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Le Crayon guidant le peuple

 

 

 

 

 

 

 

 

Le premier niveau de l’analyse, le plus étroit mais aussi le plus proche de l’individualité des victimes du 7 janvier 2015, porte sur une question qui semblait jusque-là réservée à quelques cénacles savants — tels les historiens des médias et, plus généralement, de la culture : celle de l’identité du dessinateur de presse. Jusqu’à ce jour-là, un peu avant 11 h 30, la question se posait en effet en ces termes : le dessinateur de presse était semblable à la chauve-souris de la fable ; je suis oiseau, voyez mes ailes, je suis souris, voyez mes griffes. Il appartenait à deux sociétés culturelles à la fois, celle des artistes et celle des journalistes, et cette double appartenance, loin d’être un avantage, était, en termes de reconnaissance, un handicap. Inutile de le nier, en effet : le dessinateur de presse était souvent considéré avec condescendance par les deux sociétés en question, chacune fonctionnant sur la base de ses propres traditions, qui produisent autant de hiérarchies.

 

 

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Du côté du système des beaux-arts la cause était entendue. Le dessinateur de presse ne pouvait être qu’un artiste de second rang. D’abord parce que le dessin n’a jamais eu le prestige de la peinture, dont il est généralement assimilé à la forme préparatoire, ensuite — et surtout — parce que le dessin de presse souffre d’une double infirmité. D’une part, il appartient intrinsèquement au monde inférieur de la duplication, au même titre que la photographie ou la bande dessinée ; il ne se donne pas d’emblée à la société sous la forme d’un objet unique, certes reproductible mais dont — au contraire de ce que laisse entendre Walter Benjamin — la reproductibilité accroît l’aura, puisqu’elle renvoie à ce lieu unique où le fidèle de la religion culturelle devra venir, au moins une fois dans sa vie, comme à La Mecque, le contempler. Il appartient, de surcroît, à la duplication la plus vulgaire, celle de la publication périodique, imprimée sur des supports souvent médiocres et fragiles, sitôt lue sitôt jetée, et dont il n’est pas toujours l’ornement le plus distinctif.

Plus au fond, il aggrave son cas en étant, par définition, instrumentalisé. « Défense et illustration » de certaines valeurs, il vise un effet immédiat, et joue son va-tout sur sa capacité à atteindre cet objectif dans le court espace-temps de la publication elle-même. Et il met un comble à son infériorité en donnant à cet objectif la forme la moins noble qui soit, puisqu’il se situe généralement entre le rire et le sourire. Si le comique s’est toujours fait une place au sein des arts du conte et de la scène, les arts visuels l’ont généralement tenu en lisière : on peut aller au théâtre pour rire, pas au musée. La religion culturelle, substitut moderne de la religion traditionnelle, a construit son univers à partir des arts plastiques. Le sublime jouit du grandiose ou du terrible, du triste ou du doux, pas du drôle. Faire rire est, au sens strict du mot, « ig-noble » et il suffit d’avoir, comme tout artiste ou intellectuel moderne standard, un habitus mélancolique pour ranger, non sans une trouble fascination, le rire du côté du satanique — c’est bien ce que pense, vers 1855, un obscur journaliste du nom de Charles Baudelaire quand, en guise d’introduction à un livre qu’il ne terminera jamais sur la caricature, il consacre quelques pages à L’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques.

Le dernier coup, qui achève la victime, nous la montre faisant, en termes strictement formels, le choix fatal du figuratif, règle implicite du genre, qui ne souffre que d’infimes exceptions. La bande dessinée, désormais émancipée des règles graphiques de ses origines, est sur ce point beaucoup moins contrainte que le dessin de presse, conservatoire de la représentation classique, fût-elle en mode relâché. Au reste c’est peut-être justement cette dernière caractéristique — le figuratif d’action directe — qui garantit sa large audience : autre motif de dédain, dans une perspective moderniste.

