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Soumission

 

 

 

 

 

 

 

 

Certains analystes étrangers de la France en font une « nation littéraire »1. Qu’on partage ou non ce diagnostic, on reconnaîtra à ce pays une intense préoccupation — productrice, pour commencer, d’une abondante littérature — des rapports entre livre et société. Moins dans le sens société vers livre que dans le sens livre vers société. C’est en France que sont apparus, pour ne citer que ces trois exemples, les termes et les notions d’essai, d’intellectuel et d’engagement2. Sans remonter à Montaigne ou aux philosophes du XVIIIe siècle, l’histoire littéraire française du XXe siècle est fortement lestée de ces débats et, surtout, de ces pratiques, sans lesquelles seraient incompréhensibles des œuvres comme celles d’un Camus ou d’un Sartre, assurément, mais aussi d’un Malraux et d’un Aragon, d’un Céline et d’un Genet, d’un Ionesco ou d’une Marguerite Duras. Il n’est pas sans signification que l’historien Patrick Boucheron ait résolu de dialoguer, à chaud, non avec un confrère mais avec un écrivain, Mathieu Riboulet3. On doit à Boucheron la jolie formule : « On nomme littérature la fragilité de l’histoire4. »

 

 

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La figure et l’œuvre de Michel Houellebecq se situent, en fait, au carrefour de tous ces questionnements. À la veille du 7 janvier 2105 — la date n’est pas choisie arbitrairement — l’auteur d’Extension du domaine de la lutte et des Particules élémentaires, prix Goncourt 2010 pour La carte et le territoire, est le romancier français vivant qui réunit seul la triple caractéristique d’une large audience nationale — au XXIe siècle chacun de ses romans est supposé se vendre en France à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires —, d’une vraie popularité auprès de quelques-uns des grands publics occidentaux et enfin — situation rare pour un écrivain francophone métropolitain — d’une attention déjà suivie de la part des universitaires étrangers, à commencer par les campus américains. Cette attention est d’autant plus remarquable qu’elle contraste avec la faible légitimité dont il dispose au sein de l’université française, qui ne voit pas (encore ?) en lui l’un de ces créateurs de formes qui justifient qu’on les étudie de près, à l’instar — pour citer d’autres vivants — d’un Yves Bonnefoy, d’un J.M.G. Le Clézio ou d’un Patrick Modiano.

Au contraire de ces derniers, Michel Houellebecq offre au public une image qui ne s’apparente pas à celle de l’écrivain en retrait, fuyant la société, peu porté à l’expression publique, sans offrir pour autant celle de l’écrivain dans le monde, répondant volontiers à la sollicitation des médias, intervenant dans les débats dits de société. Il participe des deux, alternant les moments de parole libre — qui lui valent de se voir ensuite périodiquement renvoyé à certaines de ses déclarations antérieures à l’emporte-pièce —, et les enfermements dans un silence d’exilé provisoire. Son physique, sa parole, ses jugements abrupts le rapprocheraient plutôt de la figure des grands misanthropes littéraires, entre Léautaud et Céline, ce qu’il assoit sur des références schopenhaueriennes5 mais qui exsude surtout de toute son œuvre, où des antihéros entre mélancolie et dépression promènent sur leurs semblables — donc sur eux-mêmes — un regard désenchanté, informé par l’économie et préoccupé par la sexualité, le tout dans une grande solitude affective et une terrible peur de la femme. On laissera à la psychanalyse le soin d’allonger sur son divan — que, bien entendu, il refuse — ce fils abandonné par une mère soixante-huitarde qui, en 2011, persiste et signe6.

