ÉMILE

Tan tul tegip maga’sin

Céleste, je l’ai connue quand on était bébés. Ma famille venait d’arriver dans le coin, puis comme mon père opérait une scierie, puis que le sien lui achetait du bois, un plus un font deux, on a quasiment été élevés ensemble.

Ben oui, pour une famille comme la nôtre, ce n’était pas facile de trouver une vie sociale qui avait de l’allure dans un petit village de pêcheurs comme ça. Je me rappelle, ils sentaient tous le poisson, ma mère avait bien de la misère avec ça. Elle n’a jamais pu s’habituer à cette région perdue, de toute façon. Mais dans ce temps-là, une femme suivait son mari. Elle connaissait sa place. En tout cas, en dehors du curé puis du notaire, il n’y avait pas grand monde avec qui frayer. Les Alain du magasin général, les Dugas de la boutique de menuiserie, puis le curé, puis le notaire. Le docteur ? Ah, il était aussi vilain que les autres, celui-là, toujours les mains fourrées dans des bassines d’eau sale. Ma mère trouvait qu’un docteur qui ne se donne pas la peine de se faire payer en argent puis de s’élever au-dessus de la condition des gens qu’il soigne, ce n’est pas un médecin digne de ce nom. Pas vrai ?

— Ça fait des études classiques, ça va à l’université, ça devient docteur en médecine, et ça se dépêche de retourner dans la boue d’où c’est venu ! disait maman, et puis elle ajoutait : Tu vois, mon garçon, ces gens-là ne sortent jamais de leur condition, quoi qu’un pays généreux comme le nôtre fasse pour eux. Ce sont des pêcheurs, des paysans, des ouvriers, des gens simples de la campagne. On aura beau leur apprendre à lire, ils garderont les mains brunes et les dents mauvaises.

Papa jugeait qu’elle exagérait, mais moi qui ai été élevé à leur proximité, moi qui ai même été leur premier magistrat pendant tant d’années, je les connais bien. Oui, quelques-uns ont été capables de sortir du lot, de voir où était leur intérêt, mais la plupart, avec leurs têtes farcies de « gardons nos matières premières » puis d’« achetons chez nous », quasiment des idées de communistes, eh bien, ils sont restés pauvres.

Mais c’est correct. Ça prend du monde pour diriger, puis du monde pour être dirigé. Ils n’en avaient pas avant qu’on arrive, puis on est arrivés. Maman donnait le ton de la mode : elle allait à Montréal deux fois par année, puis, trois semaines après son retour, toutes les bonnes femmes qui avaient deux sous pour se payer un coupon de tissu copiaient ses robes. Il y avait juste madame Dugas pour l’accoter, vu que son frère qui était curé à Rome lui envoyait des patrons de Paris, puis même des fois du tissu. Il envoyait aussi des semences pour son jardin : la famille de Céleste avait des légumes sur la table que personne n’avait jamais vus ailleurs. Ah, elle le bichonnait, son jardin !

Faut dire qu’elle avait beau avoir un jardin pas ordinaire, son mari faisait assez d’argent pour la faire vivre comme du monde, avec la pêche l’été puis la menuiserie l’hiver. Ça fait qu’ils avaient une assez belle maison, avec de la peinture, une grande véranda, beaucoup de fenêtres, des tapis, des rideaux et tout. Ce n’était pas trop gênant d’être reçus chez eux. En plus, ils aimaient la musique. Madame Dugas jouait de l’orgue à l’église, elle avait aussi une assez jolie voix, et puis ils possédaient un piano. Le curé romain faisait parvenir les partitions à la mode en Europe, maman ramenait de Montréal des morceaux de musique américaine, et les deux femmes échangeaient tout ça, musique, patrons, semences de légumes et graines de fleurs. Elles étaient assez amies, même si maman trouvait malgré tout la mère de Céleste un peu commune. Mon père et Georges Dugas, par exemple, ils s’entendaient comme des larrons. Ils fumaient leur pipe ensemble, le soir, ils parlaient du marché du bois puis des nouvelles du journal. Mon père se faisait livrer Le Devoir par le train une fois par semaine. Une fois qu’il l’avait lu, il passait le journal à monsieur Dugas, pour qu’ils puissent en discuter ensemble.

Moi, j’aurais pu être camarade avec les frères de Céleste — elle en avait six et maman trouvait que ça n’avait pas de bon sens d’avoir sept enfants, le curé avait beau dire, mais c’était moins pire que les familles de quatorze qu’on voyait souvent par ici.

— On n’est pas des chiennes pour mettre bas des portées ! qu’elle disait.

Mais les frères de Céleste, c’étaient des gars durs, qui considéraient que tout ce qui n’était pas membre de leur famille ou de leur bande était méprisable. Ils travaillaient avec leur père, admiraient la force physique et accordaient au travail intellectuel un mérite plus que douteux. Oui, les médecins et les avocats étaient nécessaires, mais les avocats mentaient puis les médecins savaient trop de choses sur vous autres pour être fréquentables. Moi, toujours fourré dans les livres, je leur fournissais d’excellentes raisons de me prendre comme tête de Turc.

Oh, ils m’en ont joué, des tours. Et leur père ne les a jamais punis comme ils auraient dû l’être. Une fois, ils m’avaient invité à jouer aux Indiens. Moi, j’ai accepté, j’étais content qu’ils m’invitent. C’était au début, avant que je les connaisse comme il faut. Mais à un moment donné, ils ont décidé que j’étais un hors-la-loi, ils m’ont attrapé, m’ont déclaré coupable, puis ils m’ont attaché par les pouces au plafond de la véranda, de manière à ce que mes gros orteils soient mes seuls appuis au sol. Monsieur Dugas, quand il est rentré de sa pêche à la boëtte, m’a trouvé là. Ça faisait peut-être deux heures que j’endurais mon supplice. Il s’est arrêté une seconde, et au lieu de me délivrer — en plus, j’ai bien vu qu’il se retenait de rire —, il est entré dans la maison, puis il a juste dit :

— Les garçons, vous allez me décrocher le p’tit Bourgeois de la galerie tout de suite.

C’est tout. Pas de punition. Il n’a même pas élevé la voix.

Une autre fois, c’était le printemps de mes douze ans, ils m’ont convaincu que, si je réussissais une épreuve spéciale, je ferais partie de leur bande et ils arrêteraient de me harceler. J’étais prêt à tout pour en finir avec leurs persécutions, et même j’éprouvais envers eux une étrange admiration qui m’a poussé à accepter l’épreuve. Le soir venu, je me suis laissé bander les yeux. Ils m’ont guidé, non sans me faire marcher dans tous les trous de vase qu’ils pouvaient, de sorte que, arrivé à destination, j’étais crotté et transi. Puis avant de m’enlever le torchon qui me couvrait les yeux, le plus vieux (Charles), m’a fait jurer de respecter le code d’honneur de la bande puis prononcer un serment dont j’ai reconnu plus tard la parfaite ineptie (mais j’étais trop terrorisé à ce moment-là pour m’en rendre compte). Ensuite il m’a promis que, si je surmontais l’épreuve de la peur, je serais membre de leur confrérie. J’ai juré tout ce qu’ils voulaient, prononcé le serment, accepté les promesses.

