Place de la République
En langue française un événement « a lieu », c’est même à cette inscription dans l’espace qu’on le reconnaît. Janvier 15 est éminemment une affaire de lieux, sa « couverture » — métaphore spatiale — par les médias télévisuels l’a confirmé. Mais l’une de ses particularités a résidé dans la mobilisation de deux types de lieux, de qualités bien différentes. La rédaction de Charlie Hebdo, rue Nicolas-Appert, et l’Hyper Cacher, avenue de la Porte-de-Vincennes, sont des lieux ordinaires — en ce sens qu’ils associent fonction économique et fonction culturelle : deux entreprises porteuses d’une identification, idéologique pour l’une, communautaire pour l’autre — métamorphosés par un acte de violence. Leur transformation en lieux de mémoire reste problématique. Elle n’ira sans doute guère au-delà de l’apposition d’une plaque commémorative, à l’instar d’autres sites d’attentat comme les rues Copernic, de Rennes ou des Rosiers, même si le maintien in situ de l’immeuble — au sens étymologique du mot — qui était visé — hier la synagogue de la rue Copernic, aujourd’hui l’Hyper Cacher — peut entretenir une instance de commémoration supplémentaire. Mais Janvier 15 a aussi requalifié des lieux déjà institués, dès leur origine, en lieux de mémoire saturés d’histoire symbolique, à commencer, dès le premier jour, par la place de la République.
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Il y a en effet une histoire symbolique et précisément ici une histoire des politiques symboliques1. Bien avant d’être une affaire de « valeurs » et d’institutions, la politique est d’abord une démarche d’incorporation, ayant pour fin le ralliement des désirs par l’accaparement des existences. L’incorporation est ce double paradoxe sans lequel il n’y a pas de société : d’une part elle cherche à faire de corps physiques séparés un seul corps abstrait, de l’autre elle spécifie le groupe en question pour le rassembler, en le séparant des autres pour mieux l’unifier. En aval la politique symbolique a un objet : entretenir — voire créer — le lien social par l’agrégation du groupe autour de signes de reconnaissance (« symboles »2) ; en amont elle part d’un constat : l’importance de l’émotion comme source d’énergie du moteur social. Elle croit donc en l’efficacité du signe, conçu comme le plus court chemin du sensible à l’intellectuel. En son centre elle joue sur la combinaison de trois supports du symbolique : l’emblématique, qui ne se limite pas à sa dimension visuelle mais intègre aussi ces supports sonores que sont l’hymne, la devise ou, pour commencer, le slogan, dont l’étymologie dit bien qu’il est le symbole sonore par excellence3, le monumental, qui fait intervenir, si peu que ce soit, une dimension d’occupation spatiale, enfin le rituel, lieu d’un temps transformé, qui ne se conçoit pas sans recours à l’emblème et sans référence au monument.
L’année 2015 aura été particulièrement riche en inscription symbolique. En se prenant soi-même en « selfie » avec la tête décapitée de sa victime sur fond de drapeau de Daech, Yassin Salhi aura rappelé l’importance qu’un terroriste accorde à ce type d’affichage. Grand emblème politique de cette année-là, le drapeau noir recouvert d’inscriptions blanches signe en fait l’appartenance idéologique, en l’espèce la filiation avec le wahhabisme. Le drapeau saoudien est composé du même texte (la chahada, ou profession de foi islamique : « Il n’y a de dieu que Dieu et Muhammad est son prophète »), mais cette fois sur fond vert, souligné par un sabre. Ce changement de couleur n’est, au reste, pas sans signification. Imposé par la quatrième dynastie califale, celle des Fatimides, le vert a été adopté par beaucoup de principautés, d’États ou d’organisations islamiques. Paradoxalement c’est un signe moderne. Ce fut hier le choix de Mouammar Kadhafi, dont le projet révolutionnaire se mesure au caractère radical de son choix d’emblématique — un drapeau entièrement vert, sans inscription ; c’est aujourd’hui celui du Hamas (chahada sur fond vert, sans le sabre séoudien). L’option fondamentaliste des talibans ou de Daech ressort clairement de leur choix vexillologique : blanc avec chahada en noir pour les premiers, noir avec chahada en blanc pour le second (comme pour les chebab somaliens), ce qui représente en fait, autant qu’on puisse le savoir, deux déclinaisons de l’emblématique du temps du Prophète, dont se réclament ces groupements. La proximité idéologique entre Al-Qaïda, Daech, Boko Haram et Al-Shabbaab, par-delà toutes les querelles politiques, s’illustre par l’utilisation du même drapeau.
