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Laïcité

 

 

 

 

 

 

 

 

Toutes les questions mises ici en exergue ont une dimension à la fois nationale et mondiale. Celle de la laïcité, qui en soi a toutes les caractéristiques de la question universelle, n’en est pas moins celle qui, au premier abord, paraît susceptible de l’analyse la plus étroitement nationale. La difficulté prétendue à traduire le terme en une autre langue que le français n’est pas un fait objectivement linguistique — l’anglais, par exemple, dispose de secularism, voire de laicity, et on peut estimer que l’usage de ces termes progresse aujourd’hui, par nécessité de rendre compte de l’extension internationale du débat. Elle résulte plutôt de l’existence d’un large nuancier des rapports que les institutions politiques contemporaines entretiennent avec le religieux — compris désormais ici au sens moderne. C’est, au reste, ce sens-là qui peut servir de premier critère de classement, un certain nombre d’États conservant — ou ayant, comme la Russie de Vladimir Poutine, réinstauré — un rapport prémoderne d’étroite intrication des deux entités, les autres — de loin les plus nombreux à la surface du globe — ayant franchi le pas moins d’une « séparation » horizontale que d’une distinction verticale entre un plan — celui des croyances, des pratiques et des cultes — et un autre — celui des libertés publiques, entendons par là non seulement celles de chaque citoyen, mais aussi la liberté des institutions publiques elles-mêmes par rapport à quelque dogme religieux que ce soit. On vient de parler de dogme : il est clair que le fondement de cette modernité politique est la substitution d’un dogme à un autre, au droit divin se substituant la souveraineté populaire : aucune société politique humaine n’a jusqu’à présent pu tenir sans dogme.

 

 

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À partir de là, le cas français peut apparaître, au sein même de cette modernité, comme une forme très avancée de ladite distinction. La plus avancée sans doute, si on considère que les États de culture marxiste officielle comme la Chine, le Viet Nâm ou Cuba, après avoir voulu éradiquer le plan religieux tel que défini plus haut — situation qui est encore celle de la Corée du Nord —, en sont revenus, au fond, à un type de relation très différent du type français, une version autoritaire du rapport de distinction. Pour cerner au moins une partie des incompréhensions et des conflits intra et internationaux présents, il est donc dès lors utile de remonter au déluge, qui se situe, comme souvent, entre le XVIe et le XVIIIe siècle. La divergence — au sens atomistique du mot — entre ce qui deviendra le modèle français et les autres y trouve son origine.

Face à la puissante Espagne des Habsbourg, type achevé de monarchie catholique et centralisée dont la France poussera plus loin encore les virtualités dites, a posteriori, « absolutistes », les Provinces-Unies — futurs Pays-Bas — expérimentent le premier État-nation moderne, sur une base encore essentiellement religieuse — la Belgique naîtra, à terme, en réunissant la partie des Pays-Bas demeurée, parfois par la force, dans le giron de l’Église romaine. Cette expérience va donner sa couleur particulière à la modernité politique britannique, fondée, contre le dernier roi Stuart, Jacques II, revenu à titre personnel au catholicisme, sur l’association étroite du libéralisme politique et du protestantisme. Le Bill of Rights de 1689 met essentiellement en scène ces deux systèmes de valeurs. Certains de ses articles assoient la prédominance et l’autonomie du Parlement face au pouvoir royal — tradition anglaise à la fois réelle, depuis Jean sans Terre, et mythifiée, après Jacques II, pour les besoins de la cause. D’autres interprètent la liberté religieuse dans un sens favorable aux protestants. Que le nouveau régime, construit sur l’intégration de la très grande majorité du clergé de l’époque (l’« anglicanisme », alors que dans le même temps, de l’autre côté de la Manche, le « gallicanisme » échoue à s’imposer au prince), soit, à la base, toujours le régime anglais du XXIe siècle1 — permet de mesurer toute la différence qui sépare cette voie de celle prise par la France un siècle plus tard.

