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The massacre at Paris

 

 

 

 

 

 

 

 

Sous un regard, historien ou pas, attaché à une lecture planétaire des phénomènes, Janvier 15 doit être replacé dans une double chronologie assez claire — celle, courte, à l’échelle, pour l’instant, d’une quinzaine d’années, de ce qu’on pourrait appeler la série des attentats islamistes en terre occidentale, et celle, moyenne, à l’échelle d’un demi-siècle, de la révolution de 1975, ouvrant sur un univers auquel seules des préventions anecdotiques peuvent refuser le qualificatif, lancé précisément au début des années 1970, de postmoderne1. Mais cette chronologie en partie double ne trouve tout son sens que si elle est corrélée à une géographie permettant de comprendre la logique des mécanismes d’opinion publique mis en branle à l’international par Janvier 15, d’autant plus que la configuration événementielle française a connu une « réplique », au sens sismique de la métaphore, à peine plus d’un mois plus tard, au Danemark.

 

 

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Le regard étranger sur la France dit beaucoup sur ce pays, à commencer — mais pas seulement — par les stéréotypes qui l’accompagnent, la plupart du temps partagés par toutes les sociétés étrangères, voire par une bonne part de la société française, la différence pouvant alors se situer dans la connotation qu’on attribue au stéréotype. Ainsi l’image érotique, largement partagée, peut-elle être ensuite source d’admiration, de perplexité ou de franche hostilité, suivant les cultures nationales. Devant ce « massacre à Paris »2, les cultures nationales, qui associent pour l’essentiel identité religieuse et expériences politiques, se répartissent grossièrement en trois camps. Dans les pays de culture religieuse musulmane majoritaire — on y ajoutera l’Inde, dont c’est ici la spécificité géopolitique bien connue —, la condamnation officielle par des pouvoirs publics eux-mêmes menacés par l’islamisme ne résume pas une « opinion publique » dont l’analyse est rendue, de fait, illusoire par les contraintes diverses, anthropologiques et politiques, pesant encore sur l’espace public. Demeure que les nombreuses manifestations de solidarité avec les assassins n’y sont pas seulement l’expression d’une minorité instrumentalisée par les islamistes locaux. Les réactions, voulues équilibrées — condamnation symétrique des attentats et des « provocations » de Charlie Hebdo —, viennent généralement d’intellectuels de statut moderne — Tariq Ramadan, par exemple. Les intellectuels de statut ancien que sont les imams font preuve d’une beaucoup plus grande sévérité à l’égard des « infidèles ».

Les autres pays sont loin de présenter un bloc uni. Sous la réserve d’une enquête ultérieure, on peut y distinguer au moins deux configurations. La première se rapproche, à quelques nuances près, du modèle français. Elle est essentiellement composée de pays de culture catholique ou orthodoxe — deux modalités de la religion associée à l’État —, dont plusieurs, de surcroît, entretiennent un rapport ancien avec la culture musulmane, fondé sur ce mélange de proximité et de méfiance qui caractérise — au contraire de ce que postule une lecture des liens interculturels fondée sur une idéologie humaniste et / ou progressiste — ce type de rapport : Espagne, Italie, Grèce, Russie… L’existence dans ces pays d’une famille laïque, plus ou moins minoritaire mais active, construite en opposition et en miroir d’un « cléricalisme », confère à cette sensibilité un apport de gauche. La seconde configuration est sans doute la plus intrigante pour une observation française standard, qu’elle soit, au reste, intellectuelle ou populaire. Elle réunit principalement des pays de culture protestante. Leur rapport au religieux est à la fois plus individualiste et plus conformiste. La liberté religieuse y est plus anciennement et profondément ancrée que dans les pays de tradition catholique ou orthodoxe, mais elle a généré des lectures plus communautaristes. L’intériorisation individuelle du message religieux — qui est le fond de la révolution protestante — a installé de longue date un rapport puritain à l’univers qui se traduit sur quantité de plans — de l’hygiénisme corporel à la pruderie sexuelle. Rappelons ici que l’adjectif « puritain » a une signification originellement religieuse — puritanisme est synonyme de protestantisme intransigeant, creusant l’écart avec le catholicisme —, qui continue à prédominer en langue anglaise. La prise en considération de la convergence entre ces deux caractéristiques éclaire l’approche américaine (au sens d’états-unienne). On peut le percevoir à travers deux exemples concrets. L’un, ponctuel, est celui, déjà mentionné, de la dissidence d’une minorité d’écrivains membres du PEN Club of America, association dont, pour des raisons historiques, la représentativité est beaucoup plus grande que la plupart de ses équivalents à travers le monde — qui refuseront d’entériner l’attribution à Charlie Hebdo d’un prix de la liberté d’expression. L’autre, plus répandu, est celui de la réticence, très majoritaire, celle-là, des médias américains — presses écrite et audiovisuelle confondues — à reproduire tout ou partie des caricatures incriminées. La crainte pragmatique des procès et autres boycotts ne renvoie, à ce stade, qu’à une réalité sociale beaucoup plus profonde qui entérine un traitement inégal des opinions, le respect de la sensibilité irréligieuse ne comptant pas face à celui des sensibilités religieuses, nettement majoritaires, ne serait-ce que par leur diversité même.