Quand j’ai réalisé où nous étions, il était trop tard pour reculer. De toute façon, deux des gars (Jean et René) me tenaient fermement, chacun par un bras. Leurs sourires ont achevé de me liquéfier la moelle. Nous nous trouvions devant le charnier. C’était la cabane dans laquelle on mettait les morts, l’hiver, quand la terre gelée empêchait qu’on les enterre. N’importe qui de normal aurait eu peur de pénétrer là-dedans. Je les ai dévisagés à tour de rôle avec affolement, habité par l’espoir stupide qu’ils ne me feraient quand même pas entrer dans le charnier. Si Jean et René ne m’avaient pas maintenu aussi fermement, je crois que je serais tombé tant mes jambes étaient molles. Robert a pris un air solennel avant de déclarer :

— Émile Bourgeois, si tu peux toffer dix minutes dans le charnier sans brailler, on t’accepte dans notre gang pis t’auras plus jamais de problèmes avec nous autres.

J’ai dégluti en hochant la tête. J’avais la bouche pleine de salive, comme si j’allais vomir. Peut-être même que, si je m’étais ouvert la trappe pour répondre, j’aurais vomi. Je n’avais pas le choix de toute façon. Qui sait ce qu’ils m’auraient fait subir si j’avais refusé, rendu là ?

Ils m’ont poussé à l’intérieur avant de refermer la porte à grand fracas (comment ils étaient parvenus à ouvrir cette porte cadenassée, je ne l’ai jamais su). J’ai immédiatement été aspiré par une obscurité épaisse où flottaient des relents de charogne mêlés à une odeur de bois pourri et de terre humide. Les yeux fermés, tremblant de tous mes membres, je priais Jésus, Marie, Joseph, de m’aider à tenir dix minutes tandis que dehors je les entendais s’esclaffer en ponctuant leurs horribles gloussements de « chut ! chut ! ». Après quelques secondes, j’ai fini par distinguer les parois, à travers lesquelles filtrait un peu de la lumière lunaire, puis un, deux, trois, quatre, cinq cercueils empilés le long des murs. Combien d’entre eux contenaient des cadavres ?

Ils m’ont laissé le temps de devenir littéralement tétanisé de terreur, ils s’amusaient à faire craquer la cabane, ils grattaient sur les murs en couinant comme des rats. Petit à petit, ils ont quand même fini par conserver un silence assez constant. Sans leurs voix pour me rattacher à l’extérieur, je me retrouvais tout seul avec les cadavres. Je faisais des efforts surhumains pour me concentrer sur les secondes et les minutes qui s’égrenaient, affreusement lentes. Je me disais que, si je survivais à cela, j’aurais certainement les cheveux blancs à la sortie. Quand la main du quatrième frère Dugas est sortie de je ne sais quelle cachette pour agripper ma cheville, j’ai cru que l’estomac allait me sortir par la bouche.

Je me suis jeté contre le battant de la porte en hurlant comme une fille. De l’autre côté, mes tortionnaires la retenaient en s’arc-boutant dessus de toutes leurs forces. Je les entendais rire à gorge déployée, maintenant. Ils m’ont retenu quelques secondes, puis ils m’ont laissé sortir de mon cachot. Je les voyais, hilares, qui se tenaient les uns aux autres, pliés en deux. Patrice, le quatrième frère, celui qui était resté caché dans le charnier tout ce temps-là, est sorti derrière moi en disant :

— Ouf, les gars, y était temps, je commençais à moins trouver ça drôle, moi, là, derrière mon cercueil !

Je ne sentais même pas les larmes qui coulaient toutes seules sur mes joues. Je ne comprenais pas pourquoi ils étaient aussi cruels envers moi. Mais ce n’est pas tout. J’étais encore assez crétin pour croire que j’avais réussi leur épreuve initiatique et qu’ils allaient enfin me laisser tranquille. J’attendais le verdict tandis qu’ils reprenaient leur sérieux. C’est évidemment Robert qui a pris la parole, l’air tout aussi solennel qu’au début.

— Mes frères, considérez-vous que le candidat a réussi l’épreuve ?

Il se retenait encore de rire. Les autres aussi, d’ailleurs.

— Il braille, a dit Jean.

— Il tremble, a dit René.

— Il a pissé dans ses culottes ! a dit Patrice.

C’était vrai. Je ne m’en étais même pas rendu compte. Cela s’était sans doute produit au moment où Patrice m’avait saisi la cheville. Maintenant, ils se tordaient de rire tous les quatre. Robert a fini par se reprendre assez pour se donner un air sérieux.

— Le candidat aurait pas dû pisser dans ses culottes, qu’il a fait en reniflant.

— Ouais, a dit Jean. Le braillage, on aurait passé par-dessus.

— Le tremblage aussi, a dit René.

— Mais la pisse… a dit Patrice avec une moue dégoûtée.

— On peut pas passer par-dessus la pisse. Candidat, vous êtes refusé !

Ils m’ont poussé, ils m’ont poursuivi en me jetant de la neige sale et de la boue. J’ai couru en trébuchant jusque chez nous. J’ai entendu leurs insultes longtemps dans mes oreilles. Cette nuit-là, puis bien d’autres. Je suis rentré par la cuisine puis j’ai rejoint ma chambre par l’escalier de la bonne pour être sûr de ne pas croiser mon père.

Curieusement, ils ne s’en sont plus jamais pris à moi après cette soirée-là. J’imagine qu’ils avaient compris qu’ils étaient allés trop loin. Et puis, moi, je ne m’approchais plus d’eux. Mais, même de loin, chaque fois que j’ai vu l’un ou l’autre de ces énergumènes-là, le regard qu’il me jetait, c’était comme à une crotte de chien. C’est comme ça que je me suis tourné vers Céleste, la petite fille en chaise roulante, qui partageait ma passion pour les livres et qui me semblait tellement inoffensive, prisonnière comme elle l’était de ses jambes déformées par la polio.

Si j’avais su.

Je n’aime pas la mer. Pas fiable. La mer, c’est comme une chatte. Ça te caresse, ça te ronronne dans les bras, puis tout d’un coup tu te retrouves en train de te faire grafigner le visage par une furie. As-tu déjà vu un squall se lever ? Non ? Moi non plus. Personne n’a jamais vu un squall se lever. Il fait beau, puis tout de suite après tu es en pleine tempête, puis il faut que tu t’accroches aux piquets de clôture pour ne pas t’envoler. Entre les deux, pas d’annonce.

Céleste riait de moi. Mes petites peurs de citadin, comme elle disait, ça l’amusait beaucoup. Mais après ça, elle a bien vu combien la mer est traîtresse. Elle a bien appris à la haïr, elle aussi, la mer. Mais dans ce temps-là, elle entretenait avec cette masse noire et compacte une relation d’amour qui me mettait mal à l’aise. Elle lui parlait comme à une vraie personne. C’était malsain, tant qu’à moi. D’ailleurs, quand tout s’est détraqué, elle a fini par se mettre à lui crier des bêtises.

