Julien Salingue

La Palestine des ONG

Entre résistance et collaboration

La fabrique

éditions

www.lafabrique.fr

lafabrique@lafabrique.fr

Conception graphique : Jérôme Saint-Loubert Bié ISBN : 978-2-35872-075-5

La Fabrique éditions

64, rue Rébeval 75019 Paris

lafabrique@lafabrique.fr Diffusion : Les Belles Lettres

Introduction — 7

De 1967 à 1 ’ Intifada : les ONG au cœur du développement du nationalisme — 25

Les ONG dans la Palestine d’Oslo — 79

Les ONG dans l’économie politique d’Oslo — 105

L’ONGisation à l’heure de la « deuxième Intifada » — 151

Conclusion —197

Notes — 210

« Résister » ou « collaborer ». Tels semblent être, à première vue, les termes de l’alternative imposée à la population des territoires palestiniens occupés. Les Palestiniens se diviseraient ainsi en deux camps, définis par leurs relations avec la puissance occupante et par leur participation, ou non, à la lutte de libération nationale.

L’histoire d’Hicham al-Rakh, officier dans les forces de sécurité palestiniennes, invite à relativiser, sinon à remettre en question, cette division. Lejeune homme, que j’ai rencontré en 2008 à Jénine lors de mon travail de thèse, fait alors partie des cadres locaux de la Sécurité préventive, l’un des multiples services de sécurité palestiniens, dont les attributions sont proches de celles d’une police politique. La Sécurité préventive est en effet en charge, selon les termes de l’un de ses dirigeants, de « la surveillance des partis politiques, des organisations et de la population palestinienne afin que le gouvernement puisse gouverner1 ». Hicham est responsable de la surveillance du Hamas dans la zone (ville, camp de réfugiés et villages), et il s’est distingué quelques mois plus tôt en s’interposant entre un commando palestinien armé et un officier israélien qui s’était égaré à Jénine, empêchant que ce dernier soit kidnappé et le remettant sain et sauf aux autorités israéliennes. C’est après

avoir eu connaissance de cet épisode que j’ai souhaité le rencontrer - le contraste entre son attitude et celle des groupes qui retiennent alors Gilad Shalit à Gaza me semblant être un révélateur de deux postures alors inconciliables : résister ou collaborer.

Tandis qu’Hicham me raconte son enfance et son adolescence, sa condition de réfugié, les affrontements, les jets de pierres durant la première Intifada, les arrestations, les neuf années qu’il a passées dans les prisons israéliennes, les amis tombés sous les balles de l’armée d’occupation, la destruction de sa maison lors de l’invasion du camp de Jénine en avril 2002, je me demande comment il est possible qu’il ait finalement choisi de rejoindre les rangs d’un service qui ne fait pas mystère de sa coopération quotidienne avec les forces d’occupation. De l’aveu même de ses responsables, la Sécurité préventive est en effet en contact permanent avec ceux qu’ils nomment leurs « homologues israéliens », pour des échanges d’informations, de fichiers, des « opérations conjointes », une coordination lors des incursions militaires, etc. D’un point de vue structurel, ce service est donc dans une logique de collaboration ouverte, et ce n’est pas un hasard si ses deux dirigeants « historiques », Mohammad Dahlan et Jibril Rajoub, sont réputés dans les territoires palestiniens pour ce que leurs partisans nomment pudiquement leurs « excellents contacts » avec l’armée israélienne, tandis que leurs adversaires n’hésitent pas à les qualifier de « traîtres », de « vendus » ou de « collaborateurs ».

Immanquablement, la conversation avec Hicham s’oriente vers ses fonctions dans la Sécurité préventive, et c’est sans pudibonderie qu’il m’explique en quoi consiste son « travail » :

Nous sommes là pour surveiller tous ceux qui s’opposent à la construction de l’Autorité palestinienne et de l’État palestinien, tous ceux qui font obstacle au processus de paix. Pour les surveiller et aussi pour les combattre si nécessaire. Mon travail est de réunir le maximum d’informations sur le Hamas, sur ses membres, sur les associations qui lui sont liées... Nous avons au cours des années mené des enquêtes et constitué des dossiers sur chaque membre et chaque association du Hamas. Que font-ils? Ont-ils des armes? D’où vient leur argent? Que font-ils avec? Je peux te le dire : à Jénine, le Hamas est sous contrôle. Après ce qui s’est passé à Gaza2, nous avons lancé une grande opération contre eux en exigeant qu’ils viennent nous déposer leurs armes. En un an nous avons arrêté plusieurs centaines de membres du Hamas, ici à Jénine, mais nous les avons relâchés rapidement lorsqu’ils acceptaient de nous remettre leurs armes et de s’engager à ne pas en acheter de nouvelles. Donc je te le dis : ils sont sous contrôle.

Avant d’ajouter, à propos de ses « homologues israéliens » : « Bien sûr, nous avons des connexions avec eux, nous essayons de nous coordonner. C’est d’ailleurs dans leur intérêt que nous puissions faire notre travail. » D’ailleurs, précise-t-il en me relatant l’histoire dé l’officier israélien égaré et sauvé grâce à son intervention, « les autorités israéliennes m’ont remercié pour ce geste et se sont engagées à ne plus m’arrêter ».

Je me sens alors contraint de lui poser la question qui m’obsède : « Il y a vingt ans tu lançais des pierres sur les soldats, aujourd’hui tu protèges un officier israélien... Comment expliques-tu cette évolution? » Je me souviens précisément du silence qui

s’est ensuivi et des doutes, voire des craintes qui - m’ont alors assailli : en soulignant les contradictions visibles de sa trajectoire, ne venais-je pas tout simplement de l’accuser, à mots à peine couverts, d’avoir « retourné sa veste » et d’être passé du côté de l’occupant? Mais Hicham part soudain dans un grand éclat de rire, et m’explique que ma question est étrange car la réponse est évidente :

Je veux la paix pour mon peuple. Je veux faire la paix avec Israël. J’ai lancé des pierres, comme tous les jeunes de mon âge, pour que les troupes d’occupation s’en aillent et nous laissent tranquilles. Aujourd’hui, quand des Palestiniens vont tirer sur des Israéliens, leur réponse est terrible. Ils sont beaucoup trop forts, en face, avec leurs avions et leurs tanks. Les attaquer, cela ne peut que nous causer encore plus d’ennuis. Ici ils ont détruit le camp en avril 2002. Ils ont tué des dizaines de gens. Il faut que cela cesse. Donc il faut empêcher ceux qui veulent leur tirer dessus de le faire. Pour parvenir à la paix il faut que régnent la loi et l’ordre. Faire respecter les lois, tel est mon travail. Et je continuerai de le faire même si cela ne plaît pas à certains. C’est de cette façon que je contribue à la construction de l’Autorité palestinienne et de l’État palestinien.

