Ne rien attendre des autres
La troisième étape sur le chemin du « devenir-soi », où puiser le courage nécessaire pour se débrouiller après avoir mesuré son aliénation et ressenti le besoin de se respecter, consiste à prendre conscience de sa solitude, à ne rien attendre des autres.
La solitude est, avec la brièveté de la vie, une des dimensions de la condition humaine les plus pénibles à admettre. L’homme ne peut que difficilement s’y résoudre, ni comme espèce vivante dans l’univers, ni comme individu sur cette planète. L’essentiel de l’aliénation dont chacun est victime trouve d’ailleurs sa source dans les mille et une ruses religieuses, politiques, économiques, familiales, sentimentales, visant à nous faire croire que nous ne sommes pas seuls ; en nous assignant des tâches, en suscitant en nous des désirs, en nous fournissant des occasions de nous distraire avec d’autres, en nous immergeant dans des foules parmi lesquelles nous nous croyons entouré et protégé, en nous enivrant de mille et une façons, en nous faisant dialoguer avec des dieux ou un Dieu.
Et pourtant, même si nous sommes croyants, même si nous sommes entourés, aimés, soutenus par des amours, des parents, des amis, aussi sincères soient-ils, nous sommes seuls. Même si ceux qui nous aiment nous apportent tendresse, passion, soutien, consolation ; même s’ils nous aident à construire, à créer ; même s’ils nous consolent de nos chagrins ; même s’ils nous permettent d’échapper à certaines contraintes ; même s’ils sont à l’origine de l’Événement qui nous révèle à nous-même, les Autres, tous les Autres ne peuvent nous soustraire à la solitude inhérente à l’humaine condition : ils peuvent, à l’extrême, mourir à notre place en nous sauvant la vie ; mais, même ce faisant, ils ne nous font pas échapper à notre solitude.
Pis encore, peut-être, nous sommes d’une certaine façon seuls vis-à-vis de nous-même : chaque étincelle de notre conscience de soi, chaque dimension de notre personnalité est seule, sans réel recours possible aux autres aspects de nous-même.
Assumons-le : personne d’autre que nous ne peut exprimer notre raison d’être. Personne d’autre que nous n’est habilité à définir nos aspirations, à choisir notre projet de vie. Personne ne peut mieux que nous choisir ce que nous voulons être dans dix minutes, dans deux jours ou dans dix ans.
On trouve dès lors le courage de ne compter sur personne, d’oser ne rien attendre des autres : ni amour, ni argent, ni soutien, pas plus de sa famille, de ses amis, de ses relations, des autorités qui représentent les autres, que de quelque sauveur que ce soit. En particulier, il ne faut attendre aucun secours des patrons ni de l’État.
Le courage, aussi, de vivre comme si on savait que ce soutien ne viendrait pas aux moments où on pourrait en avoir le plus besoin. Et, s’il vient, que ce soit par surcroît.
Ne rien attendre de ceux qu’on aime ne veut pas dire qu’il faille les négliger, mais, bien au contraire, qu’il faut leur dispenser de l’amour sans en attendre en retour : ne rien attendre de ses amours est ne pas introduire une dimension d’intérêt dans l’affection qu’on leur porte. Ne rien attendre de ses relations est ne pas les considérer comme un réseau de soutien, mais comme un réseau de confiance mutuelle et d’échange. Ne rien attendre de ses patrons ne veut pas dire qu’il faille renoncer à revendiquer une juste rémunération ; ne rien attendre de l’État ne veut pas dire qu’il faille se soumettre à tous les oukases des pouvoirs, ni renoncer à faire valoir ses droits, ni à défendre ses intérêts.
Davantage, même : cela veut dire aussi qu’il faut craindre que le pire puisse advenir des autres, y compris de ceux dont on pourrait espérer aide et compréhension. Et que ce pire est même probable, car la solitude fragilise face au Mal.
Prendre conscience de sa solitude conduit donc à prendre la mesure de ce qui menace, et pousse à devenir – un peu – paranoïaque.
Tel est l’aboutissement de la troisième étape.