WILL

Mo tan apsgwai’p

Il y a beaucoup de choses que je ne sais pas.

Tu te tournes vers la mer et tu crois que les réponses vont en surgir, comme autant de souffles de baleines, mais tu te trompes. La mer n’apporte jamais de réponses. Les réponses, elles sont dans les questions. Puis, Jesus Christ, qu’est-ce que tu es venue chercher exactement ?

Des histoires de vaisseaux fantômes, il y en a tout le tour de cette péninsule. La Lady Céleste n’a rien de spécial à part la brièveté de sa chronique. C’est une histoire tellement courte, en fait, que ce conte-là pourrait passer pour moins crédible que bien d’autres. Le bateau des frères Cortereal, par exemple. Cinq cents ans d’apparitions au large de l’Île-aux-Oiseaux. Ça, c’est du solide. Par comparaison, le naufrage de la Lady Céleste, il n’y a même pas un siècle, fait encore figure de fait divers.

Il y a pourtant des gens qui l’ont vu, mon bateau, depuis le cap de la Pointe-à-Caillou. C’est pour ça que tu es venue visiter ce cimetière marin, non ? Ça t’a intriguée, ces récits de bonne femme. Tu as voulu voir les tombes. Céleste, Émile, Justin. Moi, ma tombe est au fond de la mer. Je repose à quelques milles nautiques au large du Cap-Breton. C’est là qu’ils ont attaqué. Nous avons été coulés, corps et biens, par des pirates, dans la nuit du 31 octobre 1923.

Le ciel couvert ne laissait pas voir les astres, mais la mer était calme, étrangement calme d’ailleurs en cette période de grandes marées. Comme si tout s’était mis en place pour attendre un événement inévitable. Tu crois à la fatalité ? Au destin ? Moi non plus. Et pourtant, Jesus, tout s’est enchaîné dans une logique implacable. Tout était en place pour que l’histoire aboutisse à ce naufrage absurde. Ils n’ont même pas pris la peine de voler la cargaison. Une vraie fortune pourtant, mille quintaux de belle morue séchée, bien translucide. Je me suis noyé sans avoir compris les motifs de cet abordage, avec le chien du bord qui s’agrippait à moi et que je n’ai pas eu le courage d’assommer. De toute façon j’allais mourir. À quoi bon ?

À cet endroit, l’eau est très froide. Sa température avoisinait le zéro cette nuit-là. Nous avons perdu conscience très vite, comme des enfants dans les bras de leur mère. Je me souviens d’avoir pensé à ma mère, justement. Je me suis dit que je retournais dans son ventre et que tout était bien. Plusieurs détails me sont restés en mémoire. Surtout des sons. Le silence étrange qui a suivi la disparition de la barge des pirates, avalée par la nuit. Le clapotis de l’eau sur les débris de ma Lady Céleste, affreusement démembrée. Le choc sourd du hunier détaché du pont et qui se cognait contre un baril. Les pleurs du chien. Les voix de mes gars s’éteignant une à une sur des Ave de plus en plus faibles, à mesure qu’ils s’engourdissaient pour de bon. Je crois bien que je suis mort le dernier.

En vrai capitaine.

Rien ne me destinait à cette carrière, tu sais. J’aurais dû être cultivateur comme mon père, ou pêcheur. Gardien de phare, à la limite, comme mon frère Jack. Mais capitaine de goélette, à la tête d’un commerce de morue, c’était un rêve que pas un Gaspésien de souche ne s’autorisait à caresser, même au plus secret de sa pensée. Le monopole des Jersiais était tellement bien établi qu’il semblait parfaitement immuable. Les gens naissaient, entraient dans le cycle installé par les armateurs étrangers, se tuaient au travail et mouraient esclaves sans même qu’on leur fasse la grâce du cercueil. Car c’était un esclavage, ça. Christ de Christ, tu ne me feras pas accroire que ce n’en était pas un.

Tu prenais la mer à quatorze, quinze ans, souvent même avant, tu jiggais la morue l’après-midi jusqu’au coucher du soleil avec la boëtte pêchée le matin, tu revenais au quai faire peser tes prises et quêter de quoi vivre en échange. Le gars de la compagnie te donnait, en anglais et en arrondissant au plus bas, le poids de ta journée de travail sous forme de tickets qui ne pouvaient s’échanger qu’au magasin de la compagnie où on te vendait, en anglais et à un prix vilement fixé par eux, la farine, le lard, les pois et la mélasse qui faisaient ton ordinaire. Ton travail ne pesant pas assez lourd sur leurs balances, tu finissais par faire des dettes. On créditait alors la farine, le lard, les pois et la mélasse sur ta prochaine saison de pêche. Au printemps suivant, tu te trouvais donc obligé de reprendre la mer pour rembourser tes dettes, et tu sortais ton fils de l’école parce que ton ouvrage ne suffisait plus à nourrir la famille qui s’agrandissait grâce aux bons conseils du curé. C’est comme ça que les pêcheurs, de génération en génération, sont demeurés prisonniers de ce cercle infernal. Il a fallu bien du courage aux créateurs des premières coopératives pour tenir tête aux Jersiais. Il y a eu des incendies d’entrepôts, des barges coulées, bon nombre de bagarres. Et le naufrage de la Lady Céleste.

Certainement. Qui d’autre que les Jersiais aurait eu intérêt à voir disparaître cette cargaison ? C’était un moyen fort efficace de décourager les pêcheurs qui avaient mis leurs barges à mon service en échange d’un pourcentage des profits. Moi coulé, ces pauvres gens se retrouvaient encore plus à la merci des compagnies, réduits à mendier un peu d’ouvrage. Mais c’est fini, maintenant, le temps des armateurs étrangers. Trop tard, bien sûr. Ils n’ont pas eu trop de mal à lâcher prise, les patrons. Leur fortune était faite. Le poisson n’était plus au rendez-vous. Ils avaient bien dû s’en apercevoir, eux, ils tenaient des comptes bien serrés, ils avaient dû voir que les stocks faramineux des débuts s’étaient rétrécis comme des peaux de chagrin. Pauvre péninsule. À peine affranchie et forcée de constater que la misère lui collait dessus malgré tout et pour toujours, d’une manière ou d’une autre.

Ma famille n’a pas échappé à cette fatalité. La pauvreté dans laquelle nous vivions à peu près tous, en ce temps-là, a décimé mes frères et sœurs aussi sûrement qu’elle l’aurait fait en plein Moyen Âge. Tu t’es sans doute rendue au phare, sur la pointe, avec la petite maison. C’est là qu’habitait Jack McBrearty, mon frère cadet. En 1923, quand je suis revenu à Sable-Rouge, nous étions, lui et moi, les derniers enfants vivants de John et Grace McBrearty, les sept autres ayant succombé tour à tour à divers mauvais pas. La grippe espagnole avait emporté un garçon et une fille, respectivement âgés de huit mois et sept ans, Thomas et Jane. Maureen, ma sœur aînée, était morte en donnant naissance à son premier enfant. La sage-femme, qui habitait à huit milles de la maison, avait fait le chemin à la lanterne, guidée par un garçon de douze ans terrifié — mon frère Jack. Lorsqu’ils étaient arrivés, mon beau-frère, un des fils Greene, les attendait, les yeux noyés d’incompréhension et de douleur, en tenant un paquet de linge souillé dans ses bras. L’enfant non plus n’avait pas survécu. Le plus vieux de mes frères, Danny, avait perdu la vie à la suite d’une mauvaise blessure qui s’était infectée : au moulin à scie, on était payé au rendement, et il avait voulu aller trop vite ; la machine lui avait entaillé le poignet si profondément que l’os avait été entamé. Ce jour-là, le ramancheux était parti voir un malade à une trentaine de milles de là. C’était un été chaud et humide, où les insectes avaient proliféré comme une peste. Au retour du ramancheux, plusieurs jours plus tard, la blessure était déjà prise par la gangrène et mon frère délirait de fièvre. Le vieux bonhomme, qui en avait vu d’autres, avait déclaré qu’il n’était même plus utile d’amputer, prononcé la prière des mourants et s’en était retourné en promettant d’envoyer le prêtre, s’il le voyait. Ma jeune sœur de quinze ans, Kathleen, réputée pour la pureté de sa voix qui faisait la joie des fidèles à la grand-messe, s’était cassé le cou en tombant de la falaise. À cause de sa mélancolie notoire, certaines mauvaises langues ne se sont pas privées d’insinuer par la suite qu’elle l’avait fait exprès. Enfin, à un an d’intervalle, deux petits bébés mâles étaient partis si peu de temps après leur naissance qu’on avait à peine eu le temps de les baptiser ; tous les deux se partagent pour l’éternité le même prénom : James. Après ces deux derniers deuils, ma mère s’est pratiquement changée en pierre. Elle n’a plus jamais adressé un sourire à personne.

Jack possédait le même tempérament sombre que notre sœur Kathleen, préférant la solitude à la compagnie de ses semblables, avec lesquels il se sentait toujours emprunté et maladroit. Comme moi, il était roux et doté de grandes mains ainsi que de larges épaules, mais là s’arrêtait la ressemblance. Autant j’étais entreprenant, toujours à échafauder des projets — dans notre enfance, j’étais l’initiateur de toutes les aventures —, autant Jack était contemplatif et défaitiste, s’avouant vaincu au moindre écueil. À trente ans, le travail tellement routinier de gardien de phare le satisfaisait. Il vaquait à ses occupations toute la semaine, fidèle comme une horloge, cultivait l’été un petit potager, tendait quelques collets en toute saison. L’hiver, il fallait rester vigilant tout de même au cas où, mais la navigation devenait inexistante, laissant Jack très souvent désœuvré. Alors il s’était mis à lire.

Il lisait des livres sur la géologie qu’il faisait venir par bateau, l’été, de Montréal et même de Boston ou de Halifax. Il connaissait par cœur les noms de chacune des roches du littoral, et aussi de celles qui formaient le cœur de la montagne. On le voyait marcher sur la grève à l’aurore et au crépuscule, au moment où la lumière oblique permet de mieux distinguer les variations de couleur et de luminosité des pierres. Il se penchait, mirait un petit objet dans le soleil, puis le fourrait dans sa besace ou le jetait à la mer.

À mon retour d’Europe, sa passion pour les cailloux était devenue notoire, si bien que les villageois le surnommaient naturellement… Caillou. Le phare à Caillou, la maison à Caillou, même carrément la Pointe-à-Caillou sont devenus les noms familiers par lesquels on désignait les lieux où il vivait. Son passe-temps a jusque fini par modifier la toponymie.

