JUSTIN

Tan apsgwai’p

Je sais.

Vous vous promeniez tout bonnement. Vous faisiez votre marche matinale. Ou vespérale. Ce n’est pas l’important, de toute manière. Tout au bout du village, perchée sur son cap d’argile rousse et flanquant un petit phare blanc et rouge, vous avez trouvé une curieuse maisonnette recouverte de galets, de coquillages et d’étoiles de mer. Vous êtes entrée dans le jardin laissé à l’abandon, parsemé de bois de mer, ces troncs aux formes étranges et torturées, fascinantes sculptures fabriquées par le ressac : esquisses de visages, silhouettes de femmes aux courbes inattendues, animaux fabuleux. Une dizaine de ces improbables sentinelles vous ont accueillie. Sur la véranda qui fait face à la baie, une chaise berçante vermoulue craquait toute seule, poussée par le vent ou par quelque fantôme. Fenêtres, portes, lucarnes, toutes les ouvertures sont barricadées. Un petit banc de bois sans dossier fait le piquet sur le bord du cap. Le lieu semble inhabité, et pourtant on y perçoit comme une présence. C’est bien cela ? C’est ce que vous avez vu ?

Ensuite, de retour au village, vous avez posé des questions. On vous a répondu :

— Oh, ça ? C’est la maison à mademoiselle Personne.

Vous avez voulu en savoir plus sur cette demoiselle au nom surprenant, mais les gens ont haussé les épaules en secouant la tête :

— C’est pas vraiment une belle histoire. Ça vous intéresserait pas.

Vous avez insisté, bien sûr. Même un qui est revenu de tout, comme moi, aurait insisté. Après un examen de quelques secondes, l’hermétique interlocuteur a jeté, avant de vous planter là :

— Laisse faire. C’est pas une histoire pour le monde de par chez vous. Les bateaux fantômes, pis tout ça, c’est des menteries pour attirer les touristes.

Peut-être alors avez-vous fait un pas vers cette personne qui vous paraissait maintenant détenir un passionnant secret de village, et si c’est le cas, vous avez inévitablement reçu quelque chose comme ceci :

— Heille ! Va-t-y falloir que j’t’épelle ma phrase ?

Bien sûr. Bien sûr. Cela se passe toujours ainsi.

Vous êtes donc rentrée à votre hôtel comme habitée par un grand vide. Durant votre séjour, vous êtes souvent retournée sur le chemin de terre envahi par les herbes folles, vous vous êtes probablement arrêtée devant l’affichette de bois dont la peinture écaillée laisse encore deviner les mots : « Mademoiselle Personne, Tourist Rooms ». Vous avez à nouveau gravi le petit chemin parmi les framboisiers, jusqu’à la clôture délabrée entourant le jardin et la maison. Vous êtes restée là quelques minutes avant de retourner, ou bien vous avez de nouveau traversé le portillon pour venir errer entre les bois de mer et les épilobes éclatants. Une fois, vous avez peut-être même poussé l’audace jusqu’à monter sur le perron et vous asseoir sur la chaise berçante. Si vous l’avez fait, vous avez alors sûrement passé un très long moment à contempler le large en écoutant le fracas des vagues, là, en bas. Comme c’est le mois d’août, vous avez grignoté des framboises en redescendant le chemin. N’avez-vous pas cru voir du coin de l’œil un jupon blanc, une mèche claire, un œil noir ? Ah, vous souriez. Et, s’il ventait, vous avez sans doute entendu comme un rire grêle et coquin, semblable au roulement des galets sous la vague. Certains m’ont assuré avoir entendu un chant, quelque chose qui ressemblait à Partons, la mer est belle, murmuré par un soprano parfait. Oui, je sais tout ça. Beaucoup de gens viennent me voir.

N’êtes-vous pas dévorée par le désir de percer les secrets enfouis dans cette maison ? N’est-ce pas pour cela que vous êtes ici ? Ne vous a-t-on pas, en désespoir de cause devant votre obsessionnelle insistance, aiguillée vers le vieux Justin ? Il les connaît, les secrets, le vieux Justin. Il était là. Témoin privilégié. Mais qui vous dit que j’ai envie de vous raconter tout cela ? Tant de gens sont venus me voir. Chaque fois, ils sont rentrés bredouilles. « Mademoiselle Personne, Tourist Rooms » est demeurée sur sa falaise, et une fois de retour dans leur patelin, ils n’y ont plus pensé.

Peut-être les secrets préfèrent-ils qu’on ne les découvre jamais, ou peut-être pas. Que sait-on en vérité de ce que désirent les secrets ?

Chaque personne a son histoire. Chaque histoire se déroule toute seule dans le temps, petit fil ondulant dans le vide sidéral. Parfois les fils se croisent et tissent un bout de trame. Puis ils repartent, chacun dans sa direction. Ainsi se tricote la grande toile de la vie. Fascinant, n’est-ce pas ? C’est à partir de cette idée que j’ai écrit tous mes romans. J’ai toujours en tête cette image de motif dans le tissu. Lignes, couleurs, textures. La plupart des écrivains ont leurs petites manies imaginaires comme ça. Nous sommes tous un peu timbrés. Il faut l’être pour vivre dans sa tête comme nous le faisons, non ? Timbrés ou touchés par la grâce. Selon les jours, on se sent l’un ou l’autre. Le don de raconter, dans le fond, c’est très proche du don des langues, vous savez, celui que les apôtres ont reçu à la Pentecôte, avec les petites flammes sur leurs têtes. Chaque histoire a sa langue propre. Le grand défi, quand on en commence une, c’est de trouver la bonne voix pour raconter. Le bon langage. Tant de choses en dépendent. Il faut que le lecteur y croie, c’est la première condition. Quoi qu’on raconte, il faut que le lecteur y croie. Il faut que ce soit vrai. Cela n’a rien à voir avec la réalité, pas du tout. Ce n’est qu’une question de langage. Toute la vérité d’une histoire se trouve dans les mots que l’auteur emploie pour la raconter.

C’est pour cela que j’écris en français. Comme ce n’est pas ma langue maternelle — vous deviez vous en douter, avec un nom comme O’Brien —, il m’est plus facile dans cette langue de fabriquer le langage dont j’ai besoin pour construire le récit. J’ai le recul nécessaire pour en faire un simple matériau de construction. C’est comme un jeu de blocs, vous comprenez. Les blocs sont dans la boîte, sur une tablette. Vous les sortez de la boîte, et même si ce sont toujours les mêmes blocs, avec un nombre limité de formes et de dimensions, vous arrivez à construire chaque fois un objet différent, avec son existence propre, unique. Le français, c’est mon jeu de construction. J’aurais pu comparer avec la musique aussi, dans le fond. Les notes. Elles ne sont que sept, non ? Et pourtant ! Voyez ce que Mozart en a fait. Voilà. Ma langue maternelle fait partie de moi. J’ai été conçu, porté, bercé, allaité en anglais. Je ne peux pas prendre cette langue, la mettre dans une boîte et la ranger sur une tablette quand j’ai fini de m’en servir. J’ai besoin que mes livres existent complètement hors de moi. Je ne sais pas pourquoi. Ça a toujours été comme ça.

Il faut dire que ma famille, d’authentiques Canadiens anglais de vieille souche irlandaise, avait tenu à ce que j’apprenne très tôt la langue de mes futurs employés. Oui, nous possédions une entreprise forestière. Nous n’étions pas les plus gros, mais… disons que nous n’avions pas de problèmes avec les fins de mois. Oh, c’est bien fini, maintenant, avec la forêt qui fout le camp et tout ça. O’Brien Lumber a fermé définitivement ses livres en 2005. Mon petit-cousin John a trop mal géré les affaires. Quand le gouvernement a imposé des mesures restrictives sur les droits de coupe, en plus des Autochtones qui réclamaient (à bon droit, selon moi) des retombées économiques pour le bois coupé sur leurs territoires ancestraux, ç’a été le coup de grâce.

En tout cas, c’était une tradition dans la famille, un point d’honneur, même, que de s’adresser à nos subalternes francophones dans leur langue. Cela rendait les relations de travail beaucoup plus faciles. D’ailleurs, à cause de cette habitude, nous n’avons pas eu à subir les coûts de l’implantation de la loi sur la langue officielle : tout, chez nous, se passait déjà en français. Bref, j’ai appris très jeune à manier cette langue, comme tous les membres de ma famille. En revanche, elle ne m’a jamais servi à m’adresser à aucun employé. Je n’ai pas travaillé pour la compagnie.

Bien sûr, au départ, mon père n’était pas d’accord avec mon idée de faire du journalisme. Il aurait évidemment préféré que je reprenne les rênes de l’entreprise après sa retraite. Mais c’était un libéral. Au sens propre. Il croyait que chaque homme sur terre avait un rôle à jouer, et qu’il appartenait à chacun de le découvrir et de le mener à bien. C’était un humaniste convaincu, qui nous avait transmis, à ma sœur Jill et à moi, la passion de la connaissance et la joie de la partager.

C’est ainsi qu’en 1941, alors que je venais d’avoir dix-neuf ans, il m’a obtenu, au journal L’Écho de Montréal, un contrat pour une série d’articles sur la Gaspésie. Il souhaitait m’encourager, j’imagine, mais aussi, surtout, me protéger de la conscription dont on commençait à parler de plus en plus sérieusement dans les coulisses du pouvoir, qu’il fréquentait parfois à titre d’industriel. Il devait penser que, si je commençais dès maintenant à faire du journalisme, j’aurais pris assez de galon le moment venu pour me faire enrôler comme correspondant de guerre, et de la sorte, demeurer à peu près à l’abri des canons. Il avait raison : j’ai été correspondant de guerre tout l’été 1945. À ce titre, je n’ai à peu près jamais été exposé au feu, mais je suis malgré tout resté marqué par la souffrance observée là-bas. Vous dire la sorte de sentiment qui vous étreint lorsque vous découvrez, avec un groupe de confrères, l’horreur d’un endroit comme Dachau, c’est impossible. Impossible. Vous avez devant les yeux la preuve irréfutable que l’homme est parfaitement capable d’être le Mal. Non pas seulement le faire, vous comprenez ? Être le Mal. C’est terrible. Terrible. Ce qui me restait d’illusions et de foi en l’humanité, je crois, est tombé d’un seul coup ce jour-là. Enfin. Ce n’est pas de cela que vous souhaitez que je vous parle, n’est-ce pas ? Non. Bien sûr.

