggie, c’est stupide. Ils étaient des milliers là-dedans. Comment le gouvernement aurait-il fait pour les mettre tous dans les mêmes bâtiments ? Ou pour les faire monter dans les mêmes avions ?

— Les employés du Pentagone avaient MISSILE, répondit-elle. C’est vrai.

— C’est juste une rumeur. Une légende urbaine. Arrête, Maggie.

— J’ai peur.

De la colère se mêlait à ses sanglots compulsifs.

J’ai passé mon bras autour de ses épaules et je l’ai serrée contre moi.

Après le 11 Septembre, Stephen Hawking n’a pas fait de commentaire à propos d’un complot, parce que personne n’y avait vraiment réfléchi. Dans une lettre au New York Times, il a dit que l’ordre était en train de gagner, même si on pouvait avoir l’impression contraire. La guerre et le terrorisme sont des agents du chaos, écrivait-il, mais le monde occidental était le bastion de l’ordre et il allait gagner. Apporter la paix et la démocratie était une façon d’amener l’ordre. Nous étions plus puissants. Nous finirions par gagner et le Moyen-Orient deviendrait calme et pacifique. L’armée américaine était le glaçon. Ça m’a beaucoup fait réfléchir.

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C’était dans tous les journaux quelques jours plus tard. D’autres gens avaient eu BOMBE NUCLÉAIRE et l’avaient annoncé, mais pas Maggie. Ses parents étaient remontés contre le gouvernement, ils allaient à des manifestations contre la guerre, ce genre de trucs, et ils s’inquiétaient de ce qu’il ferait de cette information. Ils ne voulaient pas que leur fille passe à la moulinette du Patriot Act, ce à quoi s’attendaient beaucoup de gens.

Puisqu’il était illégal de faire l’analyse avant dix-huit ans et que personne de plus âgé n’avait eu l’explosion nucléaire auparavant, tout le monde supposait que ça n’arriverait pas avant longtemps, plusieurs décennies au moins, quand les quinze personnes concernées se retrouveraient au même endroit en même temps.

Je ne parlais pas beaucoup de ma prédiction, elle était trop étrange. Ça paraissait bizarre que quelqu’un vive aussi longtemps. Rien que de l’envisager, c’était fou, mais j’y pensais beaucoup à l’époque.

En quelques semaines, le FBI s’est retrouvé partout en ville. Ils étaient partout dans d’autres villes, aussi, telles des araignées tissant leur toile autour des « Enfants nucléaires », comme la presse avait baptisé ceux à qui la Machine avait prédit BOMBE NUCLÉAIRE. Le FBI m’a interrogé et m’a demandé poliment mon certificat. Je l’ai gentiment montré, je ne tenais pas à avoir des ennuis. Il y avait deux agents, un homme et une femme. Ils avaient l’air jeunes, bien trop jeunes pour porter des armes sur eux. L’homme a examiné mon certificat, s’est gratté le nez et l’a montré à sa collègue, qui a secoué la tête.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? m’a-t-elle demandé.

J’ai haussé les épaules.

— Je ne sais pas bien.

C’était un mensonge, en quelque sorte.

— En avez-vous parlé autour de vous ?

— Juste à ma petite amie. Mes parents ne sont pas au courant.

— Pourquoi ne leur en avez-vous pas parlé ?

— Je ne voulais pas qu’ils s’inquiètent.

— Alors vous savez ce que ça veut dire, a-t-elle lancé en brandissant le certificat qu’elle tenait à la main.

— Plus ou moins, ai-je répondu. C’est au moment où toute la chaleur de l’univers aura disparu. Genre, c’est la fin de l’univers.

— Ce n’est pas possible.

On aurait dit que je lui mentais.

— C’est ce que ça dit, ai-je protesté. La Machine ne se trompe jamais, si ?

— Non. Non, elle ne se trompe jamais…

— Eh, ce gamin est un génie, a ajouté l’homme en regardant le trophée sur mon étagère.

La femme a tourné la tête du côté qu’il indiquait.

— Il y a beaucoup de gamins qui gagnent des trophées comme celui-là.

— Non, il a inventé quelque chose. Pas vrai ?

— Plus ou moins.

— Une machine qui donne l’immortalité ? a lancé la femme sur un ton ironique.