On ne lui connaissait pas de fiancée : il était vieux garçon. Cependant, comme il lui arrivait de remonter la Rivière-aux-Saumons en compagnie des Micmacs à la recherche de géodes, et qu’il avait développé quelques sympathies parmi les Indiens qui habitaient à l’embouchure, on le soupçonnait de courir la sauvagesse. Je sais bien comment pensaient les bonnes gens du village : « Tant mieux. De cette façon, il laisse tranquilles les filles à marier des familles respectables. » Je riais dans ma barbe : ces mauvaises langues avaient en partie raison, mais elles ne s’en doutaient guère. Il avait une blonde, mon frère, et d’une certaine manière il courait effectivement la sauvagesse.

Il fréquentait une jeune fille qui vivait au village, avec la famille Dugas, de qui j’ai acheté la Lady Céleste. On l’avait élevée avec la jeune Céleste, qui la considérait comme sa sœur. Mais on la laissait beaucoup plus libre. Il lui arrivait d’aller faire des séjours parmi les siens, où elle avait, ai-je compris, encore sa grand-mère. Jack et elle s’étaient rencontrés là-bas. Par la suite, elle le rejoignait sur la plage et l’accompagnait dans sa quête de cailloux. Elle s’appelait Marie. Marie Condo.

Tout le monde, sauf Céleste, l’appelait Marie l’Indienne. Je ne l’ai pas rencontrée bien souvent. Elle était grande et possédait des mains qui auraient fait l’envie de bien des hommes. Très typée, sa peau de cuivre contrastait cependant avec la couleur de ses yeux, d’un vert très pâle. Assurément, elle n’avait pas que des Indiens dans son lignage. Le bruit courait d’ailleurs que Georges Dugas l’aurait eue avec une fille de l’Anse et qu’il l’aurait recueillie après la mort de sa mère. C’est possible. Moi, je m’en fichais. Ce qui comptait, c’est qu’elle rendait mon frère heureux. Avec elle, il riait. Il parlait, lui si taciturne. Il l’emmenait chasser, il la laissait utiliser le Mauser 1918, un souvenir de guerre, que je lui avais donné avec une bonne quantité de cartouches. Il le gardait accroché au-dessus de la porte de la cuisine, le chargeur toujours plein. Au cas où, disait-il. C’était une arme redoutable : on disait que ses cartouches étaient capables de percer la paroi d’un tank. Un orignal ou un caribou, touché par une de ces balles, mourait sur le coup, percé de part en part. Jack était très fier de ce cadeau.

À part Marie, personne n’allait lui rendre visite, sauf moi, qui venais boire mon thé avec lui. J’ai pris l’habitude, cet été-là, de le faire tous les jours en rentrant de la pêche, avant de revenir au Cap-Irlandais, auprès de Colleen, mon épouse, qui m’avait suivi depuis l’Angleterre. Je lui racontais ma pêche, rêvais tout haut du grand voyage que ferait ma morue sur la Lady Céleste, promettais de partager ma richesse et de lui rapporter d’Europe de merveilleux ouvrages sur la géologie. Jack parlait peu, opinait parfois d’un grognement, en plongeant son nez dans la tasse fumante. Il ne se plaignait pas du tout de son grand état de solitude. Au contraire : cela lui convenait parfaitement.

Or, apparemment, il était une autre personne à qui cet isolement convenait parfaitement. C’était au pied de cette falaise qu’elle venait se baigner chaque matin, justement parce qu’elle savait, sans doute, que nul ne pourrait l’y observer, étant donné que Caillou vivait seul, qu’il n’avait jamais de visite et qu’il ne s’intéressait pas aux gens de toute façon. Elle devait donc se sentir parfaitement à l’aise d’ôter tous ses vêtements sur la grève et d’entrer dans l’eau toute nue pour sa baignade quotidienne. Elle. Céleste.

Il arrivait, pour diverses raisons, que je passe la nuit chez Jack. Cap-Irlandais se trouvait à une bonne distance du port, et parfois mes affaires me demandaient de me trouver très tôt au village. Ce matin-là, comme d’habitude, je suis sorti pisser peu après le lever du soleil. Je me tenais debout sur le cap, savourant la sensation libératrice, les yeux encore à moitié collés. J’ai entendu un clapotis. J’ai cru à un phoque égaré, je me suis avancé pour voir et j’ai vu… Jesus Christ… une sirène. Déjà que, depuis notre rencontre près de la goélette, depuis que je la voyais m’épier, assise sur son billot, j’avais du mal à me l’ôter de la tête.

Oh ! comme j’ai voulu chasser cette image ! Céleste, nue, sortant de la mer dans la lumière de l’aube, telle une déesse naissante. Elle s’est dépliée comme une vague à l’envers, toute blanche, auréolée d’écume. Oh, la découverte, la silhouette fluide se déroulant dans la pénombre, les cuisses rondes, les pieds menus sur les galets. Elle s’est retournée vers la mer pour se sécher avec une couverture de laine, j’ai contemplé le dessin des épaules déliées, la surface parfaite du dos, la plénitude des fesses. Au moment où elle s’est penchée pour essuyer ses pieds, j’en étais à me mordre la bouche pour ne pas gémir. Je me suis enfui.

Par la suite, il m’est arrivé bien des fois de l’épier, dissimulé derrière les épilobes qui bordaient le cap. Je m’émerveillais de sa grâce, détaillais la couleur de sa peau, le jeu de la lumière rose sur ses cheveux, j’écoutais d’une oreille attendrie les petits chantonnements qui lui échappaient tandis qu’elle s’essuyait au sortir de l’eau. Puis, je n’ai plus pensé qu’à elle. C’était cette taille, ces épaules, ce cou, ces fesses menues et rondes, ces petits seins pointus que je touchais, la nuit, les yeux grands ouverts, couché à côté du corps sec de ma femme. Il m’arrivait de m’éveiller, encore tremblant, le caleçon trempé, la tête pleine d’images obscènes qui s’évaporaient rapidement. « Jesus… » murmurais-je, puis je changeais de caleçon et je retournais terminer ma nuit auprès de Colleen. Pauvre Colleen. Elle n’a jamais su. Puisque je ne suis jamais revenu. Au départ, je ne voulais rien savoir de la pêche, ni de la terre. J’étais doué à l’école. J’ai montré des signes de vocation, on m’a donné la chance de faire des études. Je suis allé au Nouveau-Brunswick parce qu’il n’y avait pas de collège catholique assez près de chez nous. J’ai fait mon cours classique et j’ai poursuivi en droit à l’université après avoir « découvert » que je n’avais pas la vocation. Je voulais pratiquer le droit maritime. Travailler pour les gros armateurs qui venaient mouiller au port de Gaspé. C’est ce que j’ai fait durant sept ou huit ans. Je ne m’intéressais pas aux filles. Ni aux garçons. Je travaillais dur. Et je lisais. Marx. Engels. D’autres. L’idée d’une coopérative de pêcheurs germait dans mon esprit, je trouvais des moyens juridiques implacables pour bloquer toute tentative de la part des Jersiais de faire avorter ce projet. J’envisageais de monter un réseau de coopératives de pêcheurs et d’agriculteurs qui se serait étendu à toutes les provinces maritimes. Puis la guerre est arrivée. J’avais vingt-huit ans, j’étais célibataire, je cherchais un moyen peu onéreux d’aller en Europe étudier le fonctionnement des marchés. Je me suis engagé.

Par un de ces hasards incroyables qui alimentent les superstitions, je me suis trouvé dans la même compagnie qu’un des neveux des grands patrons jersiais. Il s’appelait Ronald. Il connaissait bien Sable-Rouge, étant venu y faire des séjours plus d’une fois. La tranchée efface les différences sociales. Dans la tranchée, tout le monde partage la même boue, les mêmes poux, la même chiasse. La même terreur. Ce village que nous avions en commun nous a rapprochés, nous qui aurions dû, dans une autre vie, entretenir des rapports de maître et d’esclave. Le grand Ronald boutonneux, maigre, au teint blême sous sa tignasse noire, est devenu le protégé du petit Will rouge et costaud.

Comme il avait peur ! Moi aussi, j’avais peur. Nous avions tous peur, Jesus. Les obus, les mitrailleuses, les rats, la pluie, le froid, les relents de viande putréfiée, les cris et les pleurs des hommes éventrés appelant leurs mères, comment décrire tout ça ? Comment trouver les mots pour que tu comprennes ce que c’était que de vivre dans un trou de boue, entassés les uns sur les autres, dans le vacarme quasiment incessant où se confondaient les armes et le tonnerre ? On devenait fous, à force. On ne pensait plus qu’à une chose : sortir de cette fosse commune au plus vite, coûte que coûte. On a vu plus d’un homme jaillir en hurlant de sa tranchée pour se mettre à courir, toujours en hurlant, tout droit vers l’ennemi, les bras en l’air. En fait, on aurait bien plus de raisons de s’étonner devant le nombre de ceux qui ont tenu le coup, je veux dire, qui sont restés sensés.

Quand Ronald est sorti de la tranchée, j’ai été totalement pris par surprise. Rien n’avait pu me laisser croire qu’il préparait quelque chose. C’était sûrement un coup de tête. Un accès de folie. Toujours est-il qu’il a poussé un grand cri, qu’il s’est donné un bon élan en s’appuyant sur mon épaule droite et qu’il a bondi hors du trou, à un moment où nous essuyions des tirs ennemis particulièrement nourris. J’ai appelé son nom, mais il n’a pas réagi. Il ne pouvait probablement pas m’entendre, avec le vacarme. Il courait. D’où j’étais, je pouvais l’apercevoir en me haussant un peu, mais pas trop. Les balles pleuvaient dru et soulevaient à l’atterrissage des nuées boueuses qui m’empêchaient de bien voir. Il a couru comme ça sur une cinquantaine de pieds, je ne suis pas sûr, pas bien loin en tout cas. Puis tout a ralenti. Il s’est arrêté soudainement, retenu par un mur invisible. Il a trébuché, il a fait encore un pas ou deux, puis il est tombé à genoux. Ensuite il s’est affaissé, très lentement, comme si quelqu’un l’avait tenu par les épaules. Il est resté là, recroquevillé comme un enfant surpris en plein jeu par le sommeil, le ventre sur ses cuisses repliées.

Je ne sais pas ce qui m’a pris alors. J’ai sauté à mon tour hors du trou pour aller le chercher. J’entendais les autres hurler derrière moi, les balles qui passaient de chaque côté de ma tête. J’ai senti deux ou trois griffures de chat sur mes bras et mes jambes, mais cela ne me faisait pas vraiment mal. J’ai pris Ronald dans mes bras et je l’ai ramené en marchant tranquillement. Il vivait encore quand je l’ai déposé par terre. Quelqu’un avait pris une couverture et l’avait mise là. Tout le monde avait cessé de tirer. Les camarades se tenaient autour, accroupis, silencieux. Peu importait l’absurdité de ce que je venais de faire. De toute façon, la raison, il y avait un moment qu’elle n’était pas venue nous rendre visite. J’ai mis ma main sur le front de Ronald. Il me parlait. Il voulait que je dise quelque chose à sa mère. J’ai ouvert la bouche pour lui assurer que je le ferais, mais je n’ai pu prononcer un mot. Ma bouche était pleine de liquide. Cela coulait sur mon menton. J’ai passé mes doigts dessus pour voir ce que c’était. Du sang. C’est à ce moment-là que j’ai perdu conscience.