On pourrait être tenté, à la lecture de ces lignes, de penser qu’Hicham reconstruit, a posteriori, une cohérence dans un parcours chaotique et contradictoire, en d’autres termes qu’il refuse de reconnaître qu’il a renoncé à la lutte pour la libération nationale et qu’il s’est rangé dans le camp de la collaboration. Mais il n’en est rien. Sa réponse est d’une sincérité totale, et j’entendrai au cours des mois qui suivront cet entretien plusieurs dizaines de militants

de sa génération employer peu ou prou les mêmes termes. Ce sont des chebabs de YIntifada de 1987, ces jeunes militants qui ont risqué leur vie en lançant des pierres contre les troupes d’occupation, qui ont séjourné régulièrement dans les geôles israéliennes, qui ont considéré que les Accords d’Oslo (1993-1994) étaient leur victoire, et qui ont par la suite accepté de rejoindre les rangs de l’Autorité palestinienne, souvent dans les forces de sécurité. Salaire, reconnaissance sociale, loyauté vis-à-vis du « Vieux » (Yasser Arafat), fierté de bâtir le futur État palestinien et donc l’indépendance : autant de motivations qui les ont convaincus de renoncer à l’affrontement direct avec l’occupant et de se consacrer à la construction de l’appareil d’État. Dans la bouche de l’un des collègues d’Hicham, la continuité entre leurs activités antérieures et postérieures à Oslo se résume à un mot : la « dignité ». Dignité, tout d’abord, en se soulevant contre les forces d’occupation et en faisant connaître au monde le sort des habitants de Cisjordanie et de Gaza. Dignité, ensuite, en démontrant que les Palestiniens méritaient un État, qu’ils étaient aptes à s’autogouvemer, y compris et notamment en maintenant l’ordre dans les zones évacuées par l’armée israélienne. Dignité, enfin, en refusant de répondre à la violence par la violence, et en continuant de défendre un idéal de paix et de coexistence malgré la poursuite de l’occupation israélienne.

Bien qu’ayant qualifié, dans d’autres écrits, l’Autorité palestinienne de « pseudo-appareil d’État intégré au dispositif de l’administration coloniale3 », je n’ai jamais réussi à considérer Hicham, individuellement, comme un collaborateur. Cela n’a pas été le cas de tout le monde à Jénine : Hicham al-Rakh a été assassiné par un commando palestinien armé le 5 septembre 2012.

il

« Résister » et « collaborer » dans les territoires palestiniens

Près de cinquante années d’occupation militaire ont généré, sans surprise, dynamiques de résistance et dynamiques de collaboration au sein de la population palestinienne. À l’instar de toutes les populations sujettes à une occupation étrangère - et les Français sont bien placés pour le savoir -, les Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza n’ont jamais été un « tout » homogène dans leurs rapports avec la puissance occupante. Traversée de contradictions, la société palestinienne n’est pas, contrairement à l’image d’Épinal véhiculée dans certains cercles dirigeants du mouvement national palestinien ou dans certains secteurs du mouvement de solidarité, une collectivité unanimement résistante au sein de laquelle toutes et tous seraient prêts à renoncer à tout confort quotidien au nom de la lutte pour une libération future. Et si cette volonté de gains matériels et symboliques n’implique pas nécessairement une collaboration directe avec l’occupant, elle constitue la base sur laquelle peut se construire l’édifice collaborationniste.

Comme toute puissance coloniale/occupante, l’État d’Israël a en effet toujours tenté de bâtir un réseau étendu de collaborateurs au sein de la population autochtone, non seulement pour recueillir d’utiles informations afin de combattre les mouvements de résistance, mais aussi pour faciliter l’administration quotidienne des territoires occupés. Mon intention n’est pas ici de décrire ou d’analyser en profondeur ces mécanismes de contrôle, mais de souligner cette évidence trop souvent oubliée : la vie d’un peuple sous occupation ne se résume pas à la résistance à l’occupation, mais s’organise autour d’un rapport complexe et dialectique entre lutte pour la libération et aménagement d’espaces au sein du dispositif d’occupation. La résistance n’est pas un but en soi, mais un moyen pour se libérer de l’oppression et de la répression, et lorsque cet objectif paraît trop lointain, voire inatteignable, nombreux sont ceux qui tentent de s’accommoder de l’occupation et d’améliorer leur quotidien, quitte à renoncer à l’affrontement direct avec la puissance occupante.

Entre la résistance inflexible et la collaboration assumée, il existe donc une vaste « zone grise », une large variété d’attitudes qu’il est impossible de classer de façon simpliste et définitive, a fortiori dans la mesure où elles sont largement tributaires des modifications des rapports de forces entre Israël et le mouvement national palestinien, et en ce sens sujettes à des variations permanentes. Entre la minorité d’activistes politiques intransigeants et la minorité de collaborateurs directs, une majorité de Palestiniens évolue ainsi dans un entre-deux, servant - volontairement ou non - de force d’appoint à l’une de ces deux minorités concurrentes, en fonction de l’évolution de multiples facteurs, qu’il s’agisse de la situation économique dans les territoires occupés, des stratégies du mouvement national et de la puissance occupante, des processus de renouvellement générationnel ou des évolutions des rapports de forces internationaux.

