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Terrorisme

 

 

 

 

 

 

 

 

L’Occidental standard de 2015, soit que ces préoccupations lui paraissent appartenir à un autre temps, soit qu’il ait une acception irénique du religieux, est plus troublé par le dernier terme de la formule « guerre de religion ». Il en oublierait presque le premier, d’autant plus qu’il a à sa disposition un autre instrument d’analyse — et, parfois, d’obscurcissement : le « terrorisme ». Contre l’intuition sensible qui en fait d’abord un acte de violence — définition insuffisante, qui la confondrait avec l’agression ou le meurtre —, la guerre est fondamentalement un acte de société et, par là, une notion juridique — il y a une loi, un droit, dans toute société humaine, fût-elle « pré-historique ». Définissons-la comme la rupture organisée d’un ordre, lui-même par définition organisé. La guerre ne se résume donc pas à la poursuite de la politique par d’autres moyens. Cette formule clausewitzienne flatte la fierté des civils, partant des intellectuels. Elle fait donc prime sur le marché de la pensée. Mais elle pourrait tout aussi bien être inversée. La guerre serait alors la politique par excellence et la politique deviendrait la forme « civilisée » de la guerre, entendons par là un rapport de forces régi par les règles civiles. Demeure la modernité de la formule : elle parle de politique, elle met en vedette les « autres moyens » et, au fond, sa notion clé est sans doute celle de « continuation » ou, pour être exact, de « simple continuation » (bloße Fortsetzung).

 

 

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La guerre de religion serait-elle alors la simple continuation de la religion par d’autres moyens ? On l’a vu : la proposition n’a pas de sens avant les religions universelles puisque la religion d’une communauté se confond avec sa politique. Elle n’en a guère plus dans l’espace-temps des régions du monde passées ensuite au monothéisme. L’universalisme chrétien ou musulman n’évite pas le recours à la violence collective armée entre dévots du même Livre, la règle de vie des individus comme des collectivités — qui, comme toute règle, souffre quelques exceptions, destinées à la confirmer — étant de faire passer leurs intérêts avant leurs principes, au point d’appeler principes leurs intérêts. C’est même cet universalisme qui rend possible la constitution progressive d’un État moderne, en ouvrant peu à peu un espace autonome au politique, sublimation des intérêts au sein d’une culture religieuse par ailleurs partagée. L’invention de la souveraineté populaire, quelque part entre la révolte des Provinces-Unies et les grandes déclarations de principes du XVIIIe siècle (« We, the People… »), promeut un acteur prépondérant de la guerre moderne : la nation. Jamais cependant la guerre de religion ne disparaît totalement de l’horizon intellectuel de l’humanité en voie de nationalisation. Elle soutient les guerres de conquête coloniale — et ici la religion est aussi bien celle des Lumières que celle du Christ, d’où, par exemple, l’alliance objective en France des anticléricaux de la IIIe République et des ordres religieux missionnaires — autant qu’elle structure les guerres civiles des XIXe et XXe siècles, qui, de l’Espagne de 1835 à celle de 1936, opposent généralement une « droite » et une « gauche », jusqu’à ce sommet de guerre civile mondiale que fut la guerre qui, commencée en Chine en 1937, s’acheva au Japon en 1945 et que les Occidentaux appellent communément Seconde Guerre mondiale.

On a déjà évoqué le diagnostic assez largement répandu qui fait du XXe siècle celui des guerres. On le fonde quantitativement sur l’ampleur des destructions, matérielles et humaines, qui s’y accumulèrent, qualitativement sur le violent contraste, au regard des contemporains, entre les représentations progressistes et iréniques du siècle commençant (l’Exposition universelle de Paris, pour ne citer qu’elle) et la suite des événements. En termes plus analytiques on l’argumente sur la forme spécifique de cette guerre du XXe siècle, mondiale dans l’espace géographique et totale dans l’espace social — au sens où elle implique les populations en profondeur, avant et arrière confondus. Mais il ne peut pas être reçu sans discussion. D’abord parce qu’il se construit, comme souvent, sur une idéalisation du passé. Rien n’est venu confirmer la thèse de sociétés humaines étrangères à la guerre avant l’institution d’un « État » (Pierre Clastres) — dont, au reste, on peine à préciser la définition par rapport à toute forme d’institution de la société, aussi vieille que l’hominisation1. Il est clair que le conflit armé est le mode de règlement normal (au sens où il pose la norme du fonctionnement social) des conflits entre communautés et que, dans les siècles passés, à l’échelle des individus, les probabilités de soumission à la violence, à l’assujettissement voire à l’extermination n’étaient pas moindres qu’au XXe siècle, où des notions comme celles de « guerre froide », « paix armée » ou d’« équilibre de la terreur » signifient sans doute que la paix est « l’intervalle entre deux guerres » (Giraudoux) mais aussi qu’elle est désormais concentrée sur de courtes périodes intenses et perçue non plus comme un rituel, un mode heureux / malheureux de gestion des sociétés, mais comme une « catastrophe » (renversement de l’ordre des choses).