J’ai donc pris une roomette dans le train de nuit, à la gare Victoria, le  juin , et je suis arrivé à Sable-Rouge le surlendemain, éreinté par l’incessant mouvement du wagon, assommé par le manque de sommeil. Pourquoi Sable-Rouge ? Plusieurs raisons motivaient ce choix. D’abord, ma famille y avait des amis qui possédaient là-bas une scierie, les Bourgeois. Des gens d’Outremont. Ils pourraient me loger durant quelque temps, le temps que je trouve une pension qu’ils sauraient bien me recommander. Ensuite, Sable-Rouge avait mis sur pied une prospère coopérative de pêcheurs, véritable pied de nez aux maîtres du monopole des pêches dans ce coin de pays, des Britanniques de l’île de Jersey. Enfin, ce petit village, parfois surnommé la Nice canadienne, possédait un front de mer de toute beauté, bordé par des hôtels de luxe et des villas bourgeoises occupées chaque été par de riches familles francophones de Montréal. Bref, de la vie quotidienne du pêcheur à celle du touriste bien nanti, en passant par la politique locale et tous les autres aspects de la culture indigène, sans compter l’attrait puissant des paysages, je ne manquerais pas de sujets d’articles. En plus, j’espérais profiter de ce séjour pour écrire un roman, un grand roman, un qui changerait à jamais la face de la littérature d’Amérique. Évidemment. L’arrogance des jeunes créateurs les empêche trop souvent de voir que l’humilité constitue, en fait, la première qualité dont doit faire preuve l’artiste devant l’œuvre, particulièrement la sienne.

Ainsi, le matin du 17 juin 1941, alors que je clignais des yeux sur le quai de la minuscule gare de Sable-Rouge, j’étais loin de me douter que j’allais y faire une rencontre qui donnerait à ce séjour une couleur pour le moins inattendue.

La première fois que je l’ai vue, elle se tenait debout sur la falaise, enveloppée dans un châle lilas tricoté au crochet. Toute vêtue de blanc, à part la tache pastel du châle de laine, cheveux châtain clair coupés court, sa menue silhouette me tournait le dos. Le tissu de sa robe, agité par le vent, flottait autour d’elle comme une auréole. Sans doute a-t-elle entendu les craquements de la vieille bécane prêtée par les Bourgeois. Peut-être même que mes ahanements, provoqués par la longue montée vers le haut de la pointe, où se trouvait le tourist room recommandé par nos amis, lui étaient parvenus aussi. J’allais la héler, après avoir à peu près repris mon souffle, quand elle s’est retournée et m’a souri. Vous dire. Une pure vision.

Je me trouvais encore plutôt loin d’elle, certainement une couple de cent pieds, mais assez près déjà pour être frappé en plein cœur par ce visage et ce sourire. Le temps s’est interrompu pour me permettre de la détailler. On m’avait dit qu’elle devait avoir trente-sept ou trente-huit ans, alors je m’attendais à quelque chose comme une petite bonne femme replète, les cheveux remontés en chignon, habillée d’une robe à fleurs informe, me recevant en tablier, avec un rouleau à pâte à la main. Mais l’âge ne semblait pas avoir eu de prise sur ces traits mobiles. On aurait dit un visage de fée, où pétillaient des yeux noirs brillants d’intelligence. Un nez droit, une bouche un peu grande montrant des dents parfaites, des cheveux ébouriffés où chatoyait la lumière du jour finissant complétaient l’ensemble. Sur le coup, je me suis demandé si un être aussi gracieux pouvait exister véritablement. C’était apparemment le cas, puisqu’elle enjambait le petit banc de bois pour venir prestement à ma rencontre.

Pétrifié, à califourchon sur ma bicyclette, je la regardais venir vers moi de sa drôle de démarche qui m’attendrissait déjà, sans que j’en sache encore la cause. On aurait dit qu’elle dansait tout en avançant, ses hanches se balançaient d’une manière étrange, cela donnait une chorégraphie envoûtante, légère et puissante à la fois. J’ai appris plus tard que c’était une séquelle de la polio qui l’avait frappée à l’âge de quatre ou cinq ans. Mais pour l’heure, ses mouvements, sa délicatesse, son sourire, ses yeux, ses cheveux, tout son être m’est rentré dedans de plein fouet. Pan dans l’âme ! Vous croyez au coup de foudre, vous ? Vous devriez. Parce que ça, c’en était un. Puissance dix mille.

Pourtant, il a bien fallu que je revienne à moi : sa merveilleuse bouche disait quelque chose. J’ai chassé les cloches de mes oreilles. Sa voix, posée, claire, un peu haut perchée même, annonçait la musicienne.

— Vous vous êtes pas perdu ?

Je tentais de reprendre contenance. Son odeur… elle sentait… le bois, le citron, une fleur inconnue… Son parfum était aussi enivrant que le reste de sa personne. Oh, mon Dieu ! Le désir était tel en cet instant, c’est indicible, mon petit, indicible. Ah, moi non plus, je ne croyais pas qu’on puisse tomber amoureux comme ça, d’un seul coup, et d’une femme plus âgée que soi en plus. Pourtant, c’est ce qui m’arrivait à ce moment précis, subitement et absurdement, comme arrivent tant de ces choses qui bouleversent le cours de toute une existence. J’ai dégluti, puis j’ai réussi à articuler, follement conscient des battements de mon cœur qui me défonçaient les tempes :

— C’est madame Bourgeois qui m’envoie.

Elle semblait amusée. Elle me regardait du coin de son œil noir, un sourire aux commissures.

— Je sais. Vous êtes Justin. Justin O’Brien. Émile m’a annoncé votre visite.

— Émile ? Vous voulez dire : monsieur le maire ?

— Si vous voulez. C’est un vieil ami. Il est venu prendre un thé, hier, puis il m’a parlé de vous. Comme ça, vous êtes journaliste ?

Elle avait glissé son bras sous le mien et m’entraînait vers la maisonnette qui flanquait le phare. Je tirais la lourde bécane de mon bras libre. Cherchant quelque chose à dire, j’ai lancé :

— Ça fait qu’apparemment, il vous reste des chambres, mademoiselle Dugas ?

Je n’avais pas achevé la dernière syllabe qu’elle s’est arrêtée, si brusquement que j’ai failli tomber à la renverse avec ma bicyclette. Elle m’a servi un regard proprement glacial.

— Per-son-ne, a-t-elle articulé en hachant le mot. Ma-de-moi-selle Per-son-ne. C’est clair ? Ce que j’étais avant, c’est mort. Tout ce que j’étais, la mer me l’a pris. Mon nom, c’est Personne.

— Ça va. Ça va. Je… Je ne le dirai plus.

— D’accord. On va s’entendre comme du monde. Venez, je vais vous montrer la maison. J’ai juste un autre pensionnaire, et il est souvent absent. C’est un commis-voyageur. Il s’appelle Simon. Et il y a ma bonne amie Marie, qui vit avec moi. Aimez-vous la soupe aux coques ?

Elle avait repris sa bonne humeur aussi soudainement qu’elle l’avait perdue, semblait-il. Elle m’emplissait déjà le cœur et la tête, et le corps aussi, je dois le dire. Ah, je t’en parle aujourd’hui et je la revois, et je regoûte sa bouche, et je la retrouve, ma belle, ma grave, mon orageuse Céleste.

Je ne peux pas dire qu’elle buvait, ou même qu’elle ait eu un penchant pour la bouteille, mais, durant ces trois années, les quelques fois où je l’ai vue ivre ont suffi pour me convaincre qu’elle ne tolérait pas très bien l’alcool. En fait, à proprement parler, parvenue à un certain degré d’éthylisme, elle devenait carrément démente. Elle courait alors vers la falaise, qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il neige, toute nue ou vêtue d’une de ses éternelles robes blanches, toujours pieds nus. Elle avait une réelle aversion pour les chaussures, elle disait qu’elle ne pouvait pas marcher si elle ne sentait pas la terre ; moi, je crois que les affreuses bottines orthopédiques qu’elle avait dû porter si longtemps lui avaient simplement laissé un souvenir trop cuisant. De la maison, on la voyait marcher de long en large, les mains agitées en l’air comme des oiseaux fous, hirsute, hurlante. Elle engueulait la mer. Vraiment. Elle la traitait de tous les noms, jusqu’aux plus obscènes.

C’était toujours Marie qui allait la chercher. Marie l’Indienne. Elle était si calme, cette femme, on aurait dit un matin de septembre. Je crois qu’elle était d’origine micmaque. Elle en avait les traits, la peau cuivrée, les cheveux noirs et les mains immenses. Un seul détail tranchait : ses yeux, d’un vert d’eau presque transparent. Cela lui donnait un regard si aigu qu’il vous transperçait jusqu’à l’âme. Beaucoup s’en trouvaient mal à l’aise. Pas moi. Marie a toujours posé sur moi des yeux bienveillants. J’ai tôt compris qu’elle et Céleste avaient été élevées ensemble. Comment cela s’était-il fait ? Aucune idée. On l’avait prise comme petite bonne, j’imagine. Cela se faisait, dans le temps. On se donnait bonne conscience en fournissant une éducation chrétienne à l’enfant qu’on exploitait après l’avoir arrachée à sa famille. Ou alors c’était autre chose. Une incartade du père Dugas ? Cela aussi, c’était toujours plausible. À ce que je sache, il avait passé pas mal de temps sur la Rivière-aux-Saumons, puis à l’Anse-aux-Indiens, avec les Sauvages. Il allait chasser avec eux, l’hiver. Mais qu’est-ce que ça change ? Ce qui compte aujourd’hui, c’est qu’elle était là, qu’elle a toujours été là pour Céleste. Jusqu’au bout. Calme et efficace. Il n’y avait que Marie l’Indienne qui soit en mesure de ramener Céleste quand elle était, comme disait Marie, « avec l’oiseau de colère ».