Encore faut-il s’entendre sur cette notion de politique symbolique et sur le volontarisme qu’elle présuppose, le cadre officiel qu’elle impose. En temps ordinaire les institutions et les organisations du politique cherchent — précisément — à institutionnaliser et à organiser ce jeu des signes de reconnaissance. Mais l’histoire est là pour rappeler que l’invention de la plupart des symboles politiques forts est liée à des moments de refondation, de révolution, de guerre (civile, la plupart du temps), en un mot qu’ils sont nés non du « hasard » mais de son contraire : l’imagination symbolique d’une société en crise, l’émotion aidant. Le 4-Juillet comme le 14, le God save the King comme La Marseillaise, le drapeau palestinien comme le drapeau LGBT sont associés par les circonstances de leur naissance à des situations dramatiques où la solennité prend le relais de l’improvisation. On comprend mieux dès lors qu’ils puissent condenser une conjoncture exceptionnelle en la transformant ipso facto en récit signifiant, c’est-à-dire en mythe. À cet égard rien de plus dramatique qu’un événementiel associé à la mort.
La Révolution française, le mouvement libéral et démocratique européen au XIXe siècle, le mouvement ouvrier français après la Commune mais aussi le fascisme ont fait des cérémonies funéraires et des commémorations liées aux martyrs ou aux défunts illustres des moments exceptionnels d’identification et, parfois, de mobilisation. La révolution de 1848 commence par un massacre boulevard des Capucines, suivi par le convoi nocturne, improvisé, des cadavres des victimes ; la manifestation la plus spectaculaire de 1936 n’est pas le prévisible 14-Juillet du Front populaire victorieux mais celle qui, en février, avait accompagné, sous le choc de l’événement, l’attentat dont a été victime Léon Blum. Plus près de nous les « marches blanches » donnent le ton d’un type de rituel nouveau, qui fait bouger les lignes de la socialisation. L’importance historique de Janvier 15 se mesure à sa capacité à produire de l’innovation symbolique sur chacun des trois terrains : le slogan « Je suis Charlie », au titre de l’emblématique, en est l’exemple le plus remarquable mais on ne saurait minorer le rôle nouveau donné à des monumenta comme les places parisiennes de la République et de la Nation ou, au titre du rituel, la forme inédite prise par les « marches républicaines » des 7, 10 et 11.
Comme quelques-uns des plus célèbres slogans de l’histoire, « Je suis Charlie » a surgi, sans « brainstorming » ni tests variés, dès le 7 et dès 11 h 52, sur Twitter. Interrogé le jour même, son créateur a fait référence explicitement au jeu « Où est Charlie ? », auquel il jouait avec son jeune fils de cinq ans. On peut penser qu’implicitement la démarche est analogue à celle du Kennedy du discours devant le mur de Berlin, le 26 juin 1963 (« Ich bin ein Berliner »), reprise en septembre 2001 par Jean-Marie Colombani et Bernard Kouchner (« Nous sommes tous Américains »). Les circonstances dans lesquelles s’élabore un symbole disent beaucoup sur la société qui l’adopte. La Marseillaise, emblème sonore de la Révolution française, est l’œuvre d’un militaire « patriote », portée par une phalange de militants armés — les fédérés de l’été 1792 —, qui mettent à bas la monarchie. « Je suis Charlie », lui, est l’œuvre d’un graphiste, directeur artistique du magazine Stylist, Joachim Roncin. Cet hebdomadaire est lui-même tout à fait « de son temps » : coédité par Marie-Claire et l’éditeur britannique qui a créé, en 2007, la formule (ShortList, pour un public masculin, suivi par Stylist, pour les femmes, en 2009), il n’a pas deux ans d’âge. C’est un « freemium » — traduisons : un périodique gratuit visant un public de 25-35 ans, CSP + —, qui dès son lancement atteint une diffusion de cinq cent mille exemplaires.
