« Je (ne) suis (pas) Charlie »
Qu’on en approuve ou pas les mots d’ordre, les manifestations des 7, 10 et 11 janvier frappaient, on vient de le voir, par leur ampleur sans précédent. Cette ampleur est un constat qui ne pourra pas être remis en cause par les historiens futurs, quelle que soit la lecture qu’ils en donneront. En revanche deux remises en cause seront toujours possibles, car elles sont, elles, non pas du ressort de l’observation factuelle, vérifiable par les instruments ad hoc, mais du ressort de l’idéologie. Elles sont au reste, on le verra, liées entre elles mais il importe de ne pas les amalgamer, ce qui serait, à son tour, idéologique. Au reste, seule la première est une remise en cause ; la seconde s’apparenterait plutôt à une remise en question. La première émergea dès le soir du 11, sous la forme du contre-slogan de Dieudonné : « Je suis Charlie Coulibaly. » La seconde, présente elle aussi dès les premiers jours, se cristallisa dans l’ouvrage, très lu et très commenté, d’Emmanuel Todd, Qui est Charlie ?, présenté par son auteur comme la sociologie d’une crise religieuse. La première est intéressante parce qu’elle n’est qu’une fenêtre précocement ouverte sur une position qui s’étend bien au-delà d’une personne — fût-elle une personnalité —, celle de tous ceux qui, dès ce moment, affichèrent, par des moyens divers, qu’ils « n’étaient pas Charlie ». La seconde est intéressante parce qu’Emmanuel Todd est un savant inclassable en termes de discipline — démographe de métier, il se présente significativement pour ce livre comme historien et anthropologue —, et que pour cette raison il n’a jamais été totalement reconnu par ses pairs — puisqu’il n’en a pas. La sympathie d’au moins une personne — le signataire de ces lignes — lui est donc acquise a priori. Ce n’est pas cependant lui faire injure que de dire que les 247 signes du « statut » de Dieudonné1 pèsent plus lourd que les 246 pages de son livre, écrit, nous dit Todd, « en trente jours sec » : la plupart des lecteurs du statut ne liront jamais Todd. C’est d’ailleurs pour cela que Todd a écrit son livre.
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Commençons donc par le texte le plus lourd de conséquences : « Après cette marche historique, que dis-je… légendaire ! Instant magique égal au Big Bang qui créa l’Univers !… Ou dans une moindre mesure (plus locale) comparable au couronnement de Vercingétorix, je rentre enfin chez moi. Sachez que ce soir, en ce qui me concerne, je me sens Charlie Coulibaly. »
Le message de Dieudonné fut interprété — et d’abord par la justice française : deux mois de prison avec sursis — comme une assimilation à un multi-assassin ayant tiré sur des « juifs » parce qu’ils étaient juifs. Dans la mesure où il fut repris à leur compte par de nombreux internautes — même si, par ailleurs, nombreux furent aussi les admirateurs de Dieudonné qui ne le suivirent pas jusque-là —, il reposait sur une série de présupposés dont on peut penser qu’ils furent ceux d’Amedy Coulibaly :
— que fréquenter un hypermarché cacher fait ipso facto de vous un juif,
— qu’un juif est une entité spécifique, distincte radicalement d’un non-juif — pas de place ici pour aucun métissage, mariage mixte, etc. ; les ethnies sont refermées sur elles-mêmes,
— qu’un juif, où qu’il soit, d’où qu’il vienne, est ipso facto solidaire de l’État d’Israël ;
— que l’État d’Israël se résume à son gouvernement ;
— que la société israélienne se résume à son État ;
— que la société israélienne veut l’expulsion, l’éradication, la mort des non-juifs ;
— qu’un juif est ipso facto l’ennemi d’un musulman ;
— qu’un musulman est ipso facto l’ennemi d’un juif ;
— qu’on est légitimé à faire justice soi-même ;
— qu’on est légitimé à tuer qui que ce soit.
Ce texte et les milliers d’autres analogues qui fleurirent sur Internet pouvaient donc passer pour l’« apologie du terrorisme » de l’inculpation. Notons au passage que le système de défense de Dieudonné n’a pas essayé de prétendre que le jeu de mots Charlie / Coulibaly entendait dire que son auteur était lui-même partagé, métis culturel et métis idéologique, à la fois Charlie — humoriste sympathisant des humoristes assassinés — et Coulibaly — frère de sang d’un Africain en « fight » avec les classes dominantes : la lourde ironie du début du texte à l’égard des manifestants qui venaient de défiler — et qui, pour beaucoup, manifestaient encore à 20 h 34 — (« Big Bang » : leur emphase ; « couronnement de Vercingétorix » : leur nationalisme borné) ne laissait guère de doute sur l’absence de solidarité de son auteur avec les « Charlie ».
