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Caricatures de Mahomet

 

 

 

 

 

 

 

 

Sa dangerosité supposée, le dessin de presse la puiserait dans deux forces qui peuvent faire peur à l’autorité, ou du moins à ceux qui s’en instituent les représentants, celle du rire et celle de l’image. Comme souvent au long de cette discussion on devra tenir compte de la performativité des positions défendues : c’est à la violence des réactions que peuvent susciter ces deux modes d’expression qu’on peut mesurer l’importance que certains individus, certains groupes, certaines sociétés leur accordent. Si « l’hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu », le scandale, la censure et la répression sont autant d’hommages que l’intransigeance rend à ce qui la provoque. Reste que la question de la satire a ici moins de résonance que celle de la représentation et que l’assassinat de dessinateurs a d’autant plus frappé l’imagination occidentale qu’il apparaissait comme plus surprenant encore que l’assassinat d’écrivains. Pour l’assassin de 2015, la question cruciale est moins encore dans la dérision que dans la figuration.

 

 

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La question de la satire n’est pourtant pas aussi simple qu’il y paraît. Nommée à partir de ses cristallisations grecques et romaines, cette variété du comique est en effet de l’ordre du débat, voire du combat. Dans la satire le rire n’est pas seulement — risquons une première définition, celle du rire lui-même — la libération émotionnelle devant ce qui apparaît au rieur comme une incongruité. Il est un outil pédagogique, voire une arme, au besoin meurtrière. Disons — et nous risquons ici la seconde définition — que la satire est le projet de risibilité d’un autrui dont on veut se distinguer — au contraire, par exemple, de l’humour qui n’exclut jamais qu’on fasse partie de son sujet, et sans parler de positions plus fondamentales encore, dont le rire n’est même pas l’objet car elles ignorent souverainement toute instrumentalisation et, au-delà, tout projet1. Le satiriste a des cibles, voire des têtes de Turc. Les moyens changent, la visée reste. Juvénal ou Agrippa d’Aubigné écrivent des poèmes, les clercs auteurs de Renart ou Jonathan Swift un roman, Aristophane ou Molière des pièces de théâtre, Lenny Bruce ou Coluche montent sur scène, Norman ou Cyprien se plantent devant leur webcam : la continuité satirique est plus forte que la rupture des moyens mis en œuvre.

Dans la mesure où il s’agit de montrer du doigt, de dénoncer, d’attaquer, la satire se situe dans une perspective si peu que ce soit politique, car elle implique un minimum d’espace public — un public de rieurs supposés — et, comme dans une disputatio médiévale, une campagne de presse du XIXe siècle ou un face-à-face télévisé, une situation polémique. Toute satire défend implicitement un point de vue, contribue à sa promotion. Voilà pourquoi on peut dire qu’Honoré Daumier ou Cabu écrivent un dessin, que celui-ci soit ou non accompagné d’une légende : l’éloquence n’est pas seulement verbale. Voilà aussi pourquoi la satire est toujours, au fond, argumentative, même si sa tactique est de n’en rien laisser paraître, d’aller droit au but — qui n’est pas l’adversaire mais le rieur. Sa spécificité est en effet non dans la structure mais dans le mode, pas dans l’attaque / défense mais dans la dérision.

C’est à ce stade qu’il faut faire un retour sur le statut particulier du rire face aux élites et aux institutions établies. Dans Le nom de la rose, Umberto Eco transforme en roman la persécution, réelle, menée par certains intransigeants chrétiens, de saint Benoît à saint Bernard, contre le comique, en supposant qu’avait bel et bien existé le second tome, probable mais non certain, de la Poétique d’Aristote, consacré à ce sujet. Indépendamment de sa fonction dénonciatrice, perçue dans l’ensemble négativement par l’individu, le groupe ou l’institution visés, le rire bénéficie en effet d’un préjugé défavorable auprès des élites intellectuelles, là aussi prises dans leur ensemble, les exceptions ne faisant que confirmer la règle. C’est ici le comique en soi qui est ostracisé, et c’est la notion de sérieux qu’il faudrait interroger. Les vérifications de cette infériorisation sont innombrables. La hiérarchie théâtrale classique met la comédie au-dessous de la tragédie. L’acteur comique se valorise socialement en réussissant à prouver au public et à la critique qu’il peut « aussi » exceller dans le drame. Encore demeure-t-on ici dans des domaines artistiques où cette minorité dominée a encore voix au chapitre. Il est des pans entiers de l’activité artistique où la présence reconnue au comique est si faible qu’elle paraît foncièrement étrangère à leur essence — la peinture, la sculpture, la musique instrumentale, la danse… Tout se passe comme si la frontière passait par la verbalisation : il y a un genre opéra-comique ou opéra bouffe, pas de genre « symphonie-comique ». Mais, du coup, c’est là que la notion de caricature trouve toute sa pertinence intellectuelle et, sans doute, puise sa force sociale.