De ce point de vue, très occidental, le XXe siècle aura pourtant été, en durée de combats, le plus pacifique de tous. Depuis 1945 les guerres ouvertes ont été refoulées à la périphérie, à la fois géographique et sociale, de l’Occident, même dans les cas où elles finissaient par impliquer les jeunes soldats du contingent (guerre française d’Algérie, américaine du Viet Nâm, portugaise d’outre-mer). Et depuis la chute de l’empire soviétique, l’Occident peut se définir comme un monde sans guerre ouverte, aux guerres civiles (fermées, en quelque sorte) pour l’instant réduites à leur plus simple expression et dont la frontière pourrait, a contrario, se caractériser comme une longue zone de conflits encore ouverts ou prêts à se rouvrir — en Europe la zone en question va du Kosovo à l’Ukraine. On tiendrait là une définition de l’Occident qui vaudrait bien les autres : la fraction de la planète qui a réussi au XXe siècle à repousser la guerre sur ses confins.

Le reste du monde connaît encore d’innombrables guerres civiles et quelques conflits nationaux, parfois d’une extrême violence, surtout quand ils sont instrumentalisés par ledit Occident, comme le conflit ouvert qui pendant huit ans opposa l’Iran à l’Irak, reproduction à échelle régionale des conflits de haute densité façon 14-18 (plus d’un million de morts, dont les deux tiers de « martyrs » iraniens destinés à vivre longtemps dans la mémoire nationale après leur sacrifice). Les sociétés occidentales ont perdu le contact direct avec la guerre, dont le fardeau est supporté par les autres. C’est dans cette conjoncture de pacification centrale et de bellicité périphérique qu’intervient la configuration du « terrorisme ».

Le terrorisme fait partie des « autres moyens » de la définition clausewitzienne. C’est bien d’une démarche guerrière qu’il s’agit, une forme organisée de violence, mais recourant, en effet, à un moyen spécifique. Il n’est pas sans signification que la formulation ait émergé en politique dans le cadre de la première expérience radicale moderne, au sens où, au contraire des révolutions religieuses antérieures, du millénarisme médiéval à la République cromwellienne, la révolution radicale de 1793 se présente comme fondamentalement laïque. Le 5 septembre, la représentation nationale, sur rapport de l’éloquent Barère, inscrit par décret « la Terreur à l’ordre du jour ». Dans la pratique il s’agit d’aggraver la répression contre les ennemis du gouvernement, processus qui se traduira par plusieurs mesures aux effets sanglants, comme la loi dite « des suspects » du 17 septembre, et qui atteindra un sommet avec la justice expéditive instaurée par le décret du 22 prairial (10 juin 1794), un mois et demi avant la chute de Robespierre. Rien de commun, diront les historiens de la Révolution française, avec le terrorisme contemporain, qui n’est pas une initiative étatique. Si ce n’est le nom, la mise en scène, solennelle, et le ressort, cette terror latine qui, par ses racines indo-européennes, renvoie au tremblement du destinataire, donc à sa perte de maîtrise sur son propre corps, ce que la société jugera comme le comble de l’échec personnel. Mais c’est déjà beaucoup, d’autant plus que le terrorisme dans sa version 2010 — à la différence des versions 1890 ou 1970 — se caractérise par un double jeu entre initiative étatique et initiative groupusculaire puisqu’il réunit aussi bien un attentat commis en France qu’une exécution en série mise en scène en Irak-Syrie. Car, qu’il soit entre les mains d’un État, comme avec la république des comités, ou d’une organisation illégaliste précisément en lutte contre un État, comme avec les Brigades rouges, qu’est-ce que, fondamentalement, le terrorisme, dont les meilleurs experts s’épuisent vainement à chercher une définition juridique ou politique, sinon une mise en scène au service de la guerre civile ?