Je me suis réveillé en Angleterre. J’ai bien eu quelques instants de lucidité entre la tranchée et l’hôpital, mais je ne m’en souviens plus. Il paraît que c’est le cerveau qui protège les gens du souvenir d’une trop grande douleur. C’est possible. La machine humaine est bien faite.

Quand j’ai ouvert les yeux pour de vrai, avec toute ma tête derrière, il y avait un homme à mon chevet. En me voyant bouger, il a bondi.

— My Goodness, s’est-il écrié, he’s awake !

Puis il s’est agenouillé près de moi et s’est mis à parler sans arrêt, s’arrêtant de temps à autre pour essuyer une larme. J’ai compris, à travers ces effusions, qu’il s’agissait du père de Ronald et qu’il me remerciait de lui avoir ramené le corps de son fils. Quelqu’un avait dû lui raconter toute l’affaire, parce qu’il émaillait son discours des mots hero et honor, et aussi For God’s mercy, there was an angel in this hell.

Il est revenu chaque jour de ma convalescence, qui a duré plusieurs mois. Quand j’ai été remis, il m’a amené à Liverpool, où nous avons rencontré le grand patron des armateurs jersiais. On m’a demandé si je connaissais le commerce de la morue, j’ai résumé ma carrière dans le droit maritime. On m’a offert un poste de conseiller juridique, que j’ai accepté, rien ne m’appelant à revenir chez nous. Et puis, je savais que les Jersiais n’engageaient jamais de catholiques — qu’ils méprisaient — aux postes importants. C’était une douce revanche.

J’ai travaillé à Liverpool durant près de cinq années. Entre-temps, j’avais épousé Colleen O’Neil, la petite infirmière irlandaise qui avait pris soin de moi à l’hôpital. Mon séjour forcé auprès d’elle nous a paru suffisamment long pour tenir lieu de fréquentations et nous nous sommes mariés en novembre 1918, juste après l’armistice. Nous habitions, non loin des docks, un petit logement fourni par la Compagnie. Colleen, toute petite bonne femme énergique, efficace, pleine de bon sens, drôle… J’ai tant rêvé de tenir son corps menu et rond, de couvrir ses fesses de mes mains, de la ployer sous moi… Quelle déception. La nuit de noces a été une catastrophe. Personne ne l’avait prévenue de ce qui allait se passer. Moi, j’ai cru qu’avec tout ce qu’elle avait pu observer dans cet hôpital militaire, elle était bien délurée. Or, il n’en était rien.

Jesus ! Quand elle m’a vu tout nu, avec ce que tu peux deviner que l’envie d’elle me faisait, elle s’est mise à pleurer. Elle n’a pas voulu que je l’approche tant que je n’ai pas été rhabillé. Nous avons fini par nous endormir côte à côte, bien chastement. Le lendemain matin, elle a couru se confesser. Probablement que le curé qu’elle a vu lui a donné des conseils matrimoniaux, parce que, le soir, quand je suis monté la rejoindre, elle m’attendait, la chemise relevée sous les couvertures. Je l’ai caressée doucement, j’ai essayé de l’aider à se détendre, je voulais qu’elle ait envie de moi comme j’avais envie d’elle. Mais elle repoussait ma main de sa poitrine, elle tournait la tête pour échapper à ma bouche si mon baiser se faisait trop insinuant. Je l’ai prise par dépit. Elle gardait les yeux fermés, le visage crispé, elle s’agrippait à mon dos mais pas par plaisir. Son sexe était tellement sec, Christ de Christ, ça m’a fait mal à moi aussi. Mais elle… Quand je l’ai regardée à nouveau, de grosses larmes tombaient de ses yeux encore fermés. Elle a laissé tomber ses bras sur le drap et a détourné son visage de moi. J’ai compris le message. Je me suis levé et je suis descendu à la cuisine pour la laisser se laver tranquille. Je l’entendais sangloter tandis qu’elle vidait l’eau tiède du broc dans la cuvette de faïence. J’ai dormi dans le fauteuil du salon.

J’ai cru bon ensuite de ne plus la toucher. Je devinais qu’il y avait, sous cette terreur que Colleen manifestait envers l’acte conjugal, un événement de son enfance, une chose terrible et noire qui la hantait. Je n’ai jamais su ce que c’était. Nous ne parlions pas de cela. Personne n’en parlait de toute façon. Christ, on n’osait même pas se montrer tout nus ! Ça fait que c’est resté comme ça. Au début, je pensais même que je ne la toucherais plus jamais, je me disais que Liverpool ne manquait pas de putes et que j’irais me soulager de temps en temps.

Mais c’était compter sans le curé. Colleen était une vraie grenouille de bénitier. Toujours fourrée à l’église, en train de se confesser, de réciter son chapelet, je ne sais pas quoi encore. J’avais bien constaté sa piété à l’hôpital, je la voyais prier pour moi, le bon Dieu intervenait pratiquement toutes les fois qu’elle m’adressait la parole. Mais je mettais ça sur le compte de sa bonne éducation de catholique irlandaise. Sauf que j’ai vite constaté qu’elle en faisait carrément une maladie. Elle ne prenait aucune décision sans d’abord en parler au curé. Je la laissais faire, mais pour moi, le bon Dieu, il avait pris le large avec ce que j’avais vu dans les tranchées. J’allais à la messe, je communiais et je me confessais à Pâques, tout cela sans conviction, rien que pour faire plaisir à ma femme. J’imagine que sa manie du confessionnal avait quelque chose à voir avec la cause de son dégoût du corps de l’homme. Peut-être aussi que là se trouvait la raison de son exil en Angleterre, loin de sa famille. Avait-elle fui quelque chose ? Ou quelqu’un ?

By the way , pour en revenir au curé, il a sûrement fait la leçon à Colleen, parce que, quelques semaines après cette nuit de noces désastreuse, elle a fait quelque chose de très surprenant. Je venais juste de me coucher à ses côtés, en prenant grand soin de ne pas la réveiller, car je croyais qu’elle dormait. Mais elle ne dormait pas. Sans dire un mot, elle s’est redressée et s’est mise à califourchon sur moi. Elle me regardait. Son visage était dur, fermé, ses mâchoires crispées. Se soulevant à demi, elle a empoigné ma verge et a tenté de la mettre en elle. Mais la surprise — ou était-ce l’absence de tendresse ?

— m’enlevait mes moyens. Alors, fermant les yeux, ses traits toujours aussi marqués par une espèce de détermination froide, elle a saisi ma main droite pour la placer sur sa poitrine et s’est mise à monter et descendre la sienne autour de mon membre jusqu’à ce que je durcisse. Là, elle s’est enfilée dessus et a entamé un va-et-vient énergique qui s’est arrêté quand elle a été certaine que je m’étais bien vidé en elle. Elle a répété ce manège les trois soirs suivants, puis plus rien. Jusqu’au mois d’après. Eh, oui. Il fallait peupler la Terre de bons petits catholiques. Dans ce dessein, Colleen appliquait à la lettre les préceptes enseignés par son curé.

Ainsi, durant les six années qu’a duré notre mariage, ma femme s’est-elle appliquée à devenir enceinte, sans succès. Sans tendresse ni plaisir. Était-ce possible ? Dieu sanctifie-t-il les unions sans âme ? Mais oui. Tant d’enfants nés du viol de leur mère en témoignent. L’un de nous deux était stérile. Je ne peux pas dire que ça me faisait bien de la peine, anyway. Peu à peu, je crois que Colleen a éprouvé de plus en plus de dégoût envers ma personne. Je comprends que j’étais pour elle l’incarnation d’une obligation humiliante à laquelle elle s’astreignait chaque mois comme à une véritable dégradation. Le froid s’est installé entre nous. Le silence a pris ses aises. Quand nous sommes arrivés à Sable-Rouge, nous étions devenus des étrangers. La Compagnie jersiaise me payait bien pour mon travail. Mieux qu’elle aurait dû, je crois. On m’octroyait un genre de traitement de faveur en tant que héros de guerre de la famille, ou quelque chose comme ça. Toujours est-il qu’en cinq ans, j’ai réussi à mettre de côté un joli pécule, quelques milliers de dollars que j’avais, dès le départ, l’intention de mettre à profit.

Tout ce temps-là, je n’avais pas oublié mon rêve de coopérative de morutiers. C’est comme ça qu’en 1923, j’ai annoncé à mes patrons que je retournais vivre au Canada. Ils ont bien tenté de me convaincre de rester, ils m’ont fait miroiter des promotions, des primes, mais mon rêve se dessinait maintenant si nettement dans ma tête que plus rien ne m’aurait fait reculer. Ils ont malgré tout tenu à me donner une prime de départ assez substantielle. S’ils avaient su ce que je m’en allais faire là-bas, auraient-ils agi de même ? Ça m’étonnerait. Je leur avais dit que je m’en allais reprendre la terre de mon père et que Colleen avait besoin de l’air pur de la campagne. Ils m’ont cru et je suis parti, non seulement avec leur bénédiction, mais aussi avec tous leurs vœux de réussite.

La veille du départ, le soir venu, Colleen est allée chercher du courage auprès de son cher curé. Durant la soirée, le père de Ronald est venu me rendre visite. Il portait un paquet long et mince, ficelé dans du papier kraft, qu’il a déposé par terre à côté de la porte. Nous avons vidé quelques verres. Il m’a parlé de son fils. Je l’ai écouté. Au moment de nous faire nos adieux, il a saisi le paquet et me l’a mis dans les mains en disant :

— Take this with you. That’s a souvenir. An officer sold it to me. It’s for you to remember what you did. God bless you.

Et puis il est parti.

J’ai tenu longuement le paquet, très lourd, dans mes bras avant de l’ouvrir. L’émotion me serrait la gorge. Les paroles du bonhomme m’avaient touché. Les souvenirs affluaient en rafale : la tranchée, le jeune Ronald qui s’en échappait en hurlant, le sifflement des balles. Je me suis mis à pleurer. J’ai défait l’emballage très lentement pour découvrir, à la fin, ce que j’avais déjà deviné. C’était un fusil allemand. Un Mauser. Calibre 13. Le modèle 1918, celui que les Boches avaient surnommé Tankgewehr, le fusil à tanks, parce que, justement, il avait la réputation de traverser les parois des blindés. Il pesait très exactement trente-sept livres et six onces. Mais tandis que je le serrais dans mes bras en sanglotant, son poids était le même que celui de Ronald quand je le ramenais dans la tranchée. Je pleurais encore quand Collen est revenue. Ces larmes-là, pour moi, c’étaient des larmes en eau de Javel, Christ ! Parce que le lendemain, j’étais un homme nouveau.