Ce portrait d’un puritanisme et d’un antilaïcisme protestants est cependant à nuancer dans l’espace et dans le temps. Ainsi la culture politique anglaise, marquée par le choix anglican et le poids croissant des catholiques mais, surtout, ébranlée par la place, plus croissante encore, des religions non chrétiennes dans l’espace public anglais, découvre-t-elle les vertus du raisonnement « séculariste », y compris dans une perspective xénophobe — évolution qu’avaient testée avant elle d’autres cultures protestantes comme celle des Pays-Bas, suivie par celle de la Scandinavie. On voit que l’« identité nationale » est loin d’être aussi effondrée que certains penseurs et hommes politiques le craignent ou l’espèrent. Il se trouve simplement que, comme de règle depuis l’émergence de la nation moderne, les tendances historiques générales sont vécues « nationalement ».

 

 

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C’est à toutes ces conditions qu’on peut examiner la réplique danoise. En termes événementiels elle a eu lieu à Copenhague — on notera dans cette histoire du terrorisme la surreprésentation des capitales, caisses de résonance appréciées des commanditaires —, les 14 et 15 février, soit à peine plus d’un mois après l’événement parisien. Le modus operandi, comme en France, est individuel. L’assassin, Omar Abdel Hamid El-Hussein, a suivi le même itinéraire que Coulibaly, les frères Kouachi ou Merah. Âgé de vingt-deux ans, né au Danemark de parents palestiniens, il affiche une personnalité duale, susceptible d’accès de violence. C’est un petit délinquant, doublé d’un petit toxicomane qui sort de prison au mois de janvier, mais c’est surtout, désormais, un islamiste convaincu, en délicatesse avec les gangs vers lesquels il s’était d’abord tourné, et qui a trouvé dans le radicalisme religieux sa rédemption et son exutoire. Il a rêvé de rejoindre le djihad en Syrie mais, comme les quatre précédemment cités, il fera le choix d’un djihad individuel en terre infidèle. Juste avant de partir tirer dans le tas il poste sur une page Facebook son serment d’allégeance à Abou Bakr al-Baghdadi, calife de l’État islamique : comme aurait dit Jacques Lacan, par là, à l’instar de Coulibaly, il ne s’autorise que de lui-même.

Comme en janvier, la cible est découplée. On vise, en priorité théologique, les insulteurs du Prophète ; ensuite viennent les juifs, dont la négativité est plus périphérique. Celui que cherchaient à atteindre les deux cents balles (chiffre avancé par la police) tirées par l’assassin — et qui fut pourtant épargné — s’appelle Lars Vilks. Ce Suédois est dans les tout premiers rangs des insulteurs dont la tête a été mise à prix, pour avoir dessiné Mahomet en chien — c’est du moins ainsi que les croyants ont perçu ses images, à supposer qu’ils les aient vues. Vilks a accepté de participer à un débat organisé sur le thème « Blasphème et liberté d’expression »3 dans le cadre d’un petit centre d’esprit contre-culturel, le Krudttønden4. Une balle perdue — on voit que toutes le sont — va tuer un réalisateur et producteur de documentaire danois, Finn Nørgaard. La seconde cible, comme à Paris, n’est pas sélective mais anonyme puisqu’il s’agit de « juifs », solidairement responsables de n’avoir pas reconnu le Prophète, d’avoir exploité les sociétés musulmanes et de martyriser le peuple palestinien. El-Hussein s’attaque donc dans la nuit qui suit à la grande synagogue de Copenhague qui, à l’occasion d’une bar-mitsvah, accueille encore du public au-delà de minuit. Il y a donc bien volonté de tuer, et en nombre. Là aussi sa démarche meurtrière tourne court. Comme au centre culturel, il ne peut entrer dans le bâtiment et tue la première personne venue, le gardien de la synagogue. Quatre heures plus tard il est abattu par la police.