Au reste, l’important dans l’histoire d’un symbole n’est pas dans l’amont mais dans l’aval, dans son appropriation collective. La pertinence de la formule imaginée — car il s’agit bien d’une image, autant que d’un cri de ralliement — tient à sa brièveté — trois mots —, à sa clarté et surtout à sa capillarité : chaque porteur de l’inscription endosse en symbolon à la fois la personnalité individuelle des victimes (partage du deuil) et celle, collective, du journal (solidarité philosophique). Mais au fond le plus important gît dans la forme verbale initiale. Dans une culture qui valorise l’individualisme, « Je suis » est évidemment la proclamation suprême, le signe de l’engagement le plus engageant. Rien n’exprime plus nettement, plus simplement, l’évolution de la culture politique dominante que le passage du « Nous sommes tous des juifs allemands » de la petite minorité gauchiste de Mai 68 au « Je » massif de 2015. Charlie est donné ici comme métonymie de Charlie Hebdo. La réduction à un seul mot du titre à deux mots était déjà acquise antérieurement : dans le langage courant « Charlie » était depuis déjà longtemps donné pour le tout, avec une acception originellement affectueuse, émanant des sympathisants — on sera loin des origines quand le nom surgira de la bouche des frères Kouachi (« C’est où, Charlie ? » avant, « On a tué Charlie ! » après). L’ambiguïté sémantique du nom est, depuis le début, un atout puisque c’est aussi un nom de personne. Elle facilite l’identification de l’individu assimilé à l’instance identifiante. Rien d’étonnant à cela, au fond, puisque l’origine ultime — totalement occultée par les strates de réappropriation successives — est un individu, le Charlie Brown des Peanuts4.
Dans la typologie des politiques symboliques, « Je suis Charlie » appartient au domaine de l’emblématique sonore. Mais on remarquera que dans les rangs des manifestants la formule sera moins encore proférée que brandie, placardée ou badgée, en un mot écrite ou, pour être exact, inscrite. L’origine dit tout : œuvre d’un homme de l’image, le slogan est lancé sous une forme non pas verbalisée mais graphique, suite de lettres blanches et grises sur fond noir5. Dès 14 heures 23 Roncin répond à une correspondante : « J’ai fait cette image parce que j’ai pas de mots. » L’appropriation par la galaxie Internet est immédiate. Le surlendemain à 20 heures le mot clé #jesuischarlie a déjà été repris 619 000 fois. Mais l’explication principale tient surtout à la nature intrinsèquement funèbre du rassemblement, dès son prototype, celui du 7 au soir, matrice improvisée des « marches républicaines » des villes de France les 10 et 11.
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À Paris, le premier soir, la lecture — et la cohérence — politique était donnée par le choix du lieu : le nom de la place et la présence de la statue en son centre. L’histoire de la place — de l’« emplacement » — est en effet en soi tout un symbole. Grande place stratégique dans les plans haussmanniens6, au carrefour de plusieurs quartiers populaires, elle est à deux reprises investie par les républicains d’une fonction symbolique forte : c’est à elle et pas à une autre que la Ville, en 1879 — année fondatrice7 —, attribue le toponyme suprême et c’est sur elle que, dans la foulée, les nouveaux dirigeants décident d’ériger ce qui est devenu par là même le plus ancien monument républicain demeuré continûment en place dans la capitale (1883), le monument à la République des frères Charles et Léopold Morice8. L’ensemble ne se limite pas, en effet, comme on le dit communément, à une statue de la République. Il la combine avec un haut piédestal — beaucoup plus haut que la statue proprement dite —, ce qui en fera les 7 et 11 janvier un grand écran à projection symbolique.
