Les militants
D’autres ne se contentent pas de se débrouiller eux-mêmes. Ils décident de faire de leur vie un moyen d’aider les autres à trouver leur vérité, parfois en orientant leurs choix, parfois en se contentant de les mettre en situation de les faire.
Ceux qui s’arrachent à leur vie dans le monde pour aider les autres par la prière et l’action qu’elle leur inspire
Ainsi de Henry Quinson, diplômé de la Sorbonne et de Sciences Po Paris en économie, trader à Wall Street, qui quitte brutalement la finance pour entrer au monastère de Tamié, en Savoie, et y méditer cinq années durant. Depuis, il enseigne l’anglais dans les quartiers défavorisés de Marseille.
Ainsi de Matthieu Ricard, fils du philosophe Jean-François Revel et de l’artiste peintre Yahne Le Toumelin, qui étudie la biologie, se prépare à entrer à l’Institut Pasteur quand il découvre les grands maîtres spirituels tibétains. Bien qu’il ait obtenu en 1972 un doctorat en génétique cellulaire sous la direction du prix Nobel de biologie François Jacob, il part vivre dans l’Himalaya pour se consacrer à l’étude et à la pratique du bouddhisme auprès de maîtres comme Kangyur Rinpotché et Dilgo Khyentsé Rinpotché ; en 1979, il devient lui-même moine et crée une ONG, Karuna Shechen, qui aide les plus pauvres au Tibet.
Ainsi d’Henri Grouès qui naît en 1912 dans une famille bourgeoise et pratiquante lyonnaise. À l’âge de quinze ans, rentrant d’un pèlerinage à Rome, il rejoint les Capucins comme novice. Contraint par sa santé à quitter le monastère, il est ordonné prêtre en 1938 et devient « l’abbé Pierre », sans répit au secours des plus démunis.
Ainsi de Madeleine Cinquin, née à Bruxelles en 1908 dans une famille aisée de trois enfants ; elle n’a que six ans quand son père meurt noyé. Contre son entourage, elle prononce ses vœux à vingt-trois ans, devenant sœur Emmanuelle. Pendant près de quarante ans, elle enseigne les lettres en Turquie, en Tunisie et en Égypte. Au début des années 1970, alors qu’elle atteint l’âge de la retraite, elle choisit de vivre avec les chiffonniers du Caire et se bat pour « faire entrer de l’humanité dans les bidonvilles ».
Ceux qui mettent les autres en situation d’être responsables
Ainsi de Mohandas Gandhi qui, à l’issue d’études de droit en Angleterre, part, contraint par l’impossibilité de trouver des clients en Inde, exercer le métier d’avocat en Afrique du Sud ; là, confronté à un racisme qui le bouleverse, il choisit la non-violence pour pousser les autres, y compris ses ennemis, à changer de comportement. Après des années de combat en Afrique, il revient en Inde en 1915, y lance le même mouvement et participe au combat pour l’indépendance en défendant l’idée d’une société indienne authentique, refusant tout apport du matérialisme et de la modernité.
Ainsi d’Alexandre Issaïevitch Soljenitsyne, né en 1918, orphelin de père, qui, pour avoir reproché, dans une lettre à un ami, au « génialissime maréchal » Staline les purges politiques qui avaient décapité l’Armée rouge et son alliance avec Hitler, est condamné à huit ans de camp de travail pour « activité contre-révolutionnaire », puis envoyé en relégation au Kazakhstan. Réhabilité en 1956, il s’installe à Riazan, à 200 kilomètres au sud de Moscou. Sous Nikita Khrouchtchev, il publie son premier livre, Une journée d’Ivan Denissovitch, relatant les conditions de vie dans un camp de travail forcé soviétique. Il donne ainsi l’alerte au monde entier sur les réalités du système soviétique et du Goulag. Il pousse de nombreux Russes à résister et « à ne pas vivre dans le mensonge ».
Ainsi de Václav Havel, né en 1936 à Prague. Issu de la grande bourgeoisie rejetée par le régime communiste instauré en Tchécoslovaquie en 1948, l’université refuse de l’admettre ; il commence à travailler comme technicien de laboratoire, éclairagiste, ouvrier, il écrit des pièces de théâtre et devient le symbole de la dissidence face à la répression. En 1976, il défend un groupe de rock interdit par le Parti, ce qui aboutit à la « Charte 77 » réclamant le rétablissement des libertés ; il est à de nombreuses reprises emprisonné pour avoir dénoncé les atteintes aux droits de l’homme. Il pousse par son attitude nombre de ses compatriotes à la résistance. Après la chute de l’Union soviétique, il est élu président de son pays en 1993.
