CHAPITRE 2

L’inévitable « somalisation » du monde

Face à l’évolution décrite au chapitre précédent, les gouvernants ont et auront de moins en moins de pouvoir. Ils contrôleront de moins en moins les dérives de la démographie, celles de la technique et de la finance, la crise de l’emploi, l’explosion de la violence, la dégradation de l’environnement. Ils n’ont pas – et auront de moins en moins – les outils ni les moyens financiers pour répondre à ces immenses défis. Ils ne pourront presque plus rien contre l’irrésistible ascension du Mal.

Partout les États continueront d’être démantelés. Ils sont déjà très endettés et empêtrés dans la sclérose de leur bureaucratie. Au total, la dette publique mondiale a atteint 54 000 milliards de dollars en juillet 2014, soit près de 72 % du PIB mondial.

En particulier, dans les démocraties, les dirigeants, obsédés par l’impact à très court terme de leurs décisions, ne savent plus, n’osent plus se préoccuper du long terme et refusent d’être ne serait-ce que provisoirement impopulaires. Aucune décision significative d’un État n’est plus possible sans que des corporatismes viennent en bloquer la mise en œuvre. Même si, dans les pays les plus riches, l’État manipule plus de la moitié de la richesse produite chaque année, il est de plus en plus inefficace, indifférent à l’avenir. Mesure de la faiblesse des démocraties, les dettes publiques y augmentent plus qu’ailleurs : 100 % du PIB aux États-Unis ; 96 % pour la zone euro ; 89,5 % pour l’Union européenne.

Les pays membres de l’Union se sont privés à bon escient de nombreux moyens d’action, dont, pour certains, la monnaie, sans pour autant se doter encore d’un État fédéral capable d’assumer à leur place les fonctions vitales de tout État. En France même, l’exécutif a perdu de nombreux moyens de contrôler le destin du pays en raison de la construction européenne, des privatisations et de la décentralisation. Beaucoup d’autres pays européens bradent, tels la Grèce, le Portugal, l’Espagne, l’Italie, leurs infrastructures publiques : l’État grec vient de se débarrasser de 38 aéroports, de 700 kilomètres d’autoroutes, de 12 ports et d’une compagnie produisant les deux tiers de l’électricité nationale. En Espagne, l’État se désengage du système de santé et organise la privatisation de 46 aéroports. Cette mise à l’encan du secteur public ne peut que se poursuivre et réduire encore les moyens des États.

Dans de très nombreux autres pays sur d’autres continents l’État est plus encore impuissant face aux enjeux de l’avenir, incapable même d’assurer les services publics, de maintenir en état ses infrastructures, de payer ses fonctionnaires, ses policiers, ses soldats, de lutter contre les épidémies, les trafiquants, les mafias, le terrorisme. Et plus encore de former et d’aider chacun de ses citoyens à choisir librement sa vie.

Dans les pays où l’État est particulièrement faible, tels la Somalie, la République démocratique du Congo, le Sud-Soudan ou le Tchad, le chaos s’installe en se parant parfois du nom de démocratie. L’Argentine vient de faire défaut sur ses dettes. Le Mexique, qui compte 9 des 50 villes les plus dangereuses au monde, est incapable de juguler le trafic de drogue et les règlements de comptes entre gangs. À Rio de Janeiro, un million de personnes vivent privées de tout service public dans près de 700 bidonvilles. En Inde, au moins 680 millions de personnes n’ont pas accès aux soins, à l’éducation, à l’eau potable, notamment dans l’Uttar Pradesh et le Bihar. Et rien n’indique que ces situations pourraient s’améliorer.

Partout règnent le favoritisme et la corruption : mille milliards de dollars de pots-de-vin sont versés chaque année à des fonctionnaires. En Afrique, où se trouvent 12 des 14 pays les plus corrompus au monde, 400 milliards de dollars seraient détournés chaque année et mis à l’abri à l’étranger, dont 100 milliards pour le seul Nigeria.

Rien ne permet de penser, là non plus, que cette situation puisse s’améliorer. Dans les décennies à venir, la puissance croissante du marché va achever d’affaiblir les États : il deviendra de jour en jour plus global, alors que les États resteront locaux.

Après la fin de l’hégémonie bipolaire américano-soviétique, nulle puissance ou coalition de puissances n’a pris le relais. Les rares instruments d’une gouvernance politique globale du monde se sont dissipés. Plus personne n’est le gendarme du monde. Plus personne n’est à même de s’opposer à l’ascension du Mal.

Aucune institution internationale n’est en mesure de faire régner l’ordre et la paix. Les guerres civiles en Irak, en Syrie, au Kurdistan, en Afrique centrale, le conflit israélo-palestinien, la famine au Sud-Soudan, l’échec de l’OSCE, au cœur même de l’Europe, en Ukraine, démontrent qu’aucune instance n’est désormais capable d’assurer la paix et la sécurité dans le monde ; de garantir aux plus faibles un environnement décent pour y vivre.