Nous avions souvent des discussions là-dessus. Céleste m’accusait de mauvaise foi, me traitait de petit bourgeois ignorant. Elle pouvait bien, elle qui n’avait jamais mis les pieds dans une école. En fait, quand j’ai commencé à m’intéresser à elle, elle n’avait guère mis les pieds nulle part. À cinq ans, la polio l’avait laissée paralysée des deux jambes. Oh, elle a remarché, mais ça lui a pris du temps. Il y avait une sœur qui s’occupait d’elle… Comment elle s’appelait…. Sainte-Croix ? Sœur Sainte-Croix, c’est ça. Elle lui faisait l’école, puis elle lui donnait ses traitements pour ses jambes. Elle l’emmenait à la mer et la faisait nager pour renforcer ses muscles. Céleste a toujours juré que c’était sœur Sainte-Croix qui l’avait guérie. Sœur Sainte-Croix puis la mer.

C’était une peste, cette sœur-là. Elle me détestait, je le lui rendais. Et comme j’ai reçu une bonne éducation catholique, je le lui ai rendu au centuple. Elle disait toutes sortes de bonnes choses à mon sujet que Céleste, âme charitable, s’empressait de me répéter. Entre autres, elle mettait sa pupille en garde contre ce qu’elle appelait mon influence néfaste.

— Il n’aime pas la vie, ce garçon, ma fille. Il est sec comme un bois mort. Vous, vous avez faim de vivre, vous attirez la joie et la lumière. Un jour, il ne pourra plus supporter votre don pour le bonheur. Il vous fera du mal.

C’était le genre de bêtises qu’elle lui racontait à mon sujet.

C’est vrai qu’elle était douée pour le bonheur, Céleste. Elle riait beaucoup, de tout, je pouvais faire le pitre, elle était mon meilleur public. Elle appréciait tout particulièrement ce qu’elle appelait mon humour grinçant. Les seules blagues qu’elle ne tolérait absolument pas étaient celles qui concernaient les pêcheurs. Je pouvais rire de qui je voulais, mais pas d’eux, ni de leurs femmes et de leurs enfants, ni de leur métier. Elle me regardait avec ses yeux noirs qui devenaient, dans ces moments-là, froids comme la mort, et sa voix tranchait comme une lame :

— Émile. Je te ferai poliment remarquer que mon père fait la pêche lui aussi. Ma mère est femme de pêcheur et mes frères et moi, on est des enfants de pêcheur.

Quand elle me parlait sur ce ton-là, l’air devenait glacial autour de moi. Je n’ai jamais réussi à me défendre correctement avec elle. Elle avait toujours le dernier mot.

— Mais tu sais bien que t’es pas comme eux autres ! protestais-je. Que vous êtes pas comme eux autres.

— Ah ? Et en quoi, s’il te plaît ?

— Ben, ton père, il fait pas juste la pêche. C’est un homme d’affaires, comme le mien. Vous avez de la culture. Y a des livres chez vous, un piano, ta mère s’habille comme du monde, pas juste le dimanche pour aller à la messe.

— Pas les autres ? Les autres sont pas du monde ?

Quand elle me regardait comme ça, j’avais l’impression de mesurer un pied de moins qu’elle.

— Tu sais ce que je veux dire. Ces gens-là, ils savent même pas lire !

Elle devenait sombre comme sa chère baie avant de rétorquer :

— Ils savent lire bien plus que tu sauras jamais toi-même, Émile Bourgeois. Comment tu penses qu’ils font pour prévoir le temps ? Pour savoir où est le poisson ? Pour rentrer au port avant la tempête ? Leur livre, c’est le ciel. Leur alphabet, c’est toutes les couleurs de la mer. Ils connaissent le langage du bon Dieu. Ils le lisent. Ils le traduisent. Tu pourras jamais en dire autant. Toi pis moi, avec nos petits livres en papier, on fait bien pitié.

Qu’est-ce que tu veux répondre à ça ? Elle éprouvait un réel respect pour ces pauvres gens qui se nourrissaient de patates et de têtes de morues presque toute l’année, un menu de misérables, qu’ils agrémentaient de pois et de lard, puis de mélasse, quand ils pouvaient attraper assez de poissons pour qu’il leur reste quelques sous après avoir payé ce qu’ils devaient au magasin des Jersiais. Ceux qui pouvaient s’offrir une vache étaient rares, ceux qui avaient un cheval encore plus. On voyait leurs ribambelles d’enfants, maigrichons et loqueteux, aller pieds nus dans des charrettes tirées par des chiens miteux. Ils parlaient une langue bâtarde, un mélange de français et d’anglais avec un accent trop pittoresque pour être intelligible. Ce n’était pas mon monde.

La famille Dugas, au moins, envoyait ses fils au collège. Ils partaient pensionnaires en Nouvelle-Écosse chaque automne, puis ils aidaient à la pêche en été. De mon côté, dès onze ans, on m’a envoyé faire mes humanités à Montréal, où je pensionnais chez une sœur de ma mère, mariée à un médecin. Chaque année jusqu’à mes dix-huit ans, c’était un calvaire de quitter la vie mondaine, lumineuse et colorée de la métropole, pour revenir dans ce trou perdu, dans les relents de varech, avec ses habitants sans conversation. Mais Céleste… Elle…

Je la retrouvais l’été venu… Non… Pas plus belle… Elle n’était pas vraiment belle, à proprement parler. C’était une petite chose minuscule, presque rachitique, avec une voix trop claire pour être vraiment féminine, on aurait dit une voix de bébé de deux ans. Ses cheveux blond foncé n’acceptaient aucune discipline, aussi les gardait-elle courts, selon cette mode que maman qualifiait de hideuse et vulgaire. Sous cette coiffure ébouriffée dardaient des yeux noirs bordés de cils très longs. Peut-être un peu trop petits, les yeux, mais son regard pouvait carrément te transpercer. On dirait que je décris une sorcière. Aha. D’une certaine manière, c’en était une. Et puis dans ce petit visage, avec son nez droit, ses traits réguliers, sa grande bouche avec ses dents blanches et parfaitement alignées, il y avait une mobilité, une expression… Quand elle riait à gorge déployée, la tête renversée en arrière, on croyait entendre un ruisseau qui sort de la glace au printemps. Si j’étais amoureux ? Difficile à dire.

Fasciné. Ensorcelé. Prisonnier. Cette fille-là m’a conduit à me comporter comme la dernière des brutes. Ce n’était pas tant l’amour qu’un désir de possession. Je la voulais. Pour moi tout seul. Et dans ce temps-là, je l’avais pour moi tout seul.

