L’histoire, tout de suite

 

 

 

 

 

 

 

 

Janvier 151 a déjà nourri un abondant commentaire, depuis l’internaute anonyme jusqu’au Prix Nobel de littérature. Il a mobilisé de multiples expertises, de l’écrivain indien au philosophe slovène, du démographe au psychanalyste. Prévisible, cette glose s’est nourrie un peu des gloses précédentes mais beaucoup d’une actualité dramatique (au sens originel : construite comme un drame), incessamment renouvelée tout au long de l’année qui a suivi, à l’issue de laquelle paraît ce livre, loin d’être le dernier sur le sujet2.

Quel sujet, au fait ? Dès janvier l’auteur de ces lignes a été sollicité de dire son mot, à l’instar de beaucoup. Il a, épisodiquement, répondu à la commande sociale3. Mais, il doit l’avouer, il s’est senti aussi, au cœur même du deuil, impliqué bien au-delà de toute expertise. Il se trouve, d’abord, qu’il s’est aventuré, assez tôt dans son parcours d’historien, sur le terrain de la culture visuelle4, ce qui l’a conduit en particulier — plutôt seul, longtemps, dans l’université française — à engager ou diriger un certain nombre de travaux sur l’histoire de la bande dessinée et / ou le dessin de presse5 ; il a même, à partir des années 1990, franchi le pas et exercé, sans discontinuer depuis lors, la fonction de critique de BD ; à ces deux titres il avait introduit en 2001 un livre de l’un des assassinés du 7 janvier, Jean Cabut, dit Cabu6, avec lequel il avait gardé un lien amical, si forte était la sympathie qui émanait de ce jeune homme sans âge. À une époque qui, plus que jamais, dramatise et individualise le social, cette considération toute personnelle suffirait, sinon à justifier, du moins à expliquer sa démarche.

Mais il est des motifs moins individuels. Ce drame d’apparence française, voire, on le verra, très française, a eu d’emblée une audience — et bientôt une duplication — internationale, attestant par là qu’il nous disait beaucoup sur plusieurs questions fondamentales touchant à la situation présente — donc historique —, non d’une société nationale en particulier, mais de toutes nos sociétés. Sociétés occidentales mais aussi extra-occidentales et, pour finir, société mondiale, à l’heure du global. Le premier historien qui ait résolu de prendre dates, Patrick Boucheron7, citera une phrase d’un texte peu connu de Michelet, l’Introduction à l’histoire universelle : « Ce ne serait pas trop de l’histoire du monde pour expliquer la France. » Intuition qu’on n’hésitera pas à qualifier de magistrale, même si ceux qui lurent cette phrase au lendemain de la révolution de 1830 n’en virent sans doute, et pour la plupart avec plaisir, que la face d’« arrogance française » sans le côté pile, à savoir que la France, comme le Danemark, la Tunisie ou Israël, est semblable à l’homme de Sartre, à la fin des Mots : tout un pays, fait de tous les pays et qui les vaut tous et que vaut n’importe quel autre.

Janvier 15 est donc un moment historique du XXIe siècle en ce qu’il ne peut pas se limiter à sa signification locale. La violence et l’ampleur des actes que ces quelques jours ont cristallisés pouvaient dès lors apparaître comme la métonymie d’une crise plus générale. Et c’est bien ainsi que la société de ce janvier-là a perçu ces journées, quoi qu’il advienne, exceptionnelles. Articles et éditoriaux, numéros spéciaux de revues et de magazines, émissions de radio et de télévision, opuscules et gros opus témoignent depuis lors de l’ampleur de la commotion, mais les témoignages les plus forts viennent sans doute de cette grande bouche d’ombre qui aujourd’hui, dans une société, parle le langage des forums, des réseaux sociaux et des dîners en ville.

Les historiens et, plus largement, les sciences sociales s’interrogent de plus en plus — cette interrogation mériterait à elle seule une analyse — sur leur « rôle social ». Que la formule remonte à plus d’un siècle, sous la plume d’un militaire de culture catholique et monarchiste, en dit sans doute long sur les présupposés de ce questionnement8. Le postulat critique de l’auteur le porterait à répondre que l’histoire ne sert à rien, et que c’est fort heureux. Mais son corps témoigne un peu autrement : engagé depuis plusieurs années dans l’écriture d’un livre consacré à l’une des questions récurrentes de son époque9, il a fait, un jour de la fin janvier dernier, le choix — le sacrifice — de mettre pendant quelques mois cette écriture de côté pour rédiger le livre que vous êtes en train de lire, cette sorte de texte auquel on peut donner le nom, emprunté au vocabulaire sociologique, de « livre d’intervention ». Entendons par là une parole dont la commande, prétendument sociale là aussi mais au fond strictement individuelle, naît de ce surgissement qu’on appelle un événement. Après tout — c’est-à-dire avant tout — l’auteur est simplement — c’est-à-dire est déjà — un auctor, dont le premier et peut-être le seul « rôle » est d’augmenter, si peu que ce soit, le monde.

