Liberté d’expression
On a vu que, dès la première manifestation consécutive au massacre du 7 janvier, à Paris, place de la République, en même temps qu’apparaissaient les premières pancartes « Je suis Charlie », le slogan qui jaillit de la foule, où les journalistes et étudiants en journalisme étaient bien représentés, fut : « Liberté d’expression ! ». Dans l’histoire française il faut remonter aux Trois Glorieuses de 1830 pour retrouver un événement massif dont l’origine fût dans une mobilisation de ce qu’on n’appelait pas encore les médias mais qui l’étaient déjà — à savoir une presse écrite dont les titres ne tiraient qu’à quelques milliers d’exemplaires mais lue avec attention par les élites, et où figurait déjà, au reste, un journal de caricatures, La Silhouette, attaqué par la censure royale. La révolution qui renversa Charles X, dernier « roi de France », partit en effet, le 25 juillet, de la signature par ledit roi de six lois d’exception (ordonnances dites de Saint-Cloud). Précédant, par ordre d’urgence, celles qui réduisaient le corps électoral et prononçaient la dissolution d’une Chambre des députés libérale fraîchement élue et pas encore réunie, la première ordonnance était celle qui suspendait la liberté de la presse. Dans les heures qui suivirent cette publication, le premier mouvement de rébellion viendra des journalistes, refusant de se soumettre à tout contrôle gouvernemental (protestation dite « des quarante-quatre »). Ils seront le fer de lance d’une coalition réunissant, d’un côté, les députés de l’opposition, au départ plus frileux, et, de l’autre, la « jeunesse des écoles » et certains travailleurs manuels — dont les ouvriers typographes —, prêts à en découdre.
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Cette thématique était devenue peu mobilisatrice des larges masses dans un pays régi par les deux grandes libérations, à un siècle de distance, représentées par la loi sur la presse de 1881 et par la loi sur la « communication audiovisuelle » de 1982, d’autant que l’espace intermédiaire pouvait paraître jalonné par la libération des spectacles (1906) et l’effondrement, à partir des années 1970, des censures portant sur le cinéma et les « publications destinées à la jeunesse ». L’attentat contre Charlie Hebdo redonnait une actualité exceptionnelle à un vieux principe supposé, sinon acquis, du moins fondateur de la démocratie moderne, et ce d’autant plus que, le soir même (22 h 34) de la plus grande manifestation de l’histoire nationale, Dieudonné M’Bala M’Bala déposait un statut sur sa page Facebook dans lequel il ironisait sur la manifestation en question et concluait : « Sachez que ce soir, en ce qui me concerne, je me sens Charlie Coulibaly », ce qui lui valait d’être dès le lendemain inculpé pour apologie du terrorisme. La presse et surtout Internet s’enflammaient alors autour d’une nouvelle question : cette fameuse liberté était-elle à deux vitesses et ceux qui n’adhéraient pas au mouvement du 11 janvier se retrouvaient-ils bâillonnés ?
Le débat n’était pas nouveau. Comme tous les débats des temps modernes, il réactivait, dans le cadre d’une société aux structures économiques et culturelles bien différentes, une problématique de la Grèce classique. Exhumée à la fin de sa vie par Michel Foucault, la notion grecque de parrhèsia avait joué un rôle non négligeable dans la vie politique des cités démocratiques. Opposé chez Platon en théorie et chez Démosthène en pratique à la rhétorique du sophiste, cet attribut distinguait l’homme libre d’une démocratie, doté d’une capacité de « parler vrai ». Le général, homme politique et historien Polybe en faisait l’un des piliers de la démocratie à la grecque, mais au côté d’un autre, auquel Foucault, philosophe comme Platon, n’accorde guère d’importance, l’isêgoria, l’égalité dans l’accès à la parole publique, la liberté moins de la parole que de la prise de parole. L’écrasement de cette démocratie abolit l’isêgoria et réduit la parrhèsia à quelques moments de franchise valorisés seulement si les dirigeants ultérieurs y originent leur autorité. Ainsi de la parrhèsia des disciples de Jésus face aux autorités. Puis la victoire de la Parole divine, portée justement par les disciples en question, ne laisse plus guère de place aux paroles adverses, rejetées dans les ténèbres extérieures de l’erreur par la réduction monothéiste. Retenons, au passage, de cette fable antique que la franchise n’est pas une vertu civique mais une qualité psychologique : le tyran peut être sincère dans sa pensée et franc dans son expression ; c’est même souvent à ça qu’on le reconnaît. La liberté d’expression, c’est autre chose.