Grand acte religieux de la Révolution française, la Constitution civile du clergé, votée massivement par les élites — civiles, justement — de 1790 — et, au reste, acceptée par le roi —, se fera, en effet, elle, contre la majorité du clergé catholique, restée fidèle au pape qui la condamne d’emblée. Que ce divorce soit lui aussi fondateur, les deux siècles qui ont suivi en ont abondamment administré la preuve, jusqu’aux célébrations du bicentenaire de la Révolution française elles-mêmes où l’on verra l’archevêque de Paris, Mgr Lustiger, refuser de participer à la cérémonie de panthéonisation de l’abbé Grégoire. Le promoteur de l’émancipation des juifs et des esclaves, personnalité exceptionnelle de révolutionnaire spiritualiste — et premier prêtre à entrer au Panthéon, par ailleurs église désaffectée —, ne pouvait toujours pas, deux siècles après, être absous d’avoir prêté serment, lui, à cette fameuse Constitution, texte organique nullement irréligieux mais politiquement « national », donc visant à autonomiser l’Église de France par rapport à Rome. C’est, de même, une considération toute politique qui en 1848, après un court « printemps » entre le mouvement démocratique et une partie du clergé, conduira le pape et ses Églises à rétablir l’alliance non « du Trône et de l’Autel » mais de l’Église et des gouvernants.

Les identités nationales s’expriment ici très clairement. Après deux essais religieux extrêmes (Cromwell et Jacques II), le Royaume-Uni choisit une voie médiane sur le plan religieux et modérée sur le plan politique, qui assure aux élites la continuité de leur hégémonie économique, donc sociale, donc culturelle. La France est le nom qu’on peut donner à l’espace-temps qui, au long d’un millénaire et demi, aura été caractérisé par une double expérience catholique et monarchique, d’une exceptionnelle durée et continuité2. Lire cette histoire en la comparant, par exemple, à celle de l’Italie, de l’Allemagne ou de la Pologne dit tout de cette identité qui n’est ni une supériorité, ni au reste, une infériorité, mais une simple spécificité — ce qui fait qu’un Grec n’est pas un Allemand, un Russe n’est pas un Ukrainien, un Japonais n’est pas un Chinois, toutes distinctions dont nos contemporains redécouvrent incessamment l’intérêt, avec une surprise parfois navrée.

Cette France-là a généré, au croisement de ces deux lignes de force, une religion de l’État déjà perceptible dans les derniers siècles du Moyen Âge et dont le Tocqueville de L’Ancien Régime et la Révolution a montré la logique laïcisante : la monarchie française a fabriqué de l’autonomie juridique et de l’agnosticisme politique jusqu’au moment où une révolution de juristes élèves des collèges religieux a frappé à mort le couple installé. Le projet laïque français est à la fois adverse et symétrique du projet catholique. Le vocable d’« anticléricalisme » — encore moins traduisible en beaucoup de langues étrangères que « laïcité » — en témoigne. Cette double caractéristique nationale sera poussée jusqu’au bout de sa logique par la IIIe République à coups de loi Ferry (28 mars 1882, sur l’enseignement primaire obligatoire, l’un des grands piliers du laïcisme à la française) et de loi non « de séparation » — ladite séparation est à la fois déjà posée et intrinsèquement inachevable — mais « concernant la séparation » des Églises et de l’État (9 décembre 1905) : deux originalités françaises qui, encore aujourd’hui, attirent l’œil des commentateurs et ont, dès l’époque, suscité des vocations hors de ses frontières.