Le succès public et critique est en partie fondé sur la capacité de l’auteur à produire une écriture homologique de son objet. Le style houellebecquien n’est en rien soutenu, tenu ou même retenu. Il ne recherche aucun effet particulier, et surtout pas le ton « neutre ». L’une des premières analyses universitaires qui lui sera consacrée n’hésitera pas à mettre en avant comme principale caractéristique la platitude7. À condition d’y ajouter une grande porosité aux discours scientifique et technique, beaucoup plus présents dans le langage contemporain qu’à l’époque de Balzac, Flaubert ou Gide et dont l’auteur, par formation et par goût, affectionne les codes. Que ce style soit un choix et non un pis-aller semble se confirmer à la considération d’une abondante œuvre poétique, rivière souterraine de son art, où la trivialité n’est pas incompatible avec la contrainte formelle. Un peu comme si c’était là qu’il s’abandonnait au romantisme qui, quoi qu’il en soit, reste pour lui un horizon dont il regrette peut-être qu’il soit inatteignable. L’auteur en était conscient dès son premier roman, où il glissait : « La forme romanesque n’est pas conçue pour peindre l’indifférence, ni le néant ; il faudrait inventer une articulation plus plate, plus concise et plus morne. »

Mais si le succès houellebecquien a une telle ampleur, et à l’échelle de l’Occident, c’est qu’il offre au regard de ses lecteurs la « carte » d’un « territoire » peu exploré par ses pairs et dans lequel lesdits lecteurs se retrouvent, y compris dans leurs incertitudes, leurs contradictions et leurs angoisses. En d’autres termes il est clair que l’on a affaire ici à un auteur politique, qui n’arrête pas, en effet, de penser la société et de la juger, et que ce jugement paraisse — et soit — partagé entre le péremptoire et le confus ne retire rien à son importance hic et nunc, bien au contraire.

Ce regard politique prend une forme schématique dans ses réponses aux journalistes — il est plus familier du genre interview que du genre lettre ouverte —, où l’on retrouve le style apparemment relâché des romans mais dépouillé des charmes de la fiction. Michel Houellebecq a lui aussi sa « caricature de Mahomet », dont on ne sait s’il se sortira jamais. Elle date du mois fatidique de septembre 2001 où — déjà — le hasard de la collision des dates avait décuplé son audience : « La religion la plus con, c’est quand même l’islam. Quand on lit le Coran on est effondré8. » Elle lui a déjà valu une plainte pour « injure envers un groupe de personnes en raison de leur appartenance » et « complicité d’incitation à la haine raciale » de la part de quatre associations musulmanes et de la Ligue des droits de l’homme : elles seront déboutées en 2002, la 17e chambre correctionnelle suivant en cela le procureur général qui avait fait le distinguo — déjà rappelé ici au chapitre de la liberté d’expression — entre islam et musulmans. Quelques phrases adoptant sur la « question palestinienne » un point de vue plutôt proche de celui de l’État israélien ont pu, de même, classer définitivement le citoyen Houellebecq — dont pourtant, les votes sont marqués au sceau de la plus grande incertitude9. Le véritable regard politique de l’auteur n’est évidemment pas à chercher là, mais dans le seul lieu où, comme tout auteur, il est prêt à assumer ce qu’il écrit — sinon ce qu’il « pense » : sa littérature.

Les romans de Houellebecq sont remplis de considérations variées sur le sens de la vie ou la marche du monde mais elles sont toujours attribuées à un personnage de mots et de papier — s’appellerait-il Michel Houellebecq comme dans La carte et le territoire. Le style plat encourage l’erreur — ou l’ambiguïté — qui consiste à attribuer à l’auteur les points de vue de ses personnages, fussent-ils convergents. En revanche l’auteur lui-même ne peut rien contre l’appropriation de son regard par ses lecteurs. On sait depuis Jean-Luc Godard que « les travellings sont affaire de morale »10. Le roman le plus « plat », le plus « réaliste » comme, au reste, le plus « engagé », n’est jamais, du début à la fin, qu’une fiction, dont l’auteur est le maître, fût-il en train de pratiquer l’écriture dite automatique. Le déroulement d’un texte, de son incipit à sa fin — fût-elle « ouverte » —, est, à l’instar de l’Histoire pour Hegel, un jugement du monde. Comme de surcroît les intrigues des romans de Houellebecq aiment à jouer avec l’utopie, « la possibilité d’une île » et son désastre, comme sa structure intellectuelle mélange systématisme et pessimisme — sur ce plan Houellebecq s’apparenterait à un Auguste Comte désespéré —, rien d’étonnant à ce qu’on l’écoute et à ce qu’on le lise comme un anti-gourou.