Le double canal du message Dieudonné, son commentaire sur la Toile ne sont que des preuves parmi tant d’autres de l’importance des réseaux sociaux — ceux-là mêmes qui, dans un premier temps, avaient beaucoup compté dans la mobilisation des 7, 10 et 11. L’agora d’aujourd’hui est d’abord, au quotidien et en temps réel, sur Internet. Reste que le je-ne-suis-pas-Charlie s’est essentiellement exprimé sur ce terrain. Il ne s’est pas exprimé dans la rue, largement occupée par les « Charlie ». Ce simple constat signe déjà une marginalisation, c’est-à-dire, sur le court terme, un échec politique. Internet n’est en effet aucunement « la voix du Peuple » puisque ce qui caractérise cette voix ce n’est pas son énormité (je suis légion) mais, au contraire, son éclatement (je suis moi, et je le dis) et sa dissidence (on m’empêche de m’exprimer, c’est pour ça que je m’exprime).
Examinée au fond, cette dissidence représente cependant une sensibilité non négligeable au sein de la société française, celle qui contre-manifeste virtuellement en brandissant la contre-pancarte « Not in my name » : je ne manifesterai pas derrière les dirigeants d’un monde qui n’est pas le mien, derrière des xénophobes anti-immigrés, derrière des Blancs racistes, derrière des islamophobes, derrière des ennemis du Prophète. On devine que tous ces cercles de l’enfer peuvent être distingués dans l’argumentaire de chacun des intervenants ; ils sont cependant le plus souvent associés, au prix parfois d’une grande ambiguïté idéologique, surtout sensible sur la question de la place à accorder dans ce discours à la religion. Il est évident qu’il y a a priori un grand écart idéologique entre les voix issues, au moins à l’origine, de l’extrême gauche et celles issues, plus récemment et en plus grand nombre, du salafisme. La lecture des sites, blogs et autres forums confirme qu’Internet permet les assemblages les plus complexes, les juxtapositions les plus contradictoires, et, pour finir, toutes les formes possibles de cacophonie.
Ce qui ne fut pas cacophonique, en revanche, c’est le vrai débouché du not-in-my-name sur un troisième espace, celui auquel, une fois de plus, la France révélait accorder une grande place, sans doute beaucoup plus grande que celle qui lui est accordée dans la plupart des autres pays : l’école. Si l’objection remonta si vite vers les médias plus classiques (sites électroniques de la presse écrite, presse écrite, radio, télévision…), c’est que la dissidence eut quand même l’occasion de se « manifester » à un moment précis, dès le 8 janvier, à l’occasion des minutes de silence en hommage aux morts de la veille, décidées par le ministère de l’Éducation nationale dans l’ensemble des établissements scolaires publics. On disposera sans doute un jour d’archives permettant de mesurer l’ampleur des cas de refus, argumentés ou pas, du respect desdites minutes. Les centralisations connues des inspections d’académie confirment le caractère quantitativement très minoritaire de ces manifestations de dissidence, à la fois en nombre d’établissements et d’élèves concernés. C’est l’impact symbolique qui marqua les esprits, ces comportements étant à contre-courant de l’émotion prédominante. Significativement, l’information, donc la prise de conscience, ne commencera à circuler qu’à partir du début de la semaine qui a suivi les « événements » — dont ils firent désormais partie —, c’est-à-dire après la mobilisation du week-end. L’analyse des cas concrets confirme la quasi-inexistence sur ce terrain d’une dissidence d’extrême gauche, les propos justificateurs mettant en avant, sans séparation nette, la question israélo-palestinienne et la défense de l’islam insulté. Signalons à ce propos le travail de pédagogie mené à bien à cette occasion dramatique par nombre d’enseignants et aussi — mais on parle traditionnellement moins d’eux — par un grand nombre de chefs d’établissement et de conseillers d’éducation.