La question postmoderne de la laïcité est, en France mais aussi à travers le monde occidental, posée par l’évolution de cet espace-temps national, qui en change cependant moins les termes que les acteurs sociaux eux-mêmes. La « question laïque » avait structuré la vie politique et sociale française sous la IIIe République. Le développement d’un mouvement ouvrier rangeant parmi ses adversaires tous les tenants du système capitaliste, qu’ils fussent croyants ou mécréants, contribua à relativiser la frontière entre « celui qui croyait au Ciel et celui qui n’y croyait pas », pour reprendre la formule aragonienne, contemporaine d’une Résistance qui, elle aussi, accéléra à la fois la réintégration des catholiques militants français dans la vie politique centrale de leur pays — dont ils s’étaient de fait exclus depuis les années 1880, au contraire, par exemple, des protestants — et le déclin du dynamisme laïque, confronté aux nouveaux enjeux de la guerre froide et de la décolonisation.

La remise en avant du thème — compris principalement en termes défensifs — se fera à partir de cette « révolution de 1975 »3 qui correspondit à la fin des Trente Glorieuses et se caractérisa par une nette révision des postulats progressistes de celles-ci, sur le plan des idéologies politiques comme sur celui des idéologies culturelles. L’élection de Jean-Paul II et moins de quatre mois plus tard la victoire de Khomeyni donnèrent au « fait religieux » — pour parler dans les termes académiques convenus, destinés à neutraliser le plus possible un phénomène qui n’était plus depuis longtemps en tête de l’agenda des sciences sociales — une visibilité nouvelle. Mais elles placèrent surtout toute une pensée progressiste en porte-à-faux devant deux chaînes d’événements qui contredisaient gravement la prophétie révolutionnaire modèle 1945 : un pape — récupérant acrobatiquement, on l’a vu, la notion de droits de l’homme, condamnée pendant un siècle par ses prédécesseurs — devenait l’un des hérauts — voire l’un des héros — de la libération des peuples contre un empire dictatorial se réclamant de Karl Marx ; le camp des dominés, dont l’épicentre se déplaçait de l’Extrême vers le Moyen-Orient (1975 : défaite américaine au Viet Nâm ; 1989 : défaite soviétique en Afghanistan), commençait à se réclamer non plus dudit Marx, même modernisé en Lénine, Mao et Castro, ni même de Nasser ou de Saddam Hussein, mais d’Allah.

À cette lecture géopolitique s’ajouta peu à peu une lecture plus centrée sur les sociétés occidentales elles-mêmes, le lien étant assuré par la visibilité croissante, là aussi, des enjeux tournant autour d’une immigration au sein de laquelle prenaient place non seulement une proportion croissante de musulmans — ainsi que, plus à la marge, dans l’immigration d’Afrique subsaharienne, d’anciens catholiques ou animistes passés à l’évangélisme — mais aussi, plus fondamentalement encore, de familles de culture musulmane, cristallisées par la politique de « regroupement familial » mise en place par plusieurs pays d’Europe à partir, ici encore, du milieu des années 1970. Aux considérations théoriques sur les civilisations s’ajoutèrent désormais des situations concrètes d’identification alternative : interdits alimentaires, distinction vestimentaire, culte public…

L’évolution individualiste des sociétés contemporaines elle-même a, du point de vue occidental, contribué à nourrir l’affichage religieux. D’une part — et c’est la forme collective de cette individualisation du politique —, on a vu monter une demande de censure religieuse ou laïque portée par des organisations de la société civile se présentant comme représentatives de ces sensibilités, et ce dans le cadre plus général du transfert de l’initiative censoriale des pouvoirs publics vers les lobbies privés — tendance déconcertante pour tout un discours anarchiste familier aux pays de culture catholique-étatique, habitués à batailler avec des institutions centrales. De l’autre — et c’est la forme proprement individuelle de l’individualisation —, on a vu s’affirmer avec plus d’aisance l’affichage personnel d’une identité religieuse dans l’espace public. Il n’est pas sans signification que le premier incident public rattachable en France à l’islamisme — compris ici comme interprétation politique de l’islam —, celui des collégiennes voilées de Creil, se soit situé en 1989, par ailleurs dernière année de la guerre froide. Ces deux montées se traduisirent à partir de cette date par une multiplication des contentieux, transformés, médias obligent, en autant d’« affaires ». Dix années d’affaires conduiront le chef de l’État, Jacques Chirac, à engager la procédure conduisant au vote de la loi de 2004 sur le port de signes ou tenues religieux jugés ostensibles.