Analysée de plus près, la réplique a, bien entendu, des spécificités. Certaines peuvent s’interpréter par rapport à la situation danoise, d’autres ont un caractère universel. La dimension proprement danoise de l’événement est évidemment à chercher dans la généalogie de l’« affaire des caricatures de Mahomet », partie, dix ans plus tôt, du Danemark. Elle l’est aussi dans l’évolution politique — donc culturelle — générale de ce pays depuis la fin des Trente Glorieuses. C’est ainsi qu’un chapitre explicitement antimusulman apparaît en 1980 dans le programme du Parti du progrès (droite anti-étatique) ; c’est ainsi, surtout, que se crée sur sa « gauche », en 1995, une dissidence populiste, le Parti populaire danois (DF), qui fait de l’immigration son cheval de bataille et rencontre, contrairement au précédent, un succès durable. L’affaire des caricatures et le double attentat de février jalonnent une ascension progressive vers le pouvoir, qui atteindra son apogée en juillet 2015 avec, outre le soutien du DF au gouvernement conservateur, l’accession à la présidence du Parlement danois de la fondatrice du parti, Pia Kjærsgaard, à qui on devait la comparaison des musulmans à une « tumeur cancéreuse ». Ce déplacement vers le nationalisme du centre de gravité de la vie politique danoise est là pour rappeler opportunément qu’au contraire d’une vision superficielle de l’identité danoise ce pays cultive une vive tradition patriotique, sensible dans un culte du drapeau sans équivalent en Europe duquel on ne peut rapprocher que le culte américain de la bannière étoilée.

Le double attentat de Copenhague nécessite cependant une lecture plus subtile, rejoignant l’analyse des deux chapitres précédents, qui prenne en compte ce qu’il recèle d’une dimension plus large. D’une part, en effet, le Sonderweg danois est à rapprocher de l’évolution des autres démocraties d’Europe du Nord, toutes marquées par le développement de partis populistes et xénophobes, faisant d’autant plus contraste avec l’image bien enracinée jusque-là de ces pays comme modèles de tolérance et de libéralisme culturel qu’ils se retrouvent aujourd’hui plus proches du pouvoir que leurs homologues des pays de l’Europe du Sud — on a déjà signalé qu’en 2015 des partis analogues participent au gouvernement en Finlande et en Norvège. C’est d’ailleurs aux Pays-Bas — longtemps assimilés mythiquement à Érasme, à Spinoza ou aux Provos — qu’est né en 2002 le premier mouvement xénophobe postmoderne, la Liste Pim Fortuyn, dont le fondateur éponyme allait être assassiné par un militant d’extrême gauche au nom de « la défense des musulmans », comme le sera en 2004, mais cette fois par un Néerlandais musulman, le cinéaste Theo Van Gogh. Deux ans après ce second assassinat, un essayiste néerlandais, Ian Buruma — désormais installé aux États-Unis —, publiait une enquête sur son pays natal, traduite en français sous le titre : On a tué Theo Van Gogh. Enquête sur la fin de l’Europe des Lumières5.