Ainsi d’Irving Stowe, diplômé en droit de Yale. D’abord opposant à la guerre du Vietnam, inspiré par sa foi quaker, il organise à la fin des années 1960 à Vancouver le mouvement Don’t Make a Wave afin d’exiger l’arrêt des essais nucléaires atmosphériques en Alaska par des actions non violentes (concerts, occupation des lieux). En 1972, les États-Unis renoncent à ce programme d’essais et Don’t Make a Wave Committee devient Greenpeace.
Ainsi de Brendan Martin qui débute sa carrière à Wall Street et devient associé de la start-up d’information financière Theflyonthewall.com. À l’automne 2004, marqué par The Take, le documentaire de Naomi Klein et Avi Lewis qui montre comment, dans une Argentine en crise, des travailleurs ont repris des entreprises pour en faire des coopératives, il fonde The Working World, aujourd’hui présente en Argentine, au Nicaragua et aux États-Unis, qui accompagne et finance la création et la croissance de coopératives et encourage les travailleurs à acquérir les compétences nécessaires en gestion d’entreprise, à préparer leurs business plans, et leur accorde des prêts.
Ainsi de Liu Xiaobo, né dans le nord-est de la Chine en 1955. Issu d’une famille d’intellectuels, Liu obtient un doctorat ès lettres à l’Université normale de Pékin en 1988. Sa thèse et ses premiers écrits, très critiques envers l’idéologie maoïste, sont censurés. L’année suivante, il quitte l’Université de Columbia, où il enseigne, et retourne en Chine pour participer aux manifestations de la place Tian’anmen. Militant des droits de l’homme, il est régulièrement emprisonné par les autorités chinoises. Il reçoit le prix Nobel de la paix en 2010 alors qu’il a été condamné à onze années de prison en 2009 pour « incitation à la subversion du pouvoir d’État ». Il est une source d’inspiration pour bien d’autres militants.
Ceux qui permettent aux autres de choisir leur vie
Ainsi d’Edward Carpenter, un des premiers militants, dans l’Angleterre victorienne, de la légalisation de l’homosexualité et de l’union libre. Dans The Intermediate Sex, publié en 1908, il défend l’idée que l’attirance entre personnes de même sexe est une orientation naturelle. Dans Love’s Coming of Age il défend également la promotion de la liberté sexuelle et économique des femmes, et dénonce l’institution du mariage comme une forme de prostitution institutionnalisée.
Ainsi d’André Baudry, ancien séminariste et professeur de philosophie, qui fonde en 1954 le groupe et la revue « homophiles » Arcadie afin de promouvoir le droit pour les homosexuels à être considérés en France en « citoyens comme les autres ». En mai 1979, il organise à Paris une conférence internationale intitulée « L’homosexualité vue par les autres » qui rassemble près de 1200 participants.
Ainsi de Kristoffer Johansson qui dirige Unga Kris, communauté visant, par le développement du sens de la responsabilité et de l’estime de soi, à la réintégration de délinquants à leur sortie de prison, à prévenir la violence dans les écoles, à offrir des opportunités d’emploi aux jeunes sans expérience et à éviter la récidive des jeunes délinquants à l’expiration de leur peine.
Ainsi de Nikolaï Alexeïev qui fonde en 2006 en Russie la Moscow Pride promouvant l’émancipation des homosexuels ; lors de la première Gay Pride à Moscou, il est roué de coups par des militants homophobes, puis à de nombreuses reprises arrêté et placé en détention.
Ainsi d’Assiya Gourra qui commence à enseigner la lecture aux femmes dans les campagnes marocaines lorsqu’elle se rend compte que celles-ci maîtrisent suffisamment la couture et la broderie pour en faire une activité rémunérée. Assiya crée l’association Avenir Jeunesse Benslou, transformée plus tard en coopérative.
Ainsi des conférences TED (Technology, Entertainment, Design), cofondées par Richard Saul Wurman et Harry Marks à Monterey, en Californie, en 1984. La première conférence réunit le mathématicien Benoît Mandelbrot, qui présente la théorie des fractales et ses applications, et les concepteurs du Compact Disc de Sony. L’événement est un échec financier et la deuxième conférence n’a lieu qu’en 1990. Aujourd’hui, TED et ses centaines d’événements annuels se veulent un véritable « propagateur d’idées » qui change les hommes et le monde via un format unique de conférences. Chaque conférencier invité est amené à développer une idée forte, sans notes, pendant moins de 18 minutes. Avec plusieurs milliers de conférences gratuites en ligne, TED promeut un savoir accessible à tous. Fin 2012, les TED Talks ont été visionnées plus d’un milliard de fois sur Internet. TED est devenu un des principaux lieux d’exposés mondiaux de « devenir-soi ».