L’augmentation historienne n’est certes pas celle du passé. Le passé n’existe pas ; il n’est jamais qu’un rapport modifié de l’homme à son présent. L’objet de l’histoire est le temps. L’historien n’est pas le discoureur qui arrive toujours après la bataille — qui fait toujours de l’« histoire bataille », mais pas celle qu’on croit — et s’en trouve, ma foi, fort bien ; il est cet artisan auquel la société reconnaît une compétence sur le temps comme elle reconnaît à l’ébéniste une compétence sur le bois. Après quoi il y a de plus ou moins bons ébénistes et il y a, surtout, beaucoup de fabrication en série de meubles bon marché, au reste parfois de bonne qualité. Après quoi il y a une société qui, par ailleurs, a sa petite idée sur le temps, tiraillée qu’elle est entre le « rien de nouveau sous le soleil » de l’Ecclésiaste, premier grand manifeste mélancolique, et le « on ne se baigne jamais dans le même fleuve » du philosophe grec, postulat de base du relativisme. Et que l’historien se débrouille avec ça.

L’exercice est d’autant plus risqué que le supposé savant doit nécessairement utiliser deux outils d’un maniement assez dangereux. Le premier est l’analogie. « Comparaison n’est pas raison », dit un proverbe qui n’est, au fond, qu’un jeu de mots et un argument très discutable. D’Hérodote à Sanjay Subrahmanyam, tout historien compare, sans quoi il s’interdirait de penser et, en effet, de « raisonner »10. Ici on comparera donc, dans l’espace et dans le temps. On évoquera l’Antiquité romaine aussi bien que les Trente Glorieuses, Clausewitz et Dieudonné ; il faudra s’y faire. Le second outil contondant et d’un usage délicat est la généralité. « Qui trop embrasse mal étreint », dit un autre proverbe, qui confond sans doute l’amour du savoir avec le coït, ce qui est bien une comparaison d’intellectuel. Si l’histoire est une science de la société et pas simplement un genre littéraire de consommation rapide, à l’instar de la critique gastronomique, elle suppose une généralisation. Bref, disons-le : la pensée n’est pas contradictoire avec l’urgence. On peut « prendre de la hauteur » sans nécessairement « prendre son temps » : cette confusion de l’espace avec le temps est une des maladies professionnelles de l’intellectuel.

Dans les pages qui suivent, l’augmentation historienne prendra la forme d’une série de questionnements, reformulés à la sauvage dans les rues de la France, du Danemark, de la Tunisie ou d’ailleurs au long d’une certaine année du XXIe siècle. Ces questions peuvent se résumer en autant de phrases simples, telles que : « D’où vient que la censure serait un problème, et pas la liberté d’expression ? », ou : « Pourquoi la laïcité serait-elle donc une spécialité française ? », ou encore : « L’antisémitisme a-t-il une origine autre que religieuse ? », traitées sous la forme d’autant de leçons. Mot redoutable, là aussi. La leçon, du plus loin que vienne le terme, est une cueillette (le légô du grec, « je cueille »), donc un choix, qui chez l’Homo sapiens s’exprime par des mots choisis (légô signifie aussi « je dis »). La lectio ancienne était lecture recueillie d’un texte inspiré, mots posés sur des mots préétablis. La leçon moderne pose des mots sur des phénomènes ; elle est supposément débarrassée des mots préétablis dont sont faits tous les Livres de toutes les religions modernes, qu’elles soient religieuses ou civiles. La leçon d’histoire serait donc une leçon par l’histoire et pour l’histoire. On en a compté ici treize au total. D’autres en trouveraient huit, ou trente-six, ou pourraient faire de chaque leçon un livre. D’autres écriront d’autres livres. Celui-ci est le mien.

1. On reviendra, dans le premier chapitre de ce livre, sur le problème que pose en soi la qualification de l’événement.

2. Ce texte a été remis à son éditeur le 1er septembre 2015.

3. La caricature : Et si c’était sérieux ?, Paris, Nouveau Monde. Cet ouvrage collectif, réunissant sept historiens, est sorti le 19 février 2015.

4. Le petit nazi illustré, préface de Léon Poliakov, Paris, 1979, 2e édition, Nautilus, 2002.

5. Dernier en date : L’art de la bande dessinée, Paris, Éditions Citadelles et Mazenod, 2012, ouvrage codirigé avec Laurent Martin et Sylvain Venayre.

6. Ma Ve République, Paris, Hoëbeke.

7. En dialogue avec un écrivain, Mathieu Riboulet (Prendre dates, Lagrasse, Éditions Verdier, avril 2015). Dès mars Emmanuel Laurentin avait réuni en volume plusieurs contributions mises en perspective (Histoire d’une République fragile (1905-2015). Comment en sommes-nous arrivés là ?, Fayard).

8. Hubert Lyautey, Le rôle social de l’officier, 1891.

9. Qu’est-ce qu’une nation ? Significativement, un autre historien français a publié au printemps 2015 un court texte portant ce titre, question sortie du placard des questions inconvenantes ou obsolètes (Gérard Noiriel, Qu’est-ce qu’une nation ? Paris, Bayard).

10. « Penser, c’est comparer », dit Walter Rathenau. Il est vrai qu’il a mal fini, assassiné par l’extrême droite.