L’exceptionnelle durée de l’occupation israélienne a largement réorganisé la société palestinienne, et les dynamiques qui traversent cette dernière ne peuvent dès lors être appréhendées que dans la mesure où elles sont rapportées au contexte d’occupation. Cela ne signifie cependant pas qu’il faille observer l’ensemble des actions palestiniennes au travers du seul prisme de la lutte de libération nationale. Il existe en effet une tendance à l’hyper-politi-sation de la lecture des réalités palestiniennes, qui consiste à juger - et classer - ces dernières à la seule mesure de leur (non-)inscription dans le champ du combat politique contre l’occupation. Une telle lecture est non seulement normative, dans la mesure où elle tend à faire fi des subjectivités et des changements de contexte en proposant des définitions (illusoirement) « objectives » de la collaboration et de la résistance, mais elle est en outre erronée dans la mesure où elle donne un sens univoque aux comportements d’un groupe national au sein duquel, comme partout ailleurs, les rapports sociaux sont complexes et ne peuvent être résumés à une seule forme d’interaction. En d’autres termes, si rien ne peut s’expüquer sans l’occupation, tout ne peut pas s’expliquer par elle.

Un exemple frappant de cette hyperpolitisation m’a été donné à voir en mai 2015, alors que j’animais un débat consécutif à la projection d’une série de courts-métrages dans le cadre d’un festival de cinéma palestinien organisé à Paris. Pour certains spectateurs, il était en effet difficile d’admettre que plusieurs de ces films ne se fixent pas pour objectif de « dénoncer l’occupation » mais se bornent à « raconter des histoires » desquelles l’occupation semble absente. On a même été jusqu’à accuser certains réalisateurs (venus de Gaza) de donner à voir une vision déformée, embellie, voire même naïve, des réalités palestiniennes et, ce faisant, de « faire le jeu » de l’occupant israélien. Au-delà de la maladresse et, parfois, du paternalisme de ce type de propos, ces affirmations sont l’expression exemplaire de cette tendance à considérer que la société palestinienne se réduirait à sa condition de société sous occupation étrangère et que l’ensemble de ses activités, y compris culturelles, devraient être appréhendées du seul point de vue de leur utilité immédiate dans le combat pour la libération.

Cet exemple n’épuise évidemment pas à lui seul les biais de la lecture binaire des réalités palestiniennes mais en illustre les points aveugles : en Cisjordanie et à Gaza, on peut être ou agir contre l’occupation, au service de l’occupation, mais aussi malgré l’occupation, trois attitudes qui ne peuvent être définies par de seuls critères « objectifs » (leur place au sein du dispositif d’administration coloniale), mais aussi par leur relation dynamique au processus d’émancipation nationale. Ainsi en va-t-il par exemple de ces Palestiniens qui, à partir de 1967, ont accepté de recevoir un salaire pour exercer des fonctions aussi diverses qu’enseignant, personnel hospitalier ou agent de police au sein d’institutions dirigées par la puissance coloniale. La motivation première des uns et des autres était-elle d’accepter de « travailler pour l’occupant » ou, au contraire, d’être au service de la population palestinienne, de maintenir un semblant de lien social, voire même de préparer les générations futures à la lutte? Ont-ils « objectivement » servi la cause palestinienne ou « objectivement » servi l’oc^ cupation israélienne? Et qu’en est-il de ces ouvriers palestiniens qui, aujourd’hui encore, travaillent dans les zones industrielles des colonies de Cisjordanie ou de ceux qui, ouvriers du bâtiment dans des firmes israéliennes, acceptent de recevoir un salaire pour construire lesdites colonies? Peut-on les qualifier de collaborateurs vivant de l’occupation? Ou alors sont-ils de simples salariés qui, par nécessité, n’ont d’autre choix que d’accepter de travailler pour les firmes israéliennes? Etc. Chacun comprendra qu’il est impossible d’apporter une réponse unilatérale à ces questions, et l’on ne sera guère surpris d’apprendre qu’en fonction de l’intensité de la lutte et de

la violence de la répression, les positionnements par rapport à des comportements pourtant identiques ont varié chez les habitants des territoires occupés.

Ainsi, si les avocats palestiniens ont été massivement en grève pendant les années 1967-1994, refusant de reconnaître la légitimité des institutions judiciaires israéliennes et de la législation militaire en vigueur dans les territoires occupés, il n’en a pas été de même des agents de police ou des enseignants, qui n’ont conduit des grèves « politiques » d’ampleur qu’à partir du début de la première Intifada (décembre 1987). Il en va de même du paiement des impôts exigés par la puissance occupante à partir de 1967 : s’il n’y a jamais eu de réel consentement à l’impôt dans la population palestinienne et s’il a souvent été payé de manière aléatoire, le refus collectivement revendiqué de payer l’impôt, comme ce fut par exemple le cas en 1988-1989 dans le village de Beit Sahour, à proximité de Bethléem, représente l’exception et non la règle. Autre exemple avec la (non-)participation aux élections municipales organisées par Israël dans les territoires occupés : alors qu’en 1972 l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) avait appelé à un boycott généralisé du scrutin qui, selon elle, conférait une légitimité à l’occupation, elle soutient quatre ans plus tard des candidats nationalistes qui remportent les deux tiers des municipalités (et qui seront pour une partie d’entre eux destitués, voire expulsés par les autorités israéliennes).

La « zone grise » évoquée plus haut est donc vaste et mouvante, et seule une étude minutieuse des conditions concrètes dans lesquelles se développe telle pratique ou telle activité permet de la situer dans les dynamiques plus générales qui traversent la société

palestinienne et dans ses rapports complexes avec le dispositif global de l’occupation. Le dispositif est entendu ici au sens foucaldien du terme, c’est-à-dire comme « un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit, aussi bien que du non-dit4 », au sein duquel une même action peut avoir, selon les contextes et selon l’échelle de temporalité choisie, des résultats très différents, voire même contradictoires. En d’autres termes, sauf à faire le choix délibéré de se focaliser sur les comportements individuels et collectifs les plus minoritaires (résistance intransigeante et collaboration directe), et donc à étroitement confiner l’analyse, il est impossible de saisir la complexité des réalités palestiniennes si l’on tente, volontairement ou non, de les enfermer au sein de l’alternative binaire résistance/collaboration.