— J’ai découvert une nouvelle espèce d’algue.

— C’est ça, a repris l’homme. Avec des propriétés holistiques.

— Non, ai-je dit. C’est juste une algue.

— Je crois que j’ai lu un article là-dessus, a confirmé l’homme. Ça tue le cancer ou un truc dans le genre.

— Je n’en ai pas entendu parler.

— Oh. Je dois me tromper. Désolé de vous avoir dérangé.

— Ce n’est pas grave, ai-je lâché, soulagé de les voir partir.

— Ah, une dernière chose…

La femme avait posé mon certificat sur le bureau. Elle l’a fixé un moment en secouant la tête, comme si elle avait du mal à croire ce qui était écrit.

— Votre petite amie, qu’est-ce qu’elle a ?

— Elle n’a pas voulu me dire, ai-je menti. Elle m’a dit que c’était personnel.

— Alors que vous lui avez révélé votre mort ?

— Ouais.

— Vous ne trouvez pas que c’est personnel ?

— Peut-être, si.

— Mais pas pour celui qui va vivre jusqu’à la fin de l’univers, hein ?

— Ouais, j’imagine. Je n’y pense pas souvent, en fait.

— Eh, si vous trouvez un remède contre le cancer, prévenez-moi, d’accord ? a-t-il lancé avec un sourire en coin.

— Bien sûr. Mais pour quoi ? Je veux dire, si vous avez CANCER

Il a jeté un coup d’œil à sa collègue, qui a levé les yeux au ciel avant de sortir de la pièce puis il a reporté son attention sur moi.

— Je n’ai pas eu CANCER. Mais on ne sait jamais.

— Ouais. Ça ne changerait pas grand-chose si c’était le cas.

Il a ri et mis les mains dans ses poches.

— Le cancer, ça ne fait pas seulement mourir les gens. On sait comment ça se termine, mais l’histoire peut être longue.

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Parfois, on sent les changements venir. On dort mal la nuit d’avant, on est fatigué, on n’arrive pas à contrôler ses émotions. Pourtant, on n’est pas prêt quand ils arrivent. Peut-être est-ce l’ordre qui s’affirme, gelant les couches supérieures tandis qu’en dessous ça continue de cuire et de bouillir, comme quand ma mère met de la soupe de poulet au Frigidaire pour que la graisse remonte et forme une pellicule qu’elle n’a plus qu’à retirer.

J’ai fait des rêves horribles avec des accidents de voiture, des puzzles et Maggie qui avait de grandes balafres au visage et les dents qui tombaient.

Le lendemain, c’était le jour de rentrée après les vacances de Noël. Il y avait des voitures de police sur le parking, et d’autres du gouvernement. Je suis allé dans la salle de classe, l’homme du FBI s’y trouvait. Il m’a fait un signe de tête tandis que je m’asseyais à mon bureau. Ma prof semblait nerveuse : elle m’a prié de m’asseoir alors que j’étais déjà en train de le faire. Je me suis demandé comment allait Maggie.

— Vous avez probablement appris la nouvelle, a-t-elle commencé.

Je n’avais pas entendu les infos, et quelques autres élèves non plus, elle a donc entrepris de nous expliquer. Elle avait du mal à choisir ses mots.

— Il y a des gens qui ont eu… quelque chose qui pourrait n’être bon pour personne. Et l’agent Williams est ici…

L’agent Williams – c’était le nom du type qui avait l’air trop jeune pour porter une arme – a posé la main sur son épaule et s’est avancé vers nous.

— Ne vous excitez pas, a-t-il ordonné en voyant certains lever la main. C’est une simple enquête de routine. Le conseil d’administration de l’école nous a autorisés à vous faire passer le test à tous, ce qui sera la deuxième fois pour certains.

Il m’a regardé avec un petit sourire.

— Ça va se passer en douceur, c’est organisé, je ne veux pas que vous pétiez un plomb, OK ?

Personne n’a pété de plomb. Ils ont transformé le gymnase en un énorme laboratoire, avec des lits et des rideaux partout et des Machines dans tous les coins. Quelques élèves un peu plus jeunes se sont mis à pleurer quand on leur a fait le prélèvement, mais c’est tout. Il y avait une foule de médecins, d’infirmières et de types en blouse bleues qui portaient les tubes à essais jusqu’aux Machines.