À ce stade, la qualification du sujet n’est pas un enjeu négligeable. On parle ici de dessin de presse (cartoon en anglais) pour donner à la question son acception a priori la plus large mais on sait que le terme est en concurrence avec celui de caricature. Le dessin de presse sera une forme-support. On le distinguera alors du dessin d’illustration mais on aura du mal à en fixer la frontière avec la bande dessinée comique en strip ou planche périodiques (Peanuts ou Claire Bretécher). Au reste, la terminologie est peu rigoureuse puisque si le dessin, au sens technique du mot, recourt volontiers au crayon, à la plume et au pinceau (c’est le triptyque de la définition de Littré, par exemple) — et la reproduction lithographique reste dans le cadre de cette épure —, la technique employée par le « dessinateur » peut être, à la rigueur, strictement picturale. La notion de caricature appartient à une autre généalogie ; elle ne se préoccupe pas de procédé mais de forme. La caricature est un genre et, par là, se rattache à l’histoire de l’art. Le terme est présent dès le XVIIe siècle, sous la plume des premiers historiens de l’art « baroque », de la génération des Mosini et des Baldinucci, au prix d’une réinvention de ses origines, qu’il importe de rattacher à l’Italie de la Renaissance. Le genre est posé, mais en position nettement basse, n’étant présenté que comme un jeu, voire pire : un délassement (d’atelier, en l’espèce celui des frères Carrache). Le concept est présent en France dès les origines de l’Académie royale de peinture et sculpture et il est traduit par le terme de « charge » — le siècle suivant introduira le terme italien, ce qui contribue à une modeste valorisation1. Mais si, d’un côté, la caricature peut être pratiquée par des artistes reconnus, de l’autre elle reste dans une position analogue à celle du jeu de mots que Victor Hugo, amateur de calembours, définissait cependant comme « fiente de l’esprit qui vole ».

La question change de nature quand on entre dans la modernité culturelle, situable, sur ce plan comme sur tant d’autres, au cœur des Lumières. À côté de cette caricature de la main gauche y apparaît une spécialité qui peut définir l’essentiel de l’œuvre de quelqu’un auquel on ne refusera pas pour autant le nom, désormais valorisant, d’artiste. C’est dans le Royaume-Uni, lieu de la première expérience libérale prolongée, à partir de la « Glorieuse Révolution » de 1688, que la figure émerge. Le héros de ces temps modernes est William Hogarth, qui, intelligence libérale, est aussi très conscient de ce caractère fondateur quand il présente son projet de vie comme la représentation plastique de « sujets moraux modernes ».

Par ses origines, la notion de caricature peut paraître par trop restrictive pour pouvoir rendre compte de la variété des procédés de « charge ». Dans sa forme stricte — celle des « portraits-charges » du XIXe siècle français, façon Daumier ou Gill — elle est fondée sur la déformation de l’apparence physique d’un être vivant, homme ou animal — au reste l’homme peut être animalisé, voire végétalisé, comme le Louis-Philippe en forme de poire de Charles Philippon, en 1831. Par extension elle peut « charger » une collectivité — toutes les caricatures racistes sont de cette eau-là. Reste que le terme de charge définit quand même plutôt bien ce qu’essayaient de faire des auteurs aussi éloignés, à première vue, du portrait outré que sont un Saul Steinberg, un Jean-Jacques Sempé ou un Philippe Honoré, mais dont on peut dire qu’ils savent, en effet, charger leur dessin de fantaisie, de folie et / ou d’ironie. On voit donc que la question est moins ici dans le procédé (exagération des « traits » du caricaturé par le recours au « trait » du caricaturant) que dans l’intention. La capacité qu’a eue la caricature de s’intégrer au monde de la télévision (de la marionnette satirique à la performance de dessin en direct) confirme la plasticité du genre.

Comme souvent, l’interprétation par la technologie culturelle n’est pas totalement à rejeter mais, dans l’éternelle question de la poule et de l’œuf, l’ordre chronologique semble montrer que si des carrières (le mot convient à Hogarth : Une carrière de prostituée, Une carrière de roué…) de « caricaturiste » se construisent à partir de cette époque (significativement le nom, d’après le TLF, n’apparaît en français que vers 1800, et à propos des Anglais), ce n’est pas « à cause de » ou « grâce à » la lithographie, mise au point deux générations après Hogarth, mais parce que le système culturel ambiant était désormais friand de ce mode populaire de satire, capital dans une société d’opinion publique où l’alphabétisation demeure minoritaire. « L’homme ne se pose que des questions qu’il peut résoudre » : les sociétés adoptent des techniques correspondant à leurs besoins du moment, sinon elles les laissent enfouies dans le sous-sol des utopies (l’invention, on le sait, est une exhumation) une décennie, un siècle, un millénaire, ou à jamais. Bref, c’est la liberté d’expression qui permet l’entreprise d’impression, et non le contraire.