Ressurgi petit à petit de l’espace public des cités médiévales puis des Églises de la Réforme (« libre examen »), l’enjeu de la liberté d’expression moderne s’était retrouvé entièrement résumé dans le texte fondateur de la Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen, adoptée par l’Assemblée, nouvellement « nationale », en août 1789, essentiellement dans son article 11 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi. » Le caractère principiel de cette proclamation tenait d’abord à son contenant, solennel, et à son contenu, général. Mais il se lestait d’une situation historique délimitable à la fois en amont et en aval. Les deux autres révolutions libérales, l’anglaise de 1688 et l’américaine de 1776, n’avaient pas établi solennellement en ce domaine un principe qui s’imposât à tous les autres textes législatifs. La première déclaration des droits moderne, le Bill of Rights anglais, ne fait pas mention de cette liberté (le principe de freedom of speech étant limité au Parlement), non plus que la Déclaration d’indépendance des États-Unis d’Amérique ou que les deux Constitutions des mêmes États, à savoir les Articles de Confédération de 1777 et la Constitution de 1787 — même si la première déclaration des droits américaine, celle que s’était donnée, dès le 12 juin 1776, l’État de Virginie, posait dans son article 12 que « la liberté de la presse est un des grands remparts de la liberté et ne peut jamais être limitée par des gouvernements despotiques ». Le pragmatisme anglais se contentera d’enregistrer l’abandon de la législation restrictive édictée par les Stuarts, ce qui permettra le développement de la première presse, sinon libre, du moins libérée de l’histoire. Le fédéralisme américain, quant à lui, se contentera, dans son Bill of Rights de 1791, de poser une définition par la négative, qui n’est cependant rien de moins que le premier amendement apporté à la Constitution de 1787 : « Le Congrès ne fera aucune loi relative à l’établissement d’une religion, ou à l’interdiction de son libre exercice ; ou pour limiter la liberté de parole, ou de la presse, ou le droit des citoyens de se réunir pacifiquement ou d’adresser à l’État des pétitions pour obtenir réparations des torts subis. »
Le texte français de 1789 et le texte américain de 1791, on le voit, élargissent la liberté en jeu de la seule presse à la « libre communication des idées et des opinions », pour le premier, et à une « liberté de parole » — qui a été interprétée de manière constante comme une liberté d’expression —, pour le second. Compte tenu de la nature particulière de la crise de Janvier 15, il n’est pas sans importance de préciser à ce stade que ce principe est corrélé dans les deux cas à la liberté religieuse, avec cette différence remarquable que dans le cas américain, on l’a vu, cette corrélation figure dans le même article, alors que dans la Déclaration française elle découle de la consécutivité des articles, qui fait que le 11 est précédé d’un 10 où il est dit que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ».
L’importance matricielle de la version française se mesure quand, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le nouveau système des relations internationales entendra — au contraire de celui de la SDN — adopter une Déclaration universelle des droits de l’homme. Voté solennellement le 10 décembre 1948 par l’assemblée générale de l’ONU, qui se tient cette année-là à Paris, ce texte a eu pour principaux rédacteurs trois personnalités influencées par la philosophie des Lumières, le Français René Cassin, le Libanais Charles Malik et le Chinois Peng-chun Chang. Son article 19 synthétise toute l’évolution libérale depuis un peu plus de deux siècles en proclamant que « tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considération de frontières, les informations et les idées, par quelque moyen d’expression que ce soit ».