Le paradoxe de la question posée par la dangerosité supposée de l’image est perceptible dès que l’on aborde la délimitation exacte de la satire, qui chez Littré, et encore chez Robert, ne paraît connaître que la forme écrite, limitant son champ à celui de la parole, orale ou écrite, ignorant donc la satire dessinée. Preuve supplémentaire du faible crédit de l’image satirique mais aveu, aussi, de sa force verbale. Le dessin satirique se soutient le plus souvent sur un texte, qui, au reste, peut être de deux natures : écriture ou parole, réunies dans le terme unificateur de « légende ». Cette dialectique se vérifie expérimentalement : beaucoup de dessins satiriques ou humoristiques n’ont aucune signification de cet ordre seuls, il faut qu’un texte les accompagne pour que l’effet comique soit déclenché. Un bel exemple est donné par le dernier dessin de l’un des assassinés du 7 janvier, Honoré, envoyé à la presse quelques minutes seulement avant l’irruption des assassins. On y voit, traité avec la science reconnue du noir et blanc de son auteur et sans aucune exagération physique, Abou Bakr al-Baghdadi, leader de Daech, prenant la parole devant un micro. La force comique est entièrement donnée par la rencontre entre le dessin et les deux légendes qui font partie intégrante de l’œuvre : « Vœux. Al-Baghdadi aussi », et : « Et surtout la santé ! ».

À la limite, certains effets comiques siègent tout entiers dans la légende, qui aurait déclenché le rire sans qu’on jetât un coup d’œil à l’image. Après tout Charlie Hebdo est né de l’interdiction, en 1970, non d’un dessin mais d’un texte :

 

BAL TRAGIQUE À COLOMBEY

UN MORT

 

Sauf à supposer que cette couverture de l’Hebdo Hara-Kiri était en elle-même une image typographique. Mais, à l’autre extrémité, la charge dessinée peut se suffire à elle-même, qu’il s’agisse de l’exagération ou du décalage des traits physiques des personnes visées ou de leur inscription dans l’espace (gestuelle, posture, coiffure, vêtements, actions…).

Réduite à sa plus simple expression, la caricature apparaît alors comme un procédé cherchant le rire par la concentration des signes non verbaux d’incongruité — congru : ce qui convient, ce qui est « convenable », notion éminemment relative. On peut alors interpréter cette concentration, cette intentionnalité affichée, comme un substitut de verbalisation. Texte ou pas, le dessin satirique n’est pas une image qui parle ; cette qualité est assez répandue, et bien au-delà de la caricature ; on a même inventé trois disciplines pour ce faire : l’esthétique, la critique d’art et l’histoire de l’art. Non, le dessin satirique veut nous parler ; c’est une image qui s’adresse à nous.

Le commanditaire — s’il y en a un — et le créateur — il y en a toujours un — de ce dessin partagent avec son censeur, réel ou intentionnel, la conviction de l’efficacité de cette démarche. Du côté des attaquants, Édouard Drumont est tout à fait conscient de l’importance du dessin quand, en lançant son quotidien antisémite La Libre Parole, il pose en principe que « l’image doit compléter l’œuvre de la plume ». En précisant qu’elle « s’adresse à ceux que l’écriture n’a pas encore touchés », le polémiste avance un premier argument qui, contrairement aux apparences, est sans doute décisif. Pas simplement au sens restreint d’une distinction spatio-temporelle entre deux sociétés — l’une, éduquée, plus intellectuelle, qui serait atteignable par la parole, l’autre, analphabète ou tout comme, accessible par des voies plus immédiates et proprement sensibles — mais aussi au sens large d’une double stratégie, la polémique par l’image venant en flanc-garde de la polémique centrale, fondée sur le verbe — et on ne sache pas que le verbe ait vu son importance diminuer dans le débat social avec l’alphabétisation, bien au contraire : la radio et la télévision nous en administrent la preuve tous les jours. Les périodiques imprimés qui accordèrent une place de choix au dessin satirique en témoignent suffisamment : la lecture et l’appréciation du dessin n’étaient pas limitées aux couches inférieures, peu scolarisées, de la population ; tout dépendait du lectorat visé par le titre. À chaque public son dessinateur. La bourgeoisie française d’idéologie conservatrice de la France des années 1930, par ailleurs diplômée et férue de culture classique, pouvait accorder a priori autant d’importance à un dessin de Sennep ou d’Hermann-Paul qu’à un éditorial de Pierre Gaxotte ou de Robert Brasillach.

