Principe d’incertitude

 

 

 

 

 

 

 

 

On le voit : c’est parce qu’elle a été vécue en second au Danemark, c’est parce qu’elle se répercute dans les massacres tunisiens à répétition, c’est parce qu’elle accompagne les progrès et les reculs de Daech que cette crise est bien, d’abord, une crise française, vécue à la française, où l’intellectuel le plus lu dans les premiers mois qui suivirent le massacre ne fut ni Alain Badiou ni Alain Soral mais Voltaire. Tout ce livre et toute cette histoire sont aussi un élément de réponse à la question sur laquelle les attentats du 7 janvier ont, comme on le racontait dans les premières pages de ce livre, arrêté provisoirement un travail d’écriture en cours, la question que posait il y a près d’un siècle et demi Ernest Renan : « Qu’est-ce qu’une nation ? »

Cette problématique, vécue avec une gigantesque violence au long de deux guerres mondiales, avait été comme soudainement marquée d’obsolescence en Occident par la défaite du fascisme. Le temps des nations était fini, l’humanité accédait décidément au planétaire, voire à l’universel. C’était se refuser à voir que le temps des Trente Glorieuses avait été aussi celui de la guerre froide et de la hantise nucléaire et que hors d’Europe la question nationale était restée d’une constante actualité. Un penseur progressiste, un militant de l’internationalisme, porteurs de valeurs universelles, passaient quand même leur temps à défendre des expériences politiques spécifiques, marquées au sceau d’une forte identité : « Front de libération nationale » algérien, « Front national de libération » vietnamien, Chine, Cuba, Kampuchéa… La crise finale puis la chute de l’empire soviétique contraignirent les plus réticents à rouvrir leurs vieux atlas de géopolitique, mis au rebut en 1945. Des noms ressurgis des siècles passés s’invitèrent dans les journaux télévisés, les talk-shows et les blogs : Bosnie-Herzégovine, Moldavie, Géorgie, Crimée… Au cœur du XXIe siècle, les acteurs de l’histoire mondiale s’appelèrent Israël / Palestine, Russie / Ukraine, Chine / Japon ou Arabie saoudite / Iran, mais aussi Grèce / Allemagne ou États-Unis / Mexique ; on s’interroge sur l’artificialité de l’État-nation irakien, les chances d’une Catalogne, d’une Écosse, d’un Kurdistan indépendants, les malchances d’un Tibet ou d’une Tchétchénie.

 

 

À l’échelle française, la question nationale — qui puise sa force dans ce qu’elle est, tout autant, une réponse — n’est plus une question d’espace — comme à l’époque où les acteurs de l’histoire s’appelaient Viêt-minh, FLN, régionalismes basque, corse ou breton — mais de temps. Janvier 15 y fonctionne comme événement révélateur, doublé d’un événement fondateur. Le pessimisme, qui n’est qu’une question de regard, se nourrissait du constat d’un déclassement international, d’une perte d’identité et du (res)sentiment d’un individualisme dissolvant. Au soir du 10 et du 11 la nation en question se découvrait capable de collectif, de mobilisation et d’exemplarité mondiale. « Feu de paille », s’empressèrent, comme prévu, de pronostiquer certains analystes, habitués eux-mêmes à n’être plus célèbres qu’un quart d’heure. Le feu subsiste. Au reste, les incendiaires s’en chargent.

Une intéressante métonymie de ce ressaisissement pourrait, parmi plusieurs autres, se situer sur le terrain précisément où se situent ce livre et son lecteur. Le pessimisme de rigueur voulait que, sous le choc, le public fuît les librairies : c’est le contraire qui se produisit1, dans un pays qui, de surcroît, était reconnu internationalement comme résistant mieux que, par exemple, les États-Unis à la maladie de langueur qui frappait la civilisation du livre. Le même pessimisme voulait aussi qu’on fît fête, plus encore qu’avant, aux derniers titres publiés par Éric Zemmour et Michel Houellebecq : sans s’effacer complètement, cette littérature mélancolique se retrouva soudainement dépassée par deux grands types de lectures : les ouvrages, de toutes sortes, sur l’islam — amplification d’une tendance antérieure — et les essais sur la tolérance et le fanatisme — phénomène nouveau. En d’autres termes : le retour au texte, le besoin de connaissance et le souci du vivre-ensemble.