La nouveauté de la conjoncture est qu’on vit alors se développer au sein de la droite et de l’extrême droite françaises, où ne s’était guère exprimé jusque-là sur cette question que le catholicisme intransigeant, une sensibilité prête, bien au contraire, à reprendre à son compte le cheval de bataille de la laïcité, mais clairement concentrée sur l’islam — signe, parmi d’autres, de la progression d’un Front national apte à capter des citoyens venus de tous les horizons de la culture politique française et, en particulier, étrangers à tout héritage catholique. À court terme, il y a là une certaine spécificité française, si l’on met cette tendance en relation avec, entre 2012 et 2014, la mobilisation — sans équivalent dans des pays de culture catholique comme la Belgique ou l’Espagne — d’une partie importante de cette intransigeance-là contre le « mariage pour tous ». Mais sur la moyenne durée, le plus remarquable est de signification inverse : la thématique laïciste progresse dans des cultures politiques jusqu’à présent étrangères à cette problématique, ne serait-ce que parce qu’elle peut s’associer à la xénophobie. Chaque pays, avec ses propres caractéristiques culturelles, voit apparaître des configurations inédites, sous l’effet d’une panique morale cristallisée autour de l’islam. Ainsi des Pays-Bas, anciennes Provinces-Unies, berceau de la tolérance religieuse et, dans la foulée, intellectuelle, souvent cités en exemple dans le débat international — et, en France, dans les années 1980 ou 1990, quand il s’agissait de démontrer, derrière la montée de la droite populiste et xénophobe, l’existence d’une exception française. Désormais les pays où cette droite s’approche le plus nettement de l’exercice du pouvoir ne sont pas la France ou l’Espagne mais la Norvège (2013) ou la Finlande (2015).

 

 

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Janvier 15 réactive vivement le débat philosophique, donc politique. La laïcité de modèle français n’est pas la simple liberté religieuse, chère aux pays protestants, à commencer par les États-Unis. La liberté religieuse peut maintenir une religion d’État. Un régime de séparation des Églises et de l’État supprime l’ambiguïté qui demeure quand ledit État salarie les ministres du culte, ambiguïté doublée d’une franche équivoque quand, l’évolution religieuse des sociétés aidant, aucun État au monde n’est en capacité de subventionner tous les cultes et, donc, de fait, en privilégie certains. Notons au passage que cette formulation, qui est celle de la loi française de 1905, entend ramener la question religieuse à une affaire de rites organisés, sans se prononcer sur la nature théologique des Églises concernées, ce qui revient à l’acception antique (païenne) de la religio. Assurément la séparation n’est jamais totale. En France, par exemple, les alternances de régimes ont pu voir, par exemple, la Ve République rendre possible le subventionnement par l’État des établissements scolaires confessionnels, les jurisprudences légales et les prudences locales accorder non seulement à l’Alsace-Moselle (régime du Concordat) mais aussi à six collectivités d’outre-mer4 des statuts particuliers, permettant le financement public des cultes (régime des décrets-lois Mandel). L’actualité étant musulmane, la question de l’aide publique au culte est généralement posée sous la forme de la facilitation, ou pas, par une collectivité territoriale à l’ouverture d’une salle de prière ou d’une mosquée. Reste que ce que l’on pourrait appeler la neutralité active de la laïcité à la française, si elle reconnaît le droit de culte, en limite en externe l’affichage et en interne l’autonomie — qui permettrait, par exemple, à des communautés de s’autoréguler en contradiction avec la législation générale du pays.

