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Hyper Cacher

 

 

 

 

 

 

 

 

Absente explicitement de l’attentat du 7 janvier, la dimension antijuive, qui est l’une des composantes de l’islamisme, radical ou non, sera prise directement en charge non pas par les deux assassins d’origine arabe mais par le troisième, d’origine malienne. Qu’Amedy Coulibaly soit aussi des trois celui qui, suivant un schéma évoqué précédemment, est passé par une expérience délinquante et criminelle n’est sans doute pas négligeable. Ce point renforce paradoxalement la lecture politique de cette conversion à l’islamisme radical. L’académie radicale d’où sortira le trio — puisque Coulibaly coordonne son action en fonction du premier coup, porté par les frères Kouachi — est en effet sise à Fleury-Mérogis, où Coulibaly se transforme en islamiste sous l’influence d’un maître, Djamel Beghal, qui est dans le même temps et le même lieu celui de Chérif Kouachi. La lecture politique s’impose ici une fois de plus puisque si Coulibaly est, jusqu’à cette incarcération, un braqueur multirécidiviste, Beghal et Kouachi sont en prison pour une activité terroriste — à laquelle Saïd Kouachi se trouve de son côté déjà associé. Le sens de la propagande de Coulibaly est démontré dès le début de sa conversion et jusqu’au-delà de sa mort par son usage des médias audiovisuels : en 2009 il est l’un des fournisseurs d’images d’un documentaire sur les prisons françaises diffusé par l’émission de télévision Envoyé spécial, en 2015 il tourne une « vidéo de revendication » avant de passer à l’action. L’objectif antijuif est chez lui patent puisque avant l’hypermarché cacher de la porte de Vincennes, tout laisse à penser qu’il s’apprêtait à commettre à Montrouge un attentat contre une école juive1. Coulibaly aurait alors pris pour modèle le Mohammed Merah de 2012, dont on notera qu’il a suivi le même cheminement que lui, puisqu’il s’agissait aussi d’un délinquant multirécidiviste ayant trouvé en prison son chemin de Damas et qu’il avait pris soin de commettre ses trois attentats sous l’œil d’une caméra GoPro — matériel utilisé par Coulibaly.

La mise en scène sanglante de l’Hyper Cacher — accompagnée, ce qui la distingue de celles de Merah et des Kouachi, d’une prise d’otages — provoque un double choc : d’une part, simultanée du siège final des assassins du mercredi, à Dammartin-en-Goële, elle donne aux événements une dimension de complot synchronisé propre à accentuer leur image de puissance ; de l’autre, elle fait surgir à la surface la « question », non pas juive, mais antisémite2 — puisque la première n’existe que parce qu’elle est créée par la seconde.

 

 

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Lors des manifestations des 10 et 11 janvier — dont on rappellera qu’elles se sont déroulées sans mot d’ordre défini officiellement —, mention explicite sera faite de cette dimension, à travers des badges et des pancartes « Je suis juif », aux côtés de « Je suis Charlie » et autres « Je suis musulman » ou « Je suis flic »3. Le 11 janvier, en fin d’après-midi, François Hollande et Manuel Valls, après avoir participé symboliquement au rassemblement de Paris, rejoignaient la synagogue de la rue de la Victoire, où le Consistoire central organisait une cérémonie « en hommage à toutes les victimes ». Malgré tous ces signes de deuil en commun des voix s’élèveront pour se plaindre d’une différence de traitement : les manifestants du samedi et du dimanche, les médias, les hommes politiques et les intellectuels auraient minoré la place des victimes « Hyper Cacher » en comparaison de celle accordée aux victimes « Charlie ». Le lendemain de l’attentat, Daniel Cohn-Bendit répond à la journaliste Annette Lévy-Willard : « Il faut reconnaître que Clémentine Autin, la première, a tout de suite tweeté : “Aujourd’hui je suis Juive.” Il faut que les médias français disent aujourd’hui “Quatre juifs massacrés.” Quand la télé allemande m’a appelé vendredi soir, pour que j’analyse les terribles événements, le journaliste allemand m’a demandé : “Vous pouvez m’expliquer pourquoi il n’y a pas eu de grande mobilisation après les massacres d’enfants juifs par Merah ?” Silence. Alors je lui ai dit : “Je passe…” À Vincennes ou République, vendredi soir, il n’y a pas eu de bougies ou de manifestations populaires après la tuerie à l’épicerie casher4 ».