Pendant des années, j’ai été son unique lien avec l’extérieur, son seul véritable camarade. Clouée dans sa chaise longue, elle ne pouvait pas voir grand monde. Puis les gens la trouvaient étrange. C’est vrai qu’elle avait des drôles de manies. Entre autres, elle découpait dans ses livres les mots qu’elle trouvait jolis. Ça faisait damner sa mère, surtout quand c’était dans des livres que l’oncle curé lui envoyait de Rome. Elle recevait régulièrement les dernières parutions européennes dans des caisses, souvent bien plus tôt que les libraires montréalais. Lorsqu’elle daignait me les prêter, je pouvais donc lire avant tout le monde les œuvres de Gide, Claudel, Rilke, Apollinaire, et même David Herbert Lawrence, dont le roman sur les amours d’une femme et d’un garde-chasse a tant fait scandale par la suite. Ce n’étaient pas vraiment mes goûts, moi je préférais les ouvrages qui traitaient de la grande Histoire, qui parlaient des hommes qui avaient marqué leur époque, des bonshommes avec de l’ambition, Napoléon, César, Alexandre… C’étaient des lectures évidemment plus édifiantes, pour un garçon à l’avenir prometteur comme moi, que tous ces romans et cette poésie qui traînaient dans le sillage de Céleste. Mais je prenais ce qu’elle me prêtait, je lisais scrupuleusement chaque livre, même si c’était bien futile, parce que cela me fournissait des raisons supplémentaires de me rendre chez les Dugas et de converser avec mon originale amie. Dans ces livres, je tombais invariablement, au cours de ma lecture, sur des petits trous rectangulaires, chacun correspondant à un mot que Céleste avait trouvé à son goût et qu’elle avait découpé avec ses petits ciseaux d’argent : ici il manquait « jambage » ; là, on constatait l’absence de « fougue » ; ailleurs, c’était « androgyne » qui ne répondait plus à l’appel. Elle me renseignait, à la demande, sur l’identité du disparu. Elle conservait cette collection dans une vieille boîte à tabac de monsieur son père, une petite boîte en fer-blanc avec le dessin d’un trois-mâts sur le couvercle.

Les mots, elle avait un rapport particulier avec eux. Elle disait qu’ils avaient une vie propre, qu’elle les voyait sortir de sa bouche et s’animer quand elle prononçait une parole grave. Ça l’effrayait : c’était pour ça, me disait-elle avec une conviction qui ne tolérait pas la réplique, qu’elle parlait le moins possible aux étrangers. Pour qu’ils ne partent pas avec ses mots. Moi, ces fantaisies ne me dérangeaient pas vraiment. Au contraire, je les trouvais parfaitement distrayantes. Maman pensait que Céleste, « cette jeune infirme à qui tu as la gentillesse de tenir compagnie », n’était pas tout à fait saine d’esprit. Cependant elle la croyait inoffensive, aussi m’encourageait-elle à lui rendre visite, ce qui, selon elle, relevait de la charité chrétienne et ne pourrait que me valoir de bonnes indulgences le moment venu. Pauvre maman. J’étais déjà, bien avant l’âge, complètement possédé par la fascination que cette fille exerçait sur quiconque s’approchait d’elle.

Elle n’aurait jamais dû remarcher. Si elle était restée infirme, rien de tout cela ne serait arrivé. Je l’aurais épousée, j’en aurais pris soin, je l’aurais protégée. Je l’aurais emmenée à Montréal, nous aurions eu une grande maison dans un beau quartier, elle aurait eu tous les livres qu’elle aurait souhaités. Pas de bateaux, pas de mer, pas de morue. Jamais elle n’aurait eu à souffrir autant qu’elle a souffert.

Mais elle a marché. Puis elle a souffert. Beaucoup.

Ça a surpris tout le monde, qu’elle remarche comme ça. C’est vrai qu’elle se servait de béquilles depuis quelques années déjà, mais on pensait que ça s’arrêterait là. Sœur Sainte-Croix était peut-être détestable, avec son bec de vieille poule, mais elle arrivait quand même à des résultats avec ses bains de mer thérapeutiques. Ce n’était pas bien courant dans notre temps, ce genre de choses-là. En Europe, ça se faisait, mais ici… En tout cas. Il paraît que ça marchait. Céleste se débrouillait déjà avec ses béquilles depuis une couple d’années, puis elle portait aussi des bottines orthopédiques. Elles lui ont assez fait mal aux pieds, ces bottines-là, qu’après ça elle a refusé de porter des chaussures, toute sa vie, tant que la neige ne l’obligeait pas à le faire. Pieds nus dans sa robe blanche, riant au soleil lors d’un pique-nique sur la montagne, c’est le portrait d’elle que j’ai gardé toute ma vie, une mauvaise photographie un peu floue, prise par moi, avec l’appareil automatique qu’elle avait reçu de son père pour son douzième anniversaire. Elle a pris des tas de photos avec cet appareil. Elle le trimballait partout. Il ne l’a plus quittée jusqu’à… tu sais… Willy-Joe. Tu ne sais pas ? Ouais. Bon. Je te raconterai quand on sera rendus là. Après 1938, en tout cas, elle n’a plus jamais pris de photos.

Mais elle en a pris tellement, avant ça ! Tellement… Tu sais quoi ? Quand ils vont commencer à classer tout ça, les gens du patrimoine, ils vont en avoir pour des années. Ça doit encore dormir dans des boîtes, au grenier de la maison de la Pointe-à-Caillou, oui, au phare. Tu aimerais bien entrer, hein ? Ils veulent tous entrer. Mais c’est scellé, clic clac, triple tour, depuis que Céleste est partie rejoindre son cher bateau, puis l’espèce de capitaine de théâtre qui le pilotait. Personne n’a pu entrer là. Elle l’a légué à son blanc-bec de journaliste, là, un autre Irlandais, de Montréal celui-là. Il est revenu par ici après la mort de Céleste, puis il s’est installé, puis il a écrit des livres. Il est connu, non ? Justin O’Brien. Mais dans le temps, quand il est arrivé, en 41, c’était un rien du tout, un petit con qui pensait comprendre les vraies affaires. Ça t’étonne que je sache tout ça ? Les dates ne concordent pas ? Mais tu n’es pas la première personne à venir me voir. Les autres m’ont renseigné.

Moi, j’étais déjà maire, en 41, depuis huit, neuf ans. Une chance que j’ai eu le temps de faire des choses avant de crever. Ça leur a fait du bien, au monde de par ici, de m’avoir. On a placé des affaires. Les coopératives, tout ça, c’était mauvais pour le commerce. C’était mal vu, puis en plus, ça rappelait ce qui se passait en Russie. Avec le député qui sympathisait avec les Chemises bleues, c’était mieux de faire pencher les affaires de son bord si on voulait des chemins qui avaient de l’allure. C’était ça que ça prenait. Des chemins pour aller chercher le bois, puis des quais pour l’embarquer. Puis des camions, puis des bateaux. Les pêcheries… Pffff. Il n’y avait plus d’argent à faire là, pour personne. Les Jersiais s’en allaient déjà quand j’ai été élu en 33. Ils savaient bien que c’était fini, la pêche miraculeuse. Puis j’ai nettoyé les environs aussi. Il y avait du monde pas propre qui fréquentait le village, j’ai fait en sorte que ça finisse.