Quand cela s’est produit pour la première fois, nous avions sérieusement entamé une bouteille de rhum des Antilles, gracieuseté du maire qui avait, ai-je compris assez vite, certains rapports avec les bootleggers du coin. Je pensionnais chez mademoiselle Personne depuis une quinzaine de jours. Nous étions installés sur le perron et nous contemplions un de ces levers de lune spectaculaires comme je n’en ai vu que sur la Baie-des-Chaleurs. C’était saisissant. J’ai pensé à Baudelaire : « Luxe, calme et volupté ». Marie l’Indienne fumait sa pipe en silence. Céleste et moi, assis dans l’escalier, devisions, assez gaiement même, si mon souvenir est bon.

Il me semble que la conversation tournait autour de la beauté du ciel nocturne. Il y avait de quoi : l’énorme disque orangé sortait d’une mer uniformément noire, projetant sur celle-ci des reflets couleur de feu. Dans le ciel aussi sombre que l’eau, mais piqueté d’innombrables points lumineux, la voie lactée, bien nette, poussait sa trajectoire d’un horizon à l’autre. On entendait un huard pleurer. Un minuscule clapotis nous parvenait de la plage. L’air de cette soirée exceptionnellement douce charriait ce parfum incomparable que l’on ne reconnaît qu’ici : sable, argile, algues et eau salée. C’était peu de temps avant que je devienne son amant.

Nous étions tous les trois silencieux depuis quelques minutes, absorbés par la contemplation du paysage, lorsque, étirant mes jambes, j’ai formulé cette phrase dont le but n’était que de poursuivre la conversation :

— Y a-t-il quelque chose qui peut être plus beau que ça ?

Céleste a suspendu son geste — elle était en train de remettre du rhum dans nos verres — et m’a fusillé du regard.

— Qu’est-ce que tu trouves si beau que ça ? Elle avait la voix légèrement pâteuse.

— Ben, la lune. La mer.

Je n’ai pas saisi le sens de l’expression de Marie l’Indienne, qui s’était brusquement retournée vers moi et me fixait intensément.

— Je connais rien de plus beau que la mer, ai-je ajouté.

Mal m’en a pris.

— Ah, ouais ? La mer ? C’est de la merde, la mer. De la mer-de, elle a ricané. Le monde qui aime la mer, c’est des mer-deux.

Son rire devenait franchement lugubre. Tous les traits de Marie l’Indienne m’intimaient de me taire, mais je n’en ai pas tenu compte. En fait, je ne la connaissais pas encore assez, à ce moment-là, pour décoder ses messages muets. Je croyais que Céleste jouait simplement avec l’idée, avec le mot : elle faisait souvent des calembours ou des contrepèteries pour rire. Et puis je l’avais vue descendre à la mer chaque matin, par tous les temps, et aller nager une heure avant de commencer sa journée. Il me semblait qu’elle aimait bien la mer. Comment aurais-je pu savoir ?

— Mais… Mademoiselle… Fâchez-vous pas, je voulais juste…

— Juste quoi ? Tu connais rien, toi. T’arrives d’où, hein, avec tes crayons pis ton papier, pour dire quoi c’est qui est beau pis quoi c’est qui l’est pas ? T’es qui pour décider ça ? Hein ? !

Sa bouche avait pris un pli amer que je ne lui connaissais pas. J’étais effaré.

— Personne.

— Quoi ?

— Je suis personne.

Je voulais qu’elle se calme. Je croyais qu’en allant dans le même sens qu’elle, j’apaiserais sa colère. Marie l’Indienne avait fermé les yeux, l’air résigné. Apparemment, elle savait ce qui allait suivre. Céleste, pour sa part, semblait maintenant hors d’elle. Elle hurlait.

— C’est moi, Personne ! Entends-tu ? Moi !

J’ai esquissé un mouvement vers elle, mais, d’un geste discret et ferme, Marie l’Indienne a coupé mon élan. J’ai compris que je ne devais plus intervenir, sous aucun prétexte. Céleste s’était levée. Elle ne criait plus, maintenant, mais la voix blanche qui sifflait entre ses dents était encore plus effrayante que les cris de tout à l’heure. Surtout qu’elle s’adressait à moi. Elle frappait sa poitrine de son petit poing serré.

— Personne ! Y a plus personne là ! Elle m’a tout pris, ta mer-de !

Je ne savais plus où me mettre. Elle s’est tournée vers la mer et s’est remise à crier.

— Heille ! Maudite vache ! Tu voulais rien me laisser, hein ! T’as tout gardé pour toi, vieille peau ! Va chier ! Va chier !

Elle a saisi la bouteille et elle est partie vers la falaise sans cesser d’invectiver la mer. J’ai voulu la retenir. Une fois de plus, Marie l’Indienne m’a arrêté.

— Elle est avec l’oiseau de colère, a-t-elle soufflé.

À son regard, j’ai compris qu’il n’y avait rien à faire d’autre qu’attendre la fin de l’orage.

Une furie fantôme, voilà de quoi elle avait l’air, échevelée et débraillée comme elle l’était, gesticulant et braillant des obscénités. C’était carrément surréaliste. Mon regard allait d’une femme à l’autre, de Marie la placide à Céleste l’impétueuse. Je nageais dans l’incompréhension la plus totale. Marie, voyant mon désarroi, est venue à mon secours en prononçant le plus long discours que je l’aie jamais entendu débiter :

— Elle l’a aimée beaucoup, la mer, mon gars. C’est pour ça qu’elle est fâchée de même. La trahison est dure quand ça vient d’une qu’on aime beaucoup. Tu vas voir. Ça va aller mieux tantôt. Vous auriez pas dû prendre autant de boisson. La prochaine fois, serre la bouteille avant qu’elle ait trop bu.

— Comment je fais pour savoir ?

— Sa bouche. Quand l’oiseau de colère se réveille, il change sa bouche en premier. Surveille.

C’était tout. La danse enragée de Céleste a duré encore un long quart d’heure, puis elle s’est laissée tomber par terre, secouée de sanglots. C’est à ce moment que Marie l’Indienne a déposé sa pipe dans le cendrier pour aller la chercher. La femme sombre a soulevé les épaules de la silhouette pâle et elles sont lentement revenues vers la maison. Céleste avait le visage enfoui dans le giron de son amie et murmurait comme une litanie :

— Pourquoi qu’elle a fait ça, hein, Marie, pourquoi elle m’a fait ça à moi, hein, hein Marie, pourquoi elle a tout fait ça, Marie…

Je suis longtemps resté tout seul sur la galerie une fois le silence revenu dans la petite maison. Un sentiment indescriptible m’étreignait après cet incident qui m’avait dévoilé une infime partie du jardin secret de Céleste. Un jardin en apparence florissant, mais recelant de redoutables épines, des plantes vénéneuses, des fleurs bien noires. Quel poignant chagrin pouvait abriter cette âme-là ? Je l’ai su trop tard. Et, l’aurais-je su plus tôt, cela n’aurait rien changé à la suite des choses. J’étais, pour mon bonheur ou pour mon malheur, totalement et irrémédiablement fou amoureux d’une femme de dix-huit ans mon aînée qui se faisait appeler mademoiselle Personne.

Ainsi, Céleste entretenait avec la mer un rapport pour le moins tourmenté. Ses séances d’invectives alternaient avec des moments où elle semblait littéralement fascinée par les flots. Aussi, non seulement elle allait nager chaque matin à l’aube, de mai à septembre, mais tous les soirs, après souper, elle allait s’asseoir sur le petit banc de bois qui bordait la falaise. Elle y restait, droite et silencieuse, face au large, sirotant une tasse de thé King Cole, jusqu’à la nuit tombée. J’ai bien vite appris à ne pas déranger son recueillement taciturne. Un soir, quelque temps après que nous fûmes devenus amants, je me suis cru autorisé à venir m’asseoir près d’elle. Oh, la, la, si j’avais su ! Elle m’a reçu avec une telle rage, on aurait dit une tigresse à qui on vient de voler ses chatons.

— Pour qui tu te prends ? !

Elle a arraché de sur son épaule le bras que je venais de passer tendrement.

— Coucher ensemble, ça te donne aucun droit sur moi ! Aucun ! Quand je viens ici, personne vient avec moi. As-tu compris ? As-tu compris ?

— Mais…

— Pas de mais ! Va-t’en !

Je n’ai rien tenté de plus. Je me suis contenté, les soirs suivants, de l’observer depuis la véranda. De l’intérieur de la maison provenaient les bruits de la vaisselle que Marie l’Indienne lavait dans un grand bac rempli d’eau chauffée sur le poêle à bois. Les soirs de doux temps, je sortais le vieux gramophone, et au rythme des vieilles chansons d’amour qu’affectionnait Céleste, je fumais en la regardant regarder la mer. J’échafaudais des histoires pour expliquer ce qui la poussait là. J’étais de plus en plus ensorcelé. Oui, ensorcelé. C’était une fée, rappelle-toi. Bon, voilà que je te tutoie, maintenant. Tu permets ? Merci. Une fée. Même au lit, elle avait une grâce, un abandon… Mais ce n’était pas de cela que nous parlions, n’est-ce pas ? Oui, oui, c’est ça. Céleste sur son banc…

Une fois le soleil disparu derrière la montagne, on devinait sa silhouette encore longtemps, petite tache blanche frissonnant dans la brise du soir. Elle revenait vers la maison, les bras refermés sur son châle lilas, le pas lourd. Il arrivait qu’un reste de larme s’attarde au coin de son œil noir, fine perle de verre suspendue à ses cils. Elle allait rincer sa tasse dans l’évier, actionnant la pompe d’une poigne étonnamment énergique pour la gracilité de son bras. Si on lui adressait la parole avant qu’elle ne le fasse, elle se mettait en colère. Il fallait attendre qu’elle sorte de l’espèce de transe où la plongeait invariablement son pèlerinage quotidien.

Durant les trois années que j’ai passées à Sable-Rouge, elle n’a jamais manqué à ce rituel. Pas une seule fois. L’hiver, elle enfilait son capot de chat, enveloppait sa tête et ses épaules dans son châle lilas et se frayait un chemin dans la neige jusqu’au petit banc. Les lendemains de tempête, elle s’enfonçait parfois jusqu’à la taille. À son retour, transie, elle se préparait du thé et le buvait brûlant, toujours en silence. Rien au monde ne l’aurait empêchée de faire son aller-retour sur la falaise. Que guettait-elle ainsi ?