Cette thématique pouvait réactiver chez certains juifs de France une lecture suivant laquelle ce pays n’aurait toujours pas soldé son rapport à ladite question juive, rapport réinterprété à la lumière des deux moments de visibilité antisémite qu’avaient été l’affaire Dreyfus et le régime de Vichy. La force de cette lecture tient paradoxalement à ce qu’elle n’est aucunement contemporaine des deux moments en question, mais entièrement construite à partir du troisième tiers du XXe siècle, se fondant sur les nouveaux enjeux à la fois mémoriaux et politiques des années post-gaulliennes. Vues par les Français de 1906 ou de 1944, il ne s’agissait que de deux parenthèses closes par la défaite des antisémites : réhabilitation de Dreyfus, restauration de la République. En revanche, vu avec le recul à la fois temporel et spatial des années de la guerre des Six-Jours, des procès de la collaboration et de la tardive reconnaissance présidentielle (Jacques Chirac au Vél’d’Hiv’, 1995) de la responsabilité de « la France » dans « l’irréparable », le mythe du pays émancipateur et salvateur paraissait terni. Reste que si le malaise exprimé par certaines voix au lendemain des 9, 10 et 11 janvier 2015 pouvait intégrer ce second cycle de la mémoire nationale en la matière, il appartenait déjà et désormais à un troisième cycle, ouvert symboliquement par l’affaire Ilan Halimi (2006) et dont l’équipée de Mohammed Merah représentait la deuxième étape.

Alors que les attentats de 1980 (rue Copernic) ou de 1982 (rue des Rosiers) étaient commandités et exécutés par des étrangers, ces deux épisodes sanglants avaient pour opérateurs des citoyens français « issus de l’immigration ». Le second cycle mémoriel était encore totalement tourné vers le premier, pour le nuancer ou le contredire, et il se situait par rapport à un antisémitisme « de souche ». Le troisième appartient à une autre conjoncture spatio-temporelle, et le désarroi de certains analystes tient à ce qu’ils ne retrouvent plus les schémas auxquels ils étaient habitués depuis Édouard Drumont — ceux que réactive encore, en solitaire, un Jean-Marie Le Pen, de nouveau traîné devant les tribunaux en juillet 2015 pour contestation de crime contre l’humanité. Alors que la nouvelle « question antisémite » s’appelle au XXIe siècle Dieudonné M’Bala M’Bala ou Alain Soral, autrement dit deux cultures fort éloignées de celle du fondateur du Front national — même si les uns et les autres peuvent puiser, en tant que de besoin, dans un arsenal mythologique en accès libre. 1980 et 1982 annonçaient la suite sur un point : leur source remontait jusqu’au Moyen-Orient (le FPLP de Georges Habache pour le premier attentat, le Fatah-Conseil révolutionnaire d’Abou Nidal pour le second), mais les organisations initiatrices, aujourd’hui respectivement morte et moribonde, renvoient leur logique meurtrière à un passé révolu. L’assassinat, précédé d’une séquestration avec tortures, d’Ilan Halimi appartient clairement à la nouvelle époque. Il reste de forme crapuleuse, les membres du « Gang des barbares » s’étant attaqués à un juif parce que pour eux ce nom était synonyme de richesse. Mais, rétrospectivement, la découverte dans les papiers du gang d’un matériel de propagande salafiste éclaire la dimension politique du crime, au reste sans doute inspiré d’un précédent international, l’enlèvement suivi de tortures et d’un assassinat par Al-Qaïda, en 2002 au Pakistan, du journaliste américain Daniel Pearl — dramaturgie constituant, par ailleurs, un exemple précoce d’utilisation sadique de la vidéo.