Ce registre déroule à sa base douze hauts-reliefs en bronze échelonnant autant d’épisodes mythiques de la marche vers la victoire républicaine, du 14 juillet 1789 au 14 juillet 1880, en passant par — lieu de mémoire peu connu de nos contemporains — l’abolition de l’esclavage. Cette frise historique est surmontée des trois allégories en ronde-bosse des principes de la devise républicaine, un lion plus grand que nature faisant les cent pas comme le gardien qu’il est du sanctuaire des quatre valeurs (Liberté, Égalité, Fraternité, République) : associé à l’urne du vote, il symbolise, quant à lui, le Suffrage universel9. On peut penser que, plus que ce qu’il représente — évidemment ignoré des contemporains de 2015 comme d’ailleurs sans doute de la plupart de ceux de 1883 —, c’est sa disposition générale, verticale et circulaire à la fois, qui explique que ce totem revisité ait été copieusement tagué, placardé, chevauché par les manifestants, ainsi transformés, sans le savoir, en vivantes allégories du citoyen. L’air farouche, la Liberté, surmontée explicitement de son nom, tenant d’une main le flambeau de la Lumière — et sans doute des Lumières — et de l’autre des chaînes brisées, pouvait être aisément adoptée par les manifestants grimpeurs agglutinés sur son effigie comme le symbole accessible aux citoyens, la République elle-même, de taille gigantesque, siégeant trop haut pour le commun de ses enfants.
La statue de Léopold Morice est en effet une de ces « Marianne » dont jadis Maurice Agulhon fit la typologie : debout, portant le bonnet phrygien, c’est clairement une Marianne de républicains de gauche mais dont la tenue générale et certains accessoires tempèrent le radicalisme : une toge solennelle, un baudrier chevaleresque, une couronne végétale à la base du bonnet et un pacifique rameau d’olivier à la main droite. L’analyse que Maurice Agulhon ou d’autres historiens ont pu en faire doit cependant être mise en perspective de la commande passée simultanément — et non pas consécutivement, comme l’a fait croire la date beaucoup plus tardive de l’érection définitive du monument, en 1899 — pour une seconde place que les républicains décident par ailleurs, cette même année 1879, de débaptiser de son nom monarchique (« place du Trône ») pour le remplacer par « place de la Nation ». Et là, la figuration adoptée est celle, plus dynamique, plus conquérante, plus sociale, d’un « Triomphe de la République », et elle est proposée par un artiste nettement marqué à gauche, l’ancien communard Jules Dalou, arrivé second dans le concours de 1879. L’allégorie a quitté l’hiératisme de la Marianne Morice. Vêtue légèrement, d’une étoffe qui épouse ses formes et découvre un sein10, la Marianne Dalou, évidemment phrygienne, marche sans mal sur un globe terrestre, posture qui suggère une planète destinée à passer tout entière sous l’égide des valeurs républicaines, libérales et sociales. La République de la Nation est flanquée, entre autres, d’une claire allégorie du Travail — un forgeron musculeux portant marteau sur l’épaule : par-delà des formes classiques longtemps rejetées dans l’obsolescence on est bien ici devant le symbole républicain le plus « avancé » de la capitale11.
Si l’on s’est attardé à ce décryptage, c’est que le soir du 7 la première statue servira de point de ralliement aux manifestants. Deux circonstances conjoncturelles avaient contribué à ce choix : sur le moyen terme le complet réaménagement de la place par la municipalité Delanoë, associant souci écologique et manifeste politique, venait tout récemment (2011) de donner une nouvelle visibilité au monument des frères Morice, en disposant à ses pieds une vaste esplanade piétonne que divers types d’usagers avaient commencé à faire leur ; sur le court terme, la place était toute proche du lieu de l’attentat. Un point commun réunissait ces deux conjonctures, apparemment sans lien entre elles : la gentrification « bohème » des quartiers adjacents (3e, 10e et 11e arrondissements, principalement), où s’était installé, en 1987, le siège social du quotidien Libération, rejoint depuis peu par celui de Charlie12. L’itinéraire officiel du rassemblement monstre du 11 sera tracé depuis cette statue jusqu’à la seconde, et l’on a déjà vu que c’était sur cette dernière — et non sur la première — que se trouvaient agglutinés les manifestants dont la réunion composa les deux versions du « Crayon guidant le peuple » : hommage implicite au dynamisme et à l’accessibilité du monument Dalou.