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Que la sensibilité je-ne-suis-pas-Charlie ait été nettement minoritaire, c’est ce que sembla, au reste, confirmer l’accueil qui fut fait dans les médias — au moins là aussi les médias traditionnels — au livre d’Emmanuel Todd : un accueil entre le réservé et l’hostile, pendant que le public s’empressait d’acheter l’ouvrage, assez vite présenté comme la première synthèse de quelque ambition intellectuelle sur Janvier 15. Les lecteurs familiers de l’œuvre y retrouvaient deux traits présents dans la plupart des livres du même auteur, quoique pas toujours associés : d’une part l’administration de la preuve par le recours aux indices démographiques et, surtout, à une cartographie des systèmes familiaux (« des familles échangeant des conjoints sur un territoire »), au reste évolutive de livre en livre, de l’autre la vivacité critique du petit-fils de Paul Nizan.
Le ton du pamphlétaire circule à travers tout l’ouvrage. L’acteur social qui s’y trouve stigmatisé, le Charlie des marches républicaines des 10 et 11 janvier, puisque c’est de lui qu’il s’agit, y est, parmi bien d’autres exemples, défini en ces termes : « cette classe moyenne confite de bonne conscience qui a, par son égoïsme et son mépris, autorisé le pourrissement au bas de la société française et qui persiste, jour après jour, à condamner des catégories entières à la relégation sociale dans laquelle elles auront tout loisir de recuire leur frustration et leur rage » (p. 220). Ce ton, qui ne peut pas être séparé de l’argumentaire présenté comme scientifique, entre nécessairement en collision avec l’armature quantitative et géographique qui, dans les premiers chapitres du livre, est supposée asseoir la démonstration, avec tableau de l’« intensité des manifestations » ou autre « série statistique des personnes placées sous main de justice ». La conclusion de la partie positiviste de l’ouvrage joue sur le paradoxe renversant : « Nous avons révélé que la droite et l’extrême droite étaient souterrainement liées par un fond anthropologique égalitaire, nous constatons maintenant que la gauche et l’extrême gauche sont associées l’une à l’autre par l’entremise de la valeur d’inégalité » (p. 176), tour de force qui réjouit l’auteur : « À défaut d’une consolation d’ordre religieux ou idéologique, nous pouvons puiser dans cette folle symétrie un sentiment de bien-être d’ordre esthétique. »
On voit, par cette seule citation, que la thèse ne peut se soutenir qu’avec l’aide de figures et de concepts indigènes, tel celui, beaucoup mis à contribution, de « catholicisme zombie », forgé pour les besoins d’un livre précédent — élargi en « bloc MAZ : classes Moyennes, personnes Âgées, catholiques Zombies » —, le tout animé par une éloquence systématique qui rappelle les grands fabricants de systèmes du XIXe siècle, façon Auguste Comte. La finalité de l’exercice est de permettre, avec de tels instruments, de démontrer à la page 176 ce que l’on veut, dès la première page, démontrer. Sous les apparences du statisticien, Todd est un penseur politique, doublé d’un écrivain sans cesse tenté par le pamphlet, une sorte de Karl Marx sans ligue communiste derrière ou devant lui. Comme Marx, au reste, il est perpétuellement partagé entre le fatalisme de cette « prise du pouvoir idéologique et politique par des régions et des classes prédisposées à l’inégalité, provinces catholiques zombies ou strates sociales supérieures », fondé, on le voit, sur la croyance en des « prédispositions », et la nécessité où il se trouve, de livre en livre et sur trente-cinq ans de production2, de réajuster sans cesse sa théorie en fonction de l’évolution politique — où l’on retrouve une variante de la course évoquée plus haut : Todd, marqué par la lucidité de son analyse initiale de la « chute finale » de l’Union soviétique, écrit a posteriori le livre savant qui annonce ce qui vient de se passer mais la complexité de ses thèses, souvent jouissivement paradoxales, le paralyse au moment de passer au prophétisme — ce dont témoigne la seconde partie de son livre.