La forme achevée du crime antijuif de nouvelle génération — dont Toulouse en 2006, Bruxelles en 2014 (où l’assassin est un Franco-Algérien) et Paris en 2015 — est si semblable qu’elle en devient presque un type : il a trois fois pour auteur direct un enfant de l’immigration issu d’une famille déstructurée, délinquant multirécidiviste converti en prison, qui justifie son acte par référence à la Palestine. L’intrication avec la situation géopolitique au Moyen-Orient — qui mérite plus que jamais d’être ici appelé Proche-Orient — est patente. D’une part, elle relativise la signification française du phénomène : la tuerie commise par Anders Breivik (77 morts, 151 blessés) ou les attentats à répétition aux États-Unis attribuables à des extrémistes, pour ne citer que ces exemples, dessinent le visage d’une violence politique radicale répandue dans tout l’Occident. D’autre part, il faut observer que la France est le pays qui associe à la deuxième plus nombreuse communauté juive du monde hors d’Israël (environ 450 000 membres), la plus nombreuse communauté musulmane d’Europe occidentale (environ 5 millions de membres) — au Royaume-Uni, par exemple, les chiffres ne sont respectivement que d’environ 300 000 et 3 millions.

La phrase qui précède choquera certains lecteurs — français. Elle suppose qu’il y ait deux « communautés » organisées et qu’elles soient, si peu que ce soit, distinctes du « reste » de la population. Ensuite, elle implique qu’on puisse les nombrer, ce qui est doublement discutable : parce que la France refuse les statistiques dites ethniques et parce que ce type de comptage ignore les situations de métissage, non-appartenance, etc. On la maintient cependant car, dans sa difficulté même, elle montre l’état de crise atteint par ce pays, fondé depuis la Révolution sur le refus du communautarisme et plus que jamais tenté d’y recourir si le « vivre-ensemble » ne l’emporte pas. De cette ambiguïté, qui peut, en cas de crise, tourner à l’équivoque, deux événements — ou, plutôt, un événement et un non-événement — apportent témoignage. L’événement est lui-même double ; il tient d’abord dans la présence de Benjamin Netanyahou à Paris, le 11 janvier, moins, au reste, dans sa figuration aux côtés d’une cinquantaine d’autres chefs d’État ou de gouvernement pour un défilé symbolique — la présence de Mahmoud Abbas a été demandée par les autorités françaises — que dans sa présence, cette fois aux côtés de François Hollande et Manuel Valls, à la synagogue de la rue de la Victoire, où une bonne partie de l’assistance lui fait ovation. Il tient ensuite à la conférence de presse qu’il a tenue à Jérusalem juste avant son départ, au cours de laquelle il lance un appel « à tous les juifs de France, tous les juifs d’Europe » : « Israël n’est pas seulement le lieu vers lequel vous vous tournez pour prier, l’État d’Israël est votre foyer. » Quant au non-événement, il tient dans l’absence de toute initiative du président Hollande l’amenant à rendre visite depuis lors, avec la même solennité, à une mosquée, accentuant chez beaucoup de musulmans français la conviction qu’ils sont discriminés.

La forme française de cette crise identitaire se traduit, dans les faits, par un différentiel qui ne cesse de s’accentuer : l’immigration vers la France de futurs Français de culture musulmane se poursuit, alors que l’émigration — principalement vers Israël et les États-Unis — de Français de culture juive s’amplifie. Approximativement, on peut estimer la proportion de juifs en France à moins de 1 % de la population, celle de musulmans à environ 8 %. Le constat d’une augmentation de la courbe des alyas vers Israël n’est pas discutable : 1907 en 2012, 3295 en 2013, et 7231 en 2014. Les premiers chiffres disponibles depuis les attentats semblent annoncer la poursuite de la courbe — étant bien entendu qu’il s’agit là d’une tendance plus que de chiffres absolus, ces statistiques ne tenant pas compte des retours en France.