Quand nous nous sommes retrouvés sur le pont du transatlantique qui faisait la liaison Liverpool-Montréal, je n’étais plus un conseiller en droit maritime. Je savais ce que je m’en allais faire à Sable-Rouge. Je savais comment j’allais procéder. J’étais déjà, de toute mon âme, capitaine de goélette et à la tête d’une coopérative de morutiers indépendants.

Nous sommes descendus du train, fourbus, dans le petit matin de ce début de l’été 1923 qui allait être mon dernier. Mon frère Jack nous attendait à la gare avec son boghei. Il a été très cordial avec Colleen, nous a annoncé que nous dormirions au phare ce soir-là et que nous nous rendrions à Cap-Irlandais dès le lendemain.

— Tu prendras le boghei, m’a-t-il dit, moi, j’en ai pas vraiment besoin.

Puis il a claqué la langue pour faire avancer son cheval, un robuste petit hongre canadien. Nous avons descendu la rue de la gare. Derrière nous s’étalaient les coteaux du flanc de la montagne, verdoyants prés fleuris que je savais gorgés de petites fraises des champs qui seraient bientôt mûres. Les prés où broutaient quelques vaches étaient séparés les uns des autres par de longues clôtures en lisses de cèdre. Ces lots-là, pour la plupart, appartenaient aux mêmes familles depuis plus d’un siècle. Le soleil oblique du matin teintait la montagne de rose. L’air embaumait le mélilot, le foin frais coupé et l’iode. J’ai fermé les yeux avant de me retourner vers la mer. MA mer. Elle était là, avec ses reflets rose et or sur la mouvance bleu foncé de l’eau, avec l’Île-aux-Oiseaux au large, et le quai, et les barges des pêcheurs qui jonchaient la plage de galets. Les bandes criardes de goélands qui zébraient le ciel. J’aimerais avoir les mots, Christ. Je n’ai jamais été bon pour décrire les choses avec des mots, surtout en français. Mais tu comprends, tu l’as devant les yeux, la mer, anyway.

Nous descendions la côte au pas. Mon frère me connaissait, il savait dans quel ravissement je me trouvais. Colleen ne parlait pas, pincée. Après Londres et Liverpool, ce petit village côtier lui apparaissait comme une chute. Elle était convaincue que je la menais tout droit à la famine. Elle avait beaucoup maigri. La petite femme enjouée aux formes pleines que j’avais épousée était devenue une mégère desséchée. S’il y avait eu de l’amour entre nous, le souvenir même s’en était estompé. J’aurais tellement voulu pouvoir partager avec elle la joie folle où me plongeait la vue de ma chère baie. Elle gardait les yeux obstinément fixés devant elle, le visage sans expression, les mains étroitement croisées sur les genoux, enfermée dans son silence. Mon Jesus Christ de mariage était un désert de solitude. Je crois que c’est pire d’être tout seul à deux que d’être seul tout seul. J’ai soupiré avant de me tourner vers le côté droit du boghei pour ne plus la voir.

Puis c’est là que je l’ai aperçue pour la première fois. La Lady Céleste. J’ai vu les mâts d’abord, un beau hunier, puis la misaine. À voir la hauteur de ce hunier, ce bateau devait faire au moins quatre-vingts pieds de long. Ma gorge est devenue soudain très sèche.

— Arrête, ai-je dit à Jack, arrête-toi ici.

Je n’ai pas écouté Colleen qui protestait qu’on n’arriverait jamais si on s’arrêtait à toutes les stations comme ça. J’ai sauté en bas du boghei et j’ai couru comme un jeune homme vers l’objet de mes convoitises, laissé en cale sèche derrière la maison qui occupait le coin de la rue, face à la mer et au chemin principal, qu’on avait élargi depuis mon départ. Une belle grande fille élancée, taillée pour la course, mais solide, massive en même temps. Il devait bien tenir un bon millier de quintaux là-dedans. Je suis remonté dans le boghei, le souffle court. J’avais pris du ventre en Angleterre.

— C’est à qui ? ai-je demandé à Jack.

— C’est Georges Dugas, tu sais, le pêcheur-menuisier, qui l’a faite. T’étais plus par icitte depuis un bout de temps. C’est un beau bateau.

— Un beau bateau ? C’est un miracle, tu veux dire. Elle a navigué pas mal ?

— Non. Elle a jamais été à l’eau.

— Comment ça ? Un beau bateau de même…

— Ti-Georges est mort, il venait juste de la baptiser. Ça sentait encore la rip sur le pont quand il s’est noyé, lui pis son petit gars.

— Noyés ?

— Ouais. Juste en finissant de pêcher la boëtte pour l’après-midi. Le petit est tombé à l’eau. Le père a plongé pour le ramener. C’est le capitaine Martin, qui était avec eux autres, qui les a ramenés, morts tous les deux.

— Ça fait longtemps ?

— Oh… Ça doit ben faire cinq, six ans. Vers la fin de la guerre, dans ces eaux-là.

— La veuve, elle a pas vendu le bateau ?

— La fille voulait pas, ç’a l’air.

— La fille ?

— Ouais. Il avait six gars pis une fille. Tu te rappelles pas d’eux autres ?

Je me rappelais bien avoir commandé pour mon père un châssis de fenêtre ou deux, mais j’avais alors fait affaire avec le chef de famille, pas avec les enfants.

— Comment ça, la fille voulait pas ?

Je savais que mon frère détestait parler, et je sentais qu’il allait bientôt me fermer le clapet, mais cette histoire m’intéressait au plus haut point. Il me fallait ce bateau. J’en étais fou. Déjà.

— Oh, je sais pas toute l’histoire, c’est compliqué, a dit Jack avec un vague geste de la main. Je sais que Dugas, il était ben entiché de sa fille. Il l’appelait sa lady, elle le suivait partout comme un petit chien. C’est pour elle, le nom du bateau, tu vois. Quand son père est mort, la petite, elle a viré comme folle. Depuis ce temps-là, tant qu’il fait beau, elle couche dans son bateau. Mais, de toute façon, c’est pas la seule affaire qu’elle a de bizarre, cette enfant-là. Tu vas sûrement la voir à un moment donné, elle passe souvent ses journées à lire sur la plage. Il y a toujours le fils Bourgeois qui traîne avec elle. J’ai entendu dire qu’il y avait du mariage dans l’air.

— Les Bourgeois de la scierie ?

— Ouais. C’est un gros moulin, astheure. Ils font ben de l’argent.

— Ça fait que, la veuve Dugas, elle veut pas vendre son bateau ?

— Bah… Moi, je suis pas au courant de rien. Tu serais aussi ben d’aller voir par toi-même.

C’était sa façon de clore le sujet.

J’ai fait les choses comme il faut. Je suis allé parler à la veuve Dugas à la sortie de la messe, le dimanche suivant. Je lui ai offert deux mille piastres pour sa goélette, à condition qu’elle soit en état de prendre la mer. C’était une grosse somme pour une veuve avec des enfants encore à la maison. On pouvait vivre un bon bout de temps avec un montant comme ça, dans le temps. Elle m’a dit de passer le lendemain à l’heure du thé.

Après le souper, donc, que j’ai pris avec Jack à la Pointe-à-Caillou, je me suis mis en marche. J’en avais pour une petite heure, et j’en ai profité pour me refaire la carte intérieure de ce paysage où j’avais passé mon enfance et les étés de ma jeunesse. De la pointe, qui se terminait par une espèce de pic, on apercevait tout le dessin de la petite anse où se nichait le village, avec en son centre l’église, et juste en face de celle-ci, le long banc de sable au bout duquel on avait construit les installations portuaires. Le soleil jaune obliquait dans le ciel de juin. Sur cette toile bleu foncé se détachait la silhouette d’un goéland solitaire glissant sur un courant aérien. La mer dansait avec les barges à l’ancre une valse lente et silencieuse. Des cris d’enfants sortis jouer dehors, quelques meuglements de vaches appelant le train du soir, un chien excité, l’odeur de terre qui montait dans l’air du soir, j’étais chez moi, et déjà gris des promesses que mon sol natal semblait vouloir me faire.

Quand je suis arrivé en vue de la résidence des Dugas, j’ai aperçu, sur la grande véranda, deux silhouettes : une ombre et une lumière. La lumière, c’était une petite chose mince vêtue de blanc, avec une espèce d’auréole blonde autour de la tête. Elle a disparu à l’intérieur dès qu’elle a vu que je l’observais. L’ombre la suivait d’un pas, comme de raison. Mais je ne l’ai pas vue entrer à la suite de l’autre. Je ne voyais plus rien. Comme lorsqu’on pénètre dans une pièce un peu sombre après avoir passé l’après-midi dehors en plein soleil, au mois de janvier. Le mot, c’est ébloui. Mais ce n’est pas assez pour justifier ce qui s’est passé par la suite. En fait, j’étais brûlé. Les yeux brûlés jusqu’à l’âme. Et je n’avais pas encore vu ses yeux, à elle. Juste une esquisse d’elle, avec sa petite robe blanche et ses cheveux tout ébouriffés qui lui faisaient une auréole pailletée d’or. Son mouvement vif et langoureux à la fois. Sa fuite de petite bête furtive.

J’ai continué mon chemin machinalement jusqu’à la maison. Je savais, confusément, que quelque chose de définitif venait de se jouer à l’instant. Je me sentais, je crois, comme l’appelé qui ne peut plus reculer, qui va se rendre au désert pour y passer le reste de sa vie, dût-il s’y dessécher jusqu’à la momification. Ainsi que me l’avait indiqué madame Dugas, j’ai contourné la résidence pour entrer par la cuisine d’été, à l’arrière. La Lady Céleste, qui me saluait des deux mâts depuis déjà un moment, m’est apparue dans toute sa majesté.

Dire que c’était un beau bateau serait trahir la finesse, la grâce, l’intelligence de ce bâtiment. Je n’en avais jamais vu de si parfaitement équilibré. Cette goélette était taillée pour la course, je l’ai déjà dit, mais là, tout près de son flanc, je me rendais compte à quel point c’était vrai. Le Bluenose, à côté de cette merveilleuse petite sœur, aurait préféré prendre sa retraite. D’ailleurs, Georges Dugas avait fait un clin d’œil à l’illustre coursier en peignant la coque en noir et jaune, et le pont et le beaupré en blanc. Sauf qu’au lieu du nom Bluenose, à la proue, on pouvait lire, tout en volutes : Lady Céleste. Juste à l’œil, je savais que cette belle fille-là pourrait m’emmener jusqu’à la réussite. Elle serait la première d’une grande famille, je n’en doutais pas un instant. Je marchais lentement, ma main glissant sur la carène, quand une petite voix claire m’a tiré de ma rêverie.