Longtemps, bien longtemps, je suis resté sans savoir. Je la voyais scruter l’horizon, tout entière tendue vers la ligne indigo qui séparait la mer du ciel, à l’est. Espérait-elle, comme Tristan, une certaine voile blanche ? Marie l’Indienne ne répondait pas à mes questions. Une fois, seulement, elle m’a fait la grâce d’une de ces phrases sybillines dont elle avait le secret :

— Des fois, on oublie d’arrêter d’attendre.

J’étais bien avancé.

C’est le commis-voyageur qui, finalement, m’a mis au parfum. Simon Vermette. Je me demande ce qu’il a fini par devenir, celui-là. Après cette histoire, il a disparu. Avec ce qui s’est passé, je le comprends. Mais on n’est pas rendu là. Ce Simonlà, il se donnait beaucoup d’importance du fait qu’en sillonnant la côte pour aller vendre la camelote de son catalogue aux magasins généraux, il récoltait tous les cancans de village, qu’il se faisait un devoir de colporter ensuite aussi soigneusement que sa marchandise de pacotille. Un soir, vers la fin de ce premier été, alors que nous prenions le thé sur la véranda, j’observais encore une fois Céleste absorbée dans sa contemplation du large.

— Tu te demandes ce qu’elle fait là, hein mon gars ?

Il parlait avec un fort accent de Montréal-Nord. On aurait dit qu’il avait des cailloux plein la bouche.

— Elle y va tous les soirs que le bon Dieu amène, a-t-il continué. T’as aucune idée pourquoi ?

— On dirait qu’elle attend quelque chose.

C’était une lapalissade, mais c’est tout ce que j’ai trouvé à répondre.

— Ouais, mon gars. Elle attend quelque chose. Ou quelqu’un.

Il s’est penché vers moi, l’air cauteleux de celui qui détient un secret particulièrement sordide.

— T’aimerais ça, hein mon gars, le savoir, qui c’est qu’elle attend ?

— Heu… Oui, j’imagine que oui.

Je le détestais cordialement, à cet instant précis, pour l’espèce de vautour qu’il était. Mais je voulais savoir.

— Bien. C’est madame Alain, tu sais, au magasin général, qui m’a conté ça. Ça aurait l’air qu’elle attendrait un homme, la demoiselle Personne. Pis pas n’importe qui. Un capitaine.

— Un capitaine ? On nage dans Eugène Sue, là.

— Hein ?

— Laissez faire. Et elle l’attend depuis longtemps, son capitaine ?

— Assez. Ça fait depuis 1923 qu’elle va le guetter tous les soirs.

— Hein ? Mais… Ça fait dix-huit ans qu’elle attend ?

— Comme je te le dis. En tout cas, c’est madame Alain qui m’a conté l’histoire, hein, pis elle, elle doit savoir de quoi elle parle. Elle sait tout ce qui se passe au village, madame Alain. Le magasin, elle le tient depuis assez longtemps. Y a pas grand-chose qui lui échappe dans ce qui se passe au village.

— Hmm, hmm. 1923…

J’ai reporté mon regard vers Céleste dont la robe blanche rosissait dans la lumière du couchant.

— Sais-tu ce qui lui est arrivé ?

— Au capitaine ?

— Oui.

— Personne le sait. Il s’est embarqué au mois d’octobre 1923 pour Naples avec mille quintaux de morue à bord de la Lady Céleste, pis on n’a plus jamais entendu parler de lui, ni du bateau.

— La Lady Céleste ?

J’avais vaguement entendu parler de cette goélette construite par le père de Céleste, réputé pour ses talents de charpentier naval. J’étais heureux d’avoir une occasion d’en savoir plus.

— Ah, ah, il en sait des affaires, hein, le Simon ! Ouais, mon gars. La Lady Céleste. D’après les vieux, là, au village, c’était une fameuse de goélette à part de ça. Une belle fille élancée de quatre-vingts pieds, qui filait plus vite que le Bluenose, à ce que m’ont dit les vieux.

Son sourire suffisant étirait ses lèvres minces, les faisant pratiquement disparaître.

— Ça t’en bouche un coin, ça, hein mon gars !

J’étais abasourdi. Quel roman ! Mais les propos du commis-voyageur, en vérité, n’avaient rien révélé de vraiment tangible. Ils n’avaient servi qu’à aiguiser encore mon appétit de connaître le reste.

— Mais… Comment cet homme était-il en possession d’un bateau qui portait le nom de Céleste ?

— C’est ça que j’sais pas. Tout ce que je sais en plus de ce que je t’ai dit, c’est qu’elle a décidé qu’elle avait plus de nom quand le bateau est pas revenu l’été d’après. Faut croire qu’elle l’aimait, ce bateau-là, pis le bonhomme qui était dessus aussi.

— Oui, mais…

Une pression très ferme sur mon épaule m’a interrompu. C’était Marie l’Indienne. Comme de raison, on ne l’avait pas entendue venir.

— De quoi vous parlez ?

Ce n’était pas une question. Elle savait très bien de quoi nous parlions. Elle s’est penchée vers moi en serrant un peu plus fort ma clavicule de ses doigts puissants de femme qui travaillait dur depuis longtemps.

— Toi, le monsieur qui écrit des livres, garde tes oreilles pour les affaires qui veulent qu’on les conte. Laisse les secrets où ce qu’ils sont.

— Voyons donc, ma belle ! a minaudé Simon. On en disait pas de mal, de ta chère mademoiselle, le petit monsieur se demande juste pourquoi qu’elle va s’installer là-bas tous les soirs.

Il allongeait le menton vers la falaise en essayant de saisir la main de Marie.

— Viens donc faire une petite jasette avec nous autres, à la place, hein, ma belle Sauvagesse…

— Tu te laveras les dents, Simon. Tu pues de la gueule.

Sur ces mots, elle a tourné les talons, laissant derrière elle un étrange malaise.

Simon a laissé échapper un prévisible : « Maudits Sauvages hypocrites ! », puis il s’est tu pour le reste de la soirée. De toute façon, il n’aurait pas pu m’en dire plus. Céleste est rentrée quelques minutes plus tard, son regard sombre a glissé sur moi sans me voir et elle m’a souhaité la bonne nuit d’une voix vide. Elle avait pleuré.

Bien sûr, c’est elle qui a fait les premiers pas. Céleste décidait toujours elle-même de tout ce qui la concernait. Je suis absolument convaincu que, si j’avais tenté de l’approcher, j’aurais essuyé sur-le-champ la plus définitive des rebuffades. Elle ne supportait pas qu’on la dirige.

Cela remontait à loin. Marie l’Indienne m’a raconté que, toute petite déjà, son père lui enjoignait de ne jamais se laisser dicter sa conduite, par qui que ce fût. Il était en avance sur son temps, c’est le moins qu’on puisse dire. Mais c’était un original. Tu sais qu’il a construit tout seul une goélette de quatre-vingts pieds ? Oui, oui, celle-là même qui est partie un matin d’automne, avec à son bord le capitaine Will McBrearty, et qui n’est jamais revenue. La Lady Céleste. C’est Georges Dugas, le père de mademoiselle Personne, qui l’a bâtie de ses mains. Absolument tout seul. Il y a mis des années. Les vieux pêcheurs du village s’entendaient tous pour dire que c’était une fameuse coursière, fine, élégante, légère et solide à la fois. Le rêve de la vie d’un homme.

Le père de Céleste pêchait la morue l’été et faisait de la menuiserie l’hiver. Il possédait un atelier assez prospère où il fabriquait autant des barges pour ses collègues morutiers que des portes, des fenêtres, des meubles. Il employait parfois jusqu’à dix hommes, et il payait bien. Cependant, personne d’autre que lui n’a mis la main à la Lady Céleste. C’était son chef-d’œuvre, comme on dit chez les compagnons du tour de France. On avait beaucoup de respect pour lui dans le village. Mais quand il est mort, sa femme n’a pas pu garder le bateau. Jamais on ne l’avait mis à l’eau, as-tu pensé ? Ça pouvait valoir dans les deux mille dollars, un vaisseau comme ça. Avec autant d’argent, on pouvait vivre un petit bout, dans ce temps-là.

Il paraît que Céleste a fait une crise épouvantable, qu’elle a frappé du poing sur les murs, hurlé que sa mère lui arrachait l’âme pour la vendre… Et puis, je ne sais pas trop comment, elle est tombée amoureuse de l’acheteur. Enfin, c’est ce que la dame du magasin général m’a raconté à l’époque. Mais oui. Tu penses bien que, aiguillonné par le discours de Simon, je suis allé lui poser deux ou trois questions auxquelles elle ne s’est pas fait prier pour répondre. Donc, il était bien séduisant, hein, il revenait d’Angleterre, il était élégant, sûr de lui, cultivé, il avait des sous. J’ai cru comprendre qu’il avait négocié là-bas pour les Jersiais, juste après la guerre. Celle de 14-18, évidemment. C’est très étonnant d’ailleurs, parce que les Jersiais n’engageaient d’ordinaire que des protestants comme eux pour les boulots administratifs. J’ai appris, en faisant ma petite enquête, qu’il avait rendu des services à la famille durant la guerre, un neveu sauvé des shrapnels ou quelque chose comme ça. En tout cas. Toujours est-il qu’il s’est retrouvé avec un beau petit pécule et qu’en 1923, il est réapparu à Sable-Rouge avec l’intention de faire la nique aux Jersiais et de faire du commerce de la morue une entreprise de coopération locale. C’était audacieux, il prenait de gros risques. Je crois que ça aurait pu marcher. L’époque y était pour quelque chose : au cours de mes recherches pour la série d’articles sur lesquels je travaillais, j’avais constaté un ras-le-bol généralisé des Gaspésiens. Il n’a pas dû avoir de mal à embaucher des pêcheurs, dans ce contexte.