En tant que variété de guerre civile, il appartient à une grande famille multiséculaire, de celles qui laissent dans une communauté des traces beaucoup plus lentes à disparaître que la guerre étrangère. Le destin de grandes nations comme l’Allemagne, l’Espagne ou les États-Unis sera ainsi durablement marqué par ces noms redoutables que sont guerre de Trente Ans (Dreißigjähriger Krieg), Guerre Civile (Guerra Civil) ou guerre de Sécession (Civil War). C’est cette modalité de guerre-là qui confère au combattant un statut si particulier qu’il se traduit souvent par un nom spécifique, entre signe stigmatisant et titre honorifique : résistant, fellagha, fedayin, djihadiste… Son fantôme hante l’imaginaire des terroristes gauchistes (et en Italie néofascistes aussi) des années 1970 qui, pour la plupart, poursuivent consciemment une « stratégie de la tension ». On n’est pas très loin du concept, promu explicitement par les terroristes islamistes des années 2010, de la fitna (dissension dans la société visée). Mais la première particularité du terrorisme ne tient pas à son objectif ultime — la prise du pouvoir, toujours vécue comme reprise d’un pouvoir usurpé. Il tient à sa méthode, qui est toute dramaturgique.

Il n’y a pas de politique de la terreur sans affichage, scénographie, mise en espace des corps et des objets et, pour finir — ou pour commencer —, diffusion du tout. Les instruments varient, suivant les époques, les conjonctures et les capacités. À cet égard un sommet historique a été atteint au cœur de l’année 2015, le 4 juillet, avec la diffusion d’une vidéo de l’État islamique montrant l’exécution à bout portant de vingt-cinq soldats, apparemment de l’armée du régime Assad, par autant de bourreaux, tous ou la plupart jeunes adultes ou adolescents, sur la scène du théâtre antique de Palmyre, devant un public installé sur les gradins. Premier public, public d’avant-première, puisque le principal public visé est celui, beaucoup plus vaste, des internautes du monde entier. Quand la vidéo est diffusée, elle confirme par l’image et le son une information situant l’exécution vers le 25 mai. En d’autres termes, ce qui a compté ici c’est un peu l’acte initial, déjà mis en scène pour un destinataire local — l’acte meurtrier en public, dont la simple vue signe dans le sang de l’ennemi l’appartenance au groupe —, mais c’est aussi, et surtout, l’acte second qu’est sa transformation en « œuvre » audiovisuelle de dix minutes.

Faut-il conserver ses guillemets au mot ? Puisqu’il a pour objectif de susciter un certain état d’esprit par des moyens, au sens strict, spectaculaires, l’acte terroriste présente d’évidentes similarités avec la démarche artistique. Comme au théâtre — art dont on notera qu’il est théoriquement absent de la culture islamique traditionnelle, qui ainsi lui en substituerait d’autres —, des corps sont mis en scène, et cette mise en scène a un destinataire. La réponse à la question se trouve chez un auteur grec, de ceux que connaissaient certains des spectateurs du théâtre de Palmyre il y a deux mille ans : Aristote. « C’est à ce même traitement, dès lors, que doivent être nécessairement soumis à la fois ceux qui sont enclins à la pitié et ceux qui sont enclins à la terreur, et tous les autres qui, d’une façon générale, sont sous l’empire d’une émotion quelconque pour autant qu’il y a en chacun d’eux tendance à de telles émotions, et pour tous il se produit une certaine purgation et un allégement accompagné de plaisir2. » « Terreur » est ici la traduction de phobos, dont les plus anciens usages repérés en grec désignent la panique qui saisit une armée en déroute, et dont la postérité « phobique » est innombrable. Cette catharsis, à la fois purgation et purification, est tout ce qui fait la différence, fondamentale, entre un « film d’action » et un snuff movie, entre La malédiction, œuvre culte des amateurs de films d’horreur, et la décapitation (au reste, semble-t-il, post-mortem), suivie d’un selfie mis en scène par Yassin Salhi, le 26 juin 2015, à l’usine Air Products de Saint-Quentin-Fallavier (Isère)3.