Les « Charlie » de Janvier 15 se réclamaient donc d’une tradition libérale dont les artistes-journalistes de Charlie Hebdo avaient donné une interprétation libertaire. Nul doute, en effet, que pour la plupart des dessinateurs, des écrivains et des lecteurs réguliers de l’hebdomadaire cette liberté ait été sans limites, chaque interdiction (pour commencer celle qui, en novembre 1970, avait été à l’origine du journal, successeur d’un Hebdo Hara-Kiri1 interdit de publication), chaque condamnation (il y en eut neuf après la refondation de 1992, mais contre trente-neuf relaxes) étant vécue comme un déni de justice. En face, ceux qui les accusent d’islamophobie et ceux qui (parfois les mêmes) défendent la liberté d’expression de Dieudonné partagent au moins avec eux la conviction que la liberté d’expression est un leurre. Cette interprétation qu’on pourrait qualifier d’absolue se heurte, dans le relatif du fonctionnement des sociétés (qu’on pourra appeler l’Histoire), à trois grandes objections préjudicielles : dans le temps, dans l’espace et dans la nature même de son objet.
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Historiquement, cette interprétation absolue paraît ne pas tenir compte du caractère récent et performatif de ladite liberté. Jusqu’aux expériences libérales des Provinces-Unies du XVIe siècle, du Royaume-Uni du XVIIe, des États-Unis du XVIIIe, la question n’est pas celle de la censure — qui va de soi — mais bien celle de la notion qui pourrait lui être opposée, et qui ne peut exister puisque la censure non plus ne se dit pas : le Moyen Âge n’a pas de mot pour elle car la chose n’est pas. La règle des sociétés humaines est, d’abord, l’imposition — et théoriquement, l’intériorisation — des valeurs du groupe dirigeant. Cette règle est si évidente qu’elle confine à la tautologie. Une société libertaire — qui n’existe point encore, même si l’Occident de 2015 s’en rapproche à petits pas — serait simplement une société dont les valeurs dominantes seraient libertaires et s’imposeraient, dans l’espace public mais aussi, en tout ou partie, dans l’espace privé, à tous ses membres, fussent-ils personnellement de culture autoritaire ou totalitaire. Localement la nature du régime politique et le choix religieux de la communauté font généralement triompher le contrôle de l’expression. La parrhèsia et l’isêgoria de la démocratie athénienne n’auront qu’un temps, suivi par une série d’expériences autoritaires aux périodes hellénistique puis romaine et par un choix monothéiste face auquel la diversité religieuse n’est que schisme ou hérésie. Lui opposer un homme libre de ses « idées et opinions » est tout simplement absurde. Dans un univers mental où la vérité est, dans tous les sens du mot, « établie » il n’y a pas de place pour l’erreur. Dans un univers mental où Dieu règne, à l’image du monarque (et vice versa), lui seul a tous les droits. Terme emprunté à la culture romaine, qui lui donne une acception morale, la censure est une formule des Temps modernes, qui en élargissent l’ambition, construite en négatif du modèle libéral. Disons le mot : la censure est une invention libérale.
L’institution religieuse la plus importante d’Occident au moment de la Révolution française, la papauté, n’a cessé, pendant un siècle, de rappeler qu’elle condamnait dans son principe même l’ensemble des droits de l’homme, et d’abord la liberté d’expression. C’est clairement la position initiale de l’Église catholique face à la révolution de 1789, le pape qualifiant dès 1790 d’« œuvre satanique » le fait « de reconnaître à l’homme le droit de manifester librement sa pensée »2 et condamnant l’année suivante « cette liberté de penser et d’agir que l’Assemblée nationale accorde à l’homme social comme un droit imprescriptible de la nature ». « Ce droit chimérique n’est-il pas contraire aux droits du Créateur suprême, à qui nous devons l’existence et tout ce que nous possédons ? »3 : c’est ici Pie VI qui parle, et non un imam salafiste. Sous la Restauration, Rome ne manque pas de dénoncer l’article de la Charte qui garantit la liberté des cultes : « Par cela même qu’on établit la liberté de tous les cultes sans distinction, on confond la vérité avec l’erreur, et l’on met au rang des sectes hérétiques et même de la perfidie judaïque l’Épouse sainte et immaculée du Christ, l’Église hors de laquelle il ne peut y avoir de salut4. » Deux siècles plus tard, Jean-Paul II n’est ni le premier ni le dernier pape à faire des droits de l’homme une production du meilleur esprit chrétien, y compris « le droit à la liberté d’association, d’expression et d’information »5, suivant en cela Jean XXIII qui dans l’encyclique Pacem in Terris de 1963, saluant chaleureusement, avec retard, la Déclaration universelle de 1948, les posait comme « universels, inviolables et inaliénables ».