Ouais, les Sauvages. Des maudits voleurs de jobs. Ça veut bûcher, ça veut pêcher, ça veut des maisons puis des automobiles, puis c’est juste bon à se soûler à longueur de journée. Avec le député, on leur a fait une belle réserve à l’Anse-aux-Indiens, c’était chez eux de toute façon, puis ils ont bien été obligés d’aller vivre dedans. C’est bien mieux pour eux autres comme ça. D’abord, ils ont des maisons gratis, puis ils ont droit à l’assistance sociale. Puis le gouvernement peut surveiller ce qu’ils font, où ils vont. Ils ont leur église, leur école. Chacun chez soi. Ce n’est pas méchant, c’est juste que ce n’est pas du monde comme nous autres. On ne sait jamais, avec un Sauvage. Ç’a une manière de ne pas te regarder dans les yeux… Puis de quoi ils se plaindraient ? Ils ont le ventre plein. Ça me fait rire, leurs histoires de territoires. On a tout fait pour leur donner la chance de devenir des vrais Canadiens, puis ils n’ont rien voulu savoir. Tant pis pour eux. C’est eux les vaincus, c’est l’Histoire. Point à la ligne.

Il y en avait une qui vivait chez les Dugas, une Sauvagesse. C’était un genre de servante, mais ils la traitaient comme si elle avait fait partie de la famille. Elle était très proche de Céleste. Moi, je ne lui faisais pas confiance. D’abord, c’était une Indienne. On ne peut pas leur faire confiance, en partant. Et puis elle avait tout le temps l’air de me surveiller. Quand on allait sur la plage, elle restait là, pas loin, sans dire un mot, puis elle nous regardait. Elle me regardait. Elle avait des yeux étranges, d’un vert très pâle, mais bridés comme ceux de sa race. C’était une bâtarde. Une maudite bâtarde de Sauvagesse. J’ai toujours pensé que c’était monsieur Dugas qui était allé courir la galipote du bord de l’Anse-aux-Indiens, puis qui s’était retrouvé avec une sauvageonne sur les bras. Maman aussi pensait ça. Mais madame Dugas l’aimait bien, sa bougresse, elle lui faisait du linge, l’envoyait à l’école et tout. Ça fait que je n’ai jamais posé de questions par égard pour ma mère qui était amie avec la mère de Céleste. S’il y avait eu un scandale, ma mère en aurait été salie par ricochet, tu comprends.

Son vrai nom, c’était Marie Condo, mais tout le monde l’appelait Marie l’Indienne, à part les Dugas. Pour eux, c’était Marie tout court, puis ils la traitaient comme du vrai monde. Je ne suis pas sûr de quand elle est arrivée dans la maison. Je devais être bien petit. Elle aussi. Elle avait le même âge que Céleste : trois ans de moins que moi. C’était rare qu’elle ne soit pas là quand je rendais visite à Céleste. Là, à m’épier avec ses yeux de chatte hypocrite. Je détestais ça. Ces yeux-là me faisaient toujours sentir… Tu vois… Comme si j’avais été sale. C’était très désagréable. Elle m’a fait cet effet-là jusqu’au bout. J’ai toujours pensé qu’elle était sur Terre pour me rendre la vie misérable. J’aurais dû lui régler son compte quand c’était encore le temps. Une Indienne, ça disparaît, ça ne fait pas grand remous. Mais je faisais des efforts pour l’endurer parce que Céleste l’aimait. Elle ne m’aurait plus laissé venir la voir si j’avais fait du mal à son Indienne.

En plus, elle ne m’adressait à peu près jamais la parole, la Sauvagesse. Mais je sais que, quand elle parlait de moi à Céleste, elle disait : « Ce Blanc-là ». Pourquoi ? Tout le monde autour d’elle était blanc. Pourquoi j’aurais été plus blanc qu’un autre ? Puis pourquoi elle me dérangeait tant que ça ? C’était une Sauvagesse, après tout. Rien qu’une maudite Sauvagesse. Quand je pense que ses maudits yeux m’ont suivi jusqu’ici. « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn », tu vois ce que je veux dire ? Bon Dieu, j’aurais voulu qu’elle soit sur le bateau quand il a coulé. Mais non. Tout le temps. Tout le temps, je l’avais dans la face. Partout. Même à l’église, quand je sortais de confesse, elle me suivait du regard, l’air de dire que je n’avais pas tout raconté au curé. Tu veux mon avis, elle était folle raide, la Sauvagesse. Rien à faire avec ce monde-là. Elle a fini par avoir ce qu’elle méritait, pas pour rien.

Quand Céleste a perdu son père et son petit frère, la Sauvagesse est restée avec elle comme un chien de garde dans les semaines qui ont suivi l’accident. Personne ne pouvait l’approcher. Ç’a duré longtemps. Tu te présentais à la porte, et puis tu te faisais dire : « Céleste, elle veut voir personne. » Mais je n’étais pas personne, moi. J’étais son ami, non ? Elle voulait la garder pour elle toute seule, elle voulait que personne d’autre qu’elle ne puisse toucher au chagrin de Céleste. Moi, je l’aurais fait rire, j’en suis sûr. J’aurais imité le curé ou quelque chose comme ça, et puis elle aurait ri. Mais non, la maudite sorcière indienne restait avec elle, avec sa noirceur, son silence, ses yeux bizarres, ses infusions puantes. Puis moi, je restais à la porte comme un étranger.

Elle a mis des semaines à se remettre de ce deuil-là, Céleste. Son père, c’était la personne qu’elle aimait le plus au monde. Elle était toute seule de fille dans une famille de gars, tu comprends, puis lui, il n’avait pas eu de sœur. Il l’appelait sa Lady. Il lui avait construit un solarium sur le balcon de la maison, pour qu’elle puisse profiter du soleil même l’hiver. Il la portait dans ses bras jusqu’à la plage l’été, il l’installait dans sa chaise longue, puis il lui racontait toutes sortes d’histoires. Elle riait comme j’aimais, mais c’était rare qu’elle rie comme ça pour moi, ça arrivait quasiment juste quand elle était avec son père ou quand elle regardait la mer.

Sur la photo dont je t’ai parlé tout à l’heure, elle regarde la mer. Quand il a eu fini de construire sa belle goélette, il a fait une grande cérémonie de baptême où nous étions invités, ma famille et moi, et aussi le curé pour la bénédiction. Il a dévoilé le nom, et ensuite Céleste lui a envoyé un regard d’adoration pure. Un regard qu’elle ne m’a jamais destiné. Toute une cérémonie pour un bateau ! Mais voilà. Le bateau s’appelait la Lady Céleste. Du coup, elle s’est identifiée à cette goélette. Encore plus après la mort de son père. J’imagine qu’elle mélangeait tout ça, son père, elle, le bateau. C’est pour ça qu’il comptait autant pour elle. Je veux dire le navire, là. La Lady Céleste.

J’étais là quand elle a mis tout le monde dehors de la veillée funèbre. Une vraie furie. Elle criait :

— Allez-vous-en ! Vous les aimiez pas pour de vrai, vous les connaissiez même pas pour de vrai !