Mais cette théâtralité n’épuise pas la caractérisation. La pertinence du terrorisme, depuis son entrée dans l’histoire de la modernité politique, tient aussi à son adaptabilité à une donnée capitale de cette modernité : l’individualisme. Assurément, le terroriste n’est pas seul. Pour reprendre une formulation biblique il peut se croire légion. Son choix est social en ce qu’il suppose la rencontre avec une série de médiateurs, ici de maîtres, là de pairs, qui vont l’armer intellectuellement — affaire d’idéologie — puis matériellement — affaire d’organisation. Il pourra se réclamer d’une affiliation, réelle, symbolique, voire fantasmatique. Reste que si le rapport parlementaire remis au Premier ministre4 en juillet 2015 par le député Malek Boutih parle d’une « génération radicale » et d’un djihadisme qui peut devenir, à l’échelle de la jeunesse de certaines banlieues, « un phénomène de masse », si les volontaires qui, venant de l’extérieur, rejoignent l’État islamique de l’Irak et du Levant se chiffrent en 2015 par dizaines de milliers5, le passage au radicalisme meurtrier demeure analysable en termes d’« individu djihadiste » — pour reprendre, cette fois, la formule d’un autre rapport parlementaire de 20156.

 

 

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Encore faut-il suivre le rappel à l’ordre — ou au désordre — de Marcel Schwob, au début de ses Vies imaginaires : « La science historique nous laisse dans l’incertitude sur les individus. » Le postulat historien — et idéologique — suivant lequel l’individu n’existerait pas dans les temps reculés, noyé qu’il serait dans une société communautaire et « holiste », pourrait bien être fondé sur une illusion d’optique et d’évidentes lacunes de documentation. Mais notre époque peut comprendre mieux qu’aucune autre cette dimension, tout en semblant chaque fois la découvrir avec stupeur et tremblement. Et cette dimension peut se résumer en une formule : dans une société individualiste le terrorisme aussi s’individualise. Du coup, il se pourrait bien qu’à côté, par exemple, des artistes ou des psychanalystes, les historiens aient quelque chose à dire sur le « sujet » en question, au double sens d’assujetti (subjectus) et d’agent doté d’autonomie (subjectum).

La plongée dans les biographies des candidats au djihad permet de nuancer le rapport au radicalisme, qui peut n’être que la quintessence, le perfectionnement d’une rupture antérieure. C’est, en particulier, le cas des anciens délinquants convertis à — et reconvertis dans — l’islamisme. Elle permet aussi de relativiser le déterminisme social mettant en avant les facteurs économiques (précarité, chômage) et culturels (échec scolaire, cadre familial déstructuré) : ces éléments explicatifs ne sont ni nécessaires — puisque certains convertis ne sortent pas d’un tel milieu — ni suffisants — puisque la grande majorité des enfants issus de ce milieu ne deviennent ni délinquants ni terroristes. Le rapport négatif du sujet terroriste à une situation, directe ou indirecte, personnelle ou collective, de domination (exclusion politique, exploitation économique, aliénation culturelle et, par-dessus tout, humiliation psychologique) est à postuler, mais le plus déterminant, le plus constitutif est dans le choix positif.

Le choix radical est, aussi scandaleux que cela puisse paraître au camp d’en face, une démarche strictement intellectuelle, comme le montre bien le rôle joué par les maîtres à penser évoqués plus haut, tels Frédéric-Jean Salvi, dit « Grand Ali », pour Yassin Salhi, ou Farid Benyettou et Salim Benghalem pour respectivement Chérif et Saïd Kouachi. Il se traduit par l’affichage d’une transformation faisant de l’individu radicalisé un homme nouveau : adoption d’un type d’apparence physique et de comportement spécifiques et, plus fondamental encore, adoption d’un nom nouveau. C’est ainsi qu’Amedy Coulibaly devient Abou Bassir Abdallah al-Ifriqi, c’est-à-dire Le Sage Africain serviteur d’Allah, et s’autoqualifie soldat du Califat, c’est ainsi que Maxime Hauchard, natif de la commune du Bosc-Roger-en-Roumois (département de l’Eure), devient Tariq Abdallah Al Faransi, c’est-à-dire Tariq le Français serviteur d’Allah, décapiteur du journaliste américain Peter Kassig, en novembre 2014. Cette transformation, strictement individuelle, en effet, est performative : elle administre la preuve vivante — c’est le mot — de la possibilité de transformer le monde tout entier. L’individu radical rejoue le « départ » (hégire) fondateur du Prophète de La Mecque vers Yathrib / Médine et, à partir de ce lieu restreint — si l’on veut, car il rend compte de la totalité d’un être —, prend la direction d’un lieu élargi et modifié — u-topie —, une communauté (oumma) fervente, égalitaire et active, un lieu où le Califat vient juste d’être restauré.