— Si vous aimez mon bateau, vous allez être obligé de m’aimer moi aussi.

J’ai sursauté. Jesus Christ. C’était elle. La brûlure. Elle se tenait dans la porte de la cuisine d’été, appuyée au chambranle. Elle me jaugeait. Je me suis senti gauche, gros, myope, mal emmanché. Son petit menton légèrement avancé, les yeux mi-clos, elle m’examinait, et ses narines frémissantes m’annonçaient qu’elle évaluait jusqu’à mon odeur. Je me suis surpris à me demander si j’avais bien épongé le dessous de mes bras avant de venir. C’est ridicule, je le sais. Elle, elle était… Ce n’est pas possible de la décrire exactement. Parce que sa présence en elle-même résumait tout l’univers. Minuscule et immense à la fois. Ses cheveux courts piquetaient d’or la brise qui semblait n’exister que pour caresser ce petit visage pointu, et plantés dedans comme deux billes d’onyx, ses yeux brun foncé, presque noirs, qui brillaient d’une intelligence ancienne… Son joli cou ivoirin se posait, tout léger, sur les épaules, étroites sans être osseuses. Les bras, les mains, la taille, tout en elle paraissait trop aérien pour avoir un poids. Elle avait les pieds nus. Avec sa robe blanche, on aurait dit un ange ou une fée. Nous nous sommes regardés comme ça pendant de longues secondes. Et puis je me suis secoué pour sortir de l’espèce d’hypnose où je me trouvais, et elle a lancé, avant de s’engouffrer dans la maison :

— Pis si mon bateau vous aime, je vais être obligée de vous aimer moi aussi.

J’ai payé cash, quelques jours plus tard, et j’ai pu commencer les radoubs dont la goélette avait besoin. Avec l’aide d’un groupe d’hommes qui voulaient s’impliquer dans mon aventure, on a transporté la Lady Céleste près du quai, où on s’est attelés au calfatage, au goudronnage et au raccommodage des voiles. Une quinzaine de pêcheurs, avec leurs garçons en âge de prendre la mer, ont mis leurs barges et leurs jiggers à ma disposition. Je comptais être capable, à l’automne, d’embarquer un premier millier de quintaux de morue. Il fallait faire vite parce que la saison était déjà en cours. Car ma belle goélette allait, elle aussi, partir à la pêche, mais plus loin, au grand large. J’ai engagé une vingtaine d’hommes sur la promesse d’une participation aux profits. L’idée de la coopérative séduisait évidemment tout le monde. Nous avons monté des vigneaux au pied de la falaise, sous le phare. Dès la semaine suivant l’achat du bateau, de beaux poissons séchaient au soleil sur les claies, et on a pu voir bientôt s’élever sur les galets de jolis monticules de beaux filets blancs, translucides. Les femmes et les enfants des pêcheurs travaillaient avec entrain. Nous avons construit un entrepôt temporaire, en attendant l’octroi des permis par le gouvernement. À voir quel cœur tout le monde mettait à l’ouvrage, je ne doutais pas un instant que nous parviendrions à atteindre nos objectifs.

Je ne craignais pas vraiment les Jersiais. Ils ont bien envoyé un gars ou deux sur mon chantier, mais j’étais dans mon bon droit et ils ne pouvaient rien faire sinon prononcer de vagues menaces à l’endroit des femmes des pêcheurs. Celles-ci, fières comme on l’est quand on a l’espoir de s’arracher à un esclavage absurde, leur tenaient tête avec l’humour qui a toujours été le leur. À un qui avait la réputation d’avoir une haleine de whisky, elles lançaient : « Approche-toi pas trop du poêle, Eddy, la gueule va t’allumer ! » À un autre qui n’était ni très grand ni très gros : « Ôte-toi de dans nos jambes, ti-gars, avant qu’on te pile dessus ! » Les pauvres émissaires, ainsi rabroués, repartaient la queue entre les jambes, sous les rires et les huées. Je riais aussi, à gorge déployée, de connivence avec ces bonnes femmes vaillantes et courageuses qui élevaient douze enfants, labouraient un bout de terre, trayaient la vache et tenaient la maison en plus de leur travail sur la grave. Levées avant l’aube, couchées après tout le monde, la peau tannée, les mains larges et calleuses comme celles des hommes, les yeux presque toujours d’un bleu pâle cerné de rides de rire, elles forçaient l’admiration. Elles avaient du courage, ces femmes-là. Et leur propension au rire étonnait d’autant plus que leur vie était incroyablement dure.

En plus des envoyés jersiais, il y avait un autre visiteur qui nous tournait autour. Une visiteuse, en fait : Céleste. Elle avait d’abord suivi son bateau jusqu’au quai, et tout le temps qu’ont duré les radoubs, elle a passé ses journées assise sur un billot, silencieuse, sans perdre une miette d’action. Jamais elle n’a émis le moindre commentaire. Jamais elle ne m’a adressé la parole. Juste un petit signe de tête quand j’arrivais sur le chantier. Elle était là avant tout le monde. Les hommes n’en faisaient pas de cas, ils la connaissaient depuis toujours et souriaient de son attitude fantasque.

— Occupe-toi z’en pas, me disaient-ils. La fille à Ti-Georges, elle a toujours été bizarre de même.

Ils me racontaient des anecdotes. Comment elle avait guéri subitement et définitivement de la polio le jour où son père et son frère étaient morts. Le raffut qu’elle avait fait, jetant dehors tous ceux — nombreux — qui s’étaient présentés à la veillée funèbre chez les Dugas. Qu’elle se baignait tous les jours à l’aube, du  juin au  septembre, sans faillir. Qu’elle disait des drôles de phrases avec des mots à cinq piastres que personne n’avait jamais entendus. C’est certain, avec tous les livres qu’elle lit, ajoutait-on. Qu’elle affichait presque toujours son air grave, mais que, quand elle riait, c’était comme si le soleil se rallumait après cent ans de noirceur.

Je la regardais à la dérobée. Elle se tenait toute droite comme une sentinelle, elle surveillait le moindre geste des charpentiers, et me semblait-il, notait tout, remarquait tout. Quand elle surprenait mon regard, elle le soutenait. L’éclair de braise de ses petits yeux me sondait sans ciller, un demi-sourire se dessinait au coin de ses lèvres, ses narines frémissaient. Elle me rappelait un petit animal sauvage, une hermine ou quelque chose comme ça, le genre de bête qui paraît d’une grande douceur, mais qui reste un prédateur redoutable. On avait envie de la caresser, mais on craignait les morsures, si tu vois ce que je veux dire. Jour après jour, anyway, j’en suis venu à connaître par cœur le moindre jeu de lumière dans ses cheveux, chacune de ses attitudes, tous les rythmes de sa respiration. J’avais hâte d’apercevoir la blancheur de ses dents dévoilée par son étrange presque sourire. Quand j’arrivais en vue du quai, je guettais la petite silhouette blanche. Dès que je l’apercevais, Christ de Christ, ça explosait dans ma poitrine, j’avais envie de pleurer, de crier, je ne sais pas, il y avait quelque chose qui se passait que je ne comprenais pas. La folie.

Holy Jesus, personne ne saura jamais comme je la combattais, cette folie-là. Il y avait Colleen, qui m’attendait à Cap-Irlandais, mais qui me paraissait de plus en plus lointaine et étrangère, comme quelqu’un que j’aurais connu dans une autre vie. Mais qui était ma femme. Il y avait l’âge, le mien, le sien. J’avais trente-six ans, elle, dix-huit. Elle semblait tissée de poussière d’étoiles, je me savais pétri de l’argile rouge et lourde du sol d’ici. Et ce qu’elle voulait, ce qu’elle aimait sur cette plage, c’était la Lady Céleste. Pas moi. Quand on aurait fini les radoubs, quand la pêche battrait son plein, quand elle aurait enfin la certitude que je prendrais soin de sa goélette, je ne la verrais plus. Et puis je l’oublierais, je finirais par ne plus penser à cette fille dont la seule vue faisait battre mes tempes.

Bien, je me trompais, Christ de Christ. Elle est venue près du phare. Le même manège s’est répété sur la grave. C’est vrai, je n’y étais plus tous les jours. J’allais en mer avec la Lady Céleste, maintenant. Mais quand je revenais, quand je jetais l’ancre à quelques centaines de pieds du rivage, je l’avais repérée depuis longtemps, petite vigie lumineuse, minuscule phare au pied du grand, et qui m’annonçait un danger bien pire que le plus sournois des récifs. J’en suis venu à penser à elle tout le temps.

Tout le temps, Jesus, tout le temps.

Et puis il y a eu la fois où je l’ai aperçue qui sortait de l’eau. À partir de ce moment-là, j’ai été définitivement ensorcelé. Oh, je l’ai guettée souvent, par la suite. Bien des matins, caché dans les épilobes, j’ai attendu que ma sirène se manifeste. Elle se coulait dans la mer comme dans les bras d’un amant. Parfois, de longues secondes, je la perdais de vue parce qu’elle avait plongé pour nager sous l’eau. Elle jaillissait un peu plus loin dans l’écume, triomphante. Elle chantait en se séchant, de sa petite voix claire et juste. J’étais étrangement ému devant ce spectacle, il m’arrivait même de pleurer pour de vrai. Je murmurais une prière d’action de grâces, au cas où. Est-ce qu’elle savait que je la regardais de là-haut ? Je crois bien qu’elle savait. Depuis le début, même, je pense qu’elle a toujours su. Dès qu’elle m’a vu sur le chemin qui menait à sa maison, elle a su qu’elle m’entraînerait avec elle au pays des sirènes.

À la fin de l’été, j’avais pas loin de mes mille quintaux de morue. Je dormais dans l’entrepôt, en attendant de charger le bateau, parce que je craignais les machinations des Jersiais qui devenaient de plus en plus menaçants. Ils voyaient bien que la qualité de mon poisson dépassait de loin celle du leur. Des travailleurs qui ont l’assurance de participer aux profits mettent plus de cœur et de soin à l’ouvrage. Je m’étais assuré, en plus, que tout le monde mange à sa faim sans faire de dettes. J’avais la loyauté de mes pêcheurs, leur amitié, leur confiance. Je savais qu’ils ne feraient pas défaut, que le produit que nous préparions sur cette petite grave, au pied de la falaise de la Pointe-à-Caillou, serait vendu à très bon prix sur les marchés d’Europe. J’allais tranquillement récupérer le marché occupé par les étrangers. J’établirais mes bureaux au port de Gaspé. D’autres coopératives verraient le jour. Nous étions en train de nous mettre debout, Christ. Pour de bon.