Cependant le diagnostic, supposé symétrique et avancé comme cause principale de cette tendance à l’émigration, d’un antisémitisme français d’un niveau élevé, et de surcroît en augmentation, mérite, lui, examen. Le premier point de la proposition est facile à démonter. Le second a des fondements plus solides, mais qu’on peut tempérer à la considération du premier. On ne dispose d’aucun moyen de mesurer scientifiquement une xénophobie. La courbe des incidents à caractère xénophobe peut monter ou descendre : elle ne concernera jamais qu’une période récente, où cette statistique est tenue par les pouvoirs publics, ce qui n’était pas le cas, par exemple, dans la France de 1900 ni dans celle de 1935. La tenue en question ne signifie pas que les incidents seraient devenus plus nombreux ; cela signifie qu’ils sont désormais problématiques : signe, donc, au contraire, d’un recul de l’antisémitisme. Les travaux, qualitatifs, des historiens mettent en lumière une différence considérable entre les temps de la IIIe République et ceux qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale : indépendamment de l’effet, limité jusqu’à la loi de 1972, de la répression légale — le décret-loi Marchandeau, rétabli à la Libération, est de maniement compliqué —, l’effondrement de la légitimité du discours antisémite est patent. Aucun organe de presse, aucun parti politique5 de quelque audience n’est conduit à reprendre à son compte les stéréotypes, les insinuations ou, a fortiori, les violentes campagnes qui pouvaient avoir pignon sur rue non seulement à l’époque de l’affaire Dreyfus, mais également avant ou après — par exemple à l’époque où le quotidien La Croix, dirigé par des religieux, pouvait tirer gloire de se dire « le journal le plus antijuif de France »6. À partir des années 1970 et jusqu’à la fin du XXe siècle l’opinion publique est témoin et, par là, actrice de quelques scandales qui paraissent remettre la question sur le devant de la scène mais dont, précisément, la nature confirme l’absence de légitimité de la parole antisémite : interview de Louis Darquier de Pellepoix (1978), lapsus de Raymond Barre après l’attentat de la rue Copernic (1980), « détail » de Jean-Marie Le Pen (1987), etc.

Il semble donc plus exact de dire que, d’une part, l’antisémitisme a nettement reculé dans l’ensemble de la population française mais que, de l’autre, il est aujourd’hui généralement porté par certains membres d’une « communauté » musulmane qui, elle, ne représentant qu’un douzième de ladite population, aurait tendance à augmenter. Organisme institué par les pouvoirs publics mais distinct du ministère de l’Intérieur, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) avance dans son rapport annuel de 2007 que si plus de 80 % des faits « racistes » étaient imputables à l’extrême droite dans les années 1990, cette proportion serait tombée à environ 25 % en 2006. Pour la catégorie « violences antisémites », cette année 2006 en verrait 28 % attribuables à des acteurs issus de « milieux arabo-musulmans » et 10 % à l’« extrême droite ». Même si de tels chiffres n’ont aucun caractère absolu — dès lors que le même observatoire reconnaît que 62 % des auteurs de ces violences n’ont pas été identifiés —, demeure le sens de la courbe, qui confirmerait l’enracinement de cette « nouvelle judéophobie » définie par Pierre-André Taguieff en 20027.