Le passage à l’acte suppose un second choix, celui de l’agonistique, apparenté à deux activités qu’on rencontre dans plusieurs de ces biographies — l’activité physique et sportive et la délinquance, autrement dit deux formes, respectivement sublimée (sport) et immanente (délinquance) de la guerre. La posture de combat valorise la puissance physique, assure la reconnaissance symbolique, contribue à la promotion sociale. Mais il s’agit ici d’un combat jusqu’à la mort, entendons par là que la mort de l’ennemi est gagée par le sacrifice de la propre vie de celui qui le combat. La menace de mort — comme celles que reçoit à plusieurs reprises un lycéen de Saint-Maur-des-Fossés, coupable d’avoir consacré un numéro de son journal de lycée à un hommage à Charlie Hebdo (certains messages sont accompagnés de balles) —, l’appel solennel au meurtre (une fatwa meurtrière contre l’écrivain algérien Kamel Daoud est lancée par un salafiste trois semaines avant les attentats de Charlie7), enfin l’attentat ou le meurtre rituel, vécus du côté des sociétés libérales comme des ruptures de la loi, le sont du côté du djihadiste comme autant de preuves de la supériorité de la sienne. L’acte violent spectaculaire (qualifié par l’ennemi des mots impuissants de « barbare » ou de « sauvage ») provoque l’horreur (qui dans son étymologie latine intègre le frisson devant le sacré) et la terreur : bénéfice second.

 

 

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Devant un tel portrait individuel et un tel système collectif de représentations, l’historien n’est pas confronté seulement à la logique de la guerre de religion. Deux figures, pour le moins, s’offrent à son regard, celle de l’homicide politique et celle du militant totalitaire. Le second partage avec le djihadiste le choix radical, la perspective utopique, le volontarisme de l’homme nouveau. Comme le djihadiste, le militant bolchevique certifie sa conversion et sa vocation par un changement de nom (Lénine, Trotski, Staline et des milliers d’autres), comme lui le militant totalitaire exalte la violence accoucheuse de l’Histoire, le rôle historique des avant-gardes, le sacrifice des martyrs de la cause, ces « témoins » dont le chrétien radical Tertullien — converti rigoriste qui finira adepte d’une secte assoiffée de martyre — a dit, à l’époque où la nouvelle religion n’avait pas encore atteint les sommets du pouvoir, que leur sang était une semence (« sanguis martyrum, semen christianorum »). Les premiers analystes libéraux du fascisme n’ont pas manqué de mettre en lumière le caractère néoreligieux du mouvement, à propos duquel l’Autrichien Eric Voegelin développera sa théorie de la « religion politique », sécularisation du christianisme en idéologie totalitaire, intuition que l’historiographie récente du fascisme a travaillée avec profit (Emilio Gentile).

Le terroriste offre de même de remarquables analogies avec l’assassin politique, figure, au fond, peu analysée, si prégnant est ici le poids de l’événementiel, voire de l’anecdote. Dans un système de forte identification du pouvoir central, monarchie ou dictature, l’anecdote atteint son plus haut degré de concentration dramaturgique avec le régicide. Dans un régime plus démocratique l’attaque aura tendance à se répartir entre des cibles plus nombreuses, plus diverses et plus symboliques. Dans les années 1880 et dans la Russie des tsars dits eux-mêmes « autocrates », les révolutionnaires de Narodnaïa Volia (Volonté du Peuple) raisonnent encore comme des régicides d’ancien régime. Celui qu’on peut considérer sans exagération comme le plus grand assassin du XXe siècle, puisque son acte déclenchera la Première Guerre mondiale, elle-même mère de la seconde, Gavrilo Princip, appartient encore à cette lignée. En 2015 comme en 2001, les victimes peuvent être pour partie des personnalités connues, elles n’en sont pas moins exécutées comme symboles d’un monde qu’on veut abattre. Ces deux catégories ne sont pourtant que des variantes géographiques et historiques du même type. Individu isolé, individu missionné ou groupe organisé, tueur de princes ou de manants, l’assassin politique entretient un rapport violent à ses valeurs comme à ses futures victimes. Ces valeurs sont mises par lui à la hauteur du double sacrifice à quoi, au fond, se ramène l’assassinat politique : sacrifice de la victime, sacrifice du sacrificateur.