La crainte du censeur s’est en général portée, suivant les époques, vers le média supposé le plus dangereux en fonction de la culture politique dominante. Censurer les productions savantes a surtout du sens si le pouvoir circule au sein d’une élite étroite. Avec la montée de la souveraineté populaire et de la démocratie de suffrage universel, c’est vers les formes considérées par les élites (politiques mais aussi culturelles) comme les plus populaires que se concentre peu à peu la volonté de contrôle, qui seront toujours les moins textuelles, les plus spectaculaires — spectaculum : « ce qui s’offre aux regards ». Ainsi s’éclaire l’extrême libéralisme qui prévaut en matière d’imprimé dans un pays comme la France à partir des années 1880, alors que les arts de la scène continuent pendant un quart de siècle encore à bénéficier d’un régime de censure officiel, avant à leur tour d’être libérés — au « profit » du cinématographe, désormais jugé comme le lieu de tous les dangers. Quand en 1949 la démocratie française, à peine sortie de l’occupation nazie, a voté une loi d’ordre moral visant « les publications destinées à la jeunesse », l’existence même de cette loi confirma que c’étaient les genres supposés populaires qui étaient sortis du cercle de la protection — et son application confirma que le texte demeurait privilégié puisque dans les faits elle ne fut guère appliquée qu’aux « illustrés ».

L’auteur de ces lignes a été trois fois dans sa vie — jusqu’à présent — l’objet d’une censure. La plus récente a porté sur des reproductions de bandes dessinées, placées dans un ouvrage abondamment illustré et consacré à L’art de la bande dessinée2. Cette censure venait d’une inspectrice d’académie qui avait envoyé aux responsables de CDI de sa circonscription un courrier dans lequel, au-delà même de cet ouvrage, dont on demandait qu’il ne fût pas acquis sur les deniers publics, il leur était demandé de « feuilleter avec la plus grande attention » BD et mangas. Cet intéressant oxymore s’expliquait par la double conviction du censeur que la bande dessinée était un objet méprisable (« feuilleter ») mais dangereux (« avec la plus grande attention »). C’est cette double conviction qui conduit tant de titulaires d’une autorité publique à faire de l’image satirique un objet de scandale et un danger sans commune mesure avec ceux d’un simple texte.

 

 

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Tout ce qui précède n’est cependant qu’une introduction à la question la plus grave posée par la tragédie de 2015, qui tient à ce qu’à la colère des attaqués devant la satire, et la satire dessinée, se surajoutent de profondes convictions iconoclastes qui elles-mêmes, en retour, permettent d’éclairer les soubassements de ce qui ne peut être appelé autrement que, au-delà du simple « refus » et sur un autre plan que la simple « peur », la haine des images. Le terme d’aniconisme entend regrouper toutes les formes d’exclusion de la représentation animée, de la déité à l’animal (rarement du végétal, cependant, qui est donc peut-être du côté de la vie mais pas de l’âme). Dans une perspective de lutte contre la superstition, l’hérésie ou l’infidélité — qui est la situation analysée ici —, l’aniconisme se traduira, activement, par la destruction des images, l’iconoclasme.

Celui-ci a évidemment à voir avec le monothéisme. Le polythéisme n’est pas iconoclaste, tout simplement parce qu’il en est incapable. À la limite, il peut détruire les images du peuple, de la cité adverses mais en tant qu’images de l’adversaire vaincu, jamais en tant qu’idoles, puisque idolâtre lui-même. Si les images sont celles d’un allié ou d’un adversaire qu’on souhaite simplement assujettir, le mode de fonctionnement polythéiste conduit à les respecter ; l’histoire culturelle du monde antique est sur ce plan celle d’une progressive pénétration des cités grecques puis de l’imperium romain par quantité de cultes « étrangers », de même que l’archéologie des territoires conquis par Rome livre sans cesse les témoignages d’un syncrétisme volontiers hiérarchique mais jamais exclusif de l’autre. Les divinités celtiques ou sémitiques3 sont plus ou moins assimilées à des divinités romaines mais elles ne subissent aucune extermination, et ce sont souvent elles qui finissent par l’emporter, surtout dans les classes populaires.