 

 

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Tout ce qui précède signifie-t-il que la seule clé d’interprétation de cette judéophobie serait politique ? Le croire serait oublier qu’une donnée commune l’unit à l’ancienne. Cette donnée est religieuse ; c’est elle qui a valu aux juifs, et ce depuis près de deux millénaires, un traitement à part dans l’histoire des sociétés humaines. Cette origine pourrait n’être qu’un objet de débat entre historiens — en particulier de l’Antiquité et du Moyen Âge —, rejoints par quelques théologiens. Elle garde une importance majeure dès lors que, dans l’espace, on note que les Arabes chrétiens n’ont pas été les derniers à cultiver la judéophobie — des personnalités comme Michel Aflak ou Georges Habache en témoignent suffisamment — mais surtout que, dans le temps, on ne limite pas l’enquête (historia) à l’émergence, au XIXe siècle, de l’« antisémitisme ». Qu’à partir de la modernité occidentale se soit développée cette — déjà — nouvelle judéophobie — dont, au reste, l’inventeur du terme-programme est une figure beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord8 — ne signifie rien d’autre que la modernisation, en effet, d’une exclusion aussi vieille que la victoire du christianisme sur le polythéisme.

Mettre en avant la qualité sémitique et non plus la religion correspondait à l’évolution culturelle des élites occidentales du XIXe siècle, par son double habillage rationaliste : le vocable venait de la philologie — dont la culture allemande était devenue le centre mondial — et le glissement du linguistique à l’ethnique, voire de l’ethnique au racial, avait toutes les apparences de la rigueur scientifique. Mais il ne s’est développé deux siècles d’antijudaïsme moderne que parce que l’histoire chrétienne puis chrétienne et musulmane avait fondé, développé et approfondi un traitement spécial du juif, démarche totalement étrangère aux systèmes religieux antérieurs. Ce traitement spécial ne pouvait pas exister avant cette révolution culturelle majeure que fut l’invention du christianisme par Paul de Tarse, juif hellénisé et citoyen romain, vainqueur de la confrontation avec Pierre (controverse d’Antioche, Épîtres aux Romains), tenant, lui, d’une acception demeurée fondamentalement juive du message christique. Le christianisme universaliste part à la conquête du monde en marginalisant ceux que le XIXe siècle appellera les « judéo-chrétiens », marginalisation qui, après la conquête du pouvoir politique par les chrétiens, s’achèvera en claire volonté de persécution.

L’absence d’antijudaïsme chez les dirigeants romains tient non à une quelconque ouverture à la spiritualité juive mais à leur radicale indifférence aux spécificités religieuses — c’est-à-dire rituelles — d’un peuple parmi cent autres, auquel on ne demande rien d’autre que ce que l’on demande aux Gaulois ou aux Numides : la loyauté politique. À ce prix, Jules César peut faire, contre Pompée, le choix de l’alliance juive — ce qui nous vaut la scène décrite par Suétone des pleurants juifs aux funérailles de l’imperator —, alors que les empereurs flaviens sont sans pitié pour les Zélotes non comme juifs mais comme fanatiques en révolte contre leur pouvoir. En regard de cette politique au coup par coup — dont le pragmatisme permet de comprendre l’itinéraire du principal intellectuel juif de l’Antiquité classique, Josèphe, dit Flavius, ancien terroriste juif retourné en bon serviteur du régime impérial —, l’antijudaïsme chrétien pose les bases multiséculaires d’une situation nouvelle : non pas l’alternative collaboration / répression des Romains mais ce traitement sans alternative qu’est la mise à l’écart. Cette absence d’un second terme signe la logique monothéiste.

Contrairement à l’évolution des sociétés de culture chrétienne, parcourues à partir de la Réforme par un mouvement, certes minoritaire mais actif, de laïcisation des enjeux qui conduit soit à la solution américaine d’inter-tolérance communautaire, soit à la solution française (Grégoire, éloquent avocat de l’émancipation des juifs de France, n’est pas par hasard un prêtre catholique) de neutralité religieuse, les sociétés de culture musulmans ne passeront jamais en tant que telles au stade de la « tolérance », au sens où cette notion est entendue aujourd’hui, qui n’a rien à voir avec la dhimmitude. Elles ne le feront que dans des situations de domination coloniale, directe ou indirecte, sous l’influence du modèle occidental. À l’instar des chrétiens, les juifs égyptiens ou irakiens ne devront leur émancipation qu’à un rapport de forces devenu favorable à l’Occident. Ce que toute une lecture progressiste de la décolonisation ne voudra pas voir, c’est que la prise du pouvoir par les nationalistes socialisants du monde arabe, de Nasser aux partis baas, s’est toujours traduite par des mesures vexatoires à l’égard des juifs, tout comme un siècle plus tôt une branche du nationalisme occidental pouvait avoir intégré l’antijudaïsme laïcisé baptisé antisémitisme, le substrat chrétien servant souvent de combustible à cette nouvelle énergie sociale.