La Palestine d’Oslo

Ce constat est d’autant plus vrai depuis les années 1993-1994 et l’entrée dans le « processus d’Oslo », qui a eu pour principale conséquence la constitution d’une administration palestinienne au sein des territoires occupés, en charge (théoriquement) de la gestion de la population palestinienne et promise (illusoirement) à être le premier jalon d’un futur État. L’établissement de cette administration, l’Autorité palestinienne (AP, de son véritable nom « Autorité d’autogouvernement intérimaire »), a ainsi modifié le dispositif d’occupation et, partant, les relations entre la population de Gaza et de Cisjordanie et les autorités israéliennes. Notons ici que

parler de « modification » n’induit aucune appréciation et aucun jugement quant aux hypothétiques effets positifs el/ou négatifs de la mise en place de l’AP et, plus généralement, quant aux conséquences concrètes du processus d’Oslo eu égard aux intérêts nationaux des Palestiniens. Nous aurons l’occasion de revenir plus longuement sur ces questions dans l’ouvrage, et je me contenterai donc de souligner ici un point essentiel : dans la mesure où l’occupation se poursuit malgré le développement d’une administration autochtone, et compte tenu du fait que cette dernière est dans une relation de subordination à la puissance occupante, la population de Cisjordanie et de Gaza ne s’émancipe pas de la tutelle israélienne, quand bien même celle-ci devient, par divers aspects, indirecte.

En d’autres termes, malgré la création de structures dites « autonomes », la vie des Palestiniens est demeurée tributaire des volontés et des décisions israéliennes, et ce sont en réalité les marges de manœuvre au sein du dispositif d’occupation qui se sont modifiées et se sont déplacées sans que le dispositif lui-même soit réellement ébranlé. À l’épreuve du temps, et ce quelles qu’aient pu être les illusions ou les espoirs de certains acteurs palestiniens, le processus d’Oslo s’est avéré être, non pas une étape vers la fin de l’occupation israélienne, mais une réorganisation de l’occupation israélienne. L’intégration, tant économique que territoriale et sécuritaire, de l’administration palestinienne à l’architecture de l’occupation a structurellement empêché ladite administration de devenir un instrument pour lutter contre la puissance occupante. On pourra ainsi dire que l’AP ne s’est pas construite contre l’occupation mais malgré l’occupation, un processus qui culminera avec la politique du Premier ministre Salam Fayyad, en poste en Cisjordanie de 2007 à 2013, et

son projet « volontariste » (que d’aucuns ont qualifié, à juste titre, de chimérique) de construction de facto des infrastructures d’un État palestinien indépendant en dépit de la poursuite de l’occupation israélienne.

L’AP n’a jamais pu être plus qu’une entité servant d’intermédiaire entre, d’une part, les Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza et, d’autre part, l’État d’Israël et ses structures administratives et militaires en charge des territoires occupés. Ce faisant, elle est devenue le centre autour duquel se sont réorganisées l’ensemble des forces sociales qui lui préexistaient, qu’il s’agisse des factions politiques, des structures familiales/claniques, des associations, des ONG, des syndicats ou encore du secteur privé. Ces forces sociales, qui étaient jusqu’alors dans un tête-à-tête direct avec la puissance occupante, ont été contraintes de nouer des relations avec un centre pofitico-administratif devenu rapidement incontournable, et l’on a assisté à un déplacement des lieux de pouvoir, de contestation, et plus généralement à une réorganisation de la scène politique et sociale palestinienne. Les catégories de « résistance » et de « collaboration » ont été ainsi profondément redéfinies, de même que la gamme des attitudes et des actions constituant la « zone grise », dans la mesure où le discours devenu dominant dans la direction du mouvement national palestinien « historique » a consisté à affirmer que l’indépendance passait désormais par la négociation et la coopération, et non par la confrontation directe, avec l’État d’Israël.

Ce changement de paradigme n’est pas allé sans entraîner heurts et confusion. Les combattants armés, glorifiés dans les années 1970, sont devenus à bien des égards les adversaires de la cause natio-

nale, qu’il s’est agi de neutraliser, soit par leur arrestation, soit par leur intégration à l’appareil d’État en construction. On a dès lors assisté à un recyclage des anciejas officiers et des anciens commandos palestiniens dans les divers organes sécuritaires afin de parvenir, selon la formule explicite d’un cadre de la Sécurité préventive, à « transformer les combattants en policiers5 ». Ceux qui ont refusé cette démarche ont rapidement été sujets à la marginalisation politique et sociale, quand ils n’ont pas tout simplement été victimes de la répression directe de l’AP. Dans le même temps, des figures jadis accusées de collaboration avec l’occupant, à l’instar de certains maires nommés par Israël en remplacement des maires nationalistes destitués, ont été maintenues dans leurs fonctions par la direction de l’AP, soucieuse de donner des garanties à Israël et de ne pas s’aliéner certaines notabilités locales6. Après les élections primaires organisées au sein du Fatah en préalable au premier scrutin législatif (1996), la direction Arafat n’hésitera pas à aller à l’encontre du vote des militants et à « remplacer » des cadres reconnus pour leur activisme anti-occupation par des personnalités plus conciliantes et moins subversives.