Tout change avec le judaïsme, dont le Dieu unique est à la fois seul Être et, par un paradoxe apparent4, interdit de représentation. Dans la Bible des juifs puis des chrétiens la condamnation de la représentation divine n’est pas périphérique : elle est capitale. Elle ne constitue rien de moins que les premier et deuxième commandements de Dieu (Exode, XX, 3-6), parlant directement par l’entremise de Moïse. Premier commandement : Tu n’auras pas d’autres dieux face à moi. Deuxième, découlant de cette prémisse : Tu ne te feras pas d’idole, ni rien qui ait la forme de ce qui se trouve au ciel là-haut, sur terre ici-bas ou dans les eaux sous la terre. Tu ne te prosterneras pas devant ces dieux et tu ne les serviras pas, car c’est moi le Seigneur, ton Dieu, un Dieu jaloux, poursuivant la faute des pères chez les fils sur trois et quatre générations — s’ils me haïssent. La version est celle de la traduction œcuménique de la Bible (TOB), établie entre catholiques et protestants, publiée en 2002. Dans la plupart des autres traductions la notion d’« idole » est précisée en termes de sculpture (« image taillée », « graven image » dans la version anglaise du roi Jacques). Elle est suivie, on l’a vu, dans le même verset, d’une extension à toutes les « formes » (« représentation » est la traduction de beaucoup de versions, « ressemblance » chez d’autres, ce qui est donné par « likeness » dans la version du roi Jacques).

La glose sur ces trois versets — élaborés sans doute à des moments différents de l’histoire du Livre — est évidemment considérable. On ne l’examinera donc pas puisque ce qui nous importe est seulement la lecture qu’une certaine famille de croyants musulmans en a faite à partir du 30 septembre 2005, date de la publication des caricatures danoises de Mahomet. On se contentera de faire remarquer, en termes formels, que le Décalogue a été donné par Dieu à Moïse sous la forme d’un texte écrit, et même gravé, comme le symétrique positif de la mauvaise gravure, celle de la représentation d’un être vivant : preuve définitive de la supériorité de la parole sur l’image, qui n’est ici importante que parce qu’elle est dangereuse. Quant au paradoxe signalé plus haut on peut avancer qu’il se résout dans la proposition d’une exclusivité divine si large, si enveloppante, si exigeante qu’elle ne laisse place à aucune représentation, même de l’Un qui, s’il était représenté, ouvrirait la porte à des variantes, des conflits, des dérives de représentation.

Reste que, par ce refus originel de l’idolâtrie, les deux grandes religions monothéistes héritières du judaïsme ont été parcourues par des courants hostiles aux images représentant des êtres vivants et, au-dessus de tout, l’Être suprême. Suivant les périodes et les âges, les penseurs et les dirigeants laïques ou religieux, le tabou portera sur la seule représentation de Dieu, sur celle des êtres humains ou sur toutes les créatures. Il pourra, par contamination, entraîner une réduction a minima de toute image et / ou de toute couleur — ainsi l’intransigeant Bernard de Clairvaux poursuivra-t-il, dans les édifices cisterciens construits sous son égide, un projet chromoclaste, pour reprendre le terme popularisé par Michel Pastoureau5. Qu’il s’agisse d’un a priori puritain, méfiant à l’égard des sens, est confirmé par l’extension possible de la condamnation rigoriste à la musique, à la danse, au théâtre, aux parfums…

Construit sur une dynamique d’éloignement par rapport à ses origines juives, libéré de toute confrontation directe par la destruction du Second Temple et la diasporisation presque totale du peuple élu après l’écrasement de toutes ses révoltes, le christianisme, dans sa phase ascensionnelle vers le pouvoir d’État, n’aura pas à se confronter à l’iconoclasme mais à des propositions polythéistes, caractérisées, sur ce plan, par la figuration de la divinité. Fidèle en cela aux choix essentiels de son fondateur, Paul de Tarse, il fera toujours, au final, dans les instances dirigeantes de ses principales églises, le choix de l’image, mais moyennant quelques poussées iconoclastes.