Elle frappait les gens, elle essayait de les griffer. Tout le monde est parti, comme de raison. Mais ç’a fait tout un scandale. Madame Dugas a failli l’envoyer en pension après ça. Mais elle n’avait plus les moyens pour une fille. Les gars, oui. Ils payeraient une bonne partie de leurs études en faisant la pêche l’été. Mais une fille ne faisait pas la pêche l’été, surtout Céleste, avec ses jambes fragiles.

Ça fait qu’elle est restée à Sable-Rouge, Céleste. Plus étrange que jamais. Plus enfermée que jamais dans ses livres, avec son Indienne. J’avais de plus en plus de mal à communiquer avec elle. Elle ne riait plus. Ou très rarement. Et puis, elle avait pris l’habitude de dormir dans la cabine de la Lady Céleste. Le bateau était sur les blocs, comme on dit, derrière la maison. Monsieur Dugas n’a jamais eu le temps de le mettre à l’eau. Il était pratiquement fini. En tout cas, elle couchait dedans. Par beau temps, elle faisait installer sa chaise sur le pont, et c’est là qu’elle passait ses moments libres, à lire. Maintenant qu’elle marchait, elle aidait à la maison, elle allait cueillir des petites fraises dans le coteau, elle entretenait le potager de sa mère. Mais, dès qu’elle avait une minute, elle se précipitait sur sa chère goélette. C’était pour elle une torture de laisser passer l’hiver. Aux premiers signes de doux temps, elle reprenait son poste. Moi, je venais lui rendre visite là. Nous parlions. Son Indienne me guettait en reprisant ou en secouant des tapis. J’arrivais à la faire sourire, parfois même elle riait. Je m’étais mis dans la tête que je l’épouserais. Alors, à la fin de l’été de mes vingt ans, en 22, un soir que nous buvions un thé sur le pont de la Lady Céleste, je lui ai dit :

— Céleste, ma belle, aimerais-tu ça qu’on se marie ?

Elle a éclaté de rire. Un beau grand rire franc comme je ne lui avais pas entendu depuis longtemps. Quand elle a eu repris son sérieux, elle a dit :

— Voyons donc, Émile, on se connaît trop !

— Justement, au contraire, on se connaît bien, on sait qu’on serait bien ensemble.

— Tu penses ?

— Mais oui, j’en suis sûr. On aurait une belle vie, on irait à Montréal, tu aurais des tonnes de livres, on pourrait même rencontrer des poètes.

Elle se taisait. Elle me considérait maintenant d’un œil sérieux.

— Dans le fond, a-t-elle murmuré, avec qui d’autre je pourrais me marier…

Elle a interrogé la Sauvagesse, qui fumait sa pipe assise sur le plat-bord, du coin de l’œil. Celle-ci a haussé les épaules.

— Se marier, a-t-elle poursuivi, c’est une grosse affaire, par exemple. On fait pas ça comme ça. Faut qu’on y pense comme il faut. On va en reparler l’été prochain, d’accord ?

Bien sûr que j’étais d’accord.

Après tout, elle était encore jeune. L’an prochain, elle aurait dix-huit ans, ce serait mieux. Puis, entre-temps, pas de danger qu’un autre me vole une petite boiteuse fantasque, non ?

Pas de danger qu’un autre me vole une petite boiteuse fantasque.

Sable-Rouge était une ville sèche. Mais, évidemment, elle comptait quand même son lot de buveurs qui s’approvisionnaient comme ils pouvaient. J’ai bien vite compris que je pouvais leur fournir ce dont ils avaient besoin. Tout de suite après la guerre, avec quelques gars du village qui n’avaient pas trop froid aux yeux, j’avais mis sur pied un réseau de contrebande de Petit-Miquelon et de rhum des Antilles qui m’a permis très vite d’amasser assez d’argent pour assurer mon avenir et celui de Céleste — si elle voulait de moi, ce dont je ne doutais pas une seconde. Mais j’avais de nouvelles ambitions. Je ne voulais plus aller vivre à Montréal. Je serais à la tête de ce village de ploucs. J’allais les mettre à ma main. Développer ma fortune en pliant le commerce local à mes intérêts personnels et familiaux. J’allais hériter de la scierie familiale ? Soit. Elle prospèrerait.

Si elle a prospéré ! Avec l’argent de la contrebande, j’ai injecté des sommes dans la compagnie qui m’ont permis de casser mes prix. Les autres ont périclité tranquillement et je les rachetais lorsqu’ils étaient arrivés au bord de la banqueroute. J’ai acheté de grandes quantités de terres en bois debout, puis des droits de coupe. Je m’appropriais tout doucement le marché. Lorsque les Jersiais sont partis, de nombreux pêcheurs sont devenus mes employés, à la scierie ou dans la forêt. J’ai été élu maire en 33. Peu de gens ont osé manifester un quelconque désaccord avec ma candidature : d’une manière ou d’une autre, ils dépendaient tous de moi. Étant le principal employeur, je donnais à mes ouvriers le salaire qui leur permettait d’acheter des choses au magasin général et donc de le faire tourner. Cet argent retombait aussi en partie dans l’escarcelle du curé qui, grâce à la dîme, pouvait entretenir convenablement son église. D’ailleurs, c’est la scierie qui a payé les fresques du plafond. Puis un quai neuf, aussi, pour accueillir des bateaux plus grands qui pourraient charger plus de bois. Même les pêcheurs étaient à ma botte, même si ça ne leur faisait pas plaisir. Le bois pour leurs bateaux, leurs vigneaux, leurs cabanes, et puis pour tout ce que les deux aînés de Georges Dugas pouvaient leur fabriquer avec des planches, c’était moi qui le leur vendais. À crédit, bien souvent. Après ça, ça n’a pas été trop difficile d’acheter les députés. Les sous-ministres. Oui, les sous-ministres. C’est plus efficace. Les ministres, ça change tout le temps. Pas les sous-ministres. À long terme, c’est plus payant de corrompre les fonctionnaires que les chefs. Ça ne prend pas la tête à Papineau pour comprendre ça. Ah oui, j’ai eu du pouvoir. Beaucoup de pouvoir.

J’avais déjà pas mal tout ça en tête alors que je fréquentais Céleste pour le bon motif. Sa mère a donné son accord tout de suite à nos fiançailles, que nous avons décidé d’annoncer le Noël suivant. Elle était bien contente, j’imagine, de se débarrasser à bon compte de cette fille-là qui ne faisait rien comme tout le monde. Pour ma mère, ç’a été plus difficile. Mon père ? Il s’en fichait complètement, je pouvais bien marier une Sauvagesse de l’Anse-aux-Indiens si je voulais. En autant que je m’intéresse à la scierie, tout allait bien. Ma mère, par contre…

— Mais Émile ! s’est-elle écriée en se tordant les mains. Elle a un pied bot !

— Elle n’a pas un pied bot, maman, ai-je répondu patiemment. Elle a eu la polio quand elle était petite.

— C’est pire ! Qu’est-ce que tu feras si elle transmet cette maladie-là à tes enfants ?

— C’est une maladie qu’on attrape, maman. On ne peut pas venir au monde avec la polio.