Ces mouvements qui, au-delà des élites, touchent une partie des classes moyennes vont à l’encontre de l’analyse d’Emmanuel Todd. Ils y vont d’autant plus que, sous ce regard, Janvier 15 n’apparaît pas comme un sursaut éthique, inanalysable en termes scientifiques, mais comme une réaction organique en réponse à une agression, mesurable suivant des critères quantitatifs (recensement des manifestants, ventes en librairie, nombre de dossiers de magazines et revues…). Toutes proportions gardées, la France de 2015 se retrouvait dans une situation analogue à celle de l’Angleterre de 1940 ou des États-Unis de 1980 : diagnostiqués par les docteurs Tant-Pis comme puissances en déclin, nations en décadence, régimes en crise, pour révéler in extremis une capacité de résistance victorieuse face non plus à eux-mêmes (leurs contradictions internes, leurs fractures sociales) mais face à un adversaire, voire un ennemi. Le terrorisme, générateur de politiques et, plus en profondeur, de comportements dits « sécuritaires », produit surtout de la guerre, comme la science produit de la découverte ou l’art du sublime. Et, dans un premier temps, la guerre produit toujours de la mobilisation, de l’unité nationale, de l’union sacrée. Les « journées qui ont fait la France » furent souvent d’abord des journées qui faillirent la défaire.

La société française n’abandonne pas pour autant sur le bord de sa route, comme par enchantement, tout ce qui joue contre cette mobilisation. La nature des rassemblements des 10 et 11 janvier, manifestations de masse d’individualistes, invente un équilibre intrinsèquement fragile. La sidération sociale n’a, par définition, qu’un temps. Les logiques politiques, économiques et culturelles antérieures peuvent se remettre en branle, le tribalisme postmoderne retrouver de la voix. Mais, là aussi, l’analyse historique indique que l’événement de grande ampleur — c’en est un — délimite un avant et un après. Le tribalisme ne pourra se redéployer que dans ce cadre nouveau. Et l’année 2015 s’est chargée de réactiver périodiquement la situation guerrière, à coups d’attentats spectaculaires. Les spectateurs de la planète, conviés à contempler, avec le mélange requis d’horreur et de fascination, les touristes massacrés sur les lieux du loisir moderne — un musée, une plage de station balnéaire — ou les quidams égorgés et décapités, savent que l’adjectif « spectaculaire » est à prendre ici au pied de la lettre.

Par tactique et par stratégie, le radicalisme islamique du XXIe siècle se charge, au fond, de faire le travail à la place des intellectuels, des militants et des hommes politiques du camp d’en face : dans l’espace il vise à creuser une frontière infranchissable entre cultures (à chacun son « barbare »), dans le temps il élargit constamment l’enjeu à l’échelle de la planète. Le même vendredi 26 juin 2015, sans qu’il soit utile d’imaginer une concertation, il frappe en France, comme une seconde réplique de janvier, il frappe en Tunisie, visant à la fois les Occidentaux et les Tunisiens « collaborateurs » de l’Occident, et deux grands massacres, en Syrie et au Koweït, illustrent une fois de plus l’étendue de la guerre civile entre sunnites et chiites, le dernier par ce viol suprême, pour un esprit religieux, qu’est un attentat contre une mosquée. Qu’il le veuille ou non, le destinataire français de ces informations-spectacle est contraint de passer du niveau national au niveau planétaire. Le 18 juin 1940, Charles de Gaulle, prenant la parole au micro de Radio Londres en prétendant, contre toute apparence, parler au nom de la France, rappelait aux Français — bien rares à l’écoute ce soir-là — que la guerre en cours n’était « pas limitée au territoire malheureux de notre pays », que « cette guerre (était) une guerre mondiale ». C’est la même transposition d’échelle qui s’impose face à Janvier 15.

 

De cet enjeu mondial on a, au long de ces pages, suggéré une interprétation.

 

1. Le radicalisme religieux est le nom XXIe-siècle d’une forme d’expression politique — en ce qu’elle a un projet d’organisation pour la cité — qui présente d’évidentes analogies avec des radicalismes occidentaux antérieurs. En tant qu’il est radical, il est, comme ces avatars, une réponse violente à des situations de domination, d’exploitation, d’aliénation et — par-dessus tout — d’humiliation vécues elles-mêmes comme autant de viols. En tant qu’il est religieux — au sens, rappelons-le toujours, non pas de la civilisation romaine qui forgea la notion, mais à celui de la civilisation moderne, qui la reformula à la lumière de la double expérience monothéiste chrétienne puis islamique — il est porteur d’un projet holiste, communautaire et — on a défendu ce mot — totalitaire.