Poursuivre plus loin l’analyse en termes de type peut provoquer le malaise chez ceux qui accordent une importance majeure à la dimension idéologique et qui voudront donc, à toute force, distinguer, par exemple, terroristes de droite et terroristes de gauche, avec, à l’évidence, une intention, pour le coup, idéologique.

Cette prise en considération n’est pas inutile si l’on veut mieux comprendre pourquoi, par exemple, les deux grands moments de visibilité terroriste des temps modernes se sont situés respectivement en amont et en aval de la grande expérience dite « communiste », autrement dit à la fin du XIXe siècle et dans les années 60 et 70 du XXe. En termes politiques le militant totalitaire évoqué plus haut a occupé toute la place et on peut avancer l’hypothèse, psychologique, elle, qu’il a aussi canalisé une bonne partie de cette énergie utopique, négative et agonistique. C’est, d’ailleurs, ce que dit Lénine, avec ses mots d’intellectuel marxiste. Le frère d’Alexandre Oulianov, membre de Volonté du Peuple exécuté pour conjuration contre le tsar quand son cadet avait dix-sept ans, était bien placé pour dénoncer ce qui était à ses yeux l’impasse du terrorisme, image désastreuse du « gauchisme », cette « maladie infantile » du communisme destiné, lui, à en être l’âge adulte. Symétriquement, la floraison de l’hypothèse terroriste à partir des années 1960 peut être interprétée à la fois comme la face obscure des Trente Glorieuses — il ne s’agit pas alors de dénoncer le scandale du chômage ou de l’immigration mais l’injustice d’un capitalisme insolemment prospère et pourtant incapable de distribuer équitablement les « fruits de la croissance » —, mais aussi comme un retour en grâce du gauchisme armé, face à l’échec social des régimes léninistes.

Pour le reste, les points communs sautent aux yeux de ceux que n’aveugle pas le préjugé. Ainsi de la convergence de l’extrême droite et de l’extrême gauche italiennes au moment des « Années de plomb » dans leur volonté de saboter toute solution de compromis (assassinat d’Aldo Moro). Ainsi, surtout, de la similitude des itinéraires personnels qui font, pour ne s’arrêter qu’à ce qui est le plus remarquable — et le moins politiquement correct —, l’apparentement des trois terroristes : l’anarchiste de 1890, le brigadiste de 1970, le djihadiste individualiste de 2015. Marginalisation économique et familiale, pouvant aller jusqu’à la pratique délinquante, conversion autodidactique à un projet radical sous l’égide de médiateurs, parfois accompagnée d’un changement d’identité, choix de l’« action directe » illégale et armée… : pour ne prendre que les Français, Coulibaly, Hauchard ou les frères Kouachi ont des traits en partage avec Henry, Ravachol ou Vaillant, de même que la forme actuelle des Brigades internationales de 1936, c’est en Irak-Levant qu’on la trouve. Noter qu’en 1970 la Fraction armée rouge (« bande à Baader ») va s’exercer au maniement des armes dans un camp palestinien permet de mesurer la différence idéologique avec 2015, qui tient dans tout ce qui opposera ensuite le Hamas au Fatah, mais permet aussi de noter les récurrences, sans l’intégration desquelles on s’interdit de penser l’autre. De même que c’est avec son ennemi qu’on signe la paix, c’est avec l’autre qu’on fait l’Histoire.