Au Moyen Âge, la plus grave crise est celle qui, à deux reprises, ébranla l’Église d’Orient, atteinte, par exception, à son sommet — qui est bien ici le pouvoir impérial, non le patriarcat de Constantinople. À ces deux moments précis (une soixantaine d’années au VIIIe siècle, une trentaine au IXe) les dirigeants politiques byzantins, convertis à la lutte contre les images, entendirent en effet mettre leurs actes en accord avec leurs convictions. La clé est donc politique, mais au sens où on peut concevoir le politique avant les temps laïques, c’est-à-dire dans une étroite symbiose entre les intérêts immédiats des dirigeants et les représentations qui organisent leur rapport au monde. Et c’est là que l’islam entre en scène, de manière indirecte. La politique iconoclaste, décidée d’en haut par les deux empereurs Léon IV et Constantin V, est, en dernière analyse, une manière de répondre au dynamisme islamique qui paraît progresser de manière irréversible, puisqu’en soixante ans (634-698) il a imposé son autorité à rien de moins que les deux tiers de l’Empire. Au reste, il est frappant de constater que les terres ainsi conquises d’emblée sur les chrétiens correspondent exactement au grand axe arabo-musulman actuel, s’étendant de la Syrie au Maroc. Il se trouve que cet islam a fait le choix — « juif » — du tabou de la représentation divine. L’acte fondateur de l’iconoclasme impérial est, au fond, tout politique puisqu’il s’agit de la disparition de l’image du Christ du palais de Léon IV. Une série de victoires sur les Arabes paraîtra dans un premier temps bénir le choix des dirigeants mais celui-ci allait tellement à rebours de la sensibilité de la majorité des fidèles qu’il ne put tenir. À deux reprises les iconophiles reprirent le pouvoir, la deuxième fois, en 843, de manière définitive. L’Église orthodoxe du XXIe siècle campe, pour l’essentiel, sur les positions adoptées à cette date.

L’interprétation intellectuelle (« théologique ») de l’iconophilie pourrait se fonder sur un distinguo capital entre réalité et vérité : la réalité est d’ordre physique, la vérité d’ordre métaphysique. Elle saura trouver dans le Livre la formule fondatrice, présente dès les premiers mots du premier texte (Genèse 1, 26) : « Puis Dieu dit : “Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance.” » Ce n’est donc pas l’homme qui, en le représentant, anthropomorphise Dieu, mais Dieu qui, en le créant, donne forme, sens et matière au divin. Sous le regard des sciences de la société ce choix peut être interprété comme la reconnaissance d’un besoin de matérialité largement répandu dans les sociétés humaines, qu’il importe seulement de canaliser dans la bonne direction : idole, non, icône, oui. Une fois de plus, le problème est moins une question théologique qu’une question politique, en ce qu’elle concerne non la représentation de la divinité — préoccupation presbytérale, objet de débat entre élites, en situation ou non de mobiliser autour d’elles un cercle plus large de fidèles — mais le gouvernement de la communauté.

Demeure une question centrale et elle aussi totalement historique, en ce sens que les justifications théologiques ne viendront qu’a posteriori théoriser le choix des dirigeants — l’exemple byzantin montrant bien qu’on peut justifier successivement deux choix opposés : pourquoi l’orientation de défiance à l’égard de l’image, présente dès les débuts de l’aventure islamique, n’a-t-elle pas été fondamentalement remise en cause depuis lors ? Assurément il faut préciser les contours de cette défiance. L’acte initial est rapporté par la tradition, qui montre Mahomet détruisant trois cent soixante idoles dans la Kaaba de La Mecque. Le seul texte du Coran clair sur le sujet conseille de même fortement de se détacher des idoles en trois dimensions (asnam). À partir de là, c’est affaire d’interprétation, de siècle en siècle. La variante chiite admet la représentation humaine. La principale autorité chiite d’Irak au XXIe siècle, l’ayatollah Sistani, a pu, par exemple, aller jusqu’à admettre, sous certaines conditions, la représentation du Prophète. L’occidentalisation des sociétés musulmanes s’est faite directement sous l’effet de la colonisation, et, de manière plus indirecte — et sans doute plus profonde —, sous celui de l’hégémonie culturelle du même Occident depuis, a contrario, le mouvement d’émancipation nationale de la seconde moitié du XXe siècle. Elle a, entre autres, entraîné l’apparition — toujours fragile et discutée mais indéniable — dans les sociétés musulmanes de multiples formes de productions iconiques : dessin de presse, photographie, cinéma, télévision… Et la planète entière est conviée périodiquement à constater à quel point Daech est un producteur audiovisuel conscient et organisé. Demeure, en plein XXIe siècle, une double réalité tangible : le refus islamique de la représentation de Dieu — admise, en revanche, chez les catholiques et les orthodoxes, beaucoup moins chez les protestants, restés en cela proches du judaïsme — et, chez la plupart des musulmans, de celle du Prophète, de la figure humaine et de la figure animale. Reste à préciser dans quel espace : le temple seul ? l’espace public ? tous les espaces ?