À cet égard sa supériorité sur la plupart des écrivains de son époque est d’avoir, dès son premier roman, plongé ses héros et ses lecteurs dans l’univers économique ou, plus précisément, dans celui de l’entreprise et du bureau — puisque après tout l’essentiel de sa carrière d’informaticien s’est déroulé dans le secteur public. Dès ce premier roman aussi il établit une homologie entre misère affective et misère économique et, par là, entre libéralisme économique et libération sexuelle, qui marque ses lecteurs, le fait classer à gauche et désormais le transforme, bon gré mal gré, en antimoderne, propre donc à toutes les récupérations idéologiques. La sortie de Soumission est ainsi précédée, à l’automne 2014, par celle d’un essai sur Houellebecq économiste : ce type d’approche n’est pas fréquent pour un écrivain. L’auteur de l’essai salue en lui un écrivain qui, tout au long de son œuvre, a réussi à saisir « le malaise économique qui gangrène notre époque ». Cet auteur s’appelle Bernard Maris, économiste lui-même à contre-courant de la pensée économique dominante. Il sera l’un des assassinés du 7 janvier.

 

 

2

 

S’attarder ici à parler du roman qui est sorti dans les librairies le jour même du premier attentat (office du 7 janvier 2015) n’est pas dû aux hasards du calendrier mais au lien que le sujet — au moins apparent — de ce livre entretient avec ce qui se déroule « dans le monde réel » quelques heures après ce que les métiers du livre appellent une mise en place. Le lien peut d’autant moins manquer d’être établi que la sortie de Soumission avait fait l’objet d’un « plan média » d’ampleur exceptionnelle avant même que le livre ne fût disponible pour le lecteur ordinaire, conduisant l’auteur à intervenir dans les médias en question — le sommet de ces interventions se situa dans le cadre du journal télévisé de France 2, le mardi 6 à 20 heures — et plusieurs intellectuels ou hommes politiques — y compris, le lundi matin, François Hollande11 — à se prononcer sur un texte que bien peu avaient déjà lu.

Le texte en question joue sur le sens du mot islam (soumission du fidèle à son Dieu) — dont on ne semble pas avoir signalé au passage qu’il avait déjà servi de titre au film de Theo Van Gogh (avec Ayaan Hirsi Ali) qui décida son assassin à le tuer, en 2004. Après la sophistication structurelle de La carte et le territoire, le public retrouvait là un schéma plus traditionnel chez l’auteur — la traversée d’une séquence de l’histoire occidentale par un antihéros, exerçant une profession culturelle, confronté à une société qu’il n’aime pas mais à laquelle sa lucidité paralysante le conduit à adhérer, par esprit de survie. « Aussi peu politisé qu’une serviette de toilette », François, professeur en Sorbonne, spécialiste d’un écrivain antimoderne dont l’œuvre aura été traversée par une conversion religieuse non sans effets littéraires, Joris-Karl Huysmans, assiste en 2022 à l’installation à l’Élysée d’un musulman dit modéré, Mohammed Ben Abbes, et à la soumission progressive, par pans, de la société française à une nouvelle politique, à une nouvelle économie, à une nouvelle culture. Politique familialiste, bien propre à concilier au nouveau président des amitiés démocrates-chrétiennes (François Bayrou est son Premier ministre), résolution miraculeuse du problème du chômage par le retour massif des femmes au foyer, dislocation de l’État-providence par « subsidiarité » en direction des familles : au fond une politique de droite traditionaliste. L’exil des juifs s’accélère, l’islam devient la religion officieuse de la Sorbonne, rachetée par des intérêts saoudiens. La double originalité du roman, sur le plan éthique, tient non à la violence mais au contraire à la douceur du processus de ce « retour au religieux » et du ralliement final du narrateur, converti, lui l’ancien athée, à l’islam et réintégré à la Sorbonne. Aidé par le nouveau président de « l’université islamique de Paris-Sorbonne », Rediger, qui, chemin faisant, prend figure de maître à penser du héros, de la nouvelle intelligentsia, voire du monde nouveau, François entend sans déplaisir — et le poète Houellebecq de même — que « le Coran repose sur cette idée, l’idée de base de la poésie, d’une union de la sonorité et du sens, qui permet de dire le monde ».

