Les « résignés-réclamants »
Malgré ces désastres à nos portes, et en dépit de l’impuissance croissante des États, les hommes et femmes politiques continuent de faire comme si tout dépendait d’eux ; ils persistent à faire campagne sur des programmes et des promesses ; s’engageant, s’ils sont élus ou s’ils prennent le pouvoir, à améliorer l’environnement, à réduire les inégalités, à créer des emplois, à rétablir la croissance, à distribuer des allocations, des postes, des subventions, des déductions fiscales.
Refusant de voir venir la fin d’un monde, la plupart des citoyens – pas seulement dans les pays d’Occident – continuent de feindre de les croire, d’attendre tout d’eux, réclamant priorités, dérogations et avantages. Lorsqu’ils sont déçus par un parti, ils courent vers un autre avant que celui-là, puis un autre encore, de plus en plus extrêmes, ne les déçoivent à leur tour.
De fait, depuis l’aube des temps, toute société (religieuse ou laïque), tout pouvoir (celui des pères, des prêtres, des généraux, des seigneurs, des maîtres, des élus, de l’État), font tout pour que chaque personne placée sous leur autorité ait une mauvaise image d’elle-même ; pour que chacun se sente dépendant, depuis le berceau jusqu’au cimetière ; pour que chacun soit mis en situation de ne pas avoir le désir ni l’audace de se débrouiller seul ; pour que chacun soit tout à la fois résigné sur son destin et en réclame un meilleur.
« L’université, écrivait Simon Leys, devrait être le lieu où les gens deviennent ce qu’ils sont vraiment. » Elle ne l’est presque nulle part. L’école, censée permettre à chacun d’apprendre, de s’orienter, de se découvrir, de choisir sa vie, n’y parvient pas. De par le monde, un jeune sur huit n’est ni au travail, ni dans une filière éducative, ni en formation. L’orientation est partout en faillite et conduit à choisir sa vie par défaut.
Dans les démocraties, les citoyens regardent les cours de bourse et les indicateurs économiques déterminer croissance et emploi ; ils s’acceptent impuissants, dépassés ; ils se savent incapables de prendre leur condition en main, de la changer en quoi que ce soit, de choisir leur vie. Ils réclament à l’État de la sécurité (c’est-à-dire de la défense, de la police, de la santé, un emploi qui passe par une formation), exigeant les meilleurs services pour le prix le plus bas ; le plus de dépenses publiques avec le moins d’impôts ; ils sont consommateurs égoïstes de services publics qu’ils ne songent plus eux-mêmes à rendre aux autres. En particulier, les prochaines générations refusent d’être solidaires des adultes d’aujourd’hui : un jeune Japonais sur deux, un jeune Grec sur deux refuse de payer pour les dettes de leurs aînés.
Je nomme ces gens – largement majoritaires, et pas seulement au sein des démocraties – les « résignés-réclamants ». Résignés à ne pas choisir leur vie ; réclamant quelques compensations à leur servitude.
Étrange monde : dans des sociétés en apparence de plus en plus individualistes, de moins en moins de gens réalisent leurs rêves, de plus en plus acceptent de ne faire que réclamer les miettes d’une abondance. Et lorsqu’ils croient s’en échapper, c’est par l’ersatz de la distraction, de la collection, du bricolage.
Telle est en particulier la condition des citoyens des démocraties dites avancées. Tel est, pour beaucoup, le critère principal de leurs choix électoraux. Telle est l’explication de la lâcheté d’hommes politiques qui n’osent plus entreprendre des réformes impopulaires et ne font qu’ajouter des promesses nouvelles à celles qu’ils n’ont pu tenir. Telle est aussi l’explication de l’évolution idéologique du monde vers un populisme toujours plus sécuritaire, de plus en plus barricadé, où chacun préfère le repli sur d’illusoires certitudes : le totalitarisme paternaliste et xénophobe correspond aux attentes à venir des « résignés-réclamants ».
Mais comme, avec la mondialisation du marché, les États, même les plus dirigistes et les plus fermés, seront de moins en moins capables d’assurer ces protections, ces populismes sécuritaires, nationalistes et xénophobes échoueront aussi.
Le marché prendra alors plus encore le relais pour fournir à ces insatiables consommateurs de sécurité davantage d’outils de surveillance, de moyens de leur aliénation, d’instruments de leur résignation. Déjà il offre à la vente des moyens de se soumettre à la norme et de se résigner : le marché légal commercialise des moyens d’assurer sa sécurité, de suivre une mode, de maintenir un poids ; il fournit aussi, avec les distractions, les moyens de se résigner au réel en lui échappant ; il aide aussi à accéder à des ersatz de liberté, à des sources de bonheur dans quelques espaces de vie : un « résigné-réclamant » trouve toujours la force d’aimer, de faire du sport, de bricoler. Le marché illégal, lui, fournit des drogues, autres moyens d’échapper au réel, à plusieurs centaines de millions de clients à travers le monde.
Le marché continuera un temps de s’appuyer sur des États obèses et paralysés qui ne feront que redistribuer des ressources pour uniformiser au mieux les conditions des classes moyennes.
Bien des gens ne se résignent pas à réclamer ; ils se prennent en main, agissent, se débrouillent. Ils ne croient pas à l’irrésistible ascension du Mal. Ni à l’inéluctable « somalisation » du monde. Ils rejettent aussi l’idée d’être des « résignés-réclamants ». Ils rêvent à leur vie comme à une œuvre d’art, veulent la choisir. Ce sont leurs aventures qui font l’objet des chapitres suivants.