Si on se centre sur la dimension théologique de la question, on devrait noter que le judaïsme est la religion qui aura poussé le plus loin la sacralisation de la divinité, puisque au refus de la représentation s’est même ajouté celui de la simple prononciation de son nom — point auquel l’islam organisé ne parviendra jamais. Si on considère la dimension politique, on note de même que dans l’espace du temple le respect de tous les tabous est envisageable pour une société régie par les principes libéraux, dès lors que ledit respect ne contrevient pas aux lois générales à visée civile (« droits de l’homme »). La difficulté commence hors de cet espace non plus public mais privé. Or dès les premiers temps où peut se déployer un « art musulman » — en particulier sous les Omeyyades —, une distinction est clairement faite entre l’espace du temple — dans les mosquées omeyyades aucune représentation divine, humaine ni animale n’est admise — et l’espace civil — ces représentations sont possibles, par exemple, dans le palais du calife. Le premier art musulman produit donc des fresques figuratives et des reliefs à personnages. On voit donc où se situe l’équilibre islamique originel : il n’est pas aniconique.

L’islamisme moderne, projet politique, fait, lui, un double choix : totalitaire et radical. Totalitaire dans l’étendue de la société, radical dans l’étendue des formes concernées. Les deux notions ne sont pas nécessairement liées l’une à l’autre. On peut imaginer un système totalitaire qui, sur le terrain de la représentation, laisse libre cours au culte des images — les régimes fascistes et bolcheviques, nés en terre de culture chrétienne, en ont largement administré la preuve. On peut imaginer, à l’inverse, un système iconoclaste non totalitaire — c’est la situation de l’islam en pays chrétien. Il n’y a un « problème » de l’iconoclasme musulman que politique : certains de ceux qui le promeuvent entendent soumettre l’ensemble de la société à leurs principes. Daech n’est pas une école religieuse, c’est un projet de société, cristallisé dans un État en construction, le Califat, et ce projet est totalitaire. Le concept de totalitarisme, forgé par la pensée libérale en lutte contre le fascisme et le bolchevisme, est recevable puisqu’il permet de mieux penser la différence entre un régime autoritaire — concentration du pouvoir, limitation stricte du débat politique — et un régime de plus d’ambition qui vise, dans l’espace, à absorber le réel dans le vrai, porté par une organisation centrale omniprésente parce que omnisciente, et, dans le temps, à forger un homme nouveau, du berceau au tombeau.

Quant à la dimension radicale, elle est certainement, dans le cas de Daech, homologique de sa radicalité politique, mais on ne saurait oublier qu’elle est intrinsèquement liée, au-delà de cette forme transitoire, à tous les choix intransigeants depuis — sans remonter plus loin que la source des mouvements actuels — la fondation du wahhabisme. La conquête, en 1924, des lieux saints par Ibn Saoud, moment décisif de la fortune dynastique — lié, notons-le, à l’abolition du califat par Mustafa Kemal —, a ouvert la voie à une longue série de destructions systématiques, destinées à effacer toute trace d’une religion populaire, jugée idolâtre. À voir ce qui a pu se passer à La Mecque même, où des dizaines de monuments (lieux de mémoire) ont été systématiquement détruits, on comprend mieux la logique qui a présidé, près d’un siècle plus tard, à la destruction par Daech en Irak-Levant ou par Ansar Dine au Mali de ces lieux de dévotion populaire (dite « superstition ») qui ont fleuri depuis le début de l’hégire à travers le monde musulman, en particulier tous ces tombeaux d’hommes saints (wali) chers à tant de fidèles. On comprend mieux aussi que les plus nombreuses victimes de cet iconoclasme — et de loin — sont d’autres musulmans, jugés soit trop modérés, voire compromis avec les infidèles, soit hérétiques.

L’aboutissement de cette logique déborde le cas du radicalisme islamique. D’un côté, du point de vue théologique, on peut se demander — certains intellectuels musulmans le font, mais peu de fidèles — pourquoi le tabou de la représentation de Dieu devrait s’étendre à son Prophète, qui, après tout ou, plutôt, avant tout, n’est pas Dieu. De l’autre, du point de vue politique, il importe de garder à l’esprit que la question ne se situe pas au niveau des groupes terroristes de l’islamisme radical, animés par l’idée de djihad, ceux-là qui, à partir de 2014, ont détruit les vestiges de Nimroud (païens), l’église verte de Tikrit (infidèles) ou la mosquée de Jonas à Mossoul (hérétiques). Il se situe à l’échelle des sociétés musulmanes du même XXIe siècle, des milliers de manifestants scandalisés par les caricatures danoises ou françaises et qui, ne se limitant pas à des protestations verbales, ont autodafé des objets impies, agressé des êtres humains, appelé au meurtre de certains autres et, pour finir, ont exprimé une compréhension devant les assassinats de Janvier 15, sur le thème « Qui sème le vent, récolte la tempête ». L’étendue de cette scandalisation pose une question. Celle de la solidarité profonde de toutes les religions — et, cette fois, qu’elles soient polythéistes ou monothéistes — face à cette notion étrangère à une société qui fonctionnerait de manière explicite sur des valeurs laïques : le blasphème, compris ici comme insulte au sacré, accompagné en flanc-garde par le sacrilège, compris comme son homologue physique, profanation d’objets dotés des mêmes qualités.