La configuration déjà complexe, qui empêchait de classer strictement les Palestiniens en « résistants » et « collaborateurs », est devenue des plus confuses : si la seule voie possible pour l’indépendance est désormais la coopération avec Israël et/ou l’investissement dans la construction de la « paix », c’est l’ensemble des règles du jeu qui change, et la « zone grise » se modifie et s’étend. Petit à petit, l’action politique (au sens militant) est en effet dévalorisée au profit de l’investissement dans le « processus de paix », qu’il s’agisse de rejoindre directement l’appareil d’État ou de contribuer à la mise en place d’activités ou de structures appuyant ledit processus. Dans tous les domaines (économique, social, culturel, éducatif, etc.), des projets conjoints israélo-palestiniens voient le jour, destinés à promouvoir la « coexistence entre les deux peuples ». On assiste en outre à un développement exponentiel des structures palestiniennes issues de la « société civile », au premier rang desquelles les ONG1. En 2000, on estime ainsi que près de 40 % des ONG palestiniennes enregistrées en Cisjordanie et dans la bande de Gaza8 ont été créées après 1994. Ces structures sont au cœur de cette nouvelle « zone grise » créée par le processus d’Oslo : ni organes de lutte directe contre l’occupation9, ni structures collaborant avec l’État d’Israël (qui ne les assiste ni ne les subventionne), elles deviennent un lieu investi tout autant par des militants qui y voient un substitut à l’activité politique, désormais déconsidérée, que par des « techniciens » qui y perçoivent une opportunité de carrière, en proposant leur savoir-faire à de généreux bailleurs de fonds.

Les ONG, symptôme de la dépolitisation consécutive à Oslo ?

Les ONG palestiniennes ne peuvent pas être considérées comme étant dans une logique nécessairement résistante, pas plus qu’elles ne peuvent être considérées comme étant dans une logique nécessairement collaboratrice. La première de ces thèses voudrait que les ONG, dans la mesure où elles contribueraient, pour les ONG de développement, à améliorer les conditions de vie de Palestiniens et, pour les ONG de plaidoyer, à renseigner le monde sur les effets concrets de l’occupation, soient un atout pour la cause palestinienne. La seconde de ces thèses voudrait au contraire que les ONG, dans la mesure où elles auraient pour rôle essentiel d’atténuer les

effets d’une occupation et d’une colonisation maintenues, serviraient de cache-sexe à ces dernières et renforceraient l’État d’Israël en gommant tout ou partie des effets de sa politique.

Ces deux visions apparemment opposées comportent chacune une part de vérité, et c’est précisément pour cette raison que je considère que cette fausse alternative, si elle permet bien évidemment d’interroger et d’analyser en partie le rôle des ONG, ne permet pas de questionner correctement leur place et leur fonction dans le cadre du processus d’Oslo. Car c’est bien de cela qu’il s’agira dans cet ouvrage : étudier les trajectoires des ONG palestiniennes durant les « années Oslo » pour mieux comprendre l’évolution et les enjeux de la question palestinienne. Les ONG se situent en effet au carrefour de thématiques et problématiques multiples, qu’il s’agisse des modifications du champ politique palestinien, de l’émergence de nouvelles couches sociales dont la survie matérielle et symbolique dépend de la poursuite du « processus de paix », quand bien même celui-ci est voué à l’échec, du poids croissant des bailleurs de fonds dans la prise de décision palestinienne, de la mise sous tutelle économique des habitants de Cisjordanie et de Gaza, ou encore de l’offensive idéologique qui vise à transformer l’image des Palestiniens, de peuple avec des droits en individus avec des besoins.

On s’attachera donc à exposer et interroger l’évolution du paysage des ONG palestiniennes depuis 1993-1994 et l’entrée dans le « processus de paix », en comparant les fonctions et activités de ces structures avec celles qui étaient les leurs durant la période dite de l’occupation (1967-1987), et en pensant l’inscription et le rôle des ONG au sein du dispositif d’Oslo. La faillite politique du « processus de paix » a ainsi conduit nombre d’acteurs - tant internationaux que locaux - à substituer à la perspective d’une solution au « conflit » des politiques d’assistance destinées à atténuer les effets de l’occupation israélienne, tant par l’aide d’urgence que par l’aide au développement. Or, si l’AP a été le principal bénéficiaire de ces aides et l’acteur central dans la tentative de stabilisation des territoires palestiniens malgré l’absence de solution politique, les ONG ont largement contribué, et contribuent aujourd’hui encore, concrètement et symboliquement, à entretenir la fable d’Oslo et à maintenir l’illusion de l’existence d’un « processus de paix » alors que celui-ci est depuis de longues années en état de mort clinique.

Les ONG ne sont évidemment pas les principales responsables de la faillite du processus d’Oslo, et les positions qui sont exprimées ici et seront développées dans cet ouvrage ne sont en aucun cas des jugements de valeur portés à l’encontre des militants et des salariés de ces ONG. Il s’agit en revanche de considérer que les ONG nourrissent le « processus de paix » tout autant qu’elles se nourrissent de lui, et que la place qu’elles occupent dans le dispositif d’Oslo est révélatrice des modifications de la « zone grise » évoquée plus haut. Une « zonë grise » qui se définit de plus en plus comme étant le lieu de l’organisation des aménagements de l’occupation, qu’ils soient individuels ou collectifs et qui, a fortiori dans une période de crise historique du mouvement national palestinien - tant en termes d’encadrement que de stratégie et de perspectives politiques -, a tendance à s’étendre et à étouffer le combat direct contre la puissance coloniale. Au sein de cette « zone grise » se développe ce que les militants palestiniens appellent la tendance à la « normalisation » de l’occupation, qui ne se confond pas avec la collaboration dans la mesure où la normalisation n’implique pas de coopération directe avec l’occupant, mais des projets et actions qui considèrent l’occupation comme un fait accompli avec lequel il convient désormais de composer.

En dernière analyse, la normalisation participe du phénomène général de dépolitisation de la société palestinienne, entendu comme un processus de désinvestissement progressif du combat politique national au profit de stratégies de survie individuelles ou locales se situant hors de tout projet d’émancipation collectif. Les causes de cette dépolitisation sont nombreuses, certaines d’entre elles seront évoquées dans les pages qui suivent, et si la responsabilité première en incombe à la puissance occupante et à ses soutiens, les élites palestiniennes, qu’elles soient politiques, économiques ou sociales, y ont également contribué. L’étude des trajectoires des ONG palestiniennes depuis les Accords d’Oslo permettra de mieux comprendre ce double processus de normalisation/dépolitisation, et de mieux cerner les enjeux auxquels sont aujourd’hui confrontés les Palestiniens et celles et ceux qui, aux quatre coins du monde, sont à leurs côtés. L’auteur de ces lignes demeure en effet convaincu que le combat pour la Palestine demeure une question structurante à l’échelle internationale, qui condense et cristallise des dynamiques qui dépassent de très loin le seul affrontement entre Israël et les Palestiniens : comprendre la Palestine, c’est aussi toujours, un peu, comprendre le monde comme il va.