La dimension de provocation ultra de Pim Fortuyn — enseignant en sociologie à l’université — ou de Theo Van Gogh — dont le film Soumission, qui causa sa perte, avait été diffusé sur la chaîne de télévision « libre-penseuse » des Pays-Bas, VPRO — a été peu mise en valeur, ou simplement incomprise, par les médias. Elle les situe sur une frange, assurément nettement islamophobe, au sens strict du terme — opposition à la religion musulmane, pas aux musulmans : Ayaan Hirsi Ali est d’origine somalienne —, de l’avant-garde culturelle occidentale. Le récit des attentats de Copenhague ne réserve pas, de ce fait, un sort particulier aux deux orateurs vedettes de la réunion du « Baril de poudre ». Leurs identités respectives sont pourtant intéressantes. Vilks n’est pas, en effet, comme la presse le répète, un « dessinateur ». C’est un artiste radical, plus connu pour son travail de sculpteur. Un travail paradoxal et explicitement provocateur, qui évoque par certains aspects ceux de Ian Hamilton Finlay et de Jochen Gerz, parsemé de structures plus ou moins éphémères, installées dans l’espace public sans autorisation et sans connotation politique explicite. Son Mahomet sur un corps de chien est un dessin de « nain de jardin » (en Suède ce sont des chiens) à tête de Mahomet. C’est en 2007 — donc sans relation avec les caricatures du Jyllands-Posten de 2005 — que, pour des œuvres exposées en Suède — donc dans un cadre supposé « artistique » —, il est remarqué par les islamistes radicaux et, dès le 15 septembre, condamné à mort par celui qui deviendra plus tard le Calife de l’État islamique, Abou Omar al-Baghdadi. Le comité Lars Vilks, à l’origine de la réunion du 14 février, a été créé par un artiste tout aussi non conformiste, Uwe Max Jensen, et une intellectuelle connue, en revanche, pour son engagement anti-islamique, Helle Merete Brix, dont les positions s’apparentent à celles de la journaliste Oriana Fallaci, personnalité de la presse internationale des années « progressistes », dont les derniers textes attaquaient de front, au-delà de la religion islamique, les « Arabes » en général. La complexité du lien existant entre la tradition occidentale de la provocation et le positionnement critique à l’égard de la religion islamique est bien résumée dans la personnalité de l’autre invité de marque de la réunion du 14 février, Inna Shevchenko, activiste Femen. Elle permet de rappeler que la thématique de la réunion ne portait pas spécifiquement sur l’islam, mais voulait interroger le lien entre l’expression artistique et la tradition du blasphème, le nom d’Inna Shevchenko étant associé, entre autres, au « sacrilège » de Notre-Dame-de-Paris, dans une démarche essentiellement féministe et athée.

Tout évoque ici la logique libertaire de Charlie Hebdo, à grande distance du positionnement nettement à droite du journal à l’origine de toute l’affaire des caricatures. On est à la fois très loin et très près de ce que nous raconte en 1958 la danoise Karen Blixen dans une courte nouvelle où était mis en scène, à travers la confrontation entre une femme libre, rescapée de la Commune de Paris, et une communauté religieuse fondamentaliste, d’une sévère morale rigoriste, le rapport d’une culture puritaine et d’une conception hédoniste de l’homme et de sa société. On aura reconnu Le festin de Babette, fable de la tolérance mutuelle popularisée plus tard par un film à succès du franco-danois Gabriel Axel. La fable demeure, mais les lieux du dialogue — comme en 1958 la table de Babette — semblent faire défaut.

 

 

3

 

Toutes ces données sont évidemment à considérer dans le temps. Sur le moyen terme du demi-siècle donnons ici tout son sens au fameux basculement, déjà signalé à plusieurs reprises, du milieu des années 1970. La dialectique de l’économique et du culturel s’y traduit par la convergence de la fin des Trente Glorieuses — datation économique, générale et occidentale — et la publication de L’archipel du Goulag — datation culturelle, particulière et mondiale. En l’espace-temps d’une trentaine de mois, tout au plus, le renversement historique s’est traduit par l’accession au pouvoir de Jean-Paul II (octobre 1978), Rouhollah Khomeyni (février 1979), déjà mentionnés, mais aussi de Margaret Thatcher (mai 1979) et de Ronald Reagan (novembre 1980). On aura noté que le « pouvoir » en question est politique-idéologique quand il s’agit de démocraties libérales et religieux-politique quand il s’agit d’institutions religieuses centralisées. Reste que la signification révisionniste de ces quatre événements est suffisamment claire pour qu’on n’y insiste pas, par-delà les différences, voire les oppositions géopolitiques radicales (États-Unis / Iran) qui ont pu aveugler les observateurs sur leur commune signification antiprogressiste. Elle s’est accompagnée d’une révision générale des tendances culturelles, à la fois cause et conséquence de l’effondrement de l’empire soviétique. Significativement, c’est une résistance islamique, peu à peu radicalisée en résistance islamiste, qui signe, en 1989, le premier échec militaire de l’Armée rouge, symétrique de l’échec américain au Viet Nâm quatorze ans plus tôt.