Céleste n’a jamais voulu que nous parlions de la Lady Céleste et de son histoire d’amour avec Will McBrearty. Le phare et la maison que tu as vus ont appartenu à Jack, le frère de Will. Il y avait un impressionnant fusil qui trônait au-dessus de la porte de la cuisine, le chargeur toujours plein — j’avais vérifié. C’était un Mauser 1918, calibre 13 mm, un souvenir de guerre ramené par Will. Comment était-il resté en possession d’une arme allemande ? Pourquoi l’avoir rapportée dans la maison de son frère ? Je glanais des informations ici et là, essayant de reconstituer l’histoire avec les morceaux de trame qu’on voulait bien me fournir. Et conscient, bien entendu, qu’il y a toujours une part de mensonge dans ce genre de récit. On invente, on brode, on enjolive. Je suis bien placé pour en parler, moi dont c’est le métier de rendre la réalité intéressante. Et, si j’ai choisi ce métier, c’est évidemment par amour pour le mystère et les histoires. Alors, quand madame Alain a fait le signe de la croix en roulant des yeux, juste avant de me demander, sur le ton de la conspiration, si je l’avais aperçue…

— Si j’ai aperçu qui ?

— Bien, la Lady Céleste, c’t’affaire !

Cela paraissait d’une évidence crasse. Mais je ne comprenais pas.

— Elle a pas disparu en mer, la Lady Céleste ?

— Eh, que tu veux rien comprendre ! C’est du bateau fantôme que je te parle !

J’ai fait l’indifférent, mais je brûlais qu’elle m’en conte plus.

— Ah ? Vous croyez à ça, vous, madame Alain, une femme sérieuse comme vous ?

— C’est que je l’ai vue de mes yeux, mon petit garçon, faut pas niaiser avec ça, les fantômes. C’est des affaires sérieuses, justement. Pis je suis pas la seule à part de ça.

— Ah ?

Je ne voulais surtout pas interrompre un si bel élan. Elle s’est penchée par-dessus le comptoir du magasin et m’a fait signe d’approcher. J’avais du mal à détacher mes yeux de ses énormes seins, qui débordaient de son corsage comme s’ils allaient se répandre sur la surface noircie. J’ai néanmoins fait un effort pour avoir l’air complice tandis qu’elle prenait une voix sépulcrale et roulait des yeux.

— Elle apparaît toujours juste, juste, juste avant le squall.

— Avant le squall ?

Je pratiquais déjà l’écoute active sans connaître la théorie.

— Oui, tu sais quoi ce que c’est, un squall, hein ? Une grosse tempête de vent pis de pluie, là, il vente tellement fort, une fois Hildège Arsenault a trouvé son bateau drette sur le quai le lendemain d’un squall, hein, ça fait que, quand le ciel vient ben noir juste avant que ça commence avec les éclairs, là, entre la tombée de la noirceur pis le premier éclair, si t’es debout au bout de la Pointe-à-Caillou, tu peux la voir. Mais faut être là au bon moment, c’est ben certain.

Elle s’est redressée, a repris contenance en rajustant sa gaine, puis elle a ajouté :

— T’as beau pas y croire, mon petit garçon, moi je te le dis comme je l’ai vu. Pis je suis pas la seule. Il a dû se passer de quoi de ben terrible sur ce bateau-là, mon petit garçon. Quelque chose de ben terrible, c’est ben certain.

Comme tu peux t’imaginer, cette conversation n’a pas calmé ma curiosité, au contraire. Je voyais Céleste, tous les jours sans faute, se rendre sur la falaise et scruter l’horizon, comme si elle avait toujours gardé espoir qu’il revienne d’Europe avec les cales chargées de richesses pour l’épouser. Une part d’elle était à jamais disparue avec ce navire. Si lumineuse ait-elle été, il demeurait en cette femme une zone sombre insondable, où résidaient ces souvenirs-là. Quand elle y replongeait, il devenait radicalement impossible de la rejoindre. Et vous en ressentiez une impression de vide polaire, comme si tout à coup le soleil avait définitivement déserté l’univers.

Ah, je l’avais dans la peau, cette femme, je te jure. À la côtoyer comme ça, légère et dansante dans ses vêtements blancs, toujours pieds nus tant que l’été durait, à l’entendre chanter de sa voix claire les vieilles complaintes acadiennes en s’accompagnant de son piano mal accordé, à discuter avec elle de tous les sujets, devant son sens de l’humour et sa fantaisie, tu ne pouvais que l’aimer, de plus en plus profondément, et la désirer comme un fou. Sous ses airs de petit lutin ébouriffé, elle restait vibrante et charnelle, follement sensuelle.

Quand elle se tenait près de moi sur la véranda, je sentais avec une acuité surréaliste la chaleur de sa peau qui traversait nos vêtements respectifs pour venir brûler la mienne. Je réprimais avec de plus en plus de peine une impérieuse envie de la saisir dans mes bras et de presser mes lèvres contre les siennes, et d’autres choses que je n’arrivais pas à bien définir, car j’étais encore puceau. Mais oui, en 1941, à dix-neuf ans, on était puceau, mon petit. Tout ce que je connaissais de la sexualité, c’étaient les baisers de cinéma… Des baisers à la durée réglementée par la censure, sans la langue ni les mains, en gros plans vaporeux, mais dont la charge érotique n’en était pas moins énorme pour une société frileuse comme la nôtre. Tout ce que je voulais, c’était l’embrasser comme Jean Gabin embrassait Michèle Morgan dans Quai des Brumes, après l’avoir complimentée sur ses beaux yeux. Cela m’aurait suffi. J’étais un jeune veau romantique.

C’est pour dire que, ce soir-là, j’étais bien loin de me douter de son intention lorsqu’elle est venue me rejoindre sur la plage. J’y étais descendu seul, comme je le faisais parfois, pour réfléchir un peu à l’article que je m’apprêtais à écrire sur les difficultés rencontrées pour amener le chemin de fer et le maintenir dans la région. La recherche était faite, les témoins interrogés, je savais ce que je voulais faire passer. Il me manquait l’angle. J’avais développé un rituel de méditation qui consistait à marcher sans but précis en accordant mon pas au rythme du ressac, en me penchant pour ramasser des cailloux — qui se révélaient trop rarement être de vraies agates — et en suivant les chamailleries des hirondelles qui nichaient dans les parois de la falaise. Cela me faisait l’effet d’un lavage de l’âme. La plupart du temps, je remontais vers le phare les idées claires, prêt pour une soirée à taper frénétiquement sur ma Remington.

S’il faisait beau, je m’installais sur la véranda. Sinon, la table de la cuisine accueillait ma machine, mes feuillets, mes notes et mon cendrier. Du salon provenaient, très souvent, les voix de Céleste et de Marie l’Indienne, Céleste faisant évidemment les frais de la conversation, et parfois aussi l’accent graveleux du commis-voyageur. Le piano, immanquablement, finissait par égrener les notes de Partons, la mer est belle ou d’Évangéline. J’ai su que, vers la fin de sa vie, mon ancienne amante ne faisait plus entendre que ces deux-là. Pourtant, son répertoire, très varié, allait de la barcarolle d’Offenbach au Temps des cerises, en passant par les airs à la mode, sans compter tous les cahiers de la Bonne Chanson.

Il y a eu, durant mon séjour à Sable-Rouge, des soirées fort gaies où venaient s’amuser quelques vieux amis, dont monsieur le maire Bourgeois, qui apportaient eux aussi des instruments de musique. On chantait, on buvait un peu, on riait surtout, on riait beaucoup. Seul monsieur le maire ne jouait d’aucun instrument. Il se contentait de taper du pied en fumant des cigares et en buvant son fameux rhum des Antilles. Il ne quittait pas Céleste des yeux. Outre le fait que je sentais confusément un rival dans cet homme obscur, le regard qu’il portait sur elle me troublait considérablement. C’était le regard d’un… pas d’un loup, non, trop honnête, le loup. Un chacal ? Je ne sais pas. Un prédateur, en tout cas, un prédateur dangereux et sournois. Il me faisait peur, oui, il m’inspirait une peur trouble, froide. Je devinais qu’il n’avait pas gagné son poste par les moyens les plus honnêtes.

Marie l’Indienne ne le portait pas en odeur de sainteté non plus : je l’ai surprise plus d’une fois à cracher par terre derrière lui, et elle m’a confié, un jour, après qu’il fut venu prendre le thé :

— Émile Bourgeois, c’est un mauvais homme. Tu le laisses jamais marcher en arrière de toi.

Elle ne croyait pas si bien dire. Mais je m’égare encore. Il faut me faire savoir, hein, mon petit, quand la parenthèse est trop longue. Les vieux bonhommes comme moi, on a tellement de choses à conter, ça part dans tous les sens, hein, ça ne veut pas rester tranquille. Où est-ce qu’on en était, donc ?

Ah, oui. Après ma promenade méditative, ce soir-là, je ne suis pas remonté tout de suite. Je n’avais pas fini de cerner mon sujet. Il fallait encore que je réfléchisse. J’ai monté un petit feu avec du bois de mer et j’ai allumé une cigarette que j’ai fumée, assis dans le sable, humant le parfum sans pareil des petites flammes salées. J’étais tellement absorbé dans la contemplation du coucher de soleil que je n’ai pas entendu s’activer le système de palans installé des années plus tôt par Jack McBrearty, oui, le frère du fameux Will, qui avait été le précédent gardien du phare, Jack qui avait recueilli Céleste après la disparition de la goélette. Je n’ai eu conscience de sa présence que lorsque mes yeux se sont posés sur ses deux petits pieds plantés dans le sable, juste à côté de moi. J’ai levé les yeux. Elle me considérait de toute sa hauteur, l’œil noir plein de malice, le sourire en coin, ses cheveux fous formant une auréole comique autour de sa tête. Elle tenait à la main une bouteille de Petit-Miquelon.

Sentant mon inquiétude, elle s’est mise à rire.

— Inquiète-toi pas. Je vais prendre juste une ou deux gorgées, pas assez pour me choquer. C’est pour toi que je l’ai apportée.

Elle s’est laissée tomber sur le sable, tout contre moi, et m’a tendu la bouteille.

— Tu prépares un article sur quoi ?

— Le train.

J’ai pris une longue lampée, histoire de dissimuler le trouble où me jetait toujours sa proximité.