Comme souvent — mais pas toujours — chez Houellebecq, le lecteur reste dans l’incertitude sur le plan où se situe l’auteur, à l’image du chapitre final, celui de la complète « soumission » du narrateur, qui est cependant entièrement écrit au conditionnel : jusqu’au bout, l’auteur garde la main sur le sens qu’il entend non pas donner mais proposer au public. Un fin critique littéraire nommé François Hollande, interrogé sur ce livre qu’il n’a pas encore lu, fait remarquer, à partir de la lecture des précédents livres, qu’il est devant un de ces auteurs qui laissent leur lecteur dans une très séduisante expectative : « On ne sait pas si c’est ce que l’on souhaite ou ce que l’on redoute. On se délecte. »

L’important ici n’est, on s’en doute, pas dans cette question sans intérêt qui serait : « Que l’auteur pense-t-il donc de tout cela ? », mais dans la manière dont la société se saisit d’un roman de cette sorte, dans le roman assimilé à un fait social. La sortie de ce texte assez mince, best-seller annoncé, est en effet entièrement surmontée par celle du best-seller précédent (338 2000 exemplaires vendus à la date du 31 décembre 201412) qui est, lui, un gros essai documenté. Le suicide français d’Éric Zemmour déchaîne les passions depuis trois mois, sur une hypothèse décliniste que certains analystes, favorables ou hostiles, vont concaténer avec Soumission, voulant voir en celui-ci la version fictionnelle de celui-là. Les acheteurs sont donc supposés se précipiter dans les librairies sur une accroche du style « la France soumise à l’islam ; faites-vous peur » et c’est, pour l’essentiel, sur cette traduction du livre en langue médiatique que les commentateurs politiques vont prendre position. Ainsi Marine Le Pen ne peut-elle qu’applaudir à une fable où l’on voit l’« UMPS » tomber d’accord pour faire élire un musulman plutôt que de permettre au Front national de l’emporter. Ainsi un homme politique de droite, représentant l’aile laïque de ce qui est encore l’UMP, Roger Karoutchi, voit-il surtout dans le livre le diagnostic, qu’il ne partage pas, de la mort de la laïcité à la française13. Ainsi à gauche (Laurent Joffrin) et à l’extrême gauche (Edwy Plenel) certains dénoncent-ils dans Soumission un bréviaire islamophobe, qui fait le jeu du Front national14. Mais sur ces questions l’extrême gauche en question est désormais si clivée qu’elle peut aussi émettre des commentaires opposés, voire divergents. Le 7 janvier au matin un hebdomadaire satirique désormais de peu d’audience manifeste une fois de plus la grande liberté d’expression de ses membres. Il publie d’un côté — en couverture — un dessin assimilant Houellebecq à un « mage », de l’autre un compte-rendu enthousiaste, saluant « un coup de maître », « un magnifique roman ». On a sans doute déjà reconnu l’hebdomadaire, Charlie Hebdo, et deviné que l’auteur du texte est Bernard Maris15.

À l’étranger les deux massacres vont décupler le succès du livre, en particulier auprès des publics les plus familiers de l’auteur. En Italie, l’éditeur annonce 200 000 exemplaires au bout des six premières semaines ; en Allemagne, le premier tirage, sorti quelques jours après celui de la version française, fixé à 100 000, est tout de suite accompagné de 170 000 exemplaires supplémentaires. Les grands titres de la presse écrite allemande (Die Welt, Die Zeit…) applaudissent. Tageszeitung (« Taz », quotidien de gauche, proche des Verts), parachevant le travail d’assimilation, titre « Je suis Houellebecq ». La situation est plus complexe en France. Dans les classements hebdomadaires de la fiction, Soumission caracole en tête des ventes tout au long du mois de janvier, soit pendant quatre semaines — 120 000 ventes annoncées par GFK dès la première, ce qui est considérable. Mais si les lecteurs ont afflué pendant quelques mois dans les librairies, c’est pour accorder, comme le dira l’éditeur Olivier Nora, « une prime à la non-fiction »16. En tête des ventes toutes catégories en janvier, Soumission descend à la troisième position des romans et à la quatrième de la totalité des titres dès la première semaine de février. Il n’est pas non plus exclu que le bouche-à-oreille ait fonctionné dans un sens défavorable à l’achat d’un livre dont, en fait, la signification politique — refusée par l’auteur mais portée par les médias — est apparue, à la lecture, comme très ambiguë.