Les G7, G8, G20 ne sont plus que des occasions de prendre des photos rassurantes et de diffuser des communiqués vides de sens aussitôt oubliés. Depuis au moins vingt ans, aucun de ces sommets n’a fait en rien avancer la moindre cause importante. Ni économique ni écologique. Par exemple, le protocole de Kyoto sur le contrôle des émissions de gaz à effet de serre, théoriquement entré en vigueur en 2005, est mort-né du fait du refus des États-Unis (qui représentaient alors 23 % des émissions de GES) de se plier à toute contrainte.

Face au vide laissé partout par les États et les institutions internationales, les entreprises prendront de plus en plus de pouvoir sur la vie des gens : les 2 000 plus grandes firmes au monde connaissent une croissance au moins triple de celle des nations ; certaines assurent une hégémonie planétaire dans de nombreux secteurs : de la santé à la surveillance, de la distraction à l’éducation. Elles sont et seront de moins en moins enclines à laisser leur destin dépendre des exigences d’un État, quel qu’il soit. De plus, la technologie attribuera inexorablement au marché les ultimes prérogatives des États, ne leur laissant, pour un temps encore, que le droit de choisir une langue, d’homologuer des diplômes, d’autoriser des médicaments, de fixer des normes, de gérer des armées.

Même si certaines entreprises choisissent de penser le long terme, même si certaines se préoccupent, dans leur propre intérêt, des enjeux planétaires et des générations à venir, la plupart d’entre elles sont obsédées par les nécessités financières immédiates de leur survie, n’ont d’autre horizon que le profit de leurs actionnaires, et ne rassemblent plus que des effectifs de passage, mercenaires déloyaux, jusqu’au plus haut niveau de leurs états-majors. Leur capital et leurs cadres seront de moins en moins attachés à une entité nationale, leurs sièges se déplaceront là où les lois sembleront les moins contraignantes et la fiscalité la plus basse, achevant de détruire les États. Le chômage, principal ennemi de la démocratie, principal obstacle au « devenir-soi », continuera de croître.

Au total, le marché est et restera incapable de se substituer aux États dans la gestion des enjeux globaux. Entreprises et États, marché et démocratie reculeront de plus en plus devant les dissidences, les sécessionnismes, les groupes criminels et terroristes.

Les mouvements séparatistes, pacifiques ou violents, prendront de l’ampleur en Écosse, en Catalogne, en Inde, en Chine, en Ukraine, en Russie, en Birmanie, en Afrique, au Moyen-Orient. Les frontières dessinées aux xixe et xxe siècles ne seront plus respectées. Les groupes terroristes, dont la dimension politique camouflera de plus en plus mal l’activité criminelle, profiteront de la multiplication des connexions et des échanges pour s’internationaliser.

Les économies illégales et criminelles pèseront de plus en plus sur la vie des hommes, jusque dans les nations les plus policées, défiant et rognant encore les moyens de l’État. Le respect du droit de propriété ne sera plus assuré. La contrefaçon sera de plus en plus la règle. On assistera à l’explosion de la commercialisation des femmes et des enfants, des organes et des embryons. Le commerce de substances illicites, le trafic d’organes et de personnes humaines, et celui des armes, les plus terribles comme les plus sommaires, seront de plus en plus répandus. Le chiffre d’affaires des activités illégales, censé représenter déjà environ 8 000 milliards de dollars – presque trois fois le PIB de la France –, et celui de l’activité criminelle (2 000 milliards) croîtront massivement et seront d’ailleurs intégrés dans les statistiques officielles. Dans la seule Italie, le chiffre d’affaires de l’organisation mafieuse ’Ndrangheta s’est élevé à 53 milliards d’euros en 2013. La cybercriminalité, qui coûte chaque année près de 750 milliards d’euros aux entreprises qui en sont victimes, augmentera encore. Un très grand nombre d’armées seront rattachées à des entreprises ou à des pouvoirs autoproclamés.

Le monde ressemblera de plus en plus à ce que fut la Somalie à partir de 1991, quand ce pays perdit tout moyen d’appliquer une règle de droit ; et surtout quand, après l’échec, en 1995, d’une tentative des forces américano-onusiennes visant à y rétablir l’ordre, son gouvernement s’exila au Kenya, laissant le champ libre aux seigneurs de la guerre, aux chefs mafieux, aux fondamentalistes religieux et aux terroristes de toute nature, sur terre comme sur mer. Cette « somalisation » du monde gagne du terrain. Il n’y aura alors non seulement plus de pilote dans l’avion, mais même plus de cabine de pilotage ! Et pas davantage de bastilles à prendre. Chacun devra choisir entre la résignation et la rébellion.