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Le 7 est, à bien des égards, plus exceptionnel encore que les massifs défilés qu’il entend préfigurer — et qu’en effet il préfigure. Lancé en début d’après-midi par le Syndicat national des journalistes et Reporters sans frontières, vite rejoints par de nombreuses organisations, il ne peut se situer dans le cadre classique de la manifestation de protestation. Mais l’appel à se rassembler sans plus attendre le soir même de l’attentat doit, par sa date et son lieu, intégrer plusieurs traits spécifiques : l’improvisation, la proximité dans le temps (quelques heures) et dans l’espace (le lieu désigné est à quelques centaines de mètres de celui de l’attentat), enfin le recueillement de la posture de deuil. Le premier trait apparente le rassemblement au type défini par Péguy quand il veut qualifier les manifestations de joie qui accueillirent, le soir même du 14 juillet 1789, la prise de la Bastille : le « zéroïème » anniversaire de celle-ci. Ici il s’agit bien d’une manifestation de douleur mais son caractère historicisant est analogue : on commémore sans plus attendre et, dans les deux sens de la locution, on « prend date » : on marque et on se prépare.
La logique du deuil associe l’affliction devant la perte d’un être proche (quelle que soit la nature de cette proximité) — « deuil » est de la famille de la douleur, via le bas latin dolus et l’ancien français dol — avec le signe extérieur de cette affliction. La nuit tôt tombée du 7 janvier — soirée par ailleurs assez douce pour la saison — s’installera sans contradiction ressentie sur une foule mêlant les générations où cependant prédominaient les jeunes. Peu de parole (« Liberté d’expression ! », « On n’a pas peur ! »), quelques crayons brandis, des salves d’applaudissements, comme si la foule saluait une dernière fois les « artistes », tout en s’applaudissant elle-même d’être là, le rassemblement autour d’une statue et sur une place vouées à la République se suffisant à lui-même. Le rituel est ici réduit à sa plus simple expression — c’est le mot : à l’agglomération d’une foule où le recueillement l’emporte sur toute autre figuration. La vieille langue politique française avait un mot pour cela : elle parlait d’« émotion » populaire, jamais très loin, chez elle, de l’« émeute ». C’est bien d’une émotion qu’il s’agit ici mais sans trace de colère, de la traduction par des corps rassemblés d’une tristesse (la mort), d’une horreur (la forme de la mort) et d’un dégoût (le sens de la mort).
Contentons-nous à ce stade de tenir comme première caractéristique signifiante les chiffres avancés, pour une fois, non par « les organisateurs » — si peu organisés, si peu organisateurs — mais par les services du ministère de l’Intérieur. La configuration qui en ressort est celle des « manifestations de masse », sans conteste possible : des trente-cinq mille pour le rassemblement improvisé du 7 au soir à Paris jusqu’au million et demi de la marche républicaine du 11 dans la même ville et, au départ, dans le même quartier, chiffre record dans l’histoire des manifestations recensées de ce pays13. Ces chiffres seront à prendre d’autant plus au sérieux par les analystes ultérieurs qu’ils sont prolongés par la forte capillarité du phénomène, perceptible dès le 7 au soir, qui verra plusieurs villes connaître des rassemblements analogues, avec parfois des chiffres proportionnellement plus élevés que dans la capitale (douze à quinze mille à Rennes, dix mille à Toulouse…), et très remarquable les 10 et 11, où la plupart des villes concernées connaîtront à cette occasion des taux de mobilisation sans précédent, à l’exception — peu quantifiée à l’époque — des « scènes de liesse » de la Libération : cent mille à Marseille, plusieurs milliers à Guéret. Les chiffres officiels regroupant les rassemblements des 10 et 11 seront, on l’a vu, de l’ordre, arrondi, de quatre millions, autre record historique14.