Cette évolution impressionnante est en fait homologique de la dissémination des principes libéraux au-delà de leur berceau protestant, en particulier dans la fraction des sociétés de culture catholique qui s’était radicalisée dans son choix anticlérical en miroir de l’intransigeance catholique. Ainsi peut s’interpréter la singularité républicaine française, en même temps que la faiblesse constitutive des cultures libérales partout ailleurs, même en Belgique, a fortiori en Italie ou en Espagne. Plus à l’est en Europe, plus au sud en Amérique il faudra, là aussi, la violence de longs épisodes autoritaires (Amérique latine) ou totalitaires (pays de l’Est) pour que, par réaction, le libéralisme devienne, à la fin du XXe siècle, une configuration crédible. Considérée avec les yeux du démocrate libéral standard qui « est Charlie » en janvier 2015, cette histoire paraît téléologiquement orientée dans un sens positif : le libéralisme intellectuel progresse. Reconsidérée à l’échelle de l’histoire humaine, elle se révèle une expérience très récente, aux bases encore mal assurées et, bien entendu, même sans cela, totalement réversible. Sans remonter plus loin, les essais totalitaires du XXe siècle sont suffisamment proches pour ne laisser aucun doute sur ce point.
Du coup, même incertitude dans l’espace. Plusieurs décennies après la proclamation des principes de 1948, la mise en œuvre du projet libéral semble encore timide dans la plupart des deux cents États-nations, et inexistante dans une forte minorité d’entre eux. Au-delà des classements proposés depuis lors par diverses organisations non gouvernementales qui se sont instituées observatrices des pratiques et, par là, gardiennes des principes en question (l’International Freedom of Expression Exchange, IFEX, est un réseau de soixante et onze ONG vouées à ce combat), Janvier 15 autorise à faire du rapport au religieux un critère acceptable du rapport à la liberté d’expression, que des organisations non gouvernementales de journalistes mesureront avec d’autres instruments. Selon une ONG tournée vers « la religion et la vie publique », le Pew Research Center, trente-deux pays (soit 16 % des 198 analysés) disposent encore en 2011 d’une législation contre le blasphème (outrage doctrinal, outrage aux cultes) — auxquels on peut ajouter, en France, le « droit local » de l’Alsace-Moselle, héritage non aboli de l’Empire allemand et de son code pénal (article 166) —, mais le contraste est grand entre l’Europe et les pays de culture musulmane. Si au total seuls huit pays d’Europe conservent une telle législation, y compris le Danemark des « caricatures » (article 140 du code pénal), la plupart, de fait, ne l’appliquent plus, au sens où les tribunaux ne poursuivent pas — comme en Alsace-Moselle, précisément —, ce qui se conclut souvent par l’abrogation de la législation elle-même, comme aux Pays-Bas en 2013. En revanche la plupart des pays de culture musulmane, commune ou majoritaire, se donnent encore les moyens de l’appliquer. Le XXIe siècle après Jésus-Christ montre, à grand renfort de propagande, un régime politique nouveau, en train de s’installer dans l’espace syro-irakien (le Califat), qui offre de cette législation la traduction la plus brutale. Mais il montre aussi, dans la Jordanie toute voisine, considérée comme l’un des États musulmans les plus libéraux du Moyen-Orient, un code pénal toujours appliqué pénalisant l’insulte à l’islam, y compris hors des frontières du royaume si ladite insulte touche la population jordanienne « par des moyens électroniques ».