Ceux qui transgressent et trahissent les puissances qu’ils servent
D’autres, employés par un système, ont découvert sa nocivité et décidé de le combattre de l’intérieur, de dénoncer la concupiscence au sein de leur Église, les actes absurdes ou néfastes de l’administration dont ils font partie, les crimes d’une grande entreprise où ils travaillent.
Ainsi de Daniel Ellsberg, né en 1931 à Chicago, docteur en économie de Harvard, qui travaille dans les années 1960 au Département de la Défense américain sous Robert McNamara, puis pour le think tank RAND qui conseillait le Pentagone. En 1971, il communique au New York Times les Pentagon Papers qui révélent aux Américains les dérives de la guerre et l’impossible victoire de leur armée. S’ensuivent de grandes manifestations ainsi que des procès intentés par l’État américain, finalement débouté par la Cour suprême.
Ainsi de Mikhaïl Gorbatchev, né dans le Nord-Caucase, en 1931, de parents travaillant dans un kolkhoze, emprisonnés comme ses aïeux pour opposition au régime soviétique alors qu’il était enfant. Il suit d’abord le parcours du parfait apparatchik : décoré de l’ordre du Drapeau rouge du Travail, membre des jeunesses communistes puis du Parti jusqu’à devenir membre du Comité central en 1971. En 1983, alors qu’Andropov est au pouvoir, il comprend, lors d’une rencontre avec Alexandre Iakovlev, alors ambassadeur au Canada, la nécessité pour le Parti de mener des réformes politiques et économiques structurelles. Arrivé au pouvoir en 1985 après la disparition d’Andropov et de Tchernenko, il lance les politiques de libéralisation glasnost et perestroïka qui conduisent à la fin de l’URSS et de la guerre froide.
Ainsi de Jeffrey Wigand, cadre de l’industrie du tabac pendant cinq ans avant d’être licencié pour avoir essayé de forcer son entreprise à respecter le retrait d’une substance addictive nocive dans la fabrication de ses produits. Ses révélations sur l’étendue des pratiques de ce genre influencent grandement les procès des années 1990 mettant en cause le cartel du tabac ; ceux-ci se soldent par des amendes de 246 milliards de dollars.
Ainsi de Hervé Falciani, informaticien de la banque HSBC en Suisse, qui livre aux administrations fiscales de plusieurs pays des listes de comptes bancaires non déclarés, en lien avec des soupçons de fraude fiscale. La justice helvète a émis un mandat d’arrêt international à son encontre pour violation du secret bancaire, mais la France et l’Espagne, avec lesquelles il coopère étroitement, refusent de l’extrader.
Ainsi de l’analyste militaire Chelsea Manning, connu sous le prénom masculin « Bradley », qui transmet à Julian Assange près de 400 000 documents confidentiels relatifs aux modes opératoires de l’armée américaine en Irak, et 77 000 sur ceux dans la guerre en Afghanistan. Né en 1971, informaticien de formation, condamné pour plusieurs faits de piratage en Australie en 1994, Assange, constatant l’asymétrie informationnelle entre États et citoyens au profit des premiers, développe des moyens de cryptage qu’il diffuse librement, puis organise la divulgation systématique de connaissances dont disposent les pouvoirs publics à travers son site Wikileaks, fondé en 2006. Chelsea Manning a été condamné à trente-cinq ans de réclusion criminelle sous vingt chefs d’accusation sur vingt-deux, dont celui de « coopération avec l’ennemi » aurait été passible de la peine de mort. Julian Assange n’est pour l’instant inculpé que de crimes annexes liés à la divulgation. Réfugié au sein de l’ambassade équatorienne à Londres depuis 2012, il est menacé d’extradition vers la Suède et les États-Unis.
Ainsi d’Edward Snowden, née en 1983, et qui, à trente ans, informaticien au sein de la NSA, révèle aux médias les pratiques de cet organisme sur la captation des métadonnées des appels téléphoniques aux États-Unis, ainsi que les systèmes d’écoute tels que PRISM ou certains programmes de surveillance. À la suite de ces révélations, il se réfugie à Hong Kong, puis à Moscou. Il milite aujourd’hui pour un Internet libre dans lequel les citoyens devraient crypter au maximum leurs données.
Ceux qui se trouvent en faisant de la politique
Ainsi d’Abraham Lincoln, né en 1809 dans une famille de fermiers pauvres du Kentucky. Orphelin de mère à l’âge de neuf ans, son enfance et son adolescence sont rythmées par les travaux de la ferme et il fréquente peu l’école. Il suit sa famille dans l’Indiana puis l’Illinois, et s’installe à New Salem en 1831, vivant de menus emplois de magasinier. Son éloquence lors d’un débat organisé par une association locale retient l’attention des notables de la ville qui le poussent à se présenter aux élections ; il décide alors d’entrer en politique et rejoint le parti whig en 1832 ; il devient président des États-Unis en 1861.