C’est là que l’actualité s’éclaire par les cheminements historiques évoqués plus haut. Ainsi est-ce en Angleterre que ce que l’on pourrait appeler la neutralité passive a été présentement poussée le plus loin, avec la mise en place de tout un réseau de tribunaux islamiques, sommés par un Tribunal d’arbitrage musulman (Muslim Arbitration Tribunal, MAT) se réclamant inexactement du « mode alternatif de résolution des conflits » promu par une loi de 1996. En 2014 la Law Society d’Angleterre et du pays de Galles, organe représentatif des « solicitors » (avocats-avoués), ira jusqu’à émettre une « notice pratique » à l’intention de ses membres, autorisant la rédaction de testaments conformes à la charia. C’est celle-ci en effet qui règne ici, en matière commerciale et civile, y compris pour les différends de voisinage, l’établissement du régime matrimonial ou les violences domestiques. Cet « enrichissement du droit britannique », tel que le présente le président du tribunal d’arbitrage, un juriste rigoriste d’origine somalienne, contrevient cependant à plusieurs principes du droit occidental, à commencer par l’égalité civile entre hommes et femmes, la charia permettant, par exemple, la répudiation unilatérale ou le traitement inéquitable en matière d’héritage, au profit des fils (part double de celle des filles). Notons que diverses protestations ont conduit la Law Society à faire, sur ce point, marche arrière.

Cette neutralité passive s’origine dans le raisonnement communautariste qui a présidé à la colonisation anglaise, plus soucieuse de domination que d’assimilation, à l’opposé de la colonisation française. Elle mène à assimiler la satire antireligieuse à une agression contre les convictions des croyants et, quand il y a conflit, à entendre plus volontiers le croyant blessé que l’incroyant bâillonné. Cette différence fut rendue sensible à partir de l’affaire des caricatures de Mahomet, où il fut bien clair que le dessinateur américain était moins libre de son dessin que le dessinateur français, constat renforcé après le massacre de Charlie où plusieurs organes de presse du monde anglo-saxon refusèrent de publier — ou, pour d’autres, floutèrent — les dessins controversés. C’est ce mode de raisonnement qui anima, au printemps 2015, la protestation de six écrivains américains (dont Taiye Selasi), suivis par une centaine d’autres (dont Russell Banks), pétitionnant contre l’attribution à Charlie Hebdo du prix « Courage dans la liberté d’expression » (« Freedom of Expression Courage Award ») par le PEN Club of America, remis lors du PEN World Voices Festival, tenu à New York du 4 au 10 mai 2015. À cette occasion, les précédents historiques s’affrontèrent, une des pétitionnaires, la nouvelliste Deborah Eisenberg, assimilant le journal français au journal antisémite nazi de Julius Streicher, Der Stürmer, alors que les défenseurs de Charlie répondaient en rappelant le précédent du congrès de Dubrovnik du PEN, en 1933, au cours duquel l’association, après un moment d’hésitation où des voix s’étaient déjà élevées pour qu’elle gardât en l’affaire une stricte neutralité, avait fini par condamner solennellement les atteintes aux droits des écrivains dans le nouveau Reich allemand.

 

 