Encore cette nationalisation n’est-elle pas une particularité de Janvier 15. Par rapport à toutes les références analogues du club des grands chiffres, qui ne se limitent pas à la tradition de gauche15 mais doivent intégrer les rassemblements de masse de la tradition de droite16, Janvier 15 apporte une dimension nouvelle moins en soi que par son ampleur : la mobilisation à l’étranger, qui en fait un événement, et par là un symbole, de l’ère planétaire (global). Dès les 7 et 8 on recense plusieurs dizaines de manifestations, mêmement improvisées, de Stockholm à Hong Kong. Les jours suivants les rassemblements de sympathie pour les victimes françaises et contre le terrorisme islamiste ne se compteront plus, de Madrid (gare d’Atocha, lieu des attentats de 2004) à Johannesburg, en passant par Washington ou Tokyo, et y compris dans certains pays de culture musulmane — parmi les slogans : « Not in my name ».
On reviendra, au chapitre « Je (ne) suis (pas) Charlie » et, en particulier, à propos d’Emmanuel Todd, sur la polémique engagée dès le 12 janvier sur les limites à apporter à la signification non pas massive — indéniable — mais « populaire » de ces rassemblements. À ce stade, contentons-nous de signaler qu’à aucun moment d’aucune histoire un « Peuple » n’est descendu dans la rue et qu’il faut accepter de qualifier de populaire une manifestation de masse socialement hétérogène — ou bien, ce qui ne serait pas plus mal, à y renoncer tout à fait, parce que cette catégorie est purement rhétorique. À cet égard les productions symboliques de Janvier 15 sont, à tout prendre, plus socialement « représentatives » de la population française que, par exemple, les grandes manifestations des séquences 1934-1936, 1944-1946, 1958-1962 ou 1968, ce que confirme le sondage Harris Interactive pour LCP publié le 16 janvier17 : surreprésentation de la gauche, des seniors, des diplômés, des cadres et professions libérales mais aussi représentation à peu près exacte des ouvriers (20 %). Le critère de clivage apparaît ici moins classiste qu’idéologique : 42 % des sympathisants socialistes affirment avoir manifesté, contre 16 % des sympathisants UMP, et la principale force politique « abstentionniste » n’est pas l’extrême gauche mais l’extrême droite : 43 % des électeurs de Marine Le Pen en 2012 déclarent ne jamais avoir eu l’intention de manifester. Ce qui reste de dimension classiste s’imprime à l’inverse des hypothèses de l’extrême gauche non manifestante puisque parmi ces électeurs « bleu marine » figurent 35 % des ouvriers français18.
Au reste, la recherche de la spécificité symbolique doit se porter moins sur les acteurs que sur leur jeu. Le grand nombre de participants et l’absence d’encadrement par des forces politiques traditionnelles (partis et syndicats) ont souvent généré — ce fut en particulier le cas lors des 7 et 11 janvier parisiens — une direction sans déroulement, malgré l’établissement d’itinéraires orientés, à la manière habituelle — à Paris le 11 trois variantes principales, faisant converger trois cortèges depuis la place de la République et ses alentours jusqu’à la place de la Nation. Venus pour défiler, les manifestants, souvent, piétineront, ajoutant à la signification affichée la signification politique « manifestée » par la forme : un rassemblement, plus encore qu’une marche, un recueillement, plus qu’une revendication. Le sondage Harris déjà cité confirme cette caractérisation. Parmi les termes mis à disposition des sondés, le ressort de la « peur » est très faiblement choisi et — surtout — se révèle bien moins souvent mis en avant que par les non-manifestants (9 % contre 14 %), parmi lesquels on a déjà noté que la sensibilité Front national est surreprésentée. A contrario la « défense des valeurs fondamentales de la République et notamment de la liberté d’expression » recueille 81 % d’accords comme ressort mobilisateur chez les sondés ayant manifesté. L’objection, d’esprit je-ne-suis-pas-charlie, suivant laquelle il s’agit là d’une adhésion aux slogans n’a aucun sens puisqu’elle n’est pas propre à ces rassemblements : le sondage vérifie tout simplement l’accord des manifestants avec le système de valeurs qui les conduit à manifester, c’est-à-dire l’objectif que rêvent d’atteindre tous les militants, à commencer par ceux qui ont milité contre le fait de manifester.