Au contraire du livre d’Éric Zemmour qui, en tant qu’essai historique, fonctionne en fait comme une prophétie du passé, Soumission n’est pas présenté par son auteur — avant les attentats — comme un texte annonciateur mais comme un conte philosophique, « une fiction plausible »17, voire « une évolution à [son] avis vraisemblable »18. Dans la continuité de toute la production romanesque de Houellebecq, le livre parle moins d’une société que des individus qui la composent, peut-être au grand dam de l’auteur, qui a eu l’occasion de dire son admiration pour le premier « socialiste » de l’histoire, Pierre Leroux, et dont la préoccupation utopique est claire. Très présentes dans Les particules élémentaires ou La possibilité d’une île, les constructions utopiques ne sont pas absentes du dernier livre, attribuées ici au « musulman modéré » Ben Abbes. L’objet central du roman n’est pas l’islam, même si sa part augmente de chapitre en chapitre, pour culminer avec une série de gloses le tirant vers le « roman à thèse » — celles de Rediger principalement mais aussi celles du narrateur et de quelques autres personnages. Il est « la possibilité d’une île » islamique comme réponse générale à l’apathie spirituelle de l’Occident et au manque de vouloir-vivre des individus de l’espèce de François. La fascination croissante du narrateur pour l’islam — par le truchement, au sens étymologique du mot (drogman, traducteur) des ralliés qu’il rencontre — est, une fois de plus, exposée sans recul, sans ironie. L’auteur partage avec les intellectuels du livre la conviction qu’aucune société ne peut tenir sans religion et le chapitre où l’on voit le spécialiste de Huysmans échouer à raviver en lui la flamme chrétienne en pèlerinant à Rocamadour paraît liquider cette autre branche de l’alternative. Le parallèle entre la situation de l’Occident du XXIe siècle avancé (nous sommes en 2022) et celle de l’Empire romain est esquissé à plusieurs reprises : consciemment ou pas, l’auteur met ses pas dans ceux de tous les intellectuels qui, de loin en loin, en dénonciateurs ascètes d’un monde dominé par l’« argent », ont prôné le « passage aux Barbares »19.

Soumission, au même titre que Le suicide français, n’annonce rien mais, au contraire du livre de Zemmour, ne veut rien annoncer. Malgré les apparences, c’est dans le présent qu’il est ancré, comme sans doute toute la littérature utopique. Ce n’est pas une prophétie, c’est un symptôme. Rompant avec l’image romantique de l’écrivain prophète — mythe encore sous-jacent à toute une partie de la critique, voire de l’histoire littéraire françaises —, peu soucieux de jouer le rôle de Cassandre que certains — et d’abord sans doute son éditeur — souhaiteraient le voir tenir, Houellebecq a, au fond, tout dit la veille du 7, en direct au Journal de France 2 : « Je ne vois pas d’exemple de romans qui ont changé le cours de l’Histoire20. »

 

 

3

 

Dixit. Certains pourraient même aggraver le constat en soutenant que c’est plutôt l’inverse qui s’est produit une douzaine d’heures après cette déclaration télévisée : non seulement un roman ne changerait jamais le cours de l’Histoire, mais l’on aurait assisté à irruption du « réel » dans la vie du romancier, frappé de plein fouet dans ses amitiés — la misanthropie classique s’accompagne la plupart du temps de la constitution d’un étroit réseau d’amitiés, généralement viriles21 — à travers la mort sanglante de Bernard Maris, type rare d’un intellectuel favorable à Michel Houellebecq. Celui-ci est conduit à se réfugier plusieurs jours chez un artiste ami puis à accepter une surveillance policière permanente. Mais ce télescopage entre fiction et réalité, indéniable et en soi « romanesque », reste de signification ambiguë.