 

2. L’Occident chrétien n’est pas en situation d’étrangeté absolue face à ce projet. Des siècles durant son histoire a été tout à fait étrangère à des notions aussi incompréhensibles que « liberté d’expression » ou « individualisme », puisqu’en face de la vérité l’erreur n’a pas droit à l’expression, et puisqu’en face d’un Dieu unique l’individu — dont l’étymologie nous rappelle qu’il est l’élément insécable (in-dividuum) de toute collectivité — ne pèse pas plus qu’un atome. Les Occidentaux viennent donc de là aussi. Mais ils s’en sont éloignés. Le libéralisme et la laïcité, figures fortement mises en avant dans le drame de 2015, permettent, à elles seules, de mesurer ce chemin. La tentation est forte de conclure que les sociétés musulmanes, où règnent encore souvent quelques-uns des traits qui caractérisaient l’ancienne société occidentale (citons, de manière non limitative, le patriarcat, le puritanisme, la censure des opinions et l’intolérance religieuse), suivront le même chemin, ce que laisserait prévoir l’évolution de leurs structures. On a cité à plusieurs reprises la thèse de Youssef Courbage et Emmanuel Todd, montrant que plusieurs sociétés du Moyen-Orient étaient décidément engagées sur la voie de la transition démographique, signe et sans doute condition de la transition démocratique. À la lumière de ce scénario, plus solidement fondé que l’analyse toddienne des manifestations de Janvier 15, on comprenait mieux que la comparaison avec le Royaume-Uni de 1940 ou les États-Unis de 1980 pouvait être poussée jusqu’au bout : l’effondrement rapide de l’adversaire, colosse aux pieds d’argile liquidé en cinq ans pour le premier, en dix pour le second. Dans cette hypothèse le radicalisme islamique serait l’indice non du fameux retour au religieux mais d’un dernier sursaut du fondamentalisme, poussé à la guerre par une sorte de fuite en avant impérialiste, dite guerre sainte.

 

3. De ce qu’il s’agisse là d’une lecture téléologique et occidentocentrée on ne déduira pas qu’elle est fausse. L’acculturation est un des grands moteurs du mouvement historique et, décevant les lectures démocratiques, la lecture culturaliste enregistre, sans les approuver ni les improuver, une suite ininterrompue et superposée d’hégémonies culturelles, locales, régionales et aujourd’hui mondiales. Leur développement et leur repli sont entièrement déterminés par des rapports de forces économiques et politiques, arbitrés par les intérêts culturels. Rien de « moral » là-dedans. Au début du XXIe siècle l’occidentalisation est un mouvement d’acculturation toujours d’actualité, comme l’ont montré les « printemps arabes », qui valent, comme en 1848, non pour leur résultat immédiat, mais pour le précédent absolu — la révolution démocratique libérale — qu’ils instaurent. Au bout de trois ans le printemps de 1848 était en apparence totalement écrasé ; pourtant l’histoire européenne des soixante-dix années qui le suivirent (1848-1918) fut celle de la victoire des principes quarante-huitards.

 

4. De ce que, pour pasticher le proverbe portugais, l’humanité écrive droit avec des lignes courbes on peut, a contrario, imaginer le scénario inverse. Considérée sous l’angle des libertés et non des égalités, la cité gréco-romaine d’avant la victoire du christianisme avait su préserver un espace public de débat philosophique, mais elle avait déjà abandonné l’espace public d’un débat politique. La victoire chrétienne a été gagée sur l’abandon de tels espaces, qui ne commenceront à réapparaître que très lentement. Penser hors du cadre chrétien a été ainsi, de fait, impossible en Occident pendant un millénaire. Aujourd’hui encore une partie importante de l’humanité ne dispose d’aucun de ces espaces. Une vision chrétienne de l’histoire a longtemps imposé l’idée que le christianisme avait subverti la culture gréco-romaine polythéiste parce qu’il répondait mieux aux « aspirations » spirituelles d’une partie de la société. C’est une lecture a posteriori, inductive et monothéiste, d’un phénomène qu’on peut interpréter de manière moins orientée : proposant à la condition humaine un sens absolu, transcendant et historique là où le polythéisme choisissait le rite, l’immanence et le cycle, la culture totale chrétienne, étrangère à l’idée de tolérance, a été une réponse adaptée à la désorganisation sociale et à l’anxiété individuelle. Le radicalisme religieux peut continuer à rallier de larges pans de la société, ni plus ni moins représentatifs de ladite société que les tenants du libéralisme ou de la social-démocratie. C’est affaire d’intérêts, sublimés en principes.