Ensuite, ils nous ont demandé de retourner dans les salles de cours et de ne pas en sortir, mais cet ordre était presque vidé de toute autorité. Les profs avaient l’air plus inquiets que nous, et ils ne surveillaient rien. Je n’avais pas le courage de me lever et d’aller chercher Maggie, mais je savais qu’elle viendrait me retrouver. J’ai décidé qu’il était préférable de ne pas bouger.

Je me suis assis par terre dans le gymnase avec quelques autres élèves, des intellos comme moi, sauf que pendant que je me faisais une place dans les couches les plus profondes et les plus vastes de la culture lycéenne, eux s’étaient serrés les coudes et avaient accaparé le club informatique et le club d’échecs, les intellos et les geeks qui les avaient précédés étant partis du lycée après les avoir initiés. Maintenant ils se trouvaient au top, c’étaient les gamins les plus futés de l’école. Enfin, à part moi.

— Eh, Brian, m’a salué l’un des intellos, un gamin dont je n’arrivais pas à me rappeler le nom.

Je crois que c’était Jake, mais je n’ai jamais vraiment cherché à le retenir. Il était en première.

— C’est quoi, ta prédiction ? m’a-t-il demandé.

— C’est personnel, ai-je répliqué sans lever les yeux du livre que je lisais, celui de Stephen Hawking, qui m’avait tellement fait réfléchir.

Je le relisais sans cesse, je ne pouvais pas m’en empêcher. À cet instant, j’étais plongé dans la partie où il décrit le fonctionnement interne de la Machine. Il pense que la Machine tient par un fil cosmique qui fait un nœud autour de nos cous.

— T’es pas obligé de me dire. C’était juste par curiosité.

— En tout cas, ce n’est pas la bombe nucléaire.

— Moi, j’espère l’avoir, a-t-il dit, tout fier.

Apparemment, il le pensait.

— C’est stupide.

— Pas du tout.

Son indignation n’était pas destinée qu’à moi. Les autres secouaient la tête, l’air gêné pour lui. Il s’agissait sans doute d’un de ces gamins qui ont des théories idiotes à propos de tout. Il en faut un dans tous les groupes d’amis.

— Vous savez comment on meurt quand il y a une bombe nucléaire ? On brûle. On ne doit même pas le voir venir. C’est mieux qu’un emphysème, par exemple. Vous savez comment ça vous tue, un emphysème ? C’est votre propre morve qui vous étouffe.

— T’es cinglé, ai-je lancé.

— Ah ouais ? Je suis cinglé ? Pourquoi ? T’as eu EMPHYSÈME ? Ou SIDA ?

— Ta gueule.

— Je te dis, il y a pas mieux qu’une explosion nucléaire pour une mort instantanée.

— Une bombe nucléaire peut te tuer de plein de façons différentes, ai-je expliqué. Pas seulement dans l’explosion elle-même. Par exemple, tu sais comment les radiations te tuent ? Admettons que tu sois exposé à 10 grays. Les premiers jours, tu vas bien. Tu ne sais même pas qu’il y a quelque chose qui cloche. Peut-être même que tu te sens super bien, comme si tu venais de baiser, mais c’est un mauvais exemple vu que tu ne sais pas ce que ça fait.

Deux ou trois de ses amis ont rigolé.

— Ensuite, tu commences à avoir de la diarrhée, parce que les cellules de la paroi de tes intestins se décomposent et meurent. Ce n’est pas juste : « Oh, j’ai mangé trop de M & M’s », non. C’est une diarrhée pleine de sang, de morceaux. Ça dure plusieurs jours et tu deviens fou de douleur, avec ta diarrhée qui continue et les radiations qui foutent en l’air ton système sanguin, et puis tu te mets à saigner par tous les orifices de ton corps.

Les intellos se tortillaient, écœurés par ma description. Quelques-uns se sont levés et sont partis. Jake me regardait avec la même expression qu’il avait dû avoir quand sa mère lui avait appris que le père Noël n’existait pas.

— Mais t’as raison, ai-je poursuivi, moi aussi j’espère que tu auras BOMBE NUCLÉAIRE. C’est une super façon de mourir, non ?