D’abord parce que ce n’est pas la première fois que le chemin de l’auteur est croisé par cette sorte de retour de réel, perçu alors par certains comme un retour à l’envoyeur. Le roman Plateforme était sorti en librairie le 24 août 2001, accompagné de diverses déclarations à la presse dont l’entretien publié par Lire n’était que la forme la plus frappante. L’émotion avait porté sur le tourisme sexuel mais surtout sur l’islam — les deux notions pouvant d’ailleurs se rejoindre dans le roman lui-même. Elle avait conduit au dépôt d’une plainte dont on a déjà vu l’effet ; mais elle avait aussi conduit dans l’immédiat à la publication d’un communiqué des éditions Flammarion, se voulant apaisant, dans lequel elles exprimaient leurs regrets « concernant les dérapages et les propos inconsidérés que la sortie du roman de Michel Houellebecq [avait] provoqués dans les médias ». On ne discutera pas sur le fond l’argumentation faisant assumer aux médias la seule responsabilité des « propos inconsidérés ». On ne cite ici ce communiqué qu’en raison de sa date : mardi 11 septembre 2001.

L’année suivante, le télescopage prenait de l’ampleur, relevée par les médias en question. Dans le roman, la femme idéale du héros — prénommé Michel et dont l’itinéraire présentait d’évidentes ressemblances avec celui de l’auteur — périssait dans un attentat visant un complexe touristique « pour adultes », le Club Aphrodite, installé en Thaïlande dans le cadre d’un programme planifié par Michel, devenu le conseiller d’une grande chaîne hôtelière occidentale. 117 morts. Laissons de côté le fait que dans cette fiction, c’est la femme qui meurt, et l’homme qui survit, plus désabusé que jamais. Retenons que les services de police thaïlandais attribuent pour finir l’attentat à des terroristes musulmans. Le héros et narrateur peut ajouter un sentiment négatif de plus à sa panoplie : « « L’islam avait brisé ma vie, et l’islam était certainement une chose que je pouvais haïr ; les jours suivants, je m’appliquais à éprouver de la haine pour les musulmans. J’y réussissais assez bien. » Un an plus tard, le 12 octobre 2002, un attentat « réel » à Bali, contre un complexe touristique fréquenté essentiellement par des Occidentaux, faisait 202 morts et 209 blessés. Les auteurs : des islamistes radicaux membres de Jemaah Islamiyah, proches d’Al-Qaïda.

On rejoint là un thème récurrent de ce qu’on s’est permis d’appeler ailleurs la religion culturelle : la capacité prédictive de la fiction, thème explicite chez Houellebecq, qui cite dans Les particules élémentaires l’exemple du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley. À cette réserve près que le livre d’Huxley — au même titre que le 1984 d’Orwell et tant d’autres fictions, littéraires ou cinématographiques, qualifiées un peu rapidement de « prémonitoires » —, tout comme les romans précédents de Houellebecq, n’« annoncent » toujours rien en termes prophétiques. Ils cristallisent une inquiétude, lui donnent forme et deviennent des outils d’action sur la société, voire des armes de combat. Dans le cas de l’œuvre de Michel Houellebecq la pertinence de son hypothèse pessimiste n’est ni vérifiée ni invalidée ; elle est simplement d’un évident usage social. Elle résonne plutôt qu’elle ne raisonne, et c’est déjà beaucoup. La confusion, entretenue par les éditeurs, les médias et l’intéressé lui-même, entre les trois plans disponibles dans le jeu de la fiction (le personnage, le narrateur, l’auteur), est devenue un cas d’école.

Dans les années qui ont immédiatement précédé la sortie de Soumission le public a en effet assisté à l’accélération de l’entremêlement des trois. L’autorisation de fictionnalisation de l’auteur, en bonne voie depuis le premier roman, avait été considérablement accélérée en 2010 quand un certain « Michel Houellebecq » était devenu l’un des deux héros de La carte et le territoire. En 2013, le jeune metteur en scène Julien Gosselin montait au festival d’Avignon une adaptation des Particules élémentaires dans laquelle il « houellebecquisait » systématiquement, parka et cigarette, le personnage central, mise en scène reprise à Paris à l’automne de l’année suivante. Et cette même année 2014 le dernier pas de la mise en fiction était franchi : l’écrivain jouait, avec un grand succès critique, son propre rôle dans L’enlèvement de Michel Houellebecq, téléfilm de Guillaume Nicloux, présenté sur Arte en février et sorti en DVD en décembre. Il s’y retrouvait séquestré par deux malfrats sans méchanceté, retournait la situation à son compte — et, au passage, de manière très houellebecquienne, passait une nuit d’amour avec la prostituée du village, dénommée Farida.