Elle s’est introduite dans l’entrepôt l’avant-dernier soir, tandis que je finissais de ranger les gréements de pêche pour l’hiver. J’étais en train d’entasser les bouées quand j’ai entendu un petit bruit de gorge. Je me suis retourné pour découvrir, dans l’embrasure de la porte, une frêle silhouette vêtue de blanc. Jesus, c’est sûr que j’ai sursauté. Tout ce que j’ai réussi à dire, quand j’ai compris qui c’était, c’est : « Mademoiselle Dugas ? » Je me sentais stupide.

Elle a fait quelques pas. Par la porte ouverte, la lune d’automne venait jouer dans ses mèches ébouriffées. Sa mince robe blanche laissait passer assez de lumière pour dévoiler le contour de son corps souple. Elle arborait, plus que d’habitude encore, un air très grave.

— Monsieur McBrearty… Vous partez demain ?

— Après-demain. Il reste à charger la goélette. On va faire ça demain.

— Je vais partir avec vous.

J’ai éclaté de rire. Je voulais avoir l’air de quelqu’un qui s’en fichait, tu comprends.

— Voyons donc, tout’p’tite ! ai-je dit. C’est pas une place pour vous, ça, sur un bateau qui s’en va porter de la morue en Europe, toute seule avec une gang de gars mal élevés !

Céleste me contemplait, le visage buté. Je me suis rendu compte qu’elle était parfaitement sérieuse. Jesus ! Elle voulait vraiment partir avec moi. J’ai parlé le plus doucement que je pouvais, en essayant de contrôler ma gorge qui tremblait juste à l’idée que j’aurais pu l’avoir avec moi, tout contre moi, dans l’étroite couchette de ma cabine durant le voyage. C’était absurde.

— Mam’zelle Céleste, pensez-y pus. Ce voyage-là, c’est un voyage d’hommes, de un. De deux, la Lady Céleste est à moi, maintenant. Je l’ai payée deux mille piastres cash à votre mère. Vous avez vu les papiers. C’est mon bateau pour de bon. Va falloir vous faire à l’idée.

Ces paroles-là, ma belle, elles me brûlaient la gorge aussi sûrement que si j’avais avalé du goudron fumant.

— Justement. Je vous l’ai déjà dit. Le bateau et moi, c’est la même chose. En prenant le bateau, vous prenez la fille. Pis mon bateau vous aime. Ça fait que je vous aime moi aussi.

Jesus Christ, elle était vraiment sérieuse. Elle s’avançait vers moi, maintenant.

— Monsieur McBrearty, disait-elle tout bas, et très vite comme si elle avait eu peur que ses mots refusent de venir jusqu’à moi, si vous m’emmenez avec vous, je vais faire tout ce que vous me direz. Même les choses qu’une femme fait avec son mari. Je serai à vous comme la Lady Céleste. Je sais que vos mains me feront du bien. Voulez-vous essayer ? Voulez-vous m’embrasser ?

Elle était rendue tout contre moi. Je sentais sa chaleur sur ma peau, à travers les rudes vêtements de travail. Christ de Christ. Je bandais. Je la voyais sur le pont de ma goélette, riant aux éclats, le vent du large ébouriffant ses courts cheveux dorés, j’imaginais les petits seins effrontés qui laissaient deviner leur pointe sombre, excitée par la caresse du vent, sous le coton blanc de la robe, je me rappelais toutes les fois que l’envie de serrer cette taille minuscule dans mes grandes mains m’avait jeté dans un vertige absolu, j’avais la conviction que je pouvais en faire le tour au complet, mes index et mes pouces se touchant de chaque côté. Mes reins me faisaient mal. Il ne fallait pas. J’étais marié. Là-bas, au Cap-Irlandais, Colleen m’attendait… Colleen, que je n’avais pas touchée comme un homme touche sa femme depuis notre départ d’Angleterre. J’ai repoussé doucement ma visiteuse.

— Tout’p’tite… Faut pas faire ça. Retournez chez vous, là.

— Embrassez-moi, monsieur McBrearty.

— Non.

Je n’ai pas pu m’empêcher de lui caresser la joue, malgré la raison qui me criait de ne pas toucher cette fille. Elle dardait sur moi ses yeux noirs flambants. Elle a tendu son menton pointu, a fermé les paupières. Nos souffles étaient suspendus. Elle a soupiré quelque chose en se pressant encore plus fort contre moi. Juste un mot.

— Oui…

— Mademoiselle Céleste, laissez-moi passer maintenant, je… Il faut que je m’en aille. Ma… Ma femme m’attend, là.

— Will…

C’était la première fois qu’elle prononçait mon prénom. Elle se trouvait entre la porte et moi. Sa voix, ténue comme un fil, a fusé à nouveau dans la pénombre.

— Je suis prête pour les hommes, monsieur McBrearty.

— Taisez-vous, mademoiselle Dugas. Allez vous coucher. Votre mère va vous chercher, là.

— Je sais que c’est vous qui serez le premier. Je veux que vous soyez le premier. Maintenant.

J’étais trop ahuri pour répondre. Je l’ai regardée s’approcher. On aurait dit que toute la braise de l’enfer était concentrée dans les yeux de cette fille. Je me souviens du moindre détail de cette soirée-là, Jesus, c’est comme si j’avais été enfirouapé par le diable en personne. Elle a passé sa petite langue de chat sur sa lèvre supérieure et a laissé sa bouche entrouverte, dévoilant ses dents parfaites. J’ai voulu reculer, oh ! oui, j’ai vraiment voulu reculer. Trop tard. Elle m’entourait de ses petits bras, ses doigts s’enfonçaient dans la chair de mon dos. J’ai tenté une dernière parade :

— Mademoiselle Dugas, Céleste, soyez rais…

Je me suis arrêté, le souffle coupé. Elle avait posé sa main sur mon entrejambe. Holy Lord. C’était comme si tout mon sang était rendu là. Elle a pressé, je me suis senti durcir encore plus.

— S’il vous plaît…, a-t-elle gémi dans mon cou. Will…

Sa voix n’était plus qu’un souffle. Elle se frottait le ventre contre moi, je n’ai pas pu m’empêcher de refermer mes bras autour d’elle et de m’abandonner à la caresse. Elle respirait à petits coups. J’ai avancé une cuisse entre les siennes. Un réflexe stupide. Elle a gémi, serré les jambes, renversé la tête en arrière.

— Will… Prends-moi, prends mes seins dans tes grosses mains !

Je n’ai pu qu’obéir à cet ordre. J’étais… ensorcelé.

Mes yeux dans ses yeux à elle, je l’ai poussée doucement sur les filets, je l’ai couchée, j’ai remonté lentement le jupon et la jupe. Nouveau choc. Elle était nue sous sa robe. Elle a tout de suite écarté les cuisses pour dévoiler la chair brunâtre et luisante de son sexe. Sa voix rauque priait le Diable :

— Prends-moi.

Je n’étais plus Will McBrearty, j’étais tout entier cette main que j’ai posée entre les plis moites qui s’offraient là, tout entier aussi dans l’autre main qui déboutonnait le corsage, tout entier encore dans ma bouche qui forçait les lèvres de Céleste pour y pousser ma langue, tout entier enfin dans mon membre en feu dégagé par les petites mains maladroites qui le caressaient gauchement.

— PRENDS-MOI !

La voix de Céleste était une déchirure. Je me suis soulevé un peu, nos regards se sont mesurés. J’avais chaud. Jesus, j’avais tellement chaud !

— Prends-moi, prends-moi, prends-moi, prends-moi…

Elle ne cessait plus de gémir cette prière, j’ai plaqué ma main sur sa bouche, qu’elle se taise, sa voix sortait quand même par sa gorge, c’étaient des sanglots, ses yeux suppliaient, j’ai compris qu’il fallait que je fasse cesser enfin la brûlure, ma main a glissé de la bouche sur la gorge qu’elle s’est mise à serrer tandis que, de l’autre, j’ai guidé mon gland dans l’ouverture chaude, chaude, si chaude. Si chaude.

Au bout de quelques minutes durant lesquelles j’ai fait attention, elle m’a planté ses ongles dans les épaules. D’une voix cassée, profondément animale, elle a feulé :

— Vas-y. Fort, fort.

Je me suis laissé emporter par le squall où me jetait cet incroyable désir et tout a basculé. Nous criions tous les deux, nous mordions, nous pincions, nous griffions, nos ventres se frappaient, c’était d’une violence terrible. Une violence de début de monde.

Pendant un long moment, après que je me fus effondré sur elle, nous n’avons pas parlé. Nous écoutions le silence des grands murs de bois, la rumeur de la marée descendante, nos respirs qui redevenaient peu à peu tranquilles. Puis elle a murmuré : « Je t’aime. » Je me suis brusquement arraché de ses bras.

— Non ! Je… Vous pouvez pas m’aimer, ça se peut pas, vous savez bien.

— Je t’aime quand même. Je vais partir avec toi sur la Lady Céleste.

— Voyons donc !

J’étais complètement désemparé. Je devais la convaincre d’oublier ce qui venait de se passer.

— C’est pas possible, ça, Céleste. J’ai une femme ! Ce qui vient de se passer c’est…

— L’amour ! s’est-elle écriée, rayonnante.

— Non ! Non, non, c’est la folie, ça, c’est pas l’amour. Vous m’avez… Vous m’avez quasiment forcé !

— Tu m’aimes aussi, Will, je le sais, parce que je t’ai vu me regarder et puis je vais avoir ton enfant, puis tu pourras annuler ton mariage parce que ta femme t’a pas fait d’enfant, elle.

— Céleste, vous… Tu es juste une petite jeune fille, puis moi je suis un homme qui a le double de ton âge. Quand je vais revenir l’année prochaine, ça va tout être oublié, tout ça.

— Non. Si tu veux pas que je parte avec toi, je vais t’attendre. Je vais t’attendre avec notre enfant.

— Tu auras pas d’enfant, tu m’attendras pas. Tu vas te marier avec Émile, l’as-tu oublié ?

— J’ai dit au curé que je l’aimais pas, que c’était toi que j’aimais.

— Hein ?

— C’était à confesse. Il peut pas répéter ça à personne. Mais il peut pas bénir mon mariage, maintenant qu’il sait ça.

J’ai reculé encore, à moitié horrifié. Je me suis dit que cette fille était folle.

— Bon. Ça suffit. Vous allez vous rhabiller, là, puis vous allez rentrer chez vous. C’est ça. Pleurez donc, ça fait du bien. On va oublier ça tous les deux, hein, pis vous allez avoir une bien belle vie pareil. Venez que je vous attache votre robe, vous tremblez trop. Comme ça. Allez-vous-en, maintenant, votre mère va vous chercher pour de vrai, là. Demain, après-demain au plus tard, je serai en mer, puis quand je vais revenir, tout va être changé, vous allez voir. Bonsoir, mademoiselle Dugas.