Je ne me préoccupais plus d’aucune règle, et je voulais soigner ma sortie. Je suis monté sur les gradins. Je ne voyais toujours pas Maggie. J’ai demandé à une de ses amies où elle était, mais elle n’en savait rien. Elle m’a appris que ses parents étaient venus la chercher avant les tests. Elle n’était pas la seule, d’ailleurs.

— J’ai entendu que tu avais VIEILLESSE, m’a-t-elle dit après quelques secondes d’embarras mutuel.

— Tu as entendu ça où ?

— Je sais pas. C’est juste une rumeur. Les gens m’ont demandé, comme si je savais.

— Personne n’a VIEILLESSE, de toute façon.

— C’est pas vrai. Le premier petit ami de ma mère l’a eu.

— Elle a vu son certificat ?

— Non, a-t-elle admis. Mais pourquoi elle mentirait ?

— Je ne sais pas. C’est simplement que ça ne me paraît pas plausible.

— Pourquoi ?

On me posait beaucoup cette question.

— C’est vraiment ambigu.

— Et alors ? Il y a plein de certificats qui le sont.

— Ne confonds pas l’exception et la règle.

— Quoi ?

Elle commençait à être agacée. J’avais souvent cet effet sur les gens, aussi.

— Ce n’est pas parce que quelqu’un a un certificat bizarre et ambigu qu’ils le sont tous. Ou même en grande partie.

Elle a haussé les épaules et regardé ailleurs.

— Au fait, je me demandais… Maggie et toi, vous l’avez fait ?

— C’est personnel.

Elle ne m’a pas vu rougir.

— Ouais… Tu sais, ce que tu viens de dire sur l’ambiguïté des prédictions ? Je me disais, c’est le truc justement, tu vois. C’est ambigu pour une raison. C’est pour ça que personne n’a JEUNESSE.

— N’importe quoi, ai-je dit. Personne n’a VIEILLESSE non plus.

— Si tu veux…

Elle a haussé une fois de plus les épaules et m’a planté là.

Les gens me plantaient souvent, en général. Je commençais à songer que si je devais vivre pour toujours, je finirais par me sentir très seul.

J’ai essayé d’appeler Maggie mais ses parents ne répondaient pas au téléphone. J’étais triste et inquiet en allant me coucher, alors j’ai piqué un Lexomil à ma mère pour m’aider à dormir.

Ce truc me fait faire des rêves bizarres. J’ai rêvé que j’étais debout sur une boule de crasse calcinée, comme un morceau de steak attaché à la grille du barbecue, tout tordu, noirci et brûlé. Je regardais le soleil s’enflammer, cracher ses dernières lueurs et s’éteindre telle la mèche d’une bougie. Il faisait froid. Mon souffle se cristallisait devant moi en un nuage de glace acérée de plus en plus gros.

Certains rêves sont comme une émotion magnifiée en un grand film plat, enroulée autour du cerveau, si bien qu’elle imprègne tout ce qui arrive dans le rêve. Je me suis réveillé au milieu de la nuit, convaincu que j’étais le dernier homme sur Terre et dans l’univers. La réalité m’est revenue peu à peu, assourdie et grise. J’ai entendu mon père ronfler dans la chambre d’à côté et j’ai serré la couverture contre moi. J’ai retrouvé le sommeil en imaginant Maggie à mes côtés. Sa chaleur me manquait.

 

Ça s’est étendu partout. Dès le lendemain, il y avait plus de mille gamins à avoir BOMBE NUCLÉAIRE. L’inquiétude gagnait le pays. J’ai arrêté de regarder les infos avec mes parents parce que je n’arrêtais pas de penser à Maggie et à ce qui allait lui arriver, ainsi qu’à tous ceux qui recevaient la même prédiction. Tout le monde comparait ça au 11 Septembre. Mais comme nous savions qu’ils allaient mourir dans une explosion nucléaire, peut-être qu’on pouvait changer le cours des événements. Peut-être qu’on pouvait éviter une nouvelle catastrophe.

Beaucoup de gens gardaient leurs enfants à la maison, refusant qu’on leur analyse le sang. Le FBI utilisait le Patriot Act pour leur prélever, de force, un échantillon. Je me suis mis à penser que Stephen Hawking s’était trompé, que le chaos allait gagner. Une bombe nucléaire est synonyme de chaos, après tout.