De 1967 à VIntifada : les ONG au cœur du développement du nationalisme

Les ONG palestiniennes10 de Cisjordanie et de Gaza ont connu un important développement durant les années 1967-1993, au cours desquelles elles sont progressivement devenues un élément incontournable du mouvement national palestinien. L’occupation israélienne et ses conséquences sur les structures économiques, politiques et sociales palestiniennes ont en effet entraîné une extension et une réorganisation du nationalisme palestinien, au sein duquel les ONG vont être amenées à jouer un rôle clé. Pour comprendre quel est le cadre dans lequel les ONG vont se développer et jouer un rôle dans la préparation de YIntifada de 1987, il s’avère nécessaire de revenir sur les conséquences « globales » de l’occupation israélienne.

Les effets de l’occupation israélienne

Depuis la guerre des Six Jours (juin 1967), la Cisjordanie et la bande de Gaza sont sous le contrôle exclusif de l’armée israélienne. Ces territoires sont sous la responsabilité de « l’Administration civile » israélienne, qui n’a de « civile » que le nom puisque ce sont des ordres militaires qui organisent la vie politique, économique et sociale de ces territoires. Samih Farsoun et Jean Landis" identifient quatre mécanismes principaux dans la gestion israélienne de la population palestinienne : exploitation économique, répression politique, déstructuration institutionnelle et répression culturelle/idéologique.

- L’exploitation économique des territoires palestiniens se traduit par une intégration forcée à l’économie israélienne et un modelage de l’économie palestinienne en fonction des besoins du marché israélien, des expropriations, un accaparement des ressources naturelles palestiniennes, notamment l’eau (avec 78 % de l’eau de Cisjordanie et 33 % de l’eau de la bande de Gaza utilisés par Israël12), et la prévention de tout développement d’une infrastructure économique palestinienne autonome.

Les confiscations de terres et la concurrence des marchandises israéliennes conduisent des dizaines de milliers d’agriculteurs et d’ouvriers agricoles sans ressources à travailler pour de faibles salaires en Israël (150000 Palestiniens travaillent légalement en Israël en 1987, le chiffre atteignant probablement 180000 en comptant les illégaux). Le contrôle des frontières par Israël oblige les Palestiniens à importer depuis Israël la quasi-totalité des marchandises qu’ils ne produisent pas (90 % du total des importations en 198613). L’installation d’entreprises israéliennes dans les territoires palestiniens, si elle crée des emplois, ne bénéficie que très peu à la population puisque les richesses produites et les bénéfices engendrés ne sont pas réinvestis dans l’économie palestinienne. L’accumulation de capital est rendue impossible dans les territoires palestiniens avec la fermeture de toutes les banques en 1967 (par décret militaire), banques qui ne commenceront à rouvrir qu’en 1981 (à Gaza) et en 1986 (en Cisjordanie).

Dès lors, même si la croissance économique palestinienne est importante dans les années 1970, elle est moins forte que celle des autres pays de la région, et elle baisse dans les années 1980 : en 1985, les PIB de la Cisjordanie et de Gaza sont inférieurs à ceux de 1979. L’économie palestinienne, qui se développe en fonction des besoins de l’économie israélienne, connaît un phénomène de distorsion, avec par exemple un surdéveloppement des secteurs des transports, de la distribution et du commerce, « médiateurs entre l’économie israélienne et les consommateurs palestiniens14 » et un sous-développement des industries modernes (chimiques par exemple). On constate enfin une modification de la structure sociale palestinienne, avec une réduction considérable de la place des agriculteurs, et partant des grands propriétaires terriens, et l’expansion d’un prolétariat surexploité en Israël, issu principalement des camps de réfugiés.

- La répression politique, si elle avait commencé dès 1967, a connu une accélération avec l’arrivée au pouvoir en Israël, en 1977, du Likoud, qui met en place la politique de « la poigne de fer ». Les élections municipales de 1976, initiées par Israël, qui y voyait un moyen de favoriser l’émergence d’une direction « de l’intérieur », concurrente de celle de l’OLP et avec qui les autorités d’occupation pourraient s’entendre sur un partage des responsabilités, ont en effet mis à la tête de la quasi-totalité des municipalités des maires nationalistes qui reconnaissent, pour la plupart, l’OLP comme seul représentant légitime du peuple palestinien. Les autorités israéliennes prennent conscience du développement du mouvement nationaliste dans les territoires occupés et décident donc de l’étouffer. Les dix. années qui séparent l’arrivée du Likoud au pouvoir et le début de YIntifada sont dès lors caractérisées par une forte répression du mouvement nationaliste palestinien.

Les élus qui déclarent leur allégeance à l’OLP sont jugés, condamnés, voire expulsés. Les militants nationalistes sont la cible des autorités d’occupation qui multiplient arrestations et condamnations à des peines de prison ou à la déportation : cas exemplaire, Hussam Khadr, dirigeant du Fatah dans le camp de Balata, est arrêté vingt-trois fois pendant les années 1980 avant d’être finalement expulsé au début de YIntifada. Les tentatives de structuration politique « nationale », à l’intérieur des territoires occupés, sont combattues (avec par exemple la révocation de plusieurs maires, dont celui d’Hébron, au début des années 1980, qui tentaient de s’organiser dans un « Comité d’orientation nationale »). Certaines estimations indiquent que près de 600000 arrestations ont eu lieu dans les territoires occupés de 1967 à 1988. En 1987, on estime à 4700 le nombre de prisonniers politiques palestiniens dans les prisons israéliennes15.