Ajoutons un dernier point — d’histoire, là aussi. Il concerne l’effet de la stratégie terroriste. Face à des régimes autoritaires, le terrorisme n’accélère en rien le processus de déliquescence du pouvoir, bien au contraire. L’assassinat par Volonté du Peuple d’Alexandre II, tsar réformateur et malgré cela — ou à cause de cela — visé à sept reprises par l’organisation terroriste, se traduira par douze années de dislocation de ses réformes par son fils et successeur, Alexandre III. Le tsarisme tombera en février 1917 sans l’aide d’aucun mouvement terroriste mais sous l’effet d’une guerre désastreuse, au bénéfice des libéraux (Milioukov) et des socialistes réformistes (Kerenski). Cette révolution de Février est si bien oubliée aujourd’hui qu’une mémoire collective flottante peut croire que c’est la révolution d’Octobre qui a renversé le tsar, alors que les léninistes n’ont renversé qu’un gouvernement de centre-gauche. Après quoi ils ont accompli une tâche historique : réaliser à marche forcée un ambitieux programme de droite radicale puisqu’il peut se résumer aux trois mesures fondatrices consistant à faire la paix avec trois régimes monarchiques, à donner la terre non « aux paysans », comme le répéta la propagande, mais, de fait, à l’État, et enfin à interdire, réprimer puis liquider toute opposition — à commencer par celle des anarchistes et des socialistes révolutionnaires, autrement dit les groupements les plus proches de l’ancienne sensibilité terroriste.

Dans un contexte de démocratie libérale — celui, par exemple, des républiques française, italienne et allemande — le résultat est analogue mais les effets moins violents. Un mot le résume, celui, en France, de « lois scélérates », une série de mesures votées par la représentation nationale en 1893-1894, qui restreignent la liberté d’expression8. Le Patriot Act américain de 2001, la loi française sur le renseignement de 2015 se situent dans cette logique — la formule « loi scélérate » ressurgira sous la plume d’Edwy Plenel (chronique hebdomadaire, France Culture, 16 avril 2015).

Le principal résultat d’une politique de terreur est donc, d’abord, la mort ou l’enfermement — de Salman Rushdie à Luz — de ses victimes, ensuite, le recul des libertés publiques. Sur les moyen et long termes elle échoue totalement à renverser le régime abhorré. Au premier procès collectif conduit par la justice française contre les anarchistes (celui dit « des soixante-six », à Lyon), Kropotkine annonça devant ses juges que la révolution sociale n’allait pas manquer d’advenir dans « dix ans, cinq peut-être ». Il est jugé encore trop timoré par certains de ses camarades, qui mesureraient plutôt cette échéance en mois. On était en 1883.

1. L’état présent de la recherche chez les préhistoriens poserait seulement comme limite le passage à l’agriculture, donc à la sédentarisation : on remonte déjà loin. (Marylène Patou-Mathis, Préhistoire de la violence et de la guerre, Paris, Odile Jacob, 2013.)

2. La politique, VIII, 7. On aura noté que ce texte capital n’est pas extrait de la Poétique.

3. Notons que c’est le mot que le dessinateur Luz, de Charlie Hebdo, auteur de la couverture du « numéro des survivants », mettra en titre de l’album qu’il publie au printemps 2015 (Catharsis, Futuropolis, 2015) : sa purification consistera d’abord à recommencer à dessiner — puis à s’éloigner du journal.

4. Ce rapport, très discuté, est intitulé « Génération radicale ». Il porte sur l’« Analyse et la prévention des phénomènes de radicalisation et du djihadisme en particulier ».

5. Pour la seule France (citoyens ou résidents), le chiffre avancé par Manuel Valls devant le Sénat en juin 2015 est de 1 730.

6. Rapport no 2828 de la Commission d’enquête Ciotti-Mennucci sur « la surveillance des filières et des individus djihadistes », rendu public le 2 juin 2015.

7. On rappellera qu’une fatwa est une décision juridique émanant d’un juriste islamique ; dans l’immense majorité des cas elle ne s’apparente aucunement à un appel au meurtre.

8. La formule « loi scélérate » doit sa popularité à une série de textes rédigés en commun par un anarchiste (Émile Puget) et deux libéraux de gauche (Léon Blum, Francis de Pressensé), qui dénoncent cette atteinte aux libertés publiques — les mêmes qui prendront la défense d’Alfred Dreyfus, abandonné, en revanche, par la plupart des anarchistes qui voulaient voir en lui non la victime d’une injustice mais l’officier bourgeois, mitrailleur du peuple.