 

 

3

 

On voit qu’il faut nuancer la thèse commune suivant laquelle à un antijudaïsme religieux aurait peu à peu succédé un antijudaïsme social, intrinsèquement athée, la césure définitive se situant au cœur du XIXe siècle. D’une part parce qu’en amont l’antijudaïsme chrétien puis musulman avait très tôt alimenté l’exclusion religieuse par une essentialisation de l’exclusion sociale, à travers le raisonnement : le juif n’a pas le droit de travailler la terre, mais il a celui de manipuler l’argent ; c’est parce qu’il manipulé l’argent qu’on le méprise et qu’éventuellement on le persécute. D’autre part, parce qu’en aval la substitution progressive de la logique des nations à celle des empires ne conduit à une amélioration du sort des juifs que si les sociétés se démocratisent en surface et se libéralisent en profondeur, sous l’égide de régimes libéraux de droite, libéraux de gauche ou sociaux-démocrates. Sans cette évolution sociale, le fascisme et les divers populismes, mais aussi le léninisme dans sa version stalinienne, penchent naturellement — c’est-à-dire culturellement — vers la xénophobie, le racisme et / ou l’antisémitisme.

La judéophobie du XXIe siècle est donc une synthèse des deux stades. À l’antijudaïsme religieux elle emprunte le mythe, à l’antisémitisme laïque la mythologie. Le mythe — récit signifiant — pose l’exceptionnalité du destin juif et son caractère intrinsèquement négatif. La mythologie — système de mythes —, élaborée en réaction aux progrès du libéralisme, dont les victimes cherchaient des responsables à leurs malheurs, fantasmés ou bien réels, pose l’image de la domination et du complot juifs. En 2010, la pensée autodidacte des blogueurs complotistes et de leurs lecteurs, se vivant eux aussi comme victimes, fantasmées ou bien réelles, du « système », nourrit cette matière en recyclant les récits paranoïaques les plus fondateurs, des Illuminati diabolisés par la pensée contre-révolutionnaire catholique aux Protocoles des Sages de Sion de l’autocratie tsariste. Face à ces vaincus vindicatifs, la partie la plus active de la droite conservatrice et de l’extrême droite, des Républicains américains au Front national français, se désantisémitise par islamophobie et ce mouvement rejoint une normalisation croissante du vote juif, qui perd chaque jour de sa spécificité — signe supplémentaire d’intégration. Le prolongement du conflit israélo-palestinien laisse augurer que ce qui restera dudit vote juif se déplacera de plus en plus nettement vers la droite, nourrissant, au reste, plus encore l’assimilation du juif aux élites dirigeantes.

Le rapport annuel de la CNCDH, rendu public le 24 avril 2015, confirme qu’à l’échelle de la société française en général l’actualité xénophobe n’est pas tournée vers les juifs mais vers les musulmans. Sur la moyenne durée 1990-2014, l’analyse des « indices de tolérance par minorités » à laquelle il se livre montre que « les juifs » sont les mieux acceptés, près de 27 points d’écart (indice de tolérance à 79,5) les séparant des moins bien acceptés (indice 53), qui sont « les musulmans ». Anticipant, compte tenu de l’importance des événements, sur les premiers mois de 2015, le rapport note d’ores et déjà que « les agressions contre les musulmans ont été plus nombreuses au mois de janvier 2015 que durant toute l’année 2014 ». Un compte à rebours est donc engagé. Le fonctionnement réactif de la mythologie antisémite élaborée au XIXe siècle nous livre à la fois une clé d’interprétation de cette forme moderne de la xénophobie, où l’étranger est non dans le lointain mais dans la proximité — les Roms en savent quelque chose —, mais aussi une ouverture sur un avenir possible. Une embellie économique et l’occidentalisation culturelle, en Occident, d’un nombre croissant d’immigrés de la deuxième génération — l’une nourrissant l’autre, comme le veut la dialectique de l’économique et du culturel — permettrait, si on extrapole les courbes sociales antérieures, de développer chez les intégrés tout à la fois des comportements individualistes (à commencer par les mariages mixtes) et des modes de raisonnement universalistes, suivant les précédents des juifs de 1900, des Italiens de 1930 ou des Chinois de 1970, sans qu’au reste cela signifie nécessairement un détachement de la religion des ancêtres.