L’examen méticuleux, par le même canal, des « lois contre la diffamation d’une religion » permet de même, plus subtilement, de distinguer les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, où il s’agit de lois pénalisant l’attaque contre la religion d’État, des pays d’Europe où cette catégorie agglomérante du Pew Forum recouvre principalement des lois réprimant l’expression haineuse contre des groupes identifiés à une religion (les juifs en faisant alors partie, même si l’identification religieuse est ici discutable). On voit donc qu’il ne s’agit dans ce dernier cas que d’une limitation à la liberté d’expression au nom d’un usage jugé abusif de cette liberté, l’apparentant à la diffamation ou à l’insulte (antisémite, par exemple) — l’exact opposé de la philosophie qui préside à la législation précédente. Rien d’étonnant à ce que les pays présentant le degré extrême de législation religieuse limitative de la liberté d’expression — les lois interdisant le changement de religion (qualifié, sur modèle des Pères de l’Église, d’« apostasie ») et, a fortiori, la profession de foi athée — soient tous des pays de culture musulmane, majoritaire (Nigeria, Égypte, Syrie, Malaisie) ou commune (tous les autres, dont l’Arabie saoudite et le Pakistan). À l’inverse une minorité de pays majoritairement ou communément de culture musulmane, comme l’Indonésie ou la Turquie, ne dispose d’aucune législation en ce domaine — on notera qu’à l’exception de la Mauritanie et des Comores les anciennes colonies françaises n’ont adopté aucune législation contre l’apostasie. Le rapprochement de ces deux dimensions laisse la place à une hypothèse, évidemment invérifiable à l’heure actuelle, qui ferait de ces restrictions à la liberté d’expression en matière religieuse une situation non pas offensive mais défensive, les sociétés de culture musulmane étant amenées à suivre l’évolution des sociétés de culture chrétienne. C’est l’enjeu, on l’a vu, de la problématique de la laïcité. En attendant, on peut se reporter aux Quelques réflexions blasphématoires de Slavoj Zizek, qui diagnostique pour sa part que « le problème des fondamentalistes n’est pas que nous les jugions inférieurs à nous, mais plutôt qu’eux-mêmes s’estiment secrètement inférieurs »6.
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Demeure une troisième grille de lecture, qui touche à la nature même de la notion. On pourrait l’exprimer ainsi : la liberté moderne, étrangère à l’absolu précisément en tant qu’elle est moderne, n’existe pas sans limites ou, pour être exact, sans ses limites, qui lui sont intimement liées. Voilà pourquoi l’article 11 de la Déclaration française se conclut, on l’a vu, par la formule « sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ».
La loi française du 29 juillet 1881 « sur la liberté de la presse » est, en fait, une loi générale sur la liberté d’expression par la voie de l’imprimé (article 1 : « L’imprimerie et la librairie sont libres »). Elle a été élaborée par la première majorité républicaine qui ait gouverné la France après la chute du second Empire, instaurant une expérience républicaine durable. En la votant, cette majorité mettait ses actes en accord avec ses principes — d’autant plus aisément que journalistes et hommes politiques étaient étroitement liés, les seconds étant souvent issus des rangs des premiers, et y retournant au besoin, comme le montre bien la carrière d’un Georges Clemenceau. Mais cette loi, la plus libérale que la France ait connue jusqu’à aujourd’hui — et, en son temps, la plus libérale qui ait été édictée en Europe —, ne cesse pourtant, au long de ses soixante-dix articles, de multiplier les limitations et les pénalités. Les unes remontent à ses origines, où une conception individualiste de la protection des personnes entend délimiter précisément l’injure et la diffamation — sans parler de la restriction à l’affichage, qui contribuait à faire paradoxalement de cette loi, sur les murs de France, celle du « défense d’afficher ». Les autres se sont sédimentées au XXe siècle en fonction de l’évolution culturelle d’une société occidentale qui à l’incrimination de l’« appel au vol » ou « au meurtre » ajoutera celle de l’appel aux « actes de terrorisme », aux « agressions sexuelles » et à la haine raciale. Après le décret-loi Marchandeau de 1939, qui, pour la première fois en France, permet d’engager des poursuites pour insultes « envers un groupe de personnes appartenant, par leur origine, à une race ou à une religion déterminée » — et que Vichy s’empresse d’abolir dès les premières semaines de son installation —, un amendement à la loi de juillet 1949 ajoute en 1954 à la liste, déjà longue, des valeurs dont l’éloge est proscrit (dont « la paresse » ou « la lâcheté ») « les préjugés ethniques ». La loi du 1er juillet 1972 élargit la catégorie du délit de presse à toute provocation « à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ». C’est dans cette dernière logique que se situèrent ensuite les lois dites mémorielles, votées au long des douze années qui séparent la loi Gayssot de 1990 de la loi de janvier 2012 sur la négation ou minimisation du génocide arménien. Il ressort de cette dynamique une série d’ajouts et de corrections apportés à la loi de 1881, incriminant la « provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence », la « diffamation » ou l’« injure », le tout à l’égard « d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, ou encore à raison de leur sexe, de leur orientation ou identité sexuelle ou de leur handicap » (article 24).