Ce n’est pas ici le lieu de discuter la thèse — ou, plutôt, chemin faisant, les thèses de ce livre à double ou triple fond qui, en effet, détricote de la page 183 à la page 243 une partie de ce qu’il a tricoté précédemment. À d’autres analystes le soin de confirmer, nuancer ou renverser l’appareil de scientificité de la démonstration — de discuter, par exemple, de telle ou telle taxinomie (Quimper et Toulouse sont-elles à classer dans la même catégorie des « villes d’imprégnation catholique » ?), d’interroger la nature exacte de la rémanence catholique zombie, la géographie de systèmes familiaux, chaque jour plus intriqués sur un même territoire, au quartier, à la rue et à l’étage près, la réduction idéologique au rapport à l’égalité, etc. Sans doute la faiblesse de la lecture toddienne tient-elle à une contradiction insurmontable — en tous les cas présentement insurmontée — entre sa sociologie, au reste non reconnue par le milieu, et la société : un moteur déterministe fondé sur des appartenances collectives — et une France de 2015 caractérisable par son fonctionnement individualiste — y compris, on l’a vu, dans le choix de l’islamisme et / ou du terrorisme. Confronté au terrain non des systèmes à évolution séculaire mais des manifestations de Janvier 15 (c’est l’objet déclaré du livre : qui est donc Charlie ?), on perçoit ainsi un net déphasage entre l’interprétation du savant, qui pose ses cadres interprétatifs préétablis, avec les mots d’ordre et le déroulement des marches républicaines en question qui non seulement disent autre chose mais, surtout, se situent sur un tout autre plan qui est, pour le coup, anthropologique et politique : deux lectures en fait absentes du livre.
L’absence d’« observation participante » conduit l’auteur à ne pas vouloir voir la tonalité recueillie — et non ostentatoire —, irénique — et non polémique —, inclusive — et non exclusive — des marches républicaines, dont, plus justement, Régis Debray pointera la dimension de « communion laïque »3, non plus que la sociologie de ces foules, en particulier leur mélange des classes d’âge et aussi des cultures politiques, des traditions manifestantes et non manifestantes. Outre que, même très minoritaires, les « Blacks » et les « Beurs » ne furent pas absents, et « manifestèrent » nettement leur présence, la surreprésentation de certaines catégories sociales n’a rien d’original. D’une part, la notion de « classes moyennes » est aujourd’hui la plus agrégative qui soit et, d’autre part, au moment du Front populaire comme de Mai 68 des pans entiers, considérables, de la société française ne manifestaient pas — tels les paysans en 36 ou les immigrés, justement, en 68. Au reste — et c’est ici qu’intervient la lecture proprement politique — à aucun moment de l’histoire d’un pays un « peuple » n’est descendu dans la rue. Les fêtes révolutionnaires ne « fédéraient » pas les royalistes, les liesses de la Libération ne pouvaient aucunement concerner les « collabos ». Toutes les grandes révolutions fondatrices de la modernité ont, pour aboutir à « We, The People », dû se définir par rapport à ceux qui en refusaient les valeurs. La révolution américaine elle-même s’est faite contre un fort parti de « loyalistes ». Dans le Prendre dates qu’il écrira dans les semaines qui suivent avec Mathieu Riboulet, l’historien Patrick Boucheron raconte comment, ayant participé au premier rassemblement, celui du 7, il s’est réveillé la nuit suivante, soudain écrasé par le constat qu’« il en manquait, il en manquait vraiment beaucoup ». Ce constat ne signifiait pas qu’il découvrait avec horreur qu’il avait été instrumentalisé par des catholiques zombies mais, bien au contraire, qu’il restait du travail à faire pour éviter « la continuation du pire ». Pour le reste, on renverra au sondage Harris cité dans le chapitre précédent, qui conduit à des conclusions exactement inverses de celles de Todd, qu’il s’agisse de la composition sociale ou de la composition idéologique des manifestants : apparemment l’administration de la preuve n’est pas la même.
Au-delà, on se permettra de proposer ici une distinction, sans doute pas inutile, entre le politique et l’idéologique. Ce dernier est le lieu des systèmes de représentations, au reste réduit chez Emmanuel Todd à un positionnement sur l’échelle du rapport à l’égalité ; le politique, lui, croise cette lecture avec la prise en considération des rapports de forces (dans l’espace) et des alliances (dans le temps). L’alliance improvisée à chaud des marches républicaines permit assurément la convergence de plusieurs familles politiques, mais en quoi, là aussi, est-ce nouveau ? Le Front populaire s’est caractérisé par sa capacité à faire défiler ensemble au moins trois familles politiques, la veille encore adversaires, voire ennemies — c’est, au reste, pour cela qu’il a gagné les élections. Les mots d’ordre des marcheurs de Janvier 15 — dont on vient de voir, dans le chapitre précédent, l’inédite légèreté —, ramenés à l’essentiel, convergeaient sur la liberté d’expression, la laïcité et le vivre-ensemble. Là aussi, rien que de normal : un mot d’ordre se doit d’être fédérateur. Mais, outre que défendre le droit au blasphème — ce qui fut explicite dans les défilés — ou, comme à Toulouse, brandir le « No pasarán ! » semble assez éloigné d’une culture catholique même zombifiée, qu’aurait donc conclu Emmanuel Todd si les marcheurs avaient marché autour de mots d’ordre fédérateurs contre l’islam, pour le rétablissement de la peine de mort et pour une intervention armée au Proche-Orient ? Une bonne partie de l’énergie mise par l’auteur à critiquer la notion, excluante, de communauté musulmane tombe à l’eau si les manifestants des marches en sont, précisément, d’avance convaincus. S’ils ont manifesté c’est justement parce qu’ils refusaient un monde d’enfermement dans l’identité. Et c’est là que la démarche toddienne est contradictoire : en rejoignant le camp des abstentionnistes des marches il rejoint sans le vouloir la majorité des je-ne-suis-pas-Charlie qui raisonnent, eux, au contraire de lui, en termes (positifs) de communauté, puisque c’est à partir de ce présupposé qu’ils peuvent dénoncer une « islamophobie ».