J’ai marché jusqu’à la maison de Maggie après l’école. Elle était angoissée, mais je crois qu’elle était contente de me voir. Dans la cuisine, nous nous sommes enlacés et ses parents ont quitté la pièce pour nous laisser seuls. Ça ne les dérangeait pas. Le petit génie qui allait vivre presque éternellement pouvait consoler l’Enfant nucléaire.

Je n’étais là que depuis quelques minutes lorsqu’ils sont arrivés pour la tester. En passant la porte, les agents du FBI m’ont regardé d’un air soupçonneux, comme si je pouvais faire quelque chose. L’agent Williams était là, avec des flics et une ambulance privée louée par le gouvernement. Il y avait une Machine à l’arrière, en cours d’allumage.

Je me suis assis sur le lit de Maggie pour attendre. J’ai pris son iPod. Elle écoutait beaucoup Tori Amos ces derniers temps, des chansons à propos de viol et de colère.

Williams est entré dans la chambre et s’est assis à côté de moi. J’ai coupé le son de l’iPod, les notes de piano de Tori continuant à se répercuter dans mes oreilles quelques secondes.

L’air inquiet à mon sujet, il faisait semblant d’examiner les posters aux murs de la chambre de Maggie.

Enfin, il a dit :

— C’est flippant, je sais.

Je fixais droit devant moi en espérant que cela le dissuaderait d’aller plus loin.

— J’imagine qu’on s’y fait. Plusieurs milliers de milliards d’années, c’est ça ?

— Je crois.

— Tu auras le temps d’aimer pas mal de filles, a-t- il lâché subitement, comme s’il était incapable de garder pour lui ce commentaire, maintenant qu’on parlait vraiment de choses sérieuses. Je me souviens à peine de mes copines du lycée. Je ne pense pratiquement jamais à elles.

— Tant mieux.

Il a ri.

— Je suis content de voir qu’on enseigne toujours l’art du sarcasme.

— Qu’est-ce que vous allez leur faire ?

— Rien du tout, a-t-il répondu.

— À moins qu’on ne vous le demande.

— N’exagère pas. On ne s’est jamais retrouvés dans une situation pareille. Si on sait qu’un événement va arriver, tu ne crois pas qu’on doit essayer de faire quelque chose ?

— Qu’est-ce que ça change ? Puisque je ne vais pas mourir dans une explosion nucléaire, autant rester près d’elle, non ? J’emménage avec elle, je travaille à la maison, on se terre dans un bunker. Quoi qu’il arrive, je ne mourrai pas en même temps qu’elle.

Williams a soupiré, s’est frotté les yeux avec la paume de sa main, puis il s’est installé plus confortablement, le dos calé sur le poster de L’Étrange Noël de monsieur Jack. Jack Skellington souriait par-dessus son épaule.

Il a pris son portefeuille et en a sorti un certificat jauni et corné. Le tampon était presque effacé.

— Ça me semble normal, a-t-il dit.

J’ai essayé d’avoir l’air indifférent, j’aurais voulu l’être, mais la curiosité m’a fait tendre la main.

C’était son certificat, et la cause de la mort était VIEILLESSE. Je l’ai dévisagé, prêt à l’accuser de me montrer un faux.

Il a secoué la tête et repris le certificat. Il a appuyé sur le bouton de lecture de l’iPod et m’a laissé tout seul.

Tori chantait quelque chose à propos des tremblements de terre.

 

L’univers a commencé comme une boule de papier froissé. Depuis, des mains invisibles le défroissent. Stephen Hawking pense que la Machine rend ces mains humaines, et qu’elle les fait travailler plus vite.

Personne n’a JEUNESSE parce qu’il n’y aurait aucune ambiguïté. L’exception est la règle. Il y a tellement d’ironie qu’elle finit par n’avoir plus de sens. Une métaphore peut tuer, un homonyme modifier le sens d’une prédiction. Personne n’a JEUNESSE parce que ce ne serait pas drôle.

Hawking a tort, l’ordre est imposé, c’est un glaçon fait de pensée humaine. Nous croyons que le glaçon va refroidir la lave, mais elle reste aussi chaude qu’avant.

J’ai fouiné sur Internet un moment. Les chiffres continuaient d’augmenter. Trois mille, maintenant. On parlait de camps en plein désert. Des villes en toile de tente pour les enfants. Le gouvernement ne faisait pas le moindre commentaire. L’ambulance devant chez Maggie en disait assez long.