— Hmm. C’est un sujet chaud. C’est important, le train, pour du monde isolé comme nous autres.

— Oui. Je crois que le développement dépend beaucoup des transports.

— Je sais. Nous autres, on va rester isolés. Quand ils auront tout pris, le poisson, le bois, tout ce qu’ils peuvent, ils vont nous laisser tout seuls. Arrangez-vous.

— Mais vous exagérez un peu, non ? D’abord, jamais on ne pêchera tout le poisson de la mer ! Puis le bois, il y en a en masse. Et il y a les mines aussi. Même du pétrole. Non, non, vous allez devenir une région prospère, grâce au chemin de fer, puis au pavage des routes. L’électricité va être installée partout d’ici dix ans, puis le téléphone dans toutes les maisons, vous allez voir. Avec un port en eaux profondes comme celui de Gaspé, en plus, ça peut pas faire autrement.

J’étais tellement certain de mon fait… Elle a souri gentiment, comme une mère indulgente devant les divagations d’un enfant.

— Tu verras bien ce que je te dis.

Nous sommes restés sans parler durant de longues minutes après cela, elle sans doute ruminant le sort terrible qui attendait à moyen terme l’économie de sa terre natale, moi envisageant d’intégrer l’essentiel de cette conversation dans mon article. Puis, elle s’est levée pour marcher vers la mer, de son drôle de pas de danse, et elle a caressé l’eau du bout des orteils. J’ai remis du bois dans le feu, cherchant à ne plus voir sa silhouette gracile qui se découpait à contre-jour dans la robe d’indienne blanche. Lorsqu’elle s’est retournée pour revenir vers moi, son expression avait changé. Elle semblait avoir pris une décision très grave. J’appréhendais ce qu’elle allait me dire. Elle avait l’air tellement sérieux… Elle s’est arrêtée près du feu, les flammes formant entre nous deux un mur de lumière, et m’a observé un moment. Enfin, elle a ouvert la bouche :

— Tu veux coucher avec moi.

— Hein ?

J’étais estomaqué. N’oublie pas que j’étais pur comme au jour de ma naissance, je n’avais même jamais embrassé une femme sur les lèvres. Je n’ai pu que bredouiller une excuse vaseuse :

— Mmmais non, pas du tout, pourquoi vous dites ça ?

J’étais parfaitement ridicule. Elle, elle restait debout de l’autre côté du feu, mutine, les poings sur ses hanches bancales, tel un succube enveloppé de flammes. Elle souriait, visiblement amusée de mon trouble.

— Mais oui, tu veux coucher avec moi. Arrête de faire l’innocent. Je le sais depuis le début. T’as pas vu comment tu me regardes.

J’étais découvert.

— C’est vrai, mademoiselle, je vous trouve bien belle, bien plaisante. Mais jamais je…

— Tais-toi.

Elle a dénoué le lacet qui attachait son corsage et d’un mouvement des épaules, a fait tomber la robe. Elle était nue dessous.

Oh, la vision ! Le feu jetait sur la peau diaphane de Céleste des éclats sanguins dont la mouvance m’a immédiatement rappelé le poème de Baudelaire, tu sais, Les Bijoux. Je lui ai souvent murmuré par la suite ces vers à l’oreille :

« La très-chère était nue, et, connaissant mon cœur,

Elle n’avait gardé que ses bijoux sonores. »

Sous mes yeux hypnotisés, la naïade s’est détachée de son rideau de flammes pour s’approcher de moi. Elle s’est accroupie, et doucement, a poussé ma poitrine jusqu’à ce que je sois étendu par terre. Là, elle s’est couchée de tout son long sur moi et elle a commencé à m’embrasser.

Ah, mon petit, comment te décrire l’éblouissement de ce moment-là ? J’avais la sensation que c’était moi qui m’ouvrais pour l’accueillir, elle, et que c’était elle, Céleste, qui me prenait, moi. Et de fait, elle me prenait. J’ai sursauté quand sa petite langue s’est insinuée dans ma bouche : oui, mon innocence allait jusque-là. Mais tu penses bien que je n’ai pas résisté ! J’ai bien vite saisi le principe et j’ai répondu avec ardeur à ses caresses. Elle m’a déshabillé lentement, parsemant tout mon corps de baisers minuscules, de petits coups de langue bien sentis, de quelques morsures. Elle poussait de courts gémissements, et à la fin elle m’a presque arraché mon caleçon. Je tremblais comme un chaton quand elle m’a enfourché pour me chevaucher. Bien entendu, en deux coups de reins, c’était fini. Elle a soupiré longuement et s’est laissée glisser jusqu’à être à nouveau étendue sur moi. J’ai posé mes mains dans son dos. Mes pouces et mes index se rejoignaient presque de chaque côté de sa taille. C’était la première fois que je la touchais. Je suis devenu, comme ça, l’amant de mademoiselle Personne.

Je n’ai jamais réussi à percer le mystère de la douleur que je voyais passer dans son regard, visiteuse ponctuelle et implacable qui voilait d’ombre le beau visage lumineux qu’à présent j’idolâtrais proprement.

La guerre faisait rage, là-bas, de l’autre côté de l’horizon superbe que nous offrait la coursive du petit phare, mais nous n’en avions pas connaissance, à part le fait qu’il fallait chaque soir éteindre tous les feux, couvrir toutes les fenêtres. La lampe Fresnel ne fonctionnait plus, on n’avait plus à grimper dans la nuit jusqu’en haut de l’escalier en tirebouchon pour en remonter le mécanisme. Si le silence qui a remplacé le bruit familier du moteur de la lampe nous a paru au début bien étrange, nous n’avons pas mis trop de temps à le meubler de musique et de chansons.

Les soirées de fêtes se succédaient autour du petit piano de Céleste, monsieur le maire ne ménageait aucun effort pour nous procurer du rhum et du Petit-Miquelon. Tout le monde, jusqu’au curé, connaissait parfaitement les sources auxquelles s’abreuvaient les commensaux d’Émile Bourgeois. Tout le monde, jusqu’au curé, fermait les yeux. Trop de garçons partis au front, trop de pères dans les chantiers, trop de chagrins à noyer pour perdre son temps à signer des Lacordaire ou à dénoncer en chaire un vice qui n’était, à cette heure, qu’une parodie de consolation. Nous chantions, ne vous déplaise, et nous dansions aussi.

J’écrivais des articles sentis sur tous les aspects de la vie douce-amère que menaient les gens d’ici, rompus dès l’enfance aux tâches les plus dures, et sachant pourtant rire avec un bon cœur inconnu de la bourgeoisie montréalaise. L’Écho de Montréal les publiait régulièrement, pas toujours en bonne place, mais cela me suffisait. Le salaire que me versait le quotidien payait ma pension et mes quelques menues dépenses. Pour le reste, seuls m’importaient les instants où je pouvais contempler le visage de Céleste, la toucher, entendre cascader son rire.

Je vivais pour ces moments d’intimité. Jamais, en public, elle ne manifestait le moindre signe d’intérêt pour ma personne. Je comprenais cette réserve : les gens auraient jasé, on n’aurait pas compris que ce que nous vivions allait au-delà des codes étriqués de la morale. Je comprenais. Mais j’en souffrais, aussi. Elle était d’une telle froideur. Même si je savais que c’était une comédie, certains regards qu’elle me destinait, alors qu’elle pensait que je ne la voyais pas, me glaçaient. Pitié. Gêne. Voilà ce que je croyais lire dans ses yeux. Je me détournais rapidement, je pensais à autre chose. Je fixais ma pensée sur la dernière soirée terminée dans ses bras.

Jamais elle ne m’invitait dans son lit. Nous faisions l’amour dehors tant qu’il faisait beau. Autrement, c’était à l’intérieur. Mais pas dans mon lit non plus. Le plus souvent, après le dernier invité parti, elle s’affalait sur le sofa du salon et m’invitait d’un doigt langoureux à venir l’y rejoindre. Il arrivait aussi qu’elle me plaque contre la porte de la cuisine, aussitôt celle-ci refermée. Nous nous embrassions alors comme des affamés, je la retournais et la poussais sans ménagement sur la table et là, je relevais sa jupe. Elle me mordait, me griffait, échappait ses petits cris de bête que j’aimais tant. Chaque parcelle de ma peau en contact avec sa peau me paraissait une bouche ouverte sur un baiser. J’étais ivre d’elle.

Marie l’Indienne aussi me jetait des regards qui me mettaient mal à l’aise. J’y lisais la pitié, et quelque chose d’autre, de plus funeste, que je n’arrivais pas à définir. Une fois, elle était occupée à nettoyer un fanal, assise sur les marches de la véranda. J’étais dans une chaise berçante, non loin d’elle. Je fumais en regardant Céleste qui regardait la mer. À un certain moment, ma compagne silencieuse s’est levée et est venue déposer quelque chose sur mes genoux : un gros papillon de nuit aux ailes déchirées.

— Tu vois, a-t-elle dit tranquillement. Il est venu trop proche du feu.

Je comprenais très bien ce qu’elle voulait dire. Elle me mettait en garde. Mais je ne l’entendais pas. Tu l’aurais entendue, toi ? Je crois qu’elle a toujours su ce que serait la suite. Tu vois, cela explique cette espèce de sérénité qu’elle avait devant toute chose. Son calme. Son silence. Pourquoi parler quand on connaît déjà la fin de l’histoire ?

En 1944, j’ai été appelé. Je devais partir à la fin de mai. J’étais déchiré. Je pleurais dès que je me trouvais seul. Oh, tu devines bien que ce n’était pas le front qui me faisait peur. De toute façon, je m’en allais faire le journaliste. Je ne savais pas encore ce que j’allais découvrir là-bas. Auschwitz. Dachau. Treblinka. Je n’avais aucune peur. Je croyais que l’horreur absolue se résumait au fait de quitter Céleste. Oui, c’est ce que c’était pour moi. L’horreur absolue. La fin de l’histoire.

Elle ne voulait pas que je pleure en sa présence. Cela la mettait hors d’elle.

— Arrête ça tout de suite ! m’intimait-elle. Tu le savais ! Tu savais que ça allait finir un moment donné. Je couche avec toi, je suis pas ta femme. Je suis la femme de personne, c’est clair ? !