Considérés sous l’angle de l’emblématique, les rassemblements en question se caractériseront par un degré exceptionnel de liberté d’affichage là où — on ne le souligne guère, d’ordinaire — la logique de la manifestation sacrifie communément cette liberté aux principes jugés supérieurs de l’union, voire de l’unité (toujours), de la fraternité et de l’égalité (souvent). L’identification à des victimes libertaires, la focalisation sur la liberté d’expression mais, surtout, l’absence d’encadrement par les organisations dont le rôle social est de symboliser les valeurs expliquent l’imagination emblématique qui fera se côtoyer — sur fond d’une masse de corps sans affichage spécifique — des drapeaux nationaux (français surtout, mais aussi algérien, kabyle, tunisien, marocain, syrien, israélien, ukrainien…)19, d’innombrables déclinaisons du slogan « Je suis Charlie » (« Je suis juif », « Je suis musulman », « Je suis athée », « Iran est Charlie »…), d’innombrables déclinaisons de la forme crayon ou encore, en matière d’emblématique sonore, des reprises de La Marseillaise, le cri « Liberté ! », la formule « I have a dream »… La présence insolite de l’affichage d’inscriptions du style « Je suis flic », en relation avec l’assassinat de trois policiers « dans l’exercice de leurs fonctions », sera soulignée par plusieurs observateurs. Aux analystes du futur on suggérera aussi de repérer les variantes locales, comme à Toulouse la reprise du « No pasarán ! » des républicains espagnols. Toutes ces caractéristiques peuvent se résumer en un constat, celui de l’émergence, en ce vieux pays de tradition catholique-étatique, d’une forme symbolique inédite : la manifestation de masse d’individualistes.
Il n’est pas jusqu’aux funérailles des morts de Charlie Hebdo qui n’aient été l’occasion de « manifester », de manière individualisée, le non-conformisme et l’hédonisme des victimes : ambiance rock à Pontoise pour Charb, ambiance jazzy, pop et chanson française pour Tignous au Père-Lachaise, avec un cercueil recouvert de dessins, de graffitis et de signatures. La rue Nicolas-Appert, les grilles du 62 boulevard Richard-Lenoir, la place de la République accueillent dès le premier soir des reposoirs improvisés où s’accumulent fleurs, bougies, dessins, autocollants et autres ours en peluche. Sur le modèle du mouvement de monumentalisation spontané qui, à partir de 1997, a transformé le sens du monument américain de la place de l’Alma, érigé huit ans plus tôt, en symbole commémoratif de la mort accidentelle de la princesse Diana, la statue des frères Morice est ainsi devenue en sous-œuvre un lieu de mémoire de Janvier 15, dont un collectif, créé pour l’occasion (17 Plus Jamais), s’est institué le veilleur, photographiant, nettoyant, plastifiant les objets commémoratifs, en attendant que la Ville de Paris ne prenne, comme Anne Hidalgo l’a annoncé, l’initiative d’une monumentalisation pérenne.
Dans la foulée, ces lieux de mémoire sont devenus des enjeux, objets de débat et cibles de vandales diversement inspirés, bref des objets vivants, à l’image d’une cristallisation symbolique paradoxale, exprimant de manière ludique une sensibilité funèbre. On devine peut-être ce que serait, ce qu’aurait pu être l’inverse de cette proposition. L’association de l’allégresse et de la mort dans un rituel a un nom technique bien précis : c’est ce qu’on appelle un pogrom. La culture politique française, si critiquée et si évidemment en crise, a, dans des conditions de température et de pression exceptionnelles, produit cela : au lieu de la solution simple du bouc émissaire, l’efficace illusion de la fraternité.
1. Cf. plusieurs textes de l’auteur, depuis 1992, dont Une nation pour mémoire (Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1992) et « Pour une histoire des politiques symboliques », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 47-3, juillet-septembre 2000, p. 525-536.