L’ambulance est partie, avec Williams sur le siège passager. M’apercevant à la fenêtre, il m’a salué de la main.

Savait-il ce que je comptais faire ? C’est lui qui avait fait germer l’idée, après tout. Je l’ai interprété comme un signe.

Maggie est revenue dans la chambre et s’est assise sans y penser à mes côtés sur le lit.

— Tu es nerveux.

Maggie. Toujours à s’en faire pour moi au lieu de s’inquiéter pour elle-même. C’était à moi de prendre soin d’elle.

— Il y a trois groupes de heavy metal qui s’appellent « Mort thermique de l’univers », douze livres qui ont ce titre, plus un film indépendant. J’ai trouvé cent mille références Google avec ces mots.

— Je ne comprends pas de quoi tu parles.

— Le type du FBI m’a montré son certificat. Il a VIEILLESSE, Maggie. C’est vrai. Ça arrive.

Je lui ai serré la main.

— J’ai compris. L’exception est la règle. On peut avoir VIEILLESSE, mais pas JEUNESSE. L’ambiguïté est constitutive de la prédiction. La Machine ne nous dit pas comment nous allons mourir, elle choisit un mot pour décrire notre mort. Il y a une raison pour qu’elle ne soit pas précise.

— Quelle raison ? Tu me fais peur.

— Je ne sais pas. Par humour, peut-être. Ou pour nous mettre à l’épreuve. Tu ne peux pas mourir de jeunesse, mais tu peux être tué par un jeune. Tu peux mourir de vieillesse, mais tu peux aussi être tué par un vieux. Ça dit bien de quoi tu vas mourir, mais ce n’est que du langage. Ce ne sont que des mots. Ça ne définit rien, sauf si tu commences à agir en fonction de la prédiction. Si tu la forces à devenir vraie. Nous créons l’ordre à partir du chaos, mais le chaos est toujours là si nous le voulons. C’est comme ça que les gens assument les certificats, la Machine, la connaissance qu’ils ont de leur mort. Ils n’y pensent pas. Ils ne vivent pas en fonction de cette connaissance. Ils se contentent de vivre leur vie.

Elle n’appréciait pas mon enthousiasme.

— Ce n’est pas une blague, a-t-elle affirmé. Il n’y a rien de drôle à mourir dans une guerre nucléaire.

— Ton certificat ne dit pas GUERRE NUCLÉAIRE, il dit BOMBE NUCLÉAIRE. Ça peut signifier mille choses différentes, et une seule d’entre elles est une guerre nucléaire.

— Pourquoi tout le monde s’inquiète, alors ?

— À cause du 11 Septembre. D’Hiroshima. De Tchernobyl. Les gouvernements ne peuvent pas prendre de risque, ils n’ont pas envie de prendre de risque. Ça se comprend. L’année dernière, cent mille personnes sont mortes de la GRIPPE. J’ai lu ça, aussi. Et s’ils mettaient tous ces gens au même endroit ? S’ils les rassemblaient dans des camps ?

— Je ne sais pas.

Elle me regardait m’échauffer et gesticuler en tous sens. Elle avait l’air inquiète, peut-être vaguement effrayée. Je ne lâchais pas sa main.

— Alors ça aurait des conséquences, Maggie. C’est ça qui élimine le chaos. C’est ce qui fait advenir l’ordre. Ce ne sont pas les certificats qui cristallisent l’ordre en quelque chose de bien net, c’est nous. C’est ce que nous en faisons.

— Quel rapport avec la grippe ?

— Parce que si tu rassemblais tous ces gens de force, ils n’auraient pas la grippe les uns après les autres, au hasard. Ça ne fonctionne pas comme ça. Ça serait terrible, Maggie. L’univers, ou l’ordre, ou Dieu, comme tu voudras, devrait imposer à ces gens une façon de mourir de la même chose. La grippe aviaire, par exemple, ou pire. Une épidémie, probablement. Ce serait terrible.

— Mais si personne d’autre n’attrape la grippe, ça ne change rien.