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La neutralité active à la française oppose à cette conception la loi du 15 mars 2004, définissant une « ostensibilité » du signe religieux personnel, jugé incompatible avec la neutralité de l’école publique. La neutralisation de l’espace ne concerne donc que, d’une part, le degré de visibilité du signe (le port « discret » de signes comme la croix chrétienne, l’étoile de David ou la main de Fatma — au reste signe non musulman — est admis par la jurisprudence) et, de l’autre, un type d’espace limité, l’espace d’une institution publique — on rejoint là la logique de la loi Ferry de 1882 instaurant la laïcité du seul enseignement d’État. Elle lui oppose plus encore la loi du 11 octobre 2010 qui affirme dans son article premier que « nul ne peut, dans l’espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage ». Les tenues concernées sont celles du voile dit intégral, ou niqab, qui laisse les yeux seuls visibles, et le voile réellement intégral, ou burqa. Le hijab — assimilable au voile porté par certaines religieuses catholiques — ou le jilbab arabe et le tchador iranien — qui couvre l’ensemble du corps mais ne cache pas le visage — ne sont pas concernés par cette interdiction. Prise au pied de la lettre, cette loi fait avancer la définition des enjeux. Dénoncée par certains comme une atteinte à la liberté individuelle — ici celle des femmes voilées —, elle ne se réclame pas explicitement de la « laïcité ». Son exposé des motifs, très solennel, commence par : « La France n’est jamais autant elle-même, fidèle à son histoire, que lorsqu’elle est unie autour des valeurs de la République : la liberté, l’égalité, la fraternité. Ces valeurs sont le socle de notre pacte social ; elles garantissent la cohésion de la Nation ; elles fondent le respect de la dignité des personnes et de l’égalité entre les hommes et les femmes. Ce sont ces valeurs qui sont aujourd’hui remises en cause par le développement de la dissimulation du visage dans l’espace public, en particulier par la pratique du port du voile intégral. » Suivent les notions de « civilité », d’« ordre public », de « fraternité », de « vivre-ensemble » et de « contrat social républicain ». Un raisonnement subtil précise : « Au reste, il ne s’agit pas seulement de la dignité de la personne ainsi recluse, mais également de celle des personnes qui partagent avec elle l’espace public et se voient traitées comme des personnes dont on doit se protéger par le refus de tout échange, même seulement visuel. » L’autre apport spécifique de cette loi a tenu à l’introduction, pour la première fois, de la notion d’« espace public » empruntée aux sciences sociales mais jusque-là étrangère au droit français. L’article 2 précise la définition de l’espace en question, qui regroupe les voies publiques ainsi que les lieux ouverts au public ou affectés à un service public.

Une fois de plus, il est intéressant de noter que la question a cessé d’être considérée comme « franco-française ». Les années 2010 auront ainsi vu des législations et réglementations analogues se mettre en place dans plusieurs pays d’Europe, limitées à certaines institutions publiques comme la loi de 2004 (Allemagne, Danemark) ou étendues à tout l’espace public comme celle de 2010 (Belgique, Pays-Bas). En juillet 2014, la Cour européenne des droits de l’homme déboute une plaignante — assistée, comme il se doit, par un cabinet d’avocats londonien — en soutenant, pour la première fois, la légitimité du « motif du vivre-ensemble ». Examiné de près, l’article 4 de la loi française permet d’aller au-delà du fameux espace public puisqu’il pénalise — et cette disposition est entrée, en effet, dans le code pénal (article 225 4-10) — « le fait pour toute personne d’imposer à une ou plusieurs autres personnes de dissimuler leur visage par menace, violence, contrainte, abus d’autorité ou abus de pouvoir, en raison de leur sexe ».

Une assez juste image de la revalorisation de la thématique laïque est donnée par l’histoire institutionnelle récente de la laïcité en France. Histoire compliquée et, surtout, alentie mais dont le mouvement propre s’accélère. Signe des temps : la mise en branle vient non de la gauche laïque mais de la droite, inquiète devant la multiplication des signes d’identification musulmane. Elle s’éclaire, d’un côté, à la lumière du 11-septembre, de l’autre à celle de la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle de 2002, autrement dit sur le constat d’une offensive des radicaux des deux camps, d’un côté l’islamisme, de l’autre ce qui va peu à peu être rassemblé sous le vocable d’« islamophobie ». Un premier texte officiel, le rapport demandé par le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin à François Baroin, remis en mai 2003, solennise cette nouvelle lecture (« Pour une nouvelle laïcité »), à laquelle répond la mise en place, le 3 juillet 2003, d’une commission de réflexion « sur l’application du principe de laïcité dans la République », dite « commission Stasi », du nom de son président, alors médiateur de la République. Le travail d’audition et de discussion de la commission contribue à faire évoluer plusieurs points de vue, a priori méfiants à l’égard des risques d’instrumentalisation anti-islamique (Jean Baubérot, Patrick Weil). Mais la quinzaine de recommandations à laquelle il aboutit — et dont la loi de 2004 sera, dans l’immédiat, la principale expression concrète — dessine un espace de laïcité active renforcée, qui suscite des réactions négatives du côté des représentants des cultes comme, à gauche, du côté de militants ne voulant voir dans cette démarche qu’un alignement sur les campagnes du Front national.