— Et puis, elle n’est pas normale, cette fille, Émile, si tu vois ce que je veux dire, a-t-elle ajouté avec un geste de l’index vers la tempe.

— Elle a toute sa tête. Elle est originale, je sais, mais…

— Justement ! De quoi tu vas avoir l’air dans le monde, avec une épouse originale ! Ça ne met même pas de chapeau pour aller à l’église, puis ça se promène nu-pieds quasiment à l’année longue !

— Maman. C’est moi qu’elle va marier. Pas vous.

— De toute façon, tu vas faire ce que tu veux.

— C’est ça.

— Mais nous connaissons des familles bien, à Montréal, qui…

— Maman.

— Bon, bon, mon fils. Fais donc à ta tête. Mais ne viens pas te plaindre quand cette fille-là t’aura conduit dans le fond du trou.

Chère maman. Si elle avait su à quel point elle ne se trompait pas ! Dans le fond du trou, je m’y suis retrouvé, oui. La chute a duré vingt ans. Quand j’ai entendu parler d’un gars qui voulait acheter le bateau à Georges Dugas, l’été suivant, la première chose que j’ai pensé, c’est bon débarras. Il me pesait, ce bateau-là. Céleste l’aimait comme on aime les gens, quasiment comme on aime un amant. Elle était rendue qu’elle passait tout son temps dessus, même s’il se trouvait en cale sèche à l’arrière de la maison. Elle l’entretenait, le nettoyait, le sablait, le vernissait, l’astiquait. Je m’étais habitué à l’idée qu’elle dormait dans la cabine, mais maintenant elle ne se rendait presque plus à la plage. Elle faisait installer son transat (celui que son père lui avait fait, aucun autre) sur le pont et passait là son après-midi à lire et à découper ses mots bien-aimés. Sa mère ne lui demandait pratiquement rien, à part aller cueillir des fruits sauvages ou des fleurs dans le coteau. Sarcler le potager, à la limite. Pour tout le reste, Céleste faisait montre d’une redoutable inefficacité. De toute façon, il y avait l’Indienne. Ça travaille dur, ce monde-là. Avec les mains qu’elle avait, si tu avais vu ça, des vraies pelles, elle pouvait abattre n’importe quel ouvrage. Je l’ai vue travailler. Habile, vite, efficace. Et jamais un mot pour rien. Pas de perte de temps. Je me disais qu’elle aurait fait une bonne bûcheronne.

Quand elle avait fini son ouvrage, elle venait rejoindre Céleste sur la goélette. Elle s’assoyait sur un banc, le dos calé contre le hunier, puis elle fumait sa pipe, ou elle terminait un petit ravaudage quelconque. Quand j’arrivais dans ce moment-là, j’avais toujours l’impression désagréable d’être un intrus. Je les trouvais riantes ou graves, silencieuses ou bavardes (surtout Céleste, évidemment), peu importait, c’était à chaque fois comme si j’interrompais une espèce de communion, ou encore une rencontre au sommet de la plus haute importance. Je grimpais à l’échelle de corde pour me trouver, dès que mes yeux passaient par-dessus le bastingage, face à deux visages complètement fermés, comme si on avait à garder les secrets du Vatican. Céleste se déridait rapidement et me souhaitait la bienvenue. La Sauvagesse, elle, elle se levait sans un regard pour moi, ramassait ses affaires — pipe, blague à tabac, rapetassage, tricot — et s’en allait. Je ne la saluais pas non plus. Nous nous détestions cordialement.

Qu’est-ce que j’allais en faire, de celle-là, après la noce ? Elle resterait peut-être avec madame Dugas. Après tout, c’était sa bonne à elle. Mais je me doutais que Céleste voudrait qu’elle vienne vivre avec nous. La seule pensée que je pourrais me retrouver, la nuit, sous le même toit que cette sorcière-là m’étranglait. C’était impensable. Impensable. J’ai vite compris qu’il me faudrait avoir recours à mes amis frères de la côte pour me débarrasser d’elle. C’était la seule solution. Sinon, j’allais avoir ses maudits yeux de chat sauvage sur moi jusqu’à la fin de mes jours. Ça, je ne pouvais pas. Elle allait parfois du côté du phare, à la nuit tombée, toute seule. Ce qu’elle y fricotait avec le gardien, on s’en doutait. On s’en fichait. Ce qui m’intéressait, moi, c’est qu’elle rentrait par la plage, parfois tard dans la nuit. Ça ne serait pas difficile. Je dirais aux gars qu’ils pourraient s’amuser avec elle à leur goût, avant. Personne ne se formaliserait qu’une Sauvagesse qui fornique ouvertement avec un gardien de phare finisse comme ça. Je me chargerais bien de consoler Céleste. Je lui ferais un enfant, elle oublierait son Indienne.

Ça fait que, ce McBrearty-là qui revenait des vieux pays pour acheter le bateau, ça complétait le grand ménage. Il voulait faire la pêche, il y a eu très vite des rumeurs de coopérative dans l’air, mais je laissais courir. Je les aurais au tournant, les pêcheurs, tôt ou tard. Tant mieux si les Jersiais finissaient par partir, ça me laisserait le champ libre pour prendre le contrôle des affaires locales. En attendant, on me débarrassait de cet encombrant fantôme qu’était la Lady Céleste. Tant mieux. Là aussi, je saurais m’occuper de Céleste. Elle se remettrait de son bateau perdu avec une maison neuve et des domestiques à gérer.

Mais ça ne s’est pas passé comme je le pensais. Oh, non. D’abord, Céleste a refusé tout net que sa mère vende la goélette. Ça, on s’y attendait, mais la mère a tenu bon. Ils avaient besoin de cet argent, et le bateau, comme tout ce qui avait appartenu au père, était à la mère maintenant. Elle pouvait en disposer, elle avait des bouches à nourrir, des enfants à faire éduquer. Céleste a bien dû se soumettre. Enfin, c’est ce que nous avons tous pensé. Qu’elle se soumettait. Comment avons-nous pu ? Comment, moi, ai-je pu imaginer Céleste capable de soumission ?

En fait, après un certain nombre de crises de colère, elle a fini par se calmer. En apparence. Mais elle n’a pas renoncé à son bateau. Jamais. Tout d’abord, quand ils ont transporté la Lady Céleste plus près du quai pour la radouber, elle l’a suivie. Elle passait ses journées assise sur un billot, surveillant le travail des ouvriers engagés par McBrearty. J’ai tenté plusieurs fois de venir l’y rejoindre, mais elle me chassait avec humeur dès qu’elle me voyait. C’était presque douloureux, cette image de petite fille assise toute droite dans sa robe blanche et qui ne quittait pas des yeux le va-et-vient des hommes. Je me souviens m’être dit, en la voyant comme ça, possédée par ce maudit bateau, que la Lady Céleste aurait pu se perdre en mer, et qu’on ne s’en serait pas plaint.