 

 

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Rien, cependant, qui en fasse un genre noble. D’autant moins que le dessinateur de presse avait en outre à se faire reconnaître du côté de l’autre société dont il était partie prenante, la société des journalistes. La noblesse du stylo ou du micro pouvait en effet hésiter à admettre en son sein les teneurs de crayon. Dans la hiérarchie implicite du métier trônent au sommet deux figures respectées, aux caractéristiques au reste opposées mais qui, de ce fait, couvrent bien l’ensemble du champ : l’éditorialiste et le reporter. Le premier, auquel on peut rattacher le chroniqueur et le critique, pèse par sa capacité à concevoir, à juger et à formaliser son jugement. Il participe d’une double généalogie littéraire et intellectuelle. Le second, auquel on peut rattacher le photoreporter et le journaliste d’investigation, participe, lui, d’une tradition plus physique, plus immédiatement héroïque, de l’informateur et de l’enquêteur, voire du redresseur de torts (où l’on retrouve le juge). Notons au passage que, malgré une convention admise dans l’éthique journalistique, ces deux figures ne se limitent pas à un face-à-face « presse d’opinion » / « presse d’information », renvoyant lui-même à un face-à-face presse latine / presse anglo-saxonne. Demeure que, sur ce terrain, le dessinateur de presse peut apparaître comme un mixte des deux, partie prenante de l’instance de jugement comme de l’engagement physique, mais en version clairement dégradée. Il était entendu que le dessinateur pensait court et ne s’engageait pas bien gravement.

L’histoire du statut du dessin dans l’histoire de la presse écrite — en particulier des quotidiens et des hebdomadaires — confirme la difficulté que le dessinateur a à trouver sa place au sein d’une maquette comme au sein d’une rédaction. Un quotidien dit « de référence » comme Le Monde avait fait le choix, dans la continuité de son prédécesseur non officiel, Le Temps, de ne pas s’ouvrir à l’image, qu’elle fût photographique ou dessinée. Le dessin n’y entrera, avec Konk, qu’après le départ de son fondateur, Hubert Beuve-Méry. Sur la moyenne durée d’un demi-siècle, la place du dessin de presse a plutôt progressé dans un pays comme la France, mais, outre qu’en termes de maquette on est loin de la place de choix qui lui était donnée en première page des grands hebdomadaires de l’entre-deux-guerres, cette progression se déroule dans une presse qui, elle, en audience, a reculé.

Cette identité métisse éclaire la coloration idéologique du milieu. Les artistes-journalistes de Charlie Hebdo sont partis au combat crayon à la main, au nom d’une mission — le contre-pouvoir — et d’un principe — la liberté d’expression — qu’ils tenaient de ce double héritage. La tradition romantique d’où est issue la religion culturelle fait de l’artiste et de l’intellectuel au minimum un tribun de la plèbe, au maximum un prophète, un voyant annonciateur des temps à venir — éventuellement un prophète de malheur —, entre les deux un messager de paix2. Elle encourage le choix de positions situées aux deux extrêmes de la vie politique. Elle rend moins surprenants le passage d’un extrême à l’autre (de gauche à droite dans le cas d’un Hermann-Paul ou d’un Konk) ou cet itinéraire radical qu’a représenté Henri Gustave Jossot, collaborateur de L’Assiette au beurre, passé dans les années 1910 de sympathies anarchistes à la conversion à l’islam, disciple d’un grand maître soufi avant, semble-t-il, de faire, pour finir, marche arrière. Le témoignage, recueilli en 1999, du dessinateur Tignous — l’un des assassinés de Charlie, dont ses camarades dessinateurs, avant qu’il ne soit inhumé au cimetière de Montreuil, couvriront le cercueil de dessins — avançait à son propos une hypothèse psychologique : « S’il faut trouver une raison à ma vocation, je me vois comme quelqu’un de peureux, pas timide mais peureux, et peut-être que le dessin est un moyen de me montrer que je suis vachement courageux3.  »Réponse individuelle, mais qui renvoie à une configuration plus large, la satire en général et le dessin satirique en particulier pouvant être interprétés comme des sublimations faisant de leurs auteurs, ces augmentateurs, des hérauts, à défaut d’être des héros.