 

5. De ce qui précède il découle que le mouvement historique n’a aucun sens assigné — la conquête continue des « libertés » et des « droits de l’homme » pas plus, au reste, que le mouvement inverse. En revanche, on peut lui chercher une signification, dans les profondeurs du social. La dramaturgie de la guerre de religion, revenue en force depuis le 11-septembre, met en scène deux cultures — pour simplifier, l’une de modèle individuel, l’autre de modèle communautaire. Il n’est pas nécessaire de construire un choc des civilisations pour constater qu’en janvier 2015 à Paris comme en septembre 2001 à New York ce sont ces deux cultures qui se sont heurtées, sans — pour l’instant — se détruire. C’est qu’elles renvoient, on l’a vu, non à deux idéologies, non à deux civilisations, mais à deux processus sociaux opposés. L’un va dans le sens d’une poursuite de l’intégration démocratique libérale, l’autre dans celui d’une involution communautaire autoritaire.

 

6. La force du terrorisme, immédiate et de court terme — donc très efficace —, tient à sa performativité : par la violence qui le définit il conduit son ennemi à se modeler sur lui et à adopter comme lui le discours du choc des civilisations. Ce discours ne repose que sur la conviction des extrémistes des deux camps mais l’extrémiste islamique, en utilisant la violence extrême, conduit une partie croissante des modérés du camp non pas ennemi mais agressé — nuance importante — à adopter une posture de guerre et un discours de civilisation. Ceci appartient au domaine du politique, qui est, on l’a dit, non pas affaire d’idéologie mais de forces et de rapports de forces. Il se trouve simplement que, derrière le jeu de cette dramaturgie du politique, l’intrigue sociale du XXIe siècle commençant met en œuvre, quant à elle, deux moteurs historiques qui sont, de fait, deux désordres. L’un, désordre économique, se traduit, pour une partie de la planète, par un haut niveau de chômage et un vécu d’appauvrissement où, là aussi, à la rétrogradation matérielle s’ajoute l’humiliation symbolique. L’autre, désordre écologique, illustré cette même année 2015 par la Conférence sur les changements climatiques de Paris, touche toute la planète. La résultante des deux s’appelle, aux yeux de l’Europe, Lampedusa. À cet égard la remontée du « Sud » vers le « Nord » semble inéluctable, avec ou sans zone intermédiaire de protection — ce que la langue politique romaine appelait un limes. L’amplification du désordre écologique, plus structurel et moins passager que l’autre, pourrait se traduire par des choix autoritaires, voire totalitaires. Rien n’indique qu’ils prendraient prédominamment une forme religieuse, sauf dans une conjoncture apocalyptique, propice aux idéologies de refuge communautaire.

 

7. Tout ce qui précède est à raisonner en fonction d’un terme en lequel se résume une bonne partie de la société postmoderne — et, pour commencer, des analyses de ces treize leçons : l’individualisme. Y compris dans le choix communautaire qui se dresse en face de lui, héritage ou pure invention de la tradition : l’individualisme produit du libéral mais il produit aussi du terroriste. Le premier est plus nombreux, mais le second tue mieux. Il n’est pas exclu que, pendant que les puissances politiques résolvent à la surface tel contentieux capital — au cœur de l’année 2015 le dossier du nucléaire iranien —, en profondeur le processus d’individualisation poursuive son travail, à Pékin, à Téhéran ou à Lagos. Les tendances dominantes de la technique, de l’économie et de la culture sont ses alliés. Le radicalisme, religieux ou national, lui, occupe le terrain du politique. La mobilisation massive de Janvier 15 montre, donc démontre, qu’il peut exister des réponses collectives au communautarisme autres que la guerre ouverte ou le pogrom. Là se situeraient sans doute les éléments et les facteurs dont la cristallisation donnerait ses chances à une hypothèse situable entre démocratie libérale et social-démocratie.