Je prenais sur moi, je me donnais des airs d’homme, elle avait raison, je le savais, nous avions bien baisé, pourquoi ne pas en profiter encore une fois pendant qu’il en était encore temps ?

Ce printemps-là, peu après les célébrations de Pâques, Céleste a organisé une fête spéciale pour saluer mon départ. Elle avait invité tout le monde : les Bourgeois, les Alain, tout ça. On a déplacé les meubles pour faire de la place dans le salon. Les chaises de la cuisine ont été transportées près du piano. Marie l’Indienne avait cuisiné des pâtés aux coques, des langues de morue et des galettes à la mélasse. À cela on ajoutait un gros six-pâtes promis par madame Alain et on était sûr de ne manquer de rien. Le jour même de la fête, Émile Bourgeois est arrivé, dans l’après-midi, avec plusieurs bouteilles de Miquelon et deux grandes chaudières de coques et de moules qu’on s’est empressés de nettoyer et de faire cuire. On a commencé à trinquer bien avant le coucher du soleil.

Quand Céleste est allée se recueillir sur son banc, dehors, après souper, tout le monde était déjà passablement soûl. Madame Bourgeois s’est installée au piano pour massacrer les accords de Frou-frou, nous avons chanté à tue-tête, même l’imbuvable commis-voyageur s’amusait ferme. Émile avait ôté l’abat-jour d’une lampe et, le tenant sur sa tête, imitait la démarche aguichante de celle qui « par ses jupons de l’homme trouble l’âme ». Marie l’Indienne fumait sa pipe, un demi-sourire au coin des lèvres, sans participer. Le contraire aurait surpris. Ç’a été une vraie belle soirée. Vraiment.

C’est Émile qui est parti le dernier, comme à son habitude. Il terminait toujours ses soirées par des plaidoyers larmoyants, tentant en vain de convaincre Céleste de l’épouser. Tant que j’ai vécu dans la maison de la Pointe-à-Caillou, il n’y a pas eu une fin de veillée où il n’a pas, la langue pâteuse, égrené tous ses arguments jusqu’au dernier. Chaque fois, Céleste le repoussait gentiment. Ils étaient des amis d’enfance, il confondait la tendresse et l’amour, de toute façon il savait que son cœur, à elle, n’était pas à prendre, et cetera, et cetera. Il insistait encore un peu, puis Marie l’Indienne ôtait sa pipe de sa bouche :

— Faut qu’on aille se coucher, nous autres. Va-t’en, Émile.

Docile, il saluait la compagnie et sortait. On entendait claquer la portière de son automobile, puis le bruit du moteur s’éloignait dans la nuit. En général, Marie l’Indienne profitait des dernières effusions pour s’éclipser dans sa chambre, à l’étage. Quand le commis-voyageur était là, il s’attardait un peu avant de nous souhaiter la bonne nuit avec un clin d’œil égrillard et de monter à son tour. Céleste et moi demeurions seuls ensuite, moi plein d’espoir, toute la peau en transe, elle drapée dans son hermétisme. Chaque fois, je suppliais la chance.

Le soir de la fête d’adieu était un soir chanceux. Céleste est venue aspirer mes lèvres aussitôt qu’on a entendu démarrer le moteur de la Dodge du maire. Elle se frottait contre moi, dardait sa petite langue sur la mienne, cherchait mes yeux avec les siens. Elle gardait toujours les yeux ouverts dans l’amour, avide de tout saisir, en cela comme en tout.

— Mon petit pousse-crayon, soufflait-elle entre deux morsures, viens, je m’en vais te prêter ma plume, tu vas m’écrire amour…

Je coulais sous ses mains, j’étais prêt à faire, à devenir tout ce qu’elle me dicterait. Se consumer d’amour, c’est ça, c’est exactement ça.

Nous roulions doucement sur le mur, le comptoir, le châssis de la porte du salon, j’avais défait les boutons de sa robe blanche, elle tenait à pleine main mon sexe dans mon caleçon, nos dents s’entrechoquaient, le désir, le vrai, l’animal, nous faisait pousser des grognements sourds. Nous étions pur désir. Ah, juste à me souvenir, je ressens presque quelque chose, là, maintenant.

Quand la porte s’est ouverte, le vent s’est engouffré en sifflant dans la cuisine, nous faisant nous retourner de concert. Émile Bourgeois se tenait là et nous contemplait, les yeux exorbités.

— Laisse-nous, a tout de suite jeté Céleste dans mon oreille.

J’ai compris qu’il allait y avoir de l’orage. Je ne voulais pas m’en aller. Je savais, pour avoir déjà vu monsieur le maire s’enflammer, que ses colères étaient redoutables. J’aurais voulu rester, mais le regard que m’a lancé Céleste ne supportait aucune dissidence. J’ai dit que j’allais fumer dehors, et je suis sorti, non sans poser sur l’intrus, avant de refermer la porte, des yeux que je souhaitais menaçants, et surtout, convaincants.

Dehors, le moteur de la Dodge tournait toujours. J’ai marché jusqu’au petit banc et j’ai allumé une cigarette. Je me sentais extrêmement nerveux. Émile ne connaissait pas notre liaison avant ce soir-là. Comment allait-il réagir ? Je les voyais par la fenêtre. Céleste semblait calme. Émile gesticulait. Manifestement, il semblait outré par la découverte qu’il venait de faire. Ses cris ayant sans doute réveillé la maisonnée, on interviendrait s’il osait s’attaquer à Céleste. Il marchait de long en large. Ma maîtresse, ma belle et sauvage maîtresse, ne bronchait pas. Elle subissait la tempête. Combien de fois l’ai-je vue comme ça, debout, toute droite dans le vent fou, quand elle s’abîmait dans sa contemplation du large ? Je n’apercevais pas son regard, mais je le devinais fixe, sombre et profond. Un gouffre.

J’ai fumé… Je ne sais pas. Quatre ou cinq cigarettes, peut-être, coup sur coup. Je me suis forcé à détacher mes yeux de la fenêtre et à me tourner vers la mer. Cela ne me regardait pas, n’est-ce pas ? Une vieille histoire pas claire entre deux amis d’enfance. Je n’avais rien à voir là-dedans. Une brise vigoureuse jetait sur la grève des vagues bruyantes qui m’agressaient. L’humidité du mois d’avril s’insinuait à travers mes vêtements. Je commençais à grelotter. C’était long. J’ai fini par sortir une énième cigarette de ma poche, et en me retournant pour l’allumer à l’abri du vent, j’ai vu Émile tenter de repousser Céleste qui le martelait de ses poings. Elle semblait folle de rage. J’ai suspendu mon geste pour attendre la suite.

Tout a été très vite. C’est comme ça dans les histoires. Les choses se précipitent, le héros arrive ou n’arrive pas à temps pour empêcher l’irréparable, selon le bon vouloir du conteur. C’est comme ça aussi dans la vie. Émile, qui avait d’abord repoussé doucement (et en riant, m’a-t-il semblé) la petite furie qui s’était jetée sur lui, lui a tout à coup saisi la gorge à deux mains. Il la secouait. J’ai couru, j’ai couru, je ne sais même plus ce que j’ai fait de mon briquet, je ne l’ai jamais retrouvé. J’ai volé jusque sur le perron et j’ai ouvert la porte à toute volée en criant.

— Lâche-la, lâche-la !

Il me semblait, comme dans un cauchemar, que je n’avais pas de voix.

Émile m’a obéi, pour se précipiter sur moi. Nous avons basculé tous les deux de l’autre côté du chambranle. Il s’agrippait à ma chemise, mais j’ai réussi à me relever en m’aidant de la balustrade. Il s’est relevé à son tour et a fait mine à nouveau de se jeter sur moi. J’ai entendu un bruit d’explosion, puis la voix de Céleste qui disait : « Marie ! » Presque au même moment, j’ai senti quelque chose, comme une tape sur ma poitrine. Émile avait été stoppé net dans son élan. Ses yeux s’étaient curieusement arrondis. Il a ouvert un peu plus la bouche, il essayait de dire quelque chose, mais tout ce qui en est sorti, c’est un gargouillis d’écume rougeâtre. Il est tombé à genoux, puis face contre terre. J’ai levé les yeux et j’ai vu Céleste, horrifiée, qui avait porté la main à son visage, et à côté d’elle Marie l’Indienne. Elle avait dans les mains le Mauser. Il fumait.

Puis je suis devenu très lourd. J’avais sommeil. Les vagues et le moteur de la Dodge hurlaient jusque dans mes tripes. Je suis tombé à mon tour. Quand ils ont retrouvé le corps de monsieur le maire, les goélands avaient pratiquement fini de le manger. Il était dans la carcasse de sa belle voiture écrasée au bas de la falaise. Elle est restée là longtemps, d’ailleurs, la carcasse. La dernière fois que je me suis promené par là, il y avait encore des bouts de fer rouillé qui affleuraient des amas de glaise tombés du cap au fil des ans.

Moi, quand ils ont trouvé le cadavre, j’étais à l’hôpital, au Nouveau-Brunswick, de l’autre côté de la Baie. La tape que j’avais sentie sur ma poitrine, c’était la balle du Mauser qui, après avoir fait son petit trou dans le cœur d’Émile, était venue terminer sa course juste sous ma clavicule. Avec un calibre pareil, ce n’est pas étonnant. Même, m’a dit le docteur qui s’occupait de mon cas, que je pouvais me compter chanceux de n’avoir pas été tué : les Allemands de la Grande Guerre utilisaient cette arme contre les tanks… Malgré le fort calibre, ce fusil ne faisait qu’un petit trou bien net. Émile a été mortellement touché au cœur, mais moi je m’en tirais avec une côte cassée et une petite gêne respiratoire. J’ai dû attendre plusieurs mois avant de pouvoir m’embarquer pour l’Europe. Juste à temps pour découvrir les camps de la mort. La joie.