Le blasphème est puni de mort dans la société hébraïque (Lévitique, XXIV, 16). L’Évangile chrétien est en apparence beaucoup plus indulgent. Il est frappant, en particulier, de voir que le seul moment où le blasphêmia est montré de manière activement négative, c’est dans la bouche des persécuteurs du Christ, qui, à l’issue de sa comparution devant le Sanhédrin, le condamnent à mort. Il n’est peut-être pas sans importance de rappeler que si la mise à mort de Jésus est une décision romaine, elle est prise à partir d’une incrimination religieuse juive — un « droit local » — ayant pour base le blasphème6. Les dessinateurs de Charlie sont en bonne compagnie.

Devenu religion officielle, le christianisme mettra ses pas dans ceux du Deutéronome. Blasphémateurs des dieux sémitiques traditionnels, les fondateurs de l’islam instaurent à leur tour un espace de sacralité intransgressible. L’installation progressive de la nouvelle religion, pourtant au départ nettement plus tolérante que la religion chrétienne, se traduira par l’instauration d’une législation tout aussi stricte à l’égard de ceux qui insulteraient Dieu, son Prophète ou le Coran, qu’ils soient musulmans ou non. Et ainsi de suite : pour ne citer que cet exemple, Luther qualifiera Mahomet de « blasphémateur » pour avoir nié la divinité du Christ, et par voie de conséquence appellera à « attaquer le Coran » avec cette arme — le blasphème — comme « pièce d’artillerie7 ». Au XXIe siècle encore le pape François, dans sa première déclaration après les attentats de Charlie, se joint à toutes les voix autorisées, qu’elles soient juives, catholiques, protestantes, orthodoxes ou musulmanes, qui, pour reprendre ses termes, s’inquiètent, voire condamnent sévèrement ceux qui vont « insulter la foi d’autrui ».

 

 

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Ce consensus des religions dans la lutte contre le blasphème ne sera cassé que par l’esprit des Lumières. La transition est assurée par une pointe avancée de la pensée protestante, plus soucieuse de liberté de pensée que de rigueur biblique. C’est ainsi Pierre Bayle qui, parmi les tout premiers, pose que « le blasphème n’est scandaleux qu’aux yeux de celui qui vénère la réalité blasphémée ». La lutte contre l’incrimination du blasphème figure parmi les premières luttes des libéraux — telle celle de Voltaire en faveur du chevalier de La Barre, torturé et exécuté à Abbeville en 1766 comme « impie, blasphémateur et sacrilège ». La Révolution française fera disparaître le blasphème du domaine de la loi, ce qui équivaut à une disparition de Dieu comme législateur suprême. Pour ceux qui s’intéresseraient à l’utile question de savoir à quelle date exactement « Dieu est mort », suggérons donc celle du 26 août 1789, quand a été solennellement proclamée la Déclaration des droits de l’homme, posant la liberté religieuse sans contrepartie, et proposons comme date d’enterrement le 15 décembre 1791, quand a été voté le premier amendement à la Constitution américaine : « Congress shall make no law respecting an establishment of religion. » Le volontarisme réactionnaire du dernier roi de France se mesure à sa tentative pour ressusciter l’incrimination du sacrilège, tentative sans lendemain, la loi votée en ce sens en 1825 ayant été promptement abolie par le régime issu de la révolution qui le renversera. En droit ou en fait, le XXe siècle occidental poursuivra dans cette voie. Au début du XXIe, le philosophe Ruwen Ogien pouvait donner son fondement théorique à cette démarche en distinguant trois catégories de « torts » supposés dont la modernité ne tenait plus compte, là où l’ancien régime culturel pouvait les réprimer : dirigés contre soi-même (tel le suicide), entre adultes consentants (tel le sadomasochisme), enfin tournés vers des entités abstraites (tel Dieu)8.

A contrario, l’hypothétique renaissance de Dieu est devenue une question d’une actualité non pas brûlante mais sanglante le 19 février 1989, quand le Guide suprême de la république iranienne, Rouhollah Khomeyni, a émis une fatwa — toujours valide — appelant à l’assassinat de Salman Rushdie après la publication des Versets sataniques. On voit que cette décision refondatrice portait non sur des images mais sur un texte. On notera aussi qu’elle vient d’un pays qui, par ailleurs, tolère la représentation humaine — à commencer par celle du Guide suprême et des grands imams de la République, omniprésents sur les murs des cités iraniennes. La représentation imagée du Prophète serait-elle même admise par le clergé chiite et par les plus hautes instances de l’islam sunnite, demeurerait donc celle, plus large et plus contraignante, du blasphème.