La sensibilité postmoderne s’est construite sur l’effritement des grandes valeurs dominantes — et, là aussi, partagées par les camps les plus opposés — de la période antérieure : volontarisme collectif, culte du mouvement, futurisme des avant-gardes (culturelles et politiques, au reste parfois contradictoires). Elle a mis en avant l’initiative individuelle, valorisé la customisation des destins, justifié le mélange des genres. On a vu que le terrorisme comme l’antiterrorisme peuvent en sortir, en fonction des intérêts de chacun. De tels itinéraires se retrouvent, costumés différemment, en France comme au Danemark, à Londres comme à Madrid.

L’état présent de la géopolitique mondiale et du débat intellectuel sort tout armé — c’est le mot — de ce changement d’époque. La montée des nationalismes, des intégrismes et des populismes donne le ton de cette nouvelle conjoncture, qui perturbe les classements idéologiques familiers des intellectuels occidentaux, ces trois familles politiques, parfois combinées entre elles, empruntant des traits idéologiques et sociologiques à la droite comme à la gauche. Janvier 15 survient dans cette conjoncture, sur un terrain français qui paraît l’être de moins en moins. L’écho des attentats et des marches républicaines résonne dans le monde entier, positivement ou négativement, et confirme à la fois l’étranger et la France dans la conviction, elle aussi positive ou négative, de vivre plus que jamais à l’heure « globale ». Les reprises tel quel ou les variantes nationales du « Je suis Charlie » en sont une forte image. D’un bout à l’autre de l’année, l’actualité de première page en France confirme que les enjeux durables sont des déclinaisons d’enjeux non seulement internationaux mais mondiaux, depuis la polémique autour des immigrés en transit vers l’Angleterre jusqu’à la tenue de la COP 21.

Mais Janvier 15 se situe aussi sur une autre ligne historique, rythmée par une chronologie plus courte et dont la cohérence politique s’impose au regard à travers une dramaturgie analogue. C’est celle des attentats islamistes en terre occidentale. Le modèle absolu en est — pour le moment — donné par le premier, celui du 11 septembre 2001. Avant lui l’islamisme avait déjà, et souvent, frappé en Occident, mais fort peu l’Occident construit comme tel, en adversaire total. Avaient été frappés — outre de nombreux réfugiés politiques de diverses origines mais au sein desquels les « démocrates » ont livré un lourd tribut de sang6 — des objectifs délimités — principalement israéliens ou juifs. Le modèle 11-septembre trouve ses origines dans la systématisation, à partir du milieu des années 1980, de l’attentat sacrificiel, associé dès ses premières manifestations au Hezbollah, organisation islamiste libanaise financée par l’Iran renouvelant en manière politique la tradition du martyre chiite. Le lien avec l’effet 1979 est direct, de même que pour la première organisation terroriste qui, dans l’histoire du Moyen-Orient moderne, se réclamera de l’islam — et, au reste, du djihad —, l’IJO (Islamic Jihad Organisation), qui attaque les Occidentaux au Liban à partir de 1983, et est financée de même7.