2. Dont il n’est sans doute pas inutile de rappeler qu’ils s’opposent fonctionnellement à ce qui sépare, le dia-bolique.
3. « Slogan » est le nom gaélique du cri de ralliement des clans écossais ou irlandais.
4. Le Charlie Hebdo de 1992 a réactivé les titres du Charlie Hebdo de 1970-1982, qui lui-même succédait au Hara-Kiri Hebdo puis Hebdo Hara-Kiri de 1969-1970, interdit par le gouvernement. L’utilisation du nouveau titre fut rendue possible par l’une des futures victimes du 7 janvier, Georges Wolinski, qui dirigeait alors le mensuel de bandes dessinées Charlie. Ce dernier titre, fondé en 1969, rendait hommage au personnage central de la série Peanuts, dont l’auteur, Schulz, se prénommait aussi Charles. Dès le 7 janvier, à 17 heures 51, un dessinateur anglais, Magnus Shaw, montre Charlie Brown pleurant les morts de Charlie. Martin Handford, le dessinateur de « Où est Charlie ? », se manifestera de même le 10 janvier.
5. Le « Je suis » est écrit en blanc avec la police de caractères de Stylist, « Charlie » se détache légèrement en grisé, reprenant la police du titre lui-même. Roncin précise : « J’ai pris le logo de Charlie Hebdo pour en faire autre chose. C’est ce que je fais tous les jours : remixer des images. » (Les Inrocks, 22 janvier 2015.)
6. Le second Empire, dictature moderniste fondée sur le suffrage universel, avait d’abord songé à y installer une grande salle de spectacle populaire. Il y renonça, mais n’oublia pas d’y laisser la plus grande caserne de Paris, aujourd’hui de « gardes républicains ».
7. En 1879, les républicains, vainqueurs des élections à la Chambre en 1877, conquièrent les deux dernières institutions d’État qu’ils ne contrôlaient pas encore : le Sénat et la présidence de la République.
8. Les Républiques de la Révolution furent détruites, la République de Jean-François Soitoux, commandée en 1848, aujourd’hui visible à côté de l’Institut de France, a été remisée à deux reprises.
9. On notera que la fraternité — allégorie peu fréquente jusque-là — est représentée comme une mère institutrice apprenant à lire à un couple d’enfants.
10. Dalou est, au Père-Lachaise, l’auteur du fameux monument au républicain Victor Noir, devenu la principale statue érogène de Paris.
11. Dans son dispositif de 1908, le groupe « triomphe » dans un bassin où les sauriens de la réaction ouvrent vers lui leurs gueules impuissantes. Est-ce un hasard si le régime de Vichy les enverra à la fonte ? En tous les cas il n’osera pas s’attaquer au groupe de Dalou — ou il n’en aura pas le temps.
12. Après l’attentat la seconde rédaction sera accueillie dans ses locaux par la première.
13. Les grands nombres les plus proches sont, pour l’histoire française, ceux des funérailles de Victor Hugo, mais les chiffres cités à l’époque (1885) par la presse ou la préfecture de police, qui s’étagent de un à deux millions selon les sources, sont beaucoup plus sujets à caution que ceux de 2015. Au reste les deux objets ne sont pas sur ce plan comparables, même s’ils ont en commun la dimension mortuaire.
14. Intégrant un certain nombre de comptes doubles, des manifestants en région étant ensuite « remontés » sur la capitale pour se joindre au rassemblement du 11.
15. Des fêtes de la Fédération de 1790 aux manifestations en faveur du mariage pour tous, en passant par le Front populaire ou Mai 68.
16. Des fêtes de la Victoire de 1919 aux manifestations contre le mariage pour tous, en passant par le 30 mai 1968 ou les manifestations pour l’école privée de 1984.
17. Enquête réalisée en ligne du 12 au 13 janvier 2015. Échantillon de 1 203 personnes représentatif de la population française âgée d’au moins dix-huit ans.
18. La dernière année d’une surreprésentation des ouvriers dans le vote de gauche est celle de la présidentielle de 1995, où ils sont cependant déjà 30 % à voter pour Jean-Marie Le Pen.
19. Les observateurs ne signalent pas de drapeaux européen ou onusien.