 

 

L’historien, artisan du temps, est porté à la prospective, là où le politique, le philosophe, l’intellectuel, ces grands artistes, poussent jusqu’à la futurologie. Il s’aventurera donc à soutenir que l’aujourd’hui de 2016 sera très vraisemblablement encore celui des prochaines années tant que les deux principaux acteurs politiques du Moyen-Orient (l’Arabie saoudite et l’Iran) ne seront pas ébranlés en interne — il est vrai que l’Arabie donne pour la première fois des signes de fragilité. L’avenir dira quelle voie l’humanité entreprendra ensuite de suivre. Disons-le : la phrase qui précède est de pure rhétorique, une de ces phrases creuses par lesquelles les analystes se sentent obligés de (ne pas) conclure. Croyant élever le débat, ils le volatilisent. Traduisons-la donc en un langage dépouillé d’artifices, c’est-à-dire de métaphysique : la société, toutes classes, religions, nations confondues, décidera où sont ses intérêts. C’est ainsi que se fait l’histoire.

Assurément, ce n’est pas toujours ainsi qu’elle s’écrit. À ce constat cruel ne se rallient pas tous les historiens. Certains d’entre eux paraissent manquer quelque peu d’un sens sans lequel leurs analyses, toutes « critiques » fussent-elles, pourraient bien se retrouver à la fin (hypothèse 1789, 1989) ou tout soudain (hypothèse 11-septembre, Janvier 15) totalement invalidées : le sens du tragique. Schématisée par Albert Camus dans sa conférence d’Athènes par opposition au manichéisme du drame, la tragédie a été exprimée en mots simples et triviaux — donc méprisés de la culture savante — par Jean Renoir dans La règle du jeu, où ils sont, au reste, mis dans sa propre bouche, jouant le rôle d’Octave, déguisé en ours : « Tu comprends, sur cette terre il y a quelque chose d’effroyable, c’est que tout le monde a ses raisons. »

Effroyable est sans doute le mot, même si ce n’est pas un mot d’historien. Jean Jaurès, à la tribune de la Chambre des députés le 24 janvier 1908, s’adressait en ces termes aux parlementaires français et, au-delà d’eux, à la postérité :

« Vous savez bien que ce monde musulman, meurtri, tyrannisé tantôt par le despotisme de ses maîtres, tantôt par la force de l’Européen envahisseur, se recueille et prend conscience de son unité et de sa dignité. Deux mouvements, deux tendances inverses le disputent : il y a les fanatiques qui veulent en finir par la haine, le fer et le feu, avec la civilisation européenne et chrétienne, et il y a les hommes modernes, les hommes nouveaux, comme était Mohammed Abdou en Égypte en 1882, comme est aujourd’hui Moustafa Kamel, comme est l’élite des musulmans de l’Inde unis aux hindous, comme le sont ces musulmans de la Turquie qui viennent de tendre fraternellement la main aux Arméniens égorgés. Il y a toute une élite qui dit : “L’Islam ne se sauvera qu’en se renouvelant, qu’en interprétant son vieux livre religieux selon un esprit nouveau de liberté, de fraternité, de paix.” »

Inutile de dire qu’à l’époque ce discours ne fut pas entendu de ceux auxquels il était directement adressé, les représentants d’un peuple colonisateur, voire colonialiste, comme l’étaient, au reste, toutes les grandes puissances modernes du temps — modernes et pas seulement européennes, ni même occidentales puisque déjà à cette époque le Japon était sur les rangs. Ceux-là se moquèrent ou se scandalisèrent. Cinquante ans plus tard les empires coloniaux de 1908 étaient rayés de la carte. Un autre demi-siècle plus tard — nous y sommes — l’analyse de Jaurès n’a pas perdu de son actualité.

Mais on ne peut pas s’arrêter là. Jaurès ne prophétise rien puisque le prophète dessine deux chemins, apparemment contradictoires, et que les trois exemples qu’il cite à l’appui de la solution qui, à l’évidence, a les préférences de l’humaniste et du socialiste ont tous mal tourné2. Les modernistes égyptiens, après le laminage régulier des nationaux libéraux du Wafd, n’ont finalement accédé au pouvoir, en 1952, que sous l’uniforme militaire, ne laissant plus à la société égyptienne que le choix — toujours tangible au XXIe siècle — entre la dictature moderniste et le populisme islamique des Frères musulmans, inspirateurs, eux, de toutes les révolutions islamiques ultérieures. « L’élite des musulmans de l’Inde » a précisément commencé à se séparer du parti du Congrès à partir de 1906, conduisant à la partition indienne de 1947 et créant, à terme, la situation la plus belligène de toute la planète, dénommée Pakistan, sanctuaire d’Al-Qaïda, base arrière des talibans. Et il est à peine besoin d’insister sur le fait que la main fraternelle des Jeunes-Turcs « aux Arméniens égorgés » s’est transformée en main qui égorge. Nous en sommes donc là, au bord du précipice : d’un point de vue démocratique libéral certains voient bien où est la solution, mais il se trouve que l’histoire s’obstine à ne pas être, à tous les coups, démocratique et libérale. On ne change pas la société par décret. Elle sait très bien faire ses révolutions elle-même. Ses involutions aussi.