Hypothèse finale : si l’art ne change rien à l’Histoire, c’est que rien n’y change jamais rien en soi, même le Manifeste du parti communiste cité par Houellebecq le 6 janvier au soir, même le Coran, cité, lui, par tous les historiens comme l’exemple même du livre qui a changé le monde. Mais pour soi, oui. C’est l’absorption du verbe par les corps — qu’on appellera ici société — qui le rend opératoire. Il faut que les corps soient prêts à l’accueillir. Ce sont donc ces corps qui font l’Histoire — affirmation que l’œuvre de Houellebecq ne contredit certainement pas, mais dans un cadre intellectuel qui, comme le veut la formule consacrée, « n’engage que son auteur ». Et que ce sont les corps qui font l’Histoire, rien ne le montrerait plus violemment que l’irruption de la kalachnikov dans un univers où, la minute d’avant, les acteurs s’appellent des porteurs de verbe dénommés Marine Le Pen, François Hollande, Éric Zemmour ou Michel Houellebecq. Toute l’œuvre de ce dernier — comme toute l’œuvre de tous les écrivains — est une constante défense et illustration de ce que « la carte » vaut mieux que « le territoire », que, même, tout tend vers la carte. C’est le rôle de tout artiste que de défendre ce point de vue. C’est le rôle des frères Kouachi que de rappeler qu’il subsiste encore un territoire.

1. Priscilla Ferguson, La France, nation littéraire, Bruxelles, Labor, 1991. Le titre anglais, là aussi, est plus modeste : Literary France. The making of a culture.

2. Dans le détail ces trois notions ont aussi des co-inventeurs étrangers, comme l’« intelligentsia » russe ou le Suisse Denis de Rougemont pour la théorie de l’engagement. On maintient cependant intégralement cette affirmation.

3. Op. cit.

4. Le Débat, 2011/3, numéro 165, p. 41-56.

5. « Je veux penser à toi, Arthur Schopenhauer / Je t’aime » : extrait d’un poème du recueil La poursuite du bonheur, Paris, Flammarion, 1997. Repris dans Non réconcilié, Paris, Gallimard, 2014.

6. Lucie Ceccaldi, L’innocente, Paris, Scali, 2008.

7. Reynald Lahanque, « Houellebecq ou la platitude comme style », Cités, 2011 / 1.

8. Entretien avec Didier Sénécal, Lire, septembre 2001.

9. « Pour qui votez-vous Michel Houellebecq ? », Charles. La revue politique, 4, janvier 2013.

10. Luc Moullet, lui, dit : « La morale est affaire de travellings. » On voit que ce n’est pas tout à fait la même chose.

11. Matinale de France Inter, interviewé par Patrick Cohen.

12. Communiqué Livres Hebdo / GFK, 22 janvier 2015.

13. Roger Karoutchi, sur son compte Twitter.

14. Le même 6 janvier, veille décidément bien agitée, c’est à propos de Soumission qu’un incident d’une violence sans précédent dans l’émission C à vous (France 5) oppose Edwy Plenel et Patrick Cohen.

15. Le dessin est de Luz, qui sera l’un des « survivants » du massacre.

16. Le Monde.fr, 13 mai 2015.

17. L’Obs, janvier 2015.

18. Paris Review, janvier 2015.

19. La formule moderne (« Passons aux Barbares ! ») date de la révolution de 1848 (Frédéric Ozanam). Elle fait implicitement référence à Salvien de Marseille, rhéteur romain devenu prêtre, qui développera la thèse du barbare purificateur d’une société hédoniste décadente, tout en dénonçant le rôle corrupteur de l’argent dans la nouvelle Église. La généalogie de Houellebecq remonte haut.

20. Citant a contrario le Manifeste du parti communiste comme exemple du texte (de non-fiction) qui aurait, lui, changé ledit cours.

21. Cf. Pascal Ory, L’anarchisme de droite, Paris, Grasset, 1980.