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Cette notion est capitale puisque, on l’a déjà évoqué, elle fédère deux familles, si opposées, au moins en apparence, sur les autres plans. Une petite minorité d’extrême gauche, dernier témoignage d’une démarche antiraciste nourrie un peu par la Seconde Guerre mondiale et beaucoup par la lutte anticolonialiste, rassemble contre cet adversaire des troupes de plus en plus clairsemées : quelques partis politiques de vieille extraction, très affaiblis (PCF, NPA…), quelques organisations elles-mêmes en déclin, comme le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP) ou le jeune Parti des indigènes de la République (PIR). Le rejet automatique des réflexes d’extrême gauche se manifesta particulièrement dans la pétition « Non à l’union sacrée », reprenant l’argument utilisé par les pacifistes de 1914 — argument repris tel quel en 1938 pour refuser d’engager une guerre contre l’impérialisme (et le racisme) hitlériens : l’unité du 11 janvier était une mystification, destinée à « désamorcer les colères sociales ». Il rencontra plus d’écho — du côté des libéraux de gauche — dans le développement d’une active campagne dénonçant la « dérive » voire la « guerre » « sécuritaire ». Là aussi des contradictions se firent sentir au sein de la nébuleuse des associations d’extrême gauche. Ainsi plusieurs associations féministes ordinairement proches de ces mouvements refusèrent-elles de rejoindre un meeting organisé le 6 mars — deux jours avant la Journée internationale des femmes — « contre l’islamophobie », au motif que l’appel associait à ATTAC ou au NPA des organisations musulmanes connues pour leur engagement contre le droit à l’avortement ou le mariage pour tous.
Une forme particulièrement violente de ce combat anti-islamophobe s’exprime à travers le PIR dont la porte-parole, Houria Bouteldja, s’illustrera en 2015 en lançant une campagne — et une formule — nouvelles : la lutte contre « le philosémitisme d’État ». La même organisation avait été en 2011 à l’origine d’une pétition d’un style particulier : non pas de soutien à des artistes, des intellectuels ou des anonymes de culture musulmane victimes de ladite islamophobie, mais de non-soutien à Charlie Hebdo qui venait pourtant d’être victime d’un attentat — un cocktail Molotov jeté dans ses locaux, qui avait totalement détruit la rédaction. Cette pétition « Pour la défense de la liberté d’expression, contre le soutien à Charlie Hebdo » comprenait un chapitre concluant « qu’il n’y a pas lieu de s’apitoyer sur les journalistes de Charlie Hebdo, que les dégâts matériels seront pris en charge par leur assurance, que le buzz médiatique et l’islamophobie ambiante assureront certainement à l’hebdomadaire, au moins ponctuellement, des ventes décuplées ». Devant ces positions radicales et cette histoire agitée, la comparaison s’impose non seulement avec la tradition de querelle idéologique et de fractionnement organique de l’extrême gauche, particulièrement perceptible en France dans les années qui suivirent Mai 68, mais aussi — risquons ici une remarque contre-intuitive — avec celle de l’extrême droite de l’entre-deux-guerres, dont les « ligues » présentent des modes de fonctionnement interne, de positionnement externe et de structuration du discours tout à fait analogues : l’affrontement des idéologies et l’éloignement, parfois mais pas toujours, des sociologies n’enlèvent rien à l’analogie, bien au contraire.