Ainsi de Charles de Gaulle qui, après une éducation conservatrice voulue par son père, professeur pluridisciplinaire (grec, latin, mathématiques), choisit le métier des armes ; il participe à la Première Guerre mondiale. Très vite habité par l’idée qu’un grand destin l’attend, il promeut de nouvelles idées en matière militaire. Après la débâcle, le 17 juin 1940, refusant la demande d’armistice du maréchal Pétain, il s’envole pour Londres d’où il lance le lendemain son appel à la résistance.
Ainsi de Margaret Thatcher, née en 1925 à Grantham ; son père, commerçant et pasteur méthodiste, y exercera comme maire en 1945-1946. En 1943, bénéficiant d’une bourse pour aller dans la meilleure école pour filles de la ville, elle aurait exprimé son désir de faire de la politique et de « tenter d’entrer au Parlement » ; elle choisit cependant d’étudier la chimie en entrant à Oxford. Bien qu’obtenant de bons résultats avec la future Nobel Dorothy Hodgkin, elle comprend que sa vocation est politique. Présidente de l’Union des étudiants conservateurs d’Oxford, elle est désignée comme candidate pour conquérir le fief travailliste de Dartford aux élections de 1948. Échouant, ce n’est qu’après son mariage avec Denis Thatcher qu’elle suit des cours de droit, le soir et le week-end, tout en travaillant, et qu’elle entame une carrière politique qui l’amène au 10, Downing Street en 1979.
Ainsi de Luiz Inácio Lula da Silva, né en 1945 dans l’État de Pernambouc, au Brésil. Sa mère, abandonnée par son père lorsqu’il a sept ans, élève seule huit enfants dans la misère. Dès l’âge de douze ans, il est obligé de quitter l’école pour travailler et devient cireur de chaussures, puis ouvrier dans une usine automobile. À la fin des années 1960, alors que son pays connaît une forte croissance économique qui ne bénéficie pourtant pas à la classe ouvrière, Lula s’engage dans la lutte syndicale. Après être devenu président du syndicat de la métallurgie de São Paulo en 1975, il fonde en 1980 le Parti des travailleurs, et est élu président du Brésil entre 2003 et 2011.
Ainsi de Joko Widodo, né en 1961 à Surakarta, sur l’île de Java, dans une famille très modeste ; il travaille pour financer ses études en foresterie, puis crée un petit commerce de menuisier, échoue, et devient vendeur de meubles. En 2005, choqué par la corruption de l’administration et par la pauvreté qui sévit dans sa ville, il décide de s’engager en politique. Il a depuis gagné toutes les élections auxquelles il s’est présenté, jusqu’à être élu en juillet 2014 président d’Indonésie, le premier à n’être pas issu de l’entourage proche de l’ancien dictateur Suharto ou de la caste militaire sur laquelle celui-ci s’appuyait.
Ceux qui s’arrachent au destin prévu pour eux et changent le monde par leurs paroles
C’est en particulier le statut de la plupart des fondateurs de religions dont le destin est souvent passé par un arrachement à leur milieu.
Ainsi de Siddhārta Gautama, né au vie siècle avant Jésus-Christ. Issu d’une famille régnant sur un territoire devenu l’actuelle province indienne de l’Uttar Pradesh, à la frontière avec le Népal, il découvre à vingt-neuf ans la souffrance et la mort. Abandonnant son avenir royal dans une « grande renonciation », il devient « l’Éveillé », Bouddha.
Ainsi de Moïse, élevé comme un prince à la cour d’Égypte, qui, découvrant, une fois devenu adulte, la souffrance des Hébreux, tue un contremaître égyptien. Apprenant qu’il est né dans la tribu de Lévi et qu’il a été recueilli, encore nourrisson, par la fille de Pharaon, il s’arrache à son milieu, prend la tête des esclaves et libère son peuple.
Ainsi de Mahomet, né à La Mecque vers 570 dans une famille pauvre. Orphelin à l’âge de six ans, élevé par son grand-père et son oncle, il épouse en 595 une veuve riche, Khadîja, et devient un marchand prospère et respecté. À l’âge de quarante ans, au cours d’une retraite spirituelle, l’archange Gabriel s’adresse à lui et lui enjoint de répandre la parole de Dieu. En dépit de l’opposition des grandes familles mecquoises, Mahomet prêche un nouveau monothéisme et se voit contraint de quitter La Mecque pour Médine en 622. Jusqu’à son décès en 632, il récite à ses compagnons ce qui deviendra le Coran, et institue les rites de l’islam.