Parvenu à ce stade, on peut s’interroger, avec certains juristes, sur la pente « liberticide » de cette évolution. Encore faut-il se mettre d’accord sur le point de comparaison. Il n’est pas sans importance que la fameuse censure soit de moins en moins portée par l’État, de plus en plus par la « société civile », notamment à travers tous les particuliers et toutes les associations militant pour la défense de l’ordre moral traditionnel : qu’on le veuille ou non, c’est ici la rançon d’une décentralisation de l’initiative restrictive et de la décision répressive. On peut donc discuter la thèse du recul des libertés, indexé sur l’extension du champ des incriminations, et défendre une autre indexation : sur le transfert au juge d’une répression confiée trop souvent jusque-là, dans un vieux pays d’État, à l’autorité politique. D’un point de vue libéral on peut donc soutenir que le périmètre de la liberté d’expression à la française ne s’est pas restreint : c’est l’« abus » de cette liberté dont les cas « déterminés par la loi » se sont précisés. Dès lors, si, d’un côté, dans beaucoup de pays, outrager une religion peut entrer dans la catégorie des atteintes aux identités — c’est le cas dans plusieurs pays de culture protestante et dans certaines expériences politiques néo-autoritaires, comme en juin 2013 dans la Russie de Vladimir Poutine pour des « actes publics » supposés « offenser les sentiments religieux des croyants » —, il importe de ne pas tout confondre en voyant dans l’assignation en justice un acte de censure. C’est, tout au contraire, un acte de liberté d’expression : l’expression d’une blessure identitaire, dont la reconnaissance et, le cas échéant, la mesure sont confiées à la justice.
Exercice pratique : en février 2006 Charlie Hebdo reproduit les « caricatures de Mahomet » publiées dans le Jyllands-Posten, en y ajoutant presque tout un numéro de commentaires et de dessins autour du thème. Six associations déposent plainte, au titre de l’article 24. Le 22 mars 2007 le tribunal de grande instance de Paris déboute les plaignants au motif que nul n’est obligé d’acheter ou de lire un périodique et, surtout, qu’il ne faut pas confondre injure (condamnable) et blasphème (libre) : « Attendu qu’en France, société laïque et pluraliste, le respect de toutes les croyances va de pair avec la liberté de critiquer les religions quelles qu’elles soient et avec celle de représenter des sujets ou objets de vénération religieuse ; que le blasphème qui outrage la divinité ou la religion n’y est pas réprimé à la différence de l’injure, dès lors qu’elle constitue une attaque personnelle et directe dirigée contre une personne ou un groupe de personnes en raison de leur appartenance religieuse […]. ». En d’autres termes, plus généraux, « le genre littéraire de la caricature, bien que délibérément provocant, participe à ce titre à la liberté d’expression et de communication des pensées et des opinions ». On aura noté la référence à un « genre littéraire » : sans doute faut-il y voir la volonté pour le juge de ramener l’affaire à une question moins d’image que de « pensée ». On aura surtout noté qu’il existe une différence de nature entre un tribunal et une kalachnikov ; cela s’appelle l’État de droit.
1. Et non Hara-Kiri Hebdo.
2. Pie VI, allocution consistoriale du 29 mars 1790.
3. Pie VI, bref Quod aliquentum, 10 mars 1791.
4. Pie VII, lettre apostolique Post tam diuturnitas, 1814.
5. Jean-Paul II, Discours à La Sapienza, 17 mai 2003.
6. Slavoj Zizek, Quelques réflexions blasphématoires. Islam et modernité, Paris, Jacqueline Chambon / Actes Sud, mai 2015, p. 18.