 

 

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Le 7 janvier a bouleversé tout cela, sinon définitivement, du moins durablement. L’Histoire scellait de la manière la plus radicale cette double identité. Ce n’est ni la première ni la dernière fois : les victimes de discrimination, voire de génocide, le savent bien, qui peuvent se réveiller un jour revêtues de l’identité de juif, de musulman ou de Tutsi sans l’avoir demandé et parfois même sans l’avoir, jusque-là, jamais su. Du côté des dessinateurs une partie de la sidération vient de là. « Stupeur. Nausée. Chagrin » est le titre de la lettre ouverte collective que signeront, le 14 janvier, l’ensemble des Grands Prix du festival d’Angoulême, se posant la question : « Comment s’asseoir à sa table, comment dessiner désormais ? », pour répondre : « Aujourd’hui où tout nous semble dérisoire, inutile face à la perte de ces compagnons, de ces amis, dessinons, écrivons, imaginons, chacun à sa manière, chacun avec ses moyens, avec cette conviction, avec cette énergie qui semblait n’avoir jamais fait défaut à ces artistes, sans doute aussi parce qu’ils fonctionnaient en bande. Nous sommes ensemble un grand atelier. » Moment de rappeler que le festival en question, lieu identitaire de la BD, avait aussi décerné son Grand Prix à des dessinateurs de presse comme Wolinski (2005) ou Willem (2013).

Mais le bouleversement ne fut pas moins grand du côté des journalistes. Un régime autoritaire ou totalitaire peut arrêter, déporter, fusiller une rédaction ; un journaliste peut être pour des motifs idéologiques individuellement molesté, torturé, assassiné : la presse et son histoire sont pleines de ces récits. Mais il semble bien qu’il n’existe pas de précédent au massacre d’une rédaction. Quoi qu’il en soit, dans la culture mondiale des médias, celui de Charlie Hebdo a été vécu comme une première. Désormais il importait peu qu’il y ait eu des « survivants » — mot d’une grande violence symbolique et qui faisait mesurer la béance du vide laissé par les tués, utilisé par les médias eux-mêmes dans les jours qui ont suivi : le geste des terroristes était bien, ils l’ont dit, de « tuer Charlie Hebdo ». À partir de cet instant, les médias — de France, d’Europe, d’Occident et d’une grande partie de la planète — recevaient clairement le message : c’est nous qu’on assassine. Dès le mercredi soir, la manifestation improvisée de la place de la République avait lieu à l’appel du Syndicat national des journalistes et de Reporters sans frontières. L’ampleur de la réponse des samedi et dimanche a été due, d’abord, à l’ampleur de la mobilisation des médias.

Dès les premiers dessins en hommage aux assassinés du 7 janvier, la confrontation entre une arme à tuer et un simple crayon s’imposa comme une figure de protestation des agressés contre leurs agresseurs. Dès la première manifestation, le soir même du premier attentat, des dessinateurs brandissaient un crayon. Lors des manifestations de la fin de semaine, à côté de nombreuses banderoles ou de pancartes figurant des instruments d’écriture, des artistes fabriqueront de gigantesques crayons en trois dimensions. Deux photographies prises place de la Nation le 11 février, signées Stéphane Mahé pour la version diurne et Martin Argyroglo pour la version nocturne, imprimeront durablement l’image, cadrée façon Delacroix4, du Crayon guidant le peuple — figuration que Plantu avait lui-même adoptée dans un dessin publié en première page du Monde sorti le 9 janvier. Le dessinateur de presse pouvait désormais brandir la plus imparable des « cartes de presse » : elle était signée de son sang.

1. L’article « Charge » du Trésor de la langue française (TLF) cite une conférence du peintre Henri Testelin en 1675 devant l’Académie, dont il est le secrétaire.

2. C’est ce dernier rôle qu’entend jouer Cartooning for Peace, association internationale de dessinateurs de presse créée par Plantu, sous le patronage de Kofi Annan, à la suite de l’affaire des caricatures danoises.

3. Christian-Marc Bosséno, Marielle Silhouette et Laurent Tastet, « Le rire au corps. Grotesque et caricature », revue Sociétés et Représentations, numéro 10, 2000/2).

4. Dans L’Obs.fr, en date du 13 janvier, Cyril Bonnet se livrait à une analyse formelle des deux photographies, dans la composition desquelles il retrouvait, entre autres, jouant à plein son rôle, la suite de Fibonacci, donc le nombre d’or.