 

 

Parvenu à la fin de ce petit livre et au bord de cette sorte de précipice, le lecteur peut objecter que les affirmations semées tout au long de cet essai sont bien tranchées. On lui fera remarquer que l’assassinat, l’attentat, la purification ethnique, la persécution religieuse, la fuite éperdue du Sud vers le Nord, la montée du désert sont, eux aussi, des affirmations tranchées.

À ce propos, terminons sur une petite fable, histoire — si l’on peut dire — de peupler cette incertitude. Prenons-la au cœur de la violence de Janvier 15, quand les frères Kouachi, terroristes français nés de parents algériens, se retrouvent à tuer Ahmed Merabet, gardien de la paix français d’origine kabyle, et quand Amedy Coulibaly, terroriste français d’origine malienne, se retrouve à tuer Clarissa Jean-Philippe, policière française d’origine martiniquaise. Trois soldats de l’universel liquident — sans doute en toute conscience — deux preuves vivantes de l’intégration à la française. Aux obsèques de Merabet un journaliste de Libération signalera, anticipant sur les analyses d’Emmanuel Todd, mais en sens inverse : « Il y a sans doute ici autant de larmes et de recueillement, mais plus de femmes voilées, plus de jeunes des cités, plus de vieux immigrés que sur la place de la République3. » Ce double assassinat dit tout de la course de vitesse qui est engagée entre le processus d’intégration et le processus inverse, qu’on ne peut pas appeler autrement qu’un processus de désintégration, même s’il est orienté vers une intégration nouvelle (dite « conversion »).

On entend d’ici les voix qui, à l’instant, s’élèvent pour s’insurger. La morale de cette fable, disent-elles, serait donc de ne plus laisser le choix à la société qu’entre deux modalités de violence sociale ? Toute une pensée libertaire — celle du dessinateur standard de Charlie Hebdo, par exemple — traduirait le dilemme en termes plus crus : « Flic ou assassin ? ». La réponse à cette interrogation sarcastique n’est pourtant pas très compliquée : si les sociétés du siècle, poussées dans leurs retranchements, choisissent de régler leurs conflits à la kalachnikov et au couteau, oui, le choix se limitera à cette alternative. L’histoire en offre de nombreux exemples.

Reste que le pire n’est jamais tout à fait sûr. Un autre « Français de culture musulmane » a été tué le 7 janvier et il n’était pas policier ; Il s’appelait Moustapha Ourrad. Né en Algérie, surnommé « Moustapha Baudelaire » par ses camarades de classe pour son amour de la littérature, il était installé depuis une quarantaine d’années en France, où il exerçait une profession culturelle, porteuse d’une vieille tradition intellectuelle et politique : il était correcteur-relecteur. Au moment de la cérémonie qui lui rendit hommage dans son village algérien, suivant le rite musulman, des jeunes brandissaient une pancarte : « Je suis Charlie, je suis Moustapha ». Non, le pire n’est jamais sûr. Du moins jusqu’à la mort.

1. Cf. Olivier Nora : « Ce qui s’est produit a été contre-intuitif. Je pensais que la machine serait arrêtée par l’attentat », Le Monde.fr, 13 mai 2015.

2. Au reste, le Jaurès de la montée des périls vers la guerre mondiale en fut conscient, lui qui huit ans plus tard (L’Humanité, 22 avril 1912) a moins d’espoir : « Si les violences du Maroc et de Tripolitaine achèvent d’exaspérer, en Turquie et dans le monde, la fibre blessée des musulmans, si l’islam un jour répond par un fanatisme farouche et une vaste révolte à l’universelle agression, qui pourra s’étonner ? Qui aura le droit de s’indigner ? »

3. Pierre Beretti, Libération, 13 janvier 2015.