- La déstructuration institutionnelle se manifeste par une politique de prévention systématique de l’émergence de toute « structure nationale » ou « système national » palestinien. C’est ainsi que les systèmes bancaire et monétaire jordaniens en Cisjordanie sont démantelés et que les associations et les syndicats sont soumis à un strict contrôle des autorités d’occupation. De même, toute tentative d’institutionnalisation d’un pouvoir politique « de l’intérieur » hostile aux forces d’occupation est systématiquement combattue. Le processus de « déstructuration » institutionnelle dépasse les seules institutions politiques et parapolitiques : les autorités israéliennes entravent le développement de structures aussi diverses que les centres de formation agricoles ou le système hospitalier.

- La répression idéologique/culturelle, enfin, concerne des domaines aussi divers que la presse, les productions littéraires et artistiques, l’enseignement scolaire ou la toponymie. Le ministère de l’Intérieur peut suspendre ou interdire la publication de n’importe quel ouvrage ou revue sans motif, les journaux sont sévèrement encadrés par des ordres militaires qui, par exemple, autorisent l’armée à confisquer tout journal même s’il a passé la censure du ministère de l’Intérieur. Le mot « Palestine » est systématiquement remplacé, dans les manuels scolaires, par « Israël », et les autorités israéliennes pratiquent l’hébraïsation systématique des noms de villes, villages, rues ou collines. Le drapeau palestinien est banni dans l’ensemble des territoires occupés et l’on proscrit même aux artistes peintres le droit de faire figurer les quatre couleurs du drapeau sur une même toile. Il s’agit, par ces diverses mesures, de combattre le développement du mouvement national palestinien en s’en prenant à tout ce qui peut participer du renforcement du sentiment d’appartenance nationale dans la population palestinienne. La répression culturelle et idéologique a pour principal objectif de « supprimer le sens de l’identité collective et, en dernière instance, de la volonté collective16 ».

Exploitation économique, répression politique, déstructuration institutionnelle et répression idéologique/culturelle constituent le cadre contraignant dans lequel se développe le nationalisme palestinien de l’intérieur. L’une des tâches essentielles de ce dernier est dès lors, au-delà de la défense des revendications nationales, de combattre concrètement les effets quotidiens de l’occupation israélienne, qui constituent de facto un obstacle au développement de la conscience nationaliste et de structures pouvant l’incarner. C’est à ce titre que les ONG vont être amenées à jouer un rôle essentiel et singulier. Ni factions politiques ni groupes armés, elles sont des cadres qui permettent à la population de se regrouper autour de questions spécifiques (agriculture, saîité, culture, développement économique, assistance aux familles de prisonniers, etc.) et de pallier les dégâts de l’occupation tout en luttant contre la déstructuration institutionnelle. Elles favorisent ainsi les dynamiques d’organisation et de solidarité collectives sans être nécessairement considérées comme des structures séditieuses par la puissance occupante. Enfin, elles contribuent par leur action au développement des logiques d'empowerment, condition nécessaire à l’existence, en actes, d’un peuple palestinien mobilisé pour ses droits.

Le développement des ONG sous l’occupation

Dans les années 1970, on assiste tout d’abord à la naissance de nombreuses associations, de taille très variable, qui prônent une résistance « culturelle ». Il s’agit de défendre l’identité palestinienne face au processus de négation de cette identité par les autorités d’occupation. Il faut se souvenir, par exemple, des déclarations de Golda Meir, chef du gouvernement israélien de 1969 à 1974 : « Les Palestiniens n’existent pas. Quand y a-t-il eu un peuple palestinien indépendant avec un État palestinien? C’était le sud de la Syrie avant la Première Guerre mondiale, et après il y avait une Palestine incluant la Jordanie. Ce n’est pas comme s’il y avait un peuple palestinien en Palestine, se considérant lui-même comme un peuple palestinien, et que nous serions venus en les mettant dehors et en leur prenant leur pays. Ils n’existaient pas11. »

Cette résistance culturelle a pris des formes diverses18, qu’il s’agisse du théâtre, de la musique,

du chant... Il s’agit de réhabiliter une culture parfois oubliée ou négligée et dont l’affirmation trouve une actualité particulière avec l’occupation israélienne et la tentative de déstructuration de la société palestinienne. Dans les villes, dans les camps de réfugiés, ou encore dans les universités, les activités culturelles se multiplient. Dans le contexte de l’occupation, elles sont autant d’actes de résistance face à une administration qui, dans la tradition du colonialisme, nie l’existence d’un peuple indigène pour mieux justifier sa mainmise territoriale, politique et économique sur des territoires conquis par la force.

La résistance culturelle n’a évidemment pas débuté avec l’occupation de 1967, et elle remonte en réalité à une période largement antérieure. Il ne s’agit en effet pas d’affirmer ici, comme l’a longtemps fait une certaine historiographie pro-israélienne, que le sentiment national et le nationalisme palestiniens seraient nés après la guerre de 1967, ou après celle de 1948, dans une stricte dynamique « réflexe » qui ne trouverait aucune racine dans la période précédant la fondation de l’État d’Israël. De nombreux travaux, et notamment ceux de Rashid Khalidi, ont en effet démontré que « l’identité palestinienne19 » trouve ses sources lors d’une phase largement antérieure, avant même l’établissement du mandat britannique sur la Palestine. Ainsi, les phénomènes étudiés dans cette partie de l’ouvrage s’inscrivent tout à la fois dans un cadre spécifique (issu de la guerre de 1967) et dans une longue tradition.

Parmi les bouleversements consécutifs à l’occupation de 1967, on ne peut manquer de relever le développement spectaculaire de la population estudiantine dans les territoires occupés. La croissance économique, la modification de la structure sociale

palestinienne et la démocratisation paradoxale de l’accès aux études via les écoles de l’ONU20 ont eu pour conséquences la massification et la diversification sociale du milieu étudiant. L’Université de Bir Zeit est fondée en 1972, celle de Bethléem en 1973-1974, l’Université an-Najah de Naplouse en 1977.