Le glissement progressif du dynamisme terroriste des chiites aux sunnites (Al-Qaïda est une organisation sunnite et c’est d’Al-Qaïda au Yémen que se réclameront les frères Kouachi) pourrait n’avoir aucune signification majeure du point de vue qui est le nôtre ici et ne s’attache qu’à l’effet produit sur l’Occident en question. Demeure un constat : c’est quand la grande stratégie terroriste change d’hégémonie islamiste qu’elle prend la dimension mondiale qui impose sa présence médiatique, ce qui serait assez homologique du positionnement sunnite — la dialectique de l’économique et du culturel faisant intervenir, par ailleurs, un certain état des médias (chaînes d’information en continu, Internet, réseaux sociaux) concomitant de cette installation intellectuelle. L’attentat islamiste en terre occidentale dispose assurément de tous les attributs du spectaculaire — unité de temps (l’imprévisibilité), unité de lieu (le choix d’un espace public), unité d’action (l’amplitude de l’agression, à visée meurtrière) — mais sa caractéristique la plus violente est sans doute ailleurs, dans l’image « globale » qu’il impose à ses victimes, ou plutôt aux vivants témoins du geste assassin, les victimes mortes n’étant qu’une arme de plus pour terroriser les vivants.

Cette image du global s’impose dans toute sa pureté lors du 11-septembre, qui frappe, et à trois reprises, un territoire et une population supposés jusque-là inviolables. Mais sa force s’exerce aussi sur des sociétés qui ont déjà une expérience du terrorisme. L’Espagne du 11 mars 2004 et l’Angleterre des 7 et 21 juillet 2005 sont à peine sorties pour la seconde, pas encore totalement pour la première de plusieurs décennies terroristes — trois décennies pour les attentats irlandais, quatre pour les attentats basques. La Russie des épisodes très sanglants de 2002 (théâtre de Moscou) et de 2004 (métro de Moscou, école de Beslan) appartient encore, de fait, à ce stade « national », par l’attribution-revendication tchétchène. New York 2001, Madrid 2004, Londres 2005, Toulouse 2012, Paris 2015 appartiennent à un autre temps, celui où l’espace de la conflagration est l’univers. L’initiative meurtrière et sa signification sont posées d’emblée, sans équivoque, par les divers acteurs du drame, à cette échelle. La « globalisation » se mesure à d’innombrables indices : le passage de relais du terrorisme local au terrorisme planétaire en est un. Le modus operandi peut varier — attentat-suicide (New York, Londres) ou suicidaire (les autres), victimes ciblées (New York, Toulouse, Paris) ou à l’aveugle (Madrid, Londres)… : la dimension démiurgique est assumée8. Main de Dieu, l’assassin frappe où Il veut, quand Il veut. Dieu a de l’avenir dans l’ego de l’homme.

1. Parmi ces préventions figurent l’origine esthétique de la formulation, qui déplaît à ceux des intellectuels qui restent a priori éloignés de ce terrain, mais plus encore la remise en cause fondamentale qu’elle suppose moins du moteur « moderne » que de sa traduction exclusive. Ajoutons-y, plus trivialement, l’opposition personnelle de certains de ceux-ci à ce système de valeurs, qui les conduit à refuser de penser l’adversaire, ce qui n’est sans doute pas la meilleure façon de le combattre.

2. Titre de la dernière pièce (1593) écrite, juste avant sa mort violente, par le dramaturge élisabéthain Christopher Marlowe, The massacre at Paris, qui met en scène la Saint-Barthélemy.

3. Contrairement à ce qui est indiqué ici et là, la réunion n’est pas une réponse aux attentats de France. La page Facebook de Helle Brix annonce en effet la réunion et la présence de Vilks dès le mois de novembre.

4. Dont il n’est pas tout à fait anecdotique de signaler que le nom signifie « baril de poudre ».

5. Ian Buruma, Murder in Amsterdam. Liberal Europe, Islam, and the Limits of Tolerance. Londres, Penguin Books, 2006. Paris, Flammarion, 2006 pour la traduction française.

6. Un attentat prototypique peut être trouvé en France même, dans l’égorgement, le 7 août 1991, sur initiative iranienne, du seul chef de gouvernement démocrate libéral qu’ait jusqu’à présent connu l’Iran, Shapour Bakhtiar. L’intelligentsia « progressiste » française garda à cette occasion un silence assourdissant.

7. À l’autre extrémité du temps on sait qu’une partie de la structure exécutive de l’État islamique en Irak et au Levant vers 2015 est constituée d’anciens cadres militaires baasistes, dans un côtoiement indécidable de conversion sincère à l’islamisme et d’alliance opportuniste contre un ennemi commun.

8. C’est, au reste, le sens des fatwas meurtrières : sa vie durant, Salman Rushdie vivra sous leur menace.