Dès que la médecine m’a jugé en état de répondre aux questions des enquêteurs, la police a investi ma chambre. Je leur ai dit ce que j’avais vu. Ni plus, ni moins que ce que je viens de te raconter. On m’a interrogé sur les mœurs de mademoiselle Dugas et sur celles de la sauvagesse. Dans les lourdes insinuations à propos de la nature des rapports existant entre les deux femmes, je devinais l’écho de la mauvaise langue du commis-voyageur, et peut-être aussi les cancans colportés par certains villageois outrés par tant d’originalité. J’ai expliqué que je n’avais jamais observé entre mademoiselle Personne et Marie l’Indienne quoi que ce soit qui ait pu laisser penser que leur relation ait été basée sur autre chose qu’un lien sororal bien naturel entre deux femmes élevées dans la même maison.

L’interrogatoire a bien duré deux heures, au bout desquelles je me suis endormi comme une masse, littéralement assommé. Est-ce que je savais que le maire Bourgeois entretenait des liens avec des individus soupçonnés de faire la contrebande de l’alcool ? Oui. Est-ce que la maison de la Pointe-à-Caillou servait à ce commerce illicite ? Non. Étais-je au courant que, une quinzaine d’années plus tôt, le gardien de phare Jack McBrearty, frère de William McBrearty, lui-même disparu en mer dans des circonstances mystérieuses, avait été trouvé mort au même endroit que celui où l’on avait découvert le cadavre faisant l’objet de la présente enquête ? Non. La dénommée Marie Condo, dite Marie l’Indienne, n’avait-elle jamais mentionné une quelconque implication de sa part dans ce décès ? Non. Avais-je été informé du séjour prolongé de mademoiselle Dugas chez les Sauvages de l’Anse-aux-Indiens, en 1923-1924, et d’où elle était revenue avec un enfant mâle de père inconnu, mais dont les cheveux roux laissaient à penser qu’il ait été d’ascendance irlandaise ? Non. N’était-ce pas le fils de Jack McBrearty ? Aucune idée. Avais-je eu vent des conditions dans lesquelles cet enfant, prénommé Willy-Joe, sur les mêmes lieux que ceux concernés par la présente enquête, avait trouvé la mort en 1936? Non. Avais-je été, d’une manière ou d’une autre, le complice du meurtre d’Émile Bourgeois ? Non. Étais-je l’amant de Marie Condo, dite Marie l’Indienne ?

Non. Non, non, non, je voulais qu’on me laisse tranquille, j’avais tellement mal à la poitrine, ma blessure me brûlait, et plus encore le trou béant que m’infligeait au cœur l’absence de Céleste. Ils ont fini par me laisser, chassés par les regards réprobateurs de la religieuse qui veillait sur moi. J’étais épuisé et dévoré par une tristesse indicible. Je prenais à cet instant conscience que, pas une seule fois, Céleste n’avait daigné me rendre visite. Sans réel espoir d’être détrompé, j’ai quand même posé la question à la religieuse, qui a secoué doucement la tête. La seule visite avait été celle des deux représentants de la loi qui venaient de quitter la chambre.

Elle n’est pas venue. Pas une fois. Je ne l’ai jamais revue. À la suite des témoignages accablants de la mère de la victime, du commis-voyageur Vermette, ainsi que de nombreux citoyens de Sable-Rouge, Marie l’Indienne a été inculpée du meurtre, puis conduite à Québec où on l’a pendue en novembre 1944. Moi, j’ai continué mon chemin. À mon retour d’Europe, j’ai tenté de reprendre contact avec Céleste. Mes lettres sont restées sans réponse.

En septembre 1973, un huissier est venu me convoquer à la lecture d’un testament. C’était celui de Céleste. On l’avait retrouvée nue, sur la plage, au pied du cap de la Pointe-à-Caillou, les membres disloqués. Elle avait sauté. Évidemment. Céleste ne pouvait pas ne pas décider du jour et de la manière dont elle quitterait ce monde. La nouvelle de sa mort m’a terrassé.

J’ai pris le train de nuit pour Sable-Rouge, quelques jours avant la date de la convocation du notaire. En descendant sur le quai de la petite gare, dès que l’odeur d’iode et de varech, si typique des marées d’automne, a pénétré dans mes narines, j’ai su que je ne repartirais plus jamais d’ici. Confiant, avec un généreux pourboire, mes bagages au chauffeur du taxi pour qu’il les laisse à l’hôtel, j’ai marché jusqu’à la poissonnerie. Au comptoir, une dame m’a souri. J’ai reconnu, sous les traits fatigués, l’adolescente qui rougissait quand, en commandant du homard, je disais préférer les femelles. J’ai pris un petit pot de bourgots marinés et j’ai continué mon chemin vers la plage. Là, ému d’entendre à nouveau le bruit du ressac, j’ai ouvert mon petit pot de bourgots. Le vinaigre m’a pris à la gorge. J’ai toussoté avant de fourrer un petit mollusque dans ma bouche. Le goût acide et salé, la texture à la fois tendre et caoutchouteuse du coquillage, le fait de me retrouver là après tant d’années, la lumière dorée de septembre dansant sur la surface si profondément bleue de la baie, les cris des goélands qui formaient une ronde anarchique au-dessus d’un couple de pique-niqueurs : je ne sais pas exactement ce qui en a été le déclencheur, mais j’ai été tout à coup submergé par une émotion si forte que j’ai éclaté en sanglots, le sel de mes larmes se mêlant à celui du bourgot dans ma bouche. J’ai pleuré comme ça, assis sur les galets, je ne sais combien de temps.

La mer, indifférente, descendait lentement vers son jusant. On avait agrandi le quai. Un grand cargo, battant pavillon grec, y était amarré. On y chargeait des piles de bois de sciage. Je distinguais, plus près du bord, quelques barges de pêche. Le long de la plage, les villas d’été étaient désertes. Certaines avaient disparu pour faire place à des unités de motels. C’était nouveau, à cette époque, et fort à la mode.

J’ai fini par me remettre en marche vers mon hôtel. Le grand Hôtel des Sables avait brûlé quelque part dans les années cinquante. On avait reconstruit à sa place une bâtisse plus moderne au cachet douteux. La rue principale avait été élargie pour laisser passage aux automobiles, de plus en plus nombreuses. Les beaux érables dont l’ombrage enjolivait mon souvenir avaient été coupés pour les besoins de la cause. Un poste d’essence remplaçait l’ancienne tannerie. Plusieurs des maisons au charme si pittoresque, avec leur grand pignon découpant le toit par le milieu, avaient été dépouillées de leurs bardeaux de cèdre peints en blanc, remplacés par un matériau plus moderne dont le seul mérite résidait dans le peu d’entretien qu’il nécessitait. En lieu et place des arbres avaient poussé des poteaux chargés de gros fils noirs qui sillonnaient le ciel au-dessus de ma tête. Les cris des goélands et le murmure du ressac étaient couverts par le bruit des moteurs. Une odeur de machine teintait les effluves iodés de la marée. Oui, Sable-Rouge avait enlaidi. Mais pas la mer, ni la montagne qui la surplombait, ni le ciel, ni le rouge des falaises. J’étais chez moi, ici. Je me sentais comme un bourlingueur enfin revenu d’un long périple. C’était ce que j’étais, en fait.

Le testament était bref. Céleste n’avait aucun héritier direct. Tous les membres de sa famille étaient disparus : sa mère était morte peu après la guerre et ses frères avaient tous succombé, l’un après l’autre, à des problèmes cardiaques. Elle avait donc choisi de me léguer, à moi, tout ce qu’elle possédait, c’est-à-dire la maison et le phare de la Pointe-à-Caillou, ainsi que les dépendances et tout ce que contenaient les bâtisses. J’ai réglé rapidement mes affaires en ville et je suis venu m’installer dans la maison de la pointe. J’ai remis le phare en marche pour le bénéfice des touristes qui se faisaient plus nombreux depuis que la route était asphaltée sur toute la péninsule.

Après toutes ces années à repousser le moment d’écrire, par crainte assurément des fantômes qui hantaient le fond de mon encrier, je me suis enfin permis de devenir, à cinquante ans passés, Justin O’Brien, l’écrivain bien connu, récipiendaire de nombreuses distinctions. Dans les douze mois qui ont suivi mon aménagement dans la maison du phare, j’ai fait ce petit roman, celui qui m’a consacré écrivain patenté, tu sais : Mademoiselle Personne. C’est sans doute lui qui t’a conduite jusqu’ici. Tu n’es pas la première.

Mais qui saura jamais ce qui s’est réellement passé dans la maison du phare, ce printemps-là ? J’ai vu Marie l’Indienne avec le Mauser fumant dans les mains. Mais est-ce que c’est vraiment elle qui a tiré ? Peut-être. Peut-être pas. On ne voit toujours qu’un côté des choses à la fois. Et la Lady Céleste ? Des vieux ont dû te raconter qu’on peut l’apercevoir au large, vers l’est, juste avant la tempête. Qu’est-il arrivé à cette goélette qui portait le nom d’une étrange jeune fille aux allures de lutin, et qui a fini par l’entraîner dans les abysses ?

Et puis… Est-ce vraiment important de savoir tout ça ? Peut-être que l’histoire est si belle parce qu’on ne la connaît pas tout à fait, justement. Finalement, je crois que ce que veulent les secrets, c’est tout simplement qu’on les cherche. Pas qu’on les découvre.

C’est Gisul’g qui a créé la grande muraille d’eau. C’était pour nous protéger des dangers venant de l’est. Netawansum connaissait les secrets des profondeurs de la mer et nous les a enseignés. Nous avons appris à marcher sur l’eau avec nos canots d’écorce, à fabriquer des filets pour saisir les poissons que Apaqt nous tendait. Ainsi, nous, le Peuple de la mer, jamais nous n’avons manqué de nourriture.

Mais Apaqt est une vieille femme rusée. Elle ne donne pas. Elle prête. Aussi nous devons accepter qu’elle nous enlève parfois l’un des nôtres. Elle doit manger à son tour, comme tout ce qui vit doit manger. Alors, de temps en temps, elle avale quelqu’un. Ce n’est pas grave. Bien sûr, nous pleurons notre ami, mais Apaqt ne fait que prendre son dû. Elle complète le cercle, comme tout ce qui se trouve sur la Grande Tortue en forme un, comme la Tortue elle-même est ronde.

Rien ne se termine jamais. Chaque fin est le début de quelque chose. C’est ainsi, et pas autrement, que cela doit être.