Les textes qui fondent la vie politique des « nations unies » posent la liberté de croyance (Déclaration universelle des droits de l’homme, articles 18 et 19). Le blasphème devrait donc, en bonne logique, disparaître de toutes les législations. Il ne resterait alors que l’injure faite non à une divinité — entité qu’un État libéral, qu’il soit laïque ou non, ne peut reconnaître, laissant cette question à la conscience de chaque individu — mais à l’adepte de quelque religion que ce soit. Et cette individualisation de la croyance conduit à traiter ladite injure devant les tribunaux. Où l’on rejoint la conclusion du chapitre précédent, en ce qui concerne le cas Charlie. Où l’on rejoint, tout simplement, l’étymologie grecque — polythéiste — du blasphème, qu’on peut traduire par diffamation, d’homme à homme comme d’homme à dieu. Rappelons que le droit français ignore de fait l’insulte et ne veut connaître que l’injure — offense sans imputation particulière —, la diffamation — offense avec imputation — et l’outrage — à personne publique. Ajoutons que, plus généralement, dans les droits libéraux, offenses, insultes, injures, outrages ou diffamations — s’ils sont reconnus — restent des délits, non des crimes.

L’Organisation de la coopération islamique (OCI), organisation intergouvernementale, a longtemps proposé la reconnaissance par l’ONU du blasphème général, rebaptisé « diffamation des religions ». Elle a adopté en 1990 une « Déclaration des droits de l’homme en islam » qui par sa seule existence est en contradiction avec la Déclaration universelle desdits droits et soumet celle-ci à une autorité juridique supérieure, la « charia islamique ». Notons bien qu’on ne saurait mesurer l’écart existant au cœur du XXIe siècle entre cette conception du politique et celle des sociétés libérales à ce que de telles décisions aient été prises. L’écart se mesure ailleurs : dans le fait que seul l’islam a suscité la création d’une telle organisation, réunissant — c’est capital — non des institutions confessionnelles mais cinquante-sept États à travers le monde. Ainsi la Déclaration des droits de l’homme en islam a-t-elle fait l’objet d’une ratification officielle par les cinquante-sept États en question. Il n’existe pas, par exemple, d’Organisation intergouvernementale de la coopération chrétienne, seulement des Églises chrétiennes, ayant comme l’OCI représentation auprès des Nations unies. C’est à des indices de cet ordre qu’on mesure l’éloignement de la plupart des sociétés de culture musulmane de tout « état laïque », et qu’on vérifie, accessoirement, que les sciences sociales peuvent être expérimentales : deux propositions qui auraient été inaudibles à la fin du XXe siècle mais qu’on entendra peut-être mieux aujourd’hui, une fois le sang versé.

Quatre mois avant les attentats contre Charlie, la fondation iranienne qui, fidèle à la fatwa de 1989, proposait jusque-là deux millions huit cent mille dollars à qui assassinerait Salman Rushdie a augmenté son chiffre de cinq cent mille unités.

1. On aura reconnu ici la ’Pataphysique.

2. Op. cit.

3. Il est important de noter que le souvenir du polythéisme qui régna pendant des millénaires sur les terres qui s’étendent à présent du Maroc à la Syrie et ont connu depuis lors trois siècles d’hégémonie chrétienne puis quatorze d’hégémonie musulmane est aujourd’hui, sur place, fort occulté.

4. Tous les paradoxes sont apparents. C’est même à ça qu’on les reconnaît.

5. Le vitrail cistercien est une grisaille. La première commande à un artiste moderne dans un tel lieu (Jean-Pierre Raynaud, en 1975, à l’abbaye française de Noirlac) ira dans ce sens.

6. « Alors le Grand Prêtre déchira ses vêtements et dit : “Il a blasphémé ! Qu’avons nous encore besoin de témoins ? Nous venons d’entendre le blasphème.” » (Matthieu, XXVI, 65, traduction TOB). Paroles analogues chez Marc et Luc.

7. Martin Luther, « Epistel von den Türken Religion », Sämtliche Werke, p. 253-254.

8. On renverra ici à toute la partie de l’œuvre de ce grand philosophe qui porte sur la philosophie morale. Citons, par exemple, parus la même année 2007, L’éthique aujourd’hui (Paris, Gallimard) et La liberté d’offenser (Paris, La Musardine). On aura noté les noms des deux maisons d’édition.