Les universités deviennent un terrain d’intervention et de recrutement privilégié pour les factions politiques de l’OLP. La forte politisation du milieu étudiant, la répression dont sont victimes les étu- | diants nationalistes et l’expérience de la prison (lieu de formation politique pour de nombreux jeunes) participent de la modification de la composition des élites politiques palestiniennes et de l’émergence ! de nouveaux cadres. C’est autour de cette nouvelle génération d’intellectuels issus de toutes les couches de la société palestinienne que se développent, au cours des années 1970 et 1980, les mouvements étudiants, les syndicats, les organisations de femmes et de multiples autres structures ayant vocation à ! venir en aide et à organiser la population des terri- j toires occupés (associations médicales, coopératives agricoles, etc.).

Fondées à l’initiative des organisations membres de l’OLP, ces structures ont deux objectifs intrinsèquement liés : d’une part, pallier les manques liés à la situation d’occupation militaire et qui ne sont quasiment pas pris en charge par les autorités israéliennes (hôpitaux, aide aux agriculteurs, etc.) ; d’autre part, construire la conscience nationaliste et la résistance à l’occupation dans la population palestinienne. Le Parti communiste est le premier et le plus actif sur ce terrain, principalement pour des raisons politiques (développer une lutte « populaire » pour la libération non-violente des territoires occupés en 196721) mais aussi parce que, contrairement aux organisations de guérilla, ses cadres

ne sont pas, à de rares exceptions près, à l’extérieur des territoires palestiniens. Malgré les divisions entre factions palestiniennes, ces structures vont avoir un impact important sur l’ensemble de la population palestinienne des territoires occupés. Elles répondent à des demandes bien réelles, elles créent des liens entre les différentes couches de la population (par exemple des centaines d’étudiants participent à des travaux de réhabilitation de terres agricoles, aux côtés des paysans) et contribuent au développement de l’OLP et du nationalisme palestinien tout en marginalisant les notables et les élites traditionnelles.

Les associations et ONG qui se développent alors sont, en ce sens, doublement « politiques ». Tout d’abord, parce qu’elles ne se situent pas sur le terrain de l’humanitaire, mais sur celui de la lutte anti-coloniale : elles sont partie intégrante du mouvement national palestinien et s’inscrivent dans le cadre référent de l’OLP. Mais on peut également considérer qu’elles sont « politiques » au sens partisan du terme, dans la mesure où elles n’échappent pas aux querelles et rivalités entre factions palestiniennes et reflètent, de manière déformée, les luttes d’influence au sein même de l’OLP, dont la direction et l’appareil sont alors en exil (au Liban jusqu’en 1982-1983 puis en Tunisie).

Or le noyau dirigeant de l’OLP, constitué des membres fondateurs du Fatah (Yasser Arafat, Mahmoud Abbas, Abu Iyad, Abu Jihad...) et de quelques individus cooptés par Yasser Arafat et ses proches, entend s’appuyer, dans la perspective d’un processus négocié, sur le développement du mouvement national à l’intérieur des territoires occupés, mais ne souhaite cependant pas l’établissement d’infrastructures politiques autonomes en Cisjordanie et

à Gaza. Il s’agit pour ce groupe dirigeant d’éviter qu’émerge, à l’intérieur des territoires occupés, une direction politique alternative. D’où une attitude ambivalente vis-à-vis des initiatives de l’intérieur, renforcée par le fait que les équilibres entre forces politiques diffèrent sensiblement entre l’intérieur et l’extérieur des territoires occupés. Le poids du Parti communiste et de la gauche de manière générale est beaucoup plus important à l’intérieur que dans l’OLP (et dans ses instances exécutives, que le PC ne rejoindra qu’en 1987).

La direction Arafat profite de son monopole dans la gestion des immenses ressources financières de l’OLP pour concurrencer le PC sur le terrain associatif. Le large réseau d’associations est en effet amplement dominé par le PC, même si ce dernier ne souhaite pas leur donner un caractère exclusivement factionnel. Le Fatah développe son propre réseau au début des années 1980, renforçant dès lors le factionnalisme dans le domaine associatif : chaque faction va alors créer ses propres structures. On trouve par exemple, au milieu des années 1980, quatre associations de femmes : l’Union of Palesti-nian Working Women’s Committee affilié au Parti communiste, l’Union of Palestinian Women Gommit-tees affilié au Front populaire pour la libération de la Palestine (FPLP), l’Union of Women’s Work Com-mittees affilié au Front démocratique de libération de la Palestine (FDLP) et le Women’s Committee for Social Work affilié au Fatah. Il en va de même dans le domaine de la santé, sur le terrain syndical ou encore dans le domaine agricole.

Dans les universités, chaque faction constitue son propre bloc à l’occasion des élections aux conseils universitaires, même si parfois des alliances ponctuelles se tissent entre les différentes factions de l’OLP pour

défaire les organisations islamiques. La création du mouvement de jeunesse du Fatah, Shabiba, en 1982, est un exemple de la politique de concurrence exacerbée entre les différents courants de l’OLP et de la stratégie spécifique du Fatah de « prise en main » des nouvelles élites politiques de Gaza et de Cisjordanie. Avec la création de ce mouvement de jeunesse qui utilise largement les ressources financières de l’OLP - ressources qui lui permettent d’être un véritable prestataire de services pour les étudiants - le Fatah élargit considérablement son audience et sa popularité auprès de jeunes qui deviendront les forces vives du mouvement national à l’intérieur des territoires occupés. Les autres forces ne peuvent se prévaloir de telles ressources financières, ni de la légitimité des dirigeants « historiques » de l’OLP (Arafat et Abu Jihad notamment) et perdent progressivement du terrain face à la « machine Fatah ».

Les deux principaux secteurs dans lesquels les ONG vont, progressivement, se développer sont le secteur de la santé et celui de l’agriculture22. Dans le premier cas, il s’agit de pallier les déficits liés à la déstructuration institutionnelle en mettant en place un système et des établissements de santé qui ne sont pas directement dépendants du bon vouloir des autorités d’occupation. Dans le second cas, il s’agit de lutter contre les effets de l’occupation en encourageant les agriculteurs à s’organiser collectivement pour défendre leur terre et construire des solidarités, notamment par la mise en commun de ressources financières, de productions ou de matériel.

La santé

Dans le domaine de la santé, les effets de l’occupation israélienne sont particulièrement désastreux, avec notamment un retard dans le développement

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