Je l’ai poussée doucement dehors et je l’ai regardée s’éloigner d’un pas de somnambule. La petite silhouette se détachait sur la plage encore éclairée par la lune qui se couchait. Quelle heure pouvait-il être ? Je suis retourné à mes affaires et j’ai fini de tout ranger. Qu’est-ce que j’avais fait ? J’avais cédé à la nature, voilà ce que j’avais fait. Cela n’aurait pas de conséquence. J’allais partir, la petite m’oublierait. Il n’y aurait pas d’enfant. Je l’oublierais aussi.

Quand je me suis déshabillé pour me coucher, un vertige m’a saisi, un brusque rappel de ce qui s’était passé plus tôt. L’image du visage de Céleste, les yeux révulsés par la jouissance, ma main à moi entourant son cou menu, je revoyais le sexe ouvert entre les cuisses grêles, je réentendais nos cris et le choc de nos peaux, je respirais à nouveau l’odeur aigre du plaisir. J’ai porté machinalement ma main droite à mes narines. Elle sentait le varech tout droit sorti de l’eau salée. J’ai léché mes doigts et ce contact a rappelé à ma langue la bouche de Céleste. Ma gorge s’est serrée sur un râle. Mon cœur battait dans mon sexe.

Tôt le lendemain matin, je suis allé retrouver Colleen. Les gars pouvaient commencer le chargement sans moi. J’avais prévu de la ramener avec moi, qu’elle passe la journée avec tout le monde sur la grave, qu’elle voie enfin le résultat de toutes ces interminables journées que je passais loin d’elle, pendant qu’elle restait à Cap-Irlandais en compagnie de ma mère. Ah, elles faisaient une belle paire de dames, ces deux-là. Ni l’une ni l’autre ne savait plus sourire. Je me demandais souvent ce qu’elles pouvaient bien se raconter toutes les deux. Peut-être qu’elles ne se parlaient même pas. Je n’ai jamais pu savoir. Anyway, j’espérais sincèrement que Colleen comprendrait, en voyant la beauté de la Lady Céleste, la qualité du poisson et la bonne humeur des gens, que j’avais eu raison de faire ce pari-là. Je l’avais gagné, mon pari, je le savais déjà. Je voulais que ma femme partage ma joie. J’avais décidé de la convaincre de dormir avec moi sur le bateau, parce que c’était le dernier soir. Moi, j’étais excité comme un petit enfant qui va voir Santa Claus. Pourquoi elle n’aurait pas été heureuse, elle aussi, de ma réussite ? Quand je l’ai connue, Colleen, elle riait souvent. Elle avait un joli rire, c’était chaud et sucré, on avait envie de s’enrouler dedans. Elle avait un petit visage d’Irlandaise parsemé de taches de rousseur qui me rappelait ceux de mes sœurs. Une taille grassouillette, avec tout ce qu’il fallait aux bons endroits, et qui paraissait tellement accueillante. Ah, oui, Christ, pour m’accueillir, elle m’a accueilli.

Je pensais à tout ça, en m’en allant la chercher, je pensais à comment on aurait pu être heureux puisqu’on s’accordait bien au départ, et que finalement cette chose-là s’était installée entre nous deux comme une grosse roche de silence qui grossissait tout le temps puis qui devenait de plus en plus pesante. On s’est peut-être mariés trop vite. J’aurais peut-être dû essayer de la toucher avant. Mais anyway, j’étais trop bien élevé pour ça. On s’est bien donné deux, trois petits becs, mais jamais plus. Une chose dont je suis sûr, c’est qu’elle m’aimait au départ. En tout cas, je pense. Moi, je l’aimais assez pour la marier. Certain qu’un homme qui passe les trente ans, puis qui rencontre une belle petite femme bien gentille et tout ça, il se dit que c’est le temps qu’il se marie. Elle m’a dit oui tout de suite quand je l’ai demandée. Comment j’aurais pu savoir, moi, Christ de Christ, qu’elle ne voudrait rien savoir des fleurs puis des abeilles ? Pas que je n’aie pas essayé de l’amadouer durant ces années-là. Rien à faire. Si je la touchais, c’était comme brandir un fer rouge. Puis je pensais à Céleste, aussi, en conduisant mon boghei. À elle, la veille au soir, sous moi, dans l’entrepôt. Holy Jesus. Juste à m’en souvenir, je me lamentais. Le cheval de Jack avait les oreilles dans le crin tant je me tortillais sur mon siège. Pourquoi ça n’a pas été simple comme ça avec Colleen ?

J’étais sûr que tout aurait été différent si Colleen ne m’avait pas refusé son corps. Mais c’était faux. Ça n’aurait pas été différent. Céleste, la petite démone, elle dégageait quelque chose… Il y avait comme un feu qui émanait d’elle. Un gars avait envie d’elle juste à la voir marcher. Pas qu’elle avait une démarche si aguichante, non. Elle ne faisait pas exprès. Quand elle marchait, elle travaillait fort, d’abord, parce qu’elle avait été paralysée quand elle était petite. Ça se voyait qu’elle travaillait fort pour mettre un pied devant l’autre. Ses hanches se soulevaient très haut, l’une après l’autre, pour que ses jambes avancent. Ça lui donnait l’air de danser une sorte de danse exotique. Puis il y avait aussi qu’elle était toujours nu-pieds. Et habillée en blanc. Puis ses cheveux courts et fous, tout blonds avec ces yeux-là, brûlants et noirs en même temps. Du feu noir. C’était ça, ses yeux. Si petite, avec son air toujours sérieux comme quelqu’un qui vient de parler avec le bon Dieu en personne. Puis quand elle riait… je te l’ai dit, ce que ça faisait. Ce rire-là était capable de rallumer le soleil.

Mais j’arrivais à Cap-Irlandais, il fallait que je revienne à Colleen, que je lui parle, que je me rapproche d’elle avant de partir. C’était elle, ma femme, tu comprends.

Elle n’a pas voulu venir. Elle n’a pas voulu, Christ. Ça fait que, pour ce qui est arrivé après, d’une certaine manière, il fallait que ça arrive comme ça.

Je suis revenu tout seul sur la grave. La journée était bien avancée quand je suis arrivé au phare. J’ai dételé le boghei, puis je suis descendu rejoindre les gars en bas. On avait de la visite. Il y avait ce jeune gars, là, Émile, l’ami de Céleste, qui gigotait pendant que deux hommes le retenaient par les bras. Quand ils ont vu que je m’en venais, ils m’ont crié de me dépêcher :

— Grouille, McBrearty, y a le p’tit Bourgeois qui veut te parler. Tu feras attention, y est enragé comme un piège à ours !

Ils riaient. Je me suis adressé à lui.

— Qu’est-ce qu’y a, mon garçon ? T’as pas l’air content, veux-tu ben…

Je n’ai même pas eu le temps de finir qu’il était sur moi. Il avait réussi à se dégager des gars qui le tenaient et il me donnait des coups de poing. Il était plus grand que moi, mais il avait vingt ans et il ne s’était jamais battu. Moi, oui. Et si je n’étais pas grand, j’étais fort. En une seconde, je lui ai fait une clé de bras qui l’a immobilisé. Il gigotait encore, mais il lui était impossible de se dégager, cette fois.

— Bon, là, tu vas te dénarver, mon gars, ai-je dit.

J’étais très calme. Je savais pourquoi il était là.

— Tu vas venir avec moi dans l’entrepôt, puis on va s’expliquer. Je vais te lâcher, là, puis tu vas venir avec moi par là-bas. All right ?

Il a fait signe que oui. Je l’ai lâché. Nous avons marché jusqu’à l’entrepôt sans rien dire. J’ai demandé aux gens de sortir, j’ai refermé la porte, puis j’ai attendu qu’il parle. Ça n’a pas été long.

— Tu vas laisser Céleste Dugas tranquille, maudit Irlandais !

Je faisais celui qui ne comprend pas.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? Explique-toi comme du monde, boy.

Il était debout devant moi, grand toothpick tout maigre, il avait les poings fermés puis les yeux rouges. Il tremblait. Quand il m’a répondu, il avait les dents tellement serrées qu’on les entendait grincer au travers des mots.

— Tu le sais, maudit sale. Laisse-la tranquille. C’est avec moi qu’elle va se marier.

J’essayais de rester maître de moi, c’était dur. Je venais de réaliser, en plus, qu’elle n’était pas venue sur la grave ce jour-là, le dernier. Elle regrettait, c’était certain. Je me trouvais stupide, j’avais profité d’elle, j’avais honte. Mais je faisais tout mon possible pour ne rien laisser paraître. Je crois que j’ai réussi.

— Écoute, boy. Ta mademoiselle Dugas, c’est son bateau qu’elle veut marier. Personne d’autre. C’est pour lui qu’elle est venue ici tout l’été. Si tu veux te battre, bats-toi avec la Lady Céleste.

— Arrête tes menteries, Will McBrearty. Elle… Elle m’a tout dit. Elle m’a dit qu’elle peut plus me marier parce qu’elle a couché avec toi hier soir. Elle dit qu’elle va avoir un enfant, puis que tu vas la prendre avec toi quand tu vas revenir. Mais moi, ça me dérange pas, cette affaire-là, je veux la marier pareil. Je vais te tuer avant que tu la retouches.

Qu’est-ce que j’aurais pu lui répondre ? J’ai répondu ce que je pensais. Vraiment.

— Tu peux la marier tranquille, ta Céleste. J’en ai une, femme. Je vais partir demain, puis l’année prochaine quand je vais revenir, elle aura tout oublié.

— Si tu la retouches, je te tue.

— Pas de danger.

— Je t’avertis pareil.

Il se croyait vraiment capable de me tuer. J’aurais pu lui tordre le cou d’une seule main. Je me suis retenu de sourire. J’ai dit :

— C’est correct. Va-t’en, maintenant, boy. Laisse-nous travailler. Prends soin d’elle.

Il m’a obéi, mais il s’est retourné pour me montrer le poing avant de quitter l’entrepôt. J’étais quand même troublé, parce que j’avais vu la vraie couleur de la haine dans son regard. Puis j’espérais aussi que Céleste ne soit pas allée conter ça à tout le monde. Je me suis secoué puis je suis allé rejoindre les autres sur la grave.

Nous avons travaillé jusqu’au coucher du soleil. Les barils, l’équipement, les vivres, tout était chargé sur des barges qui rejoignaient la Lady Céleste, ancrée un peu plus loin, où attendaient des hommes qui plaçaient le chargement. Il y avait des femmes aussi, et des enfants qui jouaient et qui criaient. Jack a donné un coup de main. Toute la journée, il a régné une atmosphère de fête, comme une veille de Noël. Malgré moi, il m’est arrivé plusieurs fois de tourner les yeux vers le gros billot où elle était venue s’asseoir tout l’été, dans l’espoir d’apercevoir Céleste. Après ce qu’elle m’avait dit la veille, j’aurais été surpris qu’elle ne se montre pas, qu’elle ne vienne pas au moins saluer son bateau.