Encore est-on ici devant un paysage certes éclaté mais où subsiste un reste de vie collective. Au XXIe siècle, les comportements dissidents se caractérisent d’abord par l’étendue, en proportion, de la réappropriation individuelle du message non conformiste. Si, d’un côté, divers sites et associations islamistes, généralement basés à l’étranger, poursuivaient post mortem l’attaque en règle contre les assassinés, dès la fin de matinée du samedi le #jenesuispascharlie avait été retweeté 41 580 fois — chiffre qu’il faut, au reste, rapprocher des quatre millions et demi de retweets de #jesuischarlie déjà enregistrés la veille à 19 heures4 : un rapport d’un à cent.
Au-delà de ces cas limites c’est la thématique de l’islamophobie qui montrait à la fois son ambiguïté et son équivoque. L’ambiguïté tient à la confusion que la notion entretient entre hostilité aux musulmans et hostilité à la religion islamique. Assimiler les deux c’est assimiler Gotlib plaisantant sur Moïse à un antisémite ; c’est, surtout, réintroduire la notion de blasphème dans le droit en assimilant le blasphème à un acte raciste. Et c’est là qu’on passe à l’équivoque, puisque le concept d’islamophobie, utilisé erratiquement depuis un siècle, n’a pris son essor qu’après le 11-septembre — l’entrée du terme dans les dictionnaires de langue française se situe aux alentours de 2005 — et cherche à établir une symétrie avec celui d’antisémitisme, auquel certains commencent par ailleurs, on le verra, à préférer le plus exact « judéophobie ». Mais la symétrie n’est pas pertinente, la notion religieuse d’islam n’étant pas symétrique de la notion ethnique de Juif — sauf à admettre que toute personne descendant de parents et d’ancêtres pratiquant la religion musulmane appartient automatiquement à la religion musulmane, ce qui serait l’aveu d’une assignation à identité religieuse contre laquelle s’est justement construite la modernité politique. C’est ce qu’argumente l’un des assassinés du 7 janvier, Charb, dans sa Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes, publiée après sa mort, où il entreprend de justifier à la fois la méfiance à l’égard de la religion musulmane (« Avoir peur de l’islam est sans doute crétin, absurde et plein d’autres choses encore, mais ce n’est pas un délit ») et l’hostilité au terrorisme islamiste comme terrorisme, contre l’argument des anti-islamophobes affirmant qu’on n’autorisait pas à l’islamisme ce qu’on admettait pour le sionisme : « En 1931, existait-il un terrorisme international qui se réclamait du judaïsme orthodoxe ? […] Un rabbin Ben Laden avait-il envoyé un biplan s’écraser contre l’Empire State Building ? »
Un point commun réunit la petite minorité des je-ne-suis-pas gauchistes et la grande cohorte des je-ne-suis-pas islamiques et islamistes : la conviction que l’intégration — et même, plus largement, le « modèle français d’intégration » — serait en panne, voire n’aurait jamais fonctionné pour les musulmans, qui seraient ainsi victimes d’une discrimination aggravée du fait de leur religion. La force de cette argumentation ne repose pas sur les observations empiriques, qui continuent à montrer qu’en termes scolaires et économiques cette intégration se poursuit, par-delà la crise économique, mais de sa situation en miroir du discours xénophobe, qui postule l’enfermement identitaire et spécule sur le particularisme musulman — où l’on retrouve l’argumentaire utilisé par les antisémites sur la nature « inassimilable » des juifs dans une société chrétienne. Pour aller là-contre il suffit de lire sous cet angle, dans l’immédiat, l’événementiel de Janvier 15, tout comme son discours. La première lecture conduit à observer que parmi les douze assassinés du 7 janvier figuraient deux « Français de culture musulmane », soit une proportion double de celle qu’ils représentent dans la population française. La seconde extraira, à titre d’exemple, cette citation d’un livre sorti en 2015, où l’auteur affirme que « les Beurs des banlieues sont français et ont déjà, en termes de mœurs, fait les neuf ou les dix dixièmes du chemin vers une conception égalitaire des statuts de l’homme et de la femme » (p. 215). On aura sans doute reconnu Emmanuel Todd, coauteur en 2007, on l’a vu, d’un ouvrage prophétisant, en se fondant sur un gros appareil statistique, Le rendez-vous des civilisations. Sans doute, au fond, Emmanuel Todd est-il plus Charlie qu’il ne le dit, un Charlie contrarié.