La prudence — jusqu’à la paralysie — des pouvoirs publics à cette date se mesure au destin étrange de l’Observatoire de la laïcité. Le projet est pourtant annoncé par le chef de l’État, Jacques Chirac, lui-même dans son discours sur la laïcité — sujet inédit sous la Ve République — du 17 décembre 2003, comme une sorte de pérennisation de la commission. Il n’est pourtant créé que quatre ans plus tard (décret du 25 mars 2007) sous Nicolas Sarkozy qui, à son tour, laisse le dossier en plan, puisque jusqu’à la fin de sa présidence aucun membre n’en sera nommé. Il faut l’élection d’un troisième président de la République pour que lesdites nominations aient enfin lieu, par un arrêté du 5 avril 2013 : dix ans pour passer d’une intention présidentielle à sa réalisation. L’Observatoire, rattaché au Premier ministre et placé sous la présidence de Jean-Louis Bianco, s’attelle alors à la tâche d’affiner les recommandations de 2003. C’est ainsi que le 6 janvier 2015, soit quelques heures avant les attentats, il entend les représentants des cultes catholique, protestant, juif et musulman d’Alsace-Moselle proposer, lors d’une audition commune, d’abroger la législation locale relative au blasphème. Les attentats suscitent une réunion d’urgence de l’Observatoire, à l’issue de laquelle sont adoptées onze « préconisations » « sur la promotion de la laïcité et du vivre-ensemble » parmi lesquelles les unes vont dans le sens d’une meilleure compréhension des parties en présence (enseignement laïque du fait religieux, formations à la laïcité pour les fonctionnaires, intégration de la laïcité dans la formation des imams, accélération du recrutement d’aumôniers musulmans dans les prisons…) et les autres sont à la recherche de mesures substitutives (enseignement moral et civique à l’école, renforcement du service civique, « semaines de la fraternité » dans les départements…) : au fond, une politique d’ouverture à l’autre, moins facile que les lois d’interdit et au succès incertain, mais sans doute aux effets plus profonds, si on lui donne les moyens de se mettre en place et si on lui laisse le temps de les produire. Force est de reconnaître que cette voie médiane n’a été rendue possible, sous une présidence de gauche, que parce que la dénonciation rituelle de l’islamophobie s’est trouvée affaiblie devant la récurrence et l’accentuation de la violence islamiste. Force est, surtout, de reconnaître qu’elle ne suscite guère d’écho dans les médias, ni donc dans la société.

1. Régime anglais, en effet, mais non britannique, l’Écosse et l’Irlande du Nord ayant suivi des voies légèrement différentes.

2. Il n’y aurait rien d’excessif à faire du royaume de France en 1789 la plus ancienne monarchie « catholique » du monde, à partir du choix romain fait par Clovis, contre le choix arien prédominant dans les élites germaniques d’Occident, mais ceci est une autre histoire.

3. Pascal Ory, « Trente Glorieuses, Trente Critiques : et maintenant ? », Le Débat, 2010, 3, p. 64-70. La thèse est évoquée pour la première fois dans L’entre-deux-Mai. Histoire culturelle, mai 1968-mai 1981, Paris, Le Seuil, 1983.

4. Guyane, Mayotte, Nouvelle-Calédonie, Polynésie, Saint-Pierre-et-Miquelon, Wallis et Futuna.