Je la retrouvais le soir, sur la grande galerie, chez sa mère. De là, on distinguait le hunier et le bout de la misaine de la goélette, derrière le toit de la tannerie. Je parlais à Céleste de mes plans de maison, elle répondait « Hmm, hmmm » sans presque jamais détourner le regard des deux mâts qui semblaient l’appeler de loin. L’Indienne veillait à nos côtés. Bien sûr. Il fallait un chaperon. Je devinais parfois sur son visage, lorsque ses yeux se posaient sur Céleste, la couleur d’un mauvais présage. Je me doutais qu’elle ne voulait pas de ce mariage. Mais je crois, en fait, qu’elle savait exactement tout ce qui allait se passer. Tout. Et que c’était ce qui la rendait si sombre. Une corneille. Vivement qu’elle disparaisse, c’était tout ce que je pensais quand je la voyais couver Céleste et me jeter, sans ciller jamais, ses regards qui me vrillaient jusqu’à l’âme.

Et puis, j’avais bien envie d’embrasser ma promise, et l’occasion de le faire ne se présentait guère. À mesure que l’été avançait, ce désir qui me rongeait prenait de plus en plus de place. Je pouvais, bien entendu, lui tenir la main, mais sans plus. Madame Dugas était très stricte à ce sujet. Et, à mon grand désarroi, Céleste, que je croyais pourtant bien délurée, avec toutes ses lectures, ne faisait rien pour favoriser un rapprochement de cette sorte. Même que, une fois la Lady Céleste mise à l’eau et la pêche commencée, j’ai senti qu’elle s’éloignait. Qu’elle avait pris la mer avec son bateau. Oh, c’était juste un sentiment. Rien n’avait changé, apparemment, à part le fait qu’au lieu d’aller s’asseoir non loin du quai pour observer les radoubs, elle marchait jusqu’au pied du phare pour guetter les travaux de la grave, et le retour de sa goélette à la fin du jour. Le soir, sur la galerie, son regard se faisait encore plus lointain. On n’apercevait plus les deux mâts, mais c’était tout comme. Je n’arrivais même plus à lui soutirer des « Hmm, hmmm », rien. La main que je tenais dans la mienne était inerte.

J’ai tenté, une fois, de la raisonner.

— Céleste, tu vas pas rester obsédée par ton maudit bateau toute ta vie. Il est vendu, maintenant, passe à autre chose.

— C’est mon bateau.

— Non. C’est le bateau à Will McBrearty, puis il va prendre la mer pour de bon, bientôt.

— Ça sera toujours mon bateau.

— Je vais t’en faire faire un, bateau. Je vais te payer un capitaine. On ira en voyage de noces dessus, si tu veux !

Elle m’a jeté un œil excédé, puis, avec un soupir de mère résignée devant l’incompréhension d’un enfant, elle a fait :

— Émile, tu comprends pas. Tu comprendras jamais ces affaires-là.

Elle s’est levée, a marché jusqu’à la balustrade, les yeux perdus au large. Il s’est passé un petit moment durant lequel je ne savais plus trop que faire, puis l’Indienne a ouvert la bouche :

— Va-t’en, Émile. La veillée est finie, astheure.

J’ai regardé vers Céleste. Elle ne bronchait pas. J’ai compris. Ça, je comprenais.

Les semaines suivantes, j’ai pris mon mal en patience. À l’automne, McBrearty allait emmener la Lady Céleste bien loin de ma fiancée. L’hiver effacerait cette obsession de petite fille. Les préparatifs et la maison l’absorberaient assez.

Naïf !

J’attendais le départ de Will McBrearty avec une hâte terrible. Ça ne se dit même pas. Fin septembre. Je comptais les jours sur le calendrier. Et plus le moment approchait, plus ma Céleste s’éloignait de moi. Il y avait même des soirs où elle ne sortait pas sur la galerie, me faisant dire par sa Sauvagesse qu’elle ne voulait pas de visite. Ces soirs-là, j’allais passer ma rage en jetant des galets dans la mer. À vrai dire, je n’y jetais pas des galets. Les gens qui l’aiment y jettent des galets. Moi, je la lapidais. Elle verrait bien, la petite gueuse, comment je la mettrais au pas après notre mariage. Puis la Sauvagesse, elle verrait elle aussi comment mes gars s’amuseraient avec elle avant de l’étouffer. Ils lui feraient des choses abominables en lui disant que c’était de ma part. J’en étais là. Un homme qui n’a pas son dû, il perd la tête.

Puis il y a eu un soir où Céleste, après quelques instants, a demandé à l’Indienne de nous laisser tout seuls, elle et moi. Elle m’avait fait dire de venir plus tard, qu’elle avait une commission à faire pour sa mère chez les Alain. J’étais donc là plus tard qu’à l’habitude, contrarié parce que le temps nous était compté et que je devais partir sur le coup de onze heures. Alors, quand elle a demandé à l’Indienne de rentrer, j’ai cru qu’elle voulait m’embrasser pour se faire pardonner. C’était deux jours avant le départ de la goélette, elle s’était enfin raisonnée. J’ai dû me retenir de toute ma force pour ne pas lui sauter dessus dès la porte refermée. Mon cœur battait tellement fort dans mes tempes que je n’ai pas compris tout de suite ce qu’elle me disait. Je n’entendais que le bruit de mon sang qui affluait comme un fou vers le bas de mon ventre. Elle a posé sa main sur mon genou.

— Émile. Entends-tu ce que je te dis ?

Je ne répondais pas, je la regardais, je savourais d’avance le sel de ses lèvres — elles étaient sûrement salées, avec tout le temps qu’elle passait dans l’eau de la baie.

— Émile, a-t-elle répété.

Et là, j’ai bien entendu.

— Émile, on va pas se marier.

Incrédule, j’ai cherché à lui prendre la main. Qu’est-ce que c’était, encore, cette affaire-là ? C’était impossible, ce qu’elle me disait là, elle disait ça d’une voix trop douce, elle était trop calme pour me dire une chose pareille et que ce soit vrai.

— Voyons, Céleste, ai-je répliqué sûr de moi — tellement sûr de moi. Qu’est-ce que tu racontes ? Bien sûr qu’on va se marier. Qu’est-ce qui pourrait nous empêcher de le faire ?

— Le curé voudra pas nous bénir, Émile.

— Comment ça, le curé voudra pas ? On n’a même pas publié les bans, encore !

Où voulait-elle en venir ? Elle voulait peut-être qu’on attende encore un peu. Je me suis impatienté.

— Écoute, tu vas pas me demander d’attendre encore un an ! On se marie l’été prochain, un point, c’est tout.

— Non, Émile. Ni l’été prochain, ni jamais. Je me marie pas avec toi.

— Pas avec moi ?

— C’est avec Will que je vais me marier.

Will McBrearty ! Du coup, j’ai tout compris. Bien sûr. Ah, elle s’était bien résignée, oui. Elle avait trouvé une belle solution, maintenant. Elle s’était mis dans la tête d’épouser le propriétaire de son maudit rafiot. Mais il était marié, le beau capitaine. J’ai ricané.

— Il est marié, tu le sais pas ?

— Oui, je le sais. Mais il va annuler son mariage, puis il va m’épouser, moi.

— Annuler son mariage ?

— Sa femme peut pas