Elle ne s’est pas montrée.

Plus tard, dans le soir tranquille, la goélette tanguait paresseusement, avec de longs craquements. Je ne dormais pas. Dans la cabine du capitaine, j’avais aménagé une couchette assez large sous laquelle un coffre à ouverture latérale contenait tous mes vêtements. Je m’étais couché en caleçon, trop épuisé pour mettre une chemise propre. Toute la journée, nous avions chargé la morue, verte et séchée, les vivres, les outils, le gréement. On avait vérifié le calfatage, les cordages, la voilure. Tout était prêt. La pièce sentait le cèdre et le goudron. Les hommes d’équipage passaient avec leurs familles la dernière nuit avant le long voyage. Moi, j’avais déjà dit adieu à Colleen. Il fallait un homme pour surveiller le bateau. Mon bateau. La Lady Céleste. J’étais bien trop heureux pour dormir.

Demain, tout le village assisterait au départ. Céleste serait-elle là, cette fois ? Céleste. Céleste, Céleste. J’ai gémi, je me suis retourné, j’ai mordu l’oreiller de plumes brodé par Colleen. « Qu’est-ce que j’ai fait, Jesus ? Qu’est-ce qu’on a fait ? » Je regrettais, for sure, mais en même temps, je trouvais que ça n’aurait pas pu ne pas arriver, cette affaire-là.

Tu comprends, tout l’été, cette fille m’avait tourné autour en ayant l’air de venir voir le bateau de son père, elle faisait exprès de faire pointer ses petits seins sous sa robe et de remonter son ourlet jusqu’au-dessus du genou pour marcher dans l’eau. Jusqu’à ce que je m’en vienne respirer son odeur de fille sauvage et puis sentir dans ma main la chaleur de son corps. Tout ce temps-là, elle m’ensorcelait proprement, la petite gueuse. Et la veille au soir… « Oublie hier soir, William McBrearty. Il n’y a pas eu d’hier soir. Pas de cheveux ébouriffés dans l’embrasure de la porte, pas de cuisses ouvertes, pas de jeune fille offerte, pas de cris ni de morsures, ni de petit cou tremblant dans ta paume. Ô Lord, je vous en prie, délivrez-moi du mal. »

C’est là que j’ai entendu le bruit. Clic-clac.

Le loquet de la porte de la cabine. Une latte du plancher a craqué sous un pied léger. Je retenais mon respir. Non. Ce n’était pas possible. Mes narines ont capté ce parfum que je connaissais trop bien. Pas ça. Un sexe d’homme, ça a de la mémoire : il s’est réveillé, lui, il criait le nom de Céleste à sa manière. Oh, Jesus, mon cœur criait lui aussi, ma peau, mes mains, mon ventre, mes reins, tout Will McBrearty criait à Céleste de venir se coucher sur moi. Elle a très vite été là, elle ne bougeait pas, le plancher n’a craqué qu’une fois. Je l’entendais respirer, c’était presque comme un souffle de tout petit enfant. Est-ce qu’elle savait que j’étais réveillé ? Je me suis dit que si je ne bougeais pas, peut-être qu’elle s’en irait.

Puis j’ai entendu l’autre bruit. Tip tap. Un pas. Elle était pieds nus, of course. Tip tap tip tap tip tap tip tap. Toute proche, maintenant, elle répandait sa chaleur, elle me brûlait le dos. Un froufrou de coton, la tiédeur des lèvres dans ma nuque. La petite main a glissé le long de mon dos nu, elle est descendue vers le caleçon. Un genou pointu a creusé le matelas, puis l’autre genou, elle s’est dépliée et s’est étendue contre moi. La minceur du tissu qui séparait nos deux corps m’a révélé qu’elle avait ôté son vêtement. Ses seins de petite fille me perçaient le dos.

Sa main s’est insinuée dans mon caleçon et s’est frayé un chemin vers l’avant après s’être attardée sur mes fesses et promenée dans leur sillon. Quand elle s’est posée sur ma verge, celle-ci était tellement tendue qu’elle me faisait mal. Céleste échappait des cris minuscules dans mon cou, le léchait, le mordait, se pressait, se frottait, c’était comme si elle avait voulu me pénétrer, elle, de tout son corps. Je crois que j’ai gémi. Elle a appuyé le mouvement de sa main en serrant un peu. Je me suis cabré, mon pouls battait de plus en plus vite. J’ai été balayé par une jouissance sans mesure. J’ai crié. Elle a planté ses dents dans mon épaule au moment où ma semence se répandait sur la couverture.

Après un instant, je me suis retourné. Elle me dévisageait, ses yeux pointus dans les miens, un sourire ravi dévoilait ses dents parfaites. J’ai posé ma main sur la joue rose piquetée de sueur. Elle a tendu son visage. Nos bouches se sont unies, ouvertes, nos langues se sont enroulées avec l’urgence des étreintes désespérées. Sans déplacer son regard, elle est venue saisir mon index avec sa menotte et a fait descendre ma main vers son bas-ventre découvert, sa chemise s’étant relevée dans la fièvre de tout à l’heure.

Je me suis redressé sur un coude pour contempler le petit ventre, les hanches à peine dessinées, le triangle duveteux, les cuisses maigres. Je l’ai poussée doucement pour la mettre sur le dos, puis je suis venu mettre mes lèvres sur le demi-sourire du nombril. J’y ai glissé un peu le bout de la langue avant de poursuivre le chemin secret vers la moiteur cachée du sexe. Céleste murmurait une plainte heureuse tandis que j’écartais les cuisses, puis les lèvres déjà trempées de désir. Elle a arqué le dos pour mieux s’ouvrir. Jesus Christ our Lord. Devant moi se dévoilait le spectacle le plus émouvant que j’aie observé de toute ma vie. Les yeux fermés, la bouche entrouverte, Céleste m’offrait son corps, elle était tout entière tendue vers moi, ouverte, dans l’attente de moi, dans l’absolue faim de moi.

Jamais je n’avais connu un tel abandon de la part d’une femme, understand ? Même les filles à soldats que j’ai rencontrées à la sauvette durant la guerre n’avaient pas cet aplomb. Et Colleen… Parfois, lorsque je me rendais à l’extérieur pour affaires, il m’était arrivé de payer les services d’une professionnelle pour assouvir mes besoins. Chaque fois, ç’avait été un moment aride, où le plaisir fugace et sans amour me laissait sur ma faim. Mais là. Là ! Le sexe de Céleste m’invitait comme une bouche appelle au baiser.

Sans réfléchir, je me suis penché vers cette invitation, j’ai humé, j’ai goûté, j’ai dévoré à pleines lèvres, pénétré à pleine langue. Céleste chantait, elle tremblait violemment. J’ai placé une main sous chacune de ses fesses et je l’ai soulevée pour mieux enfouir mon visage entre ses cuisses, pour mieux goûter tous les recoins secrets de son être. Le chant de Céleste s’est changé en rugissement, sa tête roulait, elle labourait mes épaules de ses ongles, elle a hurlé sa joie, puis elle s’est laissée retomber, inerte, sur la couchette trempée.

J’ai relevé la tête, ivre d’odeurs violentes et neuves, je suis remonté vers le visage, j’ai baisé les yeux, les joues, le nez, les lèvres, et lentement, avec recueillement, je suis entré en elle. Céleste avait rouvert les yeux et me regardait. C’est le genre de regard qui vous aspire tout entier. Sur elle, en elle, je suis resté immobile un instant. Je tremblais. Je tremblais comme un puceau quand j’ai entamé, sans briser le lien de nos yeux, ce mouvement venu de la nuit des temps. Elle s’accrochait à moi, les griffes dans mes omoplates, les jambes autour de mes hanches, on ne se lâchait pas du regard. Son visage était grave, le mien devait l’être aussi. Moment d’éternité.

Cette fois, la jouissance est arrivée comme se lève le vent d’ouest. Un frémissement d’abord, puis un souffle, puis la grande bourrasque qui fait coucher les arbres. Le cri de Céleste s’est brisé pour se muer en sanglots que j’ai tenté d’épancher à petits coups de lèvres. Elle pleurait encore tandis que nous reposions l’un contre l’autre, les jambes tressées, mon sexe encore à moitié à l’intérieur du sien. Elle pleurait toujours quand elle a déposé un baiser sur mon épaule, avant de retourner d’où elle était venue, tip tap tip tap tip tap. Ensuite, j’ai entendu le bruit des rames de sa chaloupe, un clapotis tout seul qui a tranquillement fini par disparaître tout à fait dans le mystère de l’automne.

Nous n’avions pas échangé un mot.

Je t’ai conté tout ça comme je l’ai vécu. Peut-être que j’en ai perdu des bouts. J’en ai sûrement perdu des bouts. Le lendemain matin, quand j’ai donné les ordres pour appareiller, j’étais décidé à faire annuler mon mariage avec Colleen dès mon retour, puis à épouser Céleste. Jesus, jamais je n’aurais pensé que ça se pouvait, aimer une femme comme ça. Je me sentais bien. Je me sentais puissant.

Nous avons eu bon vent pour naviguer, tout allait bien, jusqu’à cette nuit au large du Cap-Breton, où nous avons été abordés par un petit schooner plein de bandits. Je ne sais pas combien ils étaient. Ils n’ont pas tenté de voler la cargaison. Ils se sont contentés de saborder la Lady Céleste à grands coups de haches dans la coque. Nous avons coulé. L’eau était froide. Ils ont disparu en nous laissant à notre sort. Je crois que mon enfer, c’est d’être pris pour entendre pleurer le chien durant toute l’éternité.

Ma grande surprise, c’est de me rendre compte que je n’ai pas plus de réponses maintenant qu’avant. Que les bouts que j’ai perdus, ils sont perdus pour de bon. Je ne sais pas si Céleste m’a attendu, si elle a marié Émile, si elle a eu un enfant. Si elle m’aimait vraiment ou si elle voulait juste son bateau.

Je ne sais rien.

Il y a très longtemps, la paix régnait entre tous les êtres qui marchaient sur la Grande Tortue.

Un jour, pourtant, deux loups se mirent à se chamailler. Chacun prétendait qu’il était supérieur à l’autre et chacun affirmait que le bien de l’autre lui appartenait. L’un s’appelait Courage, Honnêteté, Fidélité. L’autre se nommait Lâcheté, Mensonge, Trahison.

Chacun des deux demeurant persuadé qu’il avait raison, ils finirent par se battre. Ils se battirent avec acharnement pendant des lunes et des lunes. Aucun des deux ne gagnait. Ils se battirent encore. Ils se battent toujours. Ils se battront longtemps. Qui sait lequel des deux gagnera le combat ?

Qui, Nugumij ? demande la petite fille à sa grand-mère.

Celui que tu nourris. Celui-là sera le gagnant.