— Tout le monde ne mourrait pas de la grippe aviaire. Le certificat ne raconte pas toute l’histoire, seulement la dernière ligne. Ce ne sont que quelques mots au bas de la page. S’il y avait une épidémie de grippe aviaire, il se passerait un tas d’autres choses épouvantables. Des émeutes, des flambées de violence, la pénurie dans les magasins… Du coup, tous ceux qui ont FAMINE ou TUÉ PAR BALLE verraient l’ordre se cristalliser pour eux aussi. Ce serait vraiment abominable, Maggie. Mais on ne parle pas de grippe aviaire, Maggie, c’est encore pire. C’est une bombe nucléaire. Je n’arrive même pas à imaginer ce qui va se passer.

J’ai inspiré profondément et pris son autre main dans la mienne.

— Moi, je mourrai à cause de la MORT THERMIQUE DE L’UNIVERS, mais ça ne veut pas dire que je mourrai dans plusieurs centaines de milliards d’années. Ça peut vouloir dire n’importe quoi. Ce ne sont que des mots. C’est juste la fin de l’histoire. Et c’est pareil pour ton certificat. C’est la fin de l’histoire, pas toute l’histoire. Il faut qu’on parte, Maggie.

— De quoi tu…

— Ne discute pas, d’accord ? Il faut qu’on s’en aille. Loin. En pleine nature, quelque part.

— On ne saura pas vivre en pleine nature !

— On apprendra. Il y a beaucoup d’endroits où se cacher.

— Je ne veux pas.

Elle recommençait à pleurer.

— Ils construisent des camps dans le désert. Tu es au courant, non ?

— Oui, a-t-elle répondu doucement.

— Pour vous y rassembler, vous tenir à distance. Ils suppriment l’ambiguïté. Ils cristallisent la causalité. Et ils vont eux-mêmes vous bombarder, Maggie.

— Ils ne feront jamais ça ! Tu crois qu’ils en sont capables ?

— Oh, je n’en sais rien. Je ne crois pas. Mais ils n’en auront pas besoin. Hawking a raison, même si c’est pour de mauvaises raisons. Le chaos est toujours là, mais la Machine nous donne la possibilité de ne pas l’accepter. Une bombe nucléaire explosera là-bas, puisque la Machine l’a dit. Si tu rassembles tous ceux qui ont cette prédiction au même endroit, ça se terminera forcément de cette manière.

— Mon Dieu…

Elle a gardé le silence un long moment. J’avais de la peine à respirer. Pour finir, elle a posé sur moi ses yeux rougis par les larmes.

— On s’en va.

 

Je ne sais pas trop où nous irons. Maggie a proposé qu’on retrouve son oncle, celui qui est parti vivre dans les bois quelque part. Elle ne sait pas exactement où il est, mais il en sait plus que nous sur les techniques de survie. Elle a réfléchi à plusieurs endroits où il peut se trouver, nous commencerons par là.

Peut-être que Maggie s’inquiète encore parfois. En tout cas, elle ne le montre pas. Je lui ai donné un peu d’espoir, elle m’en a donné elle aussi. Il se peut que Hawking ait raison, mais je ne le crois pas.

Je me sens mieux à propos de mon propre certificat, maintenant. Je laisse l’ambiguïté sur la table, à côté de ce document. Maman, papa, je suis désolé d’avoir pris la voiture et un peu d’argent. Je pense que vous savez que je fais au mieux. Maggie et moi, nous ne serons pas esclaves de l’ordre, comme les autres. Je comprends les raisons pour lesquelles le gouvernement va rassembler tous ces gens dans des camps. Je ne crois pas qu’ils aient le choix. Ceux qui avaient CRASH ou VOL PLANÉ ou BRÛLÉ VIF en septembre 2011 n’ont rien dit à personne. Il n’y avait pas de base de données pour les pister. Ça n’est pas arrivé parce que c’était inévitable, c’est arrivé parce qu’une poignée de terroristes l’a voulu. Les gens morts le 11 septembre 2001 n’ont pas eu ATTAQUE TERRORISTE. Il n’y a pas de blague là-dedans.

 

Mon certificat, mon analyse, ils ne racontent pas toute mon histoire. Je l’écris en m’en allant, je l’écrirai au jour le jour, avec Maggie à mes côtés. Je ne sais pas comment nous nous en sortirons ni comment nous ferons pour survivre.

Je sais seulement comment ça se termine.