Terminons ce chapitre commencé sous les auspices de la mort violente sur deux observations touchant aux funérailles du violent et des violentés. La première concerne les paroles, controversées, de Benjamin Netanyahou avant son départ vers la France ou, plutôt, les paroles plus modérées du président de l’État d’Israël, Reuven Rivlin — par ailleurs issu, lui aussi, des rangs du Likoud —, prononcées aux funérailles des victimes. Elles eurent moins d’écho, comme il est normal, compte tenu du poids relatif des deux fonctions en Israël, mais il n’est pas sans intérêt de les citer : « Mes chers frères et sœurs, citoyens juifs de France, vous êtes les bienvenus. Notre pays est le vôtre, notre maison est la vôtre, et nous aspirons à tous vous voir vous installer en Sion. Cependant, votre retour au foyer de vos ancêtres ne doit pas résulter de la détresse, du désespoir, de la destruction, des affres de la terreur et de la peur. La terreur ne nous a jamais mis à terre, et nous ne voulons pas que la terreur vous soumette. La terre d’Israël est la terre du choix. Nous voulons que vous choisissiez Israël par amour pour Israël. » La seconde observation sera géographique. Les quatre victimes, juives, de Coulibaly ont, en effet, été inhumées en Israël. Coulibaly a été inhumé en France, mais parce que le Mali a refusé d’accueillir sa sépulture. On peut tirer de ce parallèle bien des conclusions, métaphoriques ou non et sans doute contradictoires.

1. Peut-être a-t-il été détourné de son projet par l’accident de la circulation qui fit intervenir la policière Clarissa Jean-Philippe. Membre de la police, noire et femme : triple exécration pour Coulibaly. Madame Jean-Philippe a peut-être, par sa seule présence, empêché une répétition de l’attentat de Toulouse.

2. On reprend ici l’adjectif forgé par les antisémites eux-mêmes, ce qui n’est pas sans poser bien des questions. On sait que la notion, linguistique, de « Sémites » réunit, entre autres, juifs et arabes. On utilisera à dessein le terme « antijuif », réservant celui d’« antisémite » à la production intellectuelle justificatrice des actes antijuifs. Le développement de ce point mériterait un ouvrage spécifique.

3. Ces quatre identifications associées sont, par exemple, mises en avant par Antoine de Caunes dans sa contribution du 10 janvier au blog du Huffington Post — donc avant même la grande marche parisienne.

4. Blog Annette sur le Net, 10 janvier 2015.

5. L’exception du mouvement poujadiste confirme la règle.

6. 30 septembre 1890 (Pierre Sorlin, La Croix et les Juifs (1880-1899), Paris, Grasset, 1967).

7. La nouvelle judéophobie, Paris, Fayard.

8. Il ne suffit pas en effet de répéter que le terme est popularisé par l’Allemand Wilhelm Marr quand il fonde, en 1879, une « Ligue antisémite ». Pour en comprendre la logique et les limites, il importe de souligner que Marr est athée, d’extrême gauche, que ses trois épouses sont toutes juives à des degrés divers et, pour finir, qu’il passera les dernières années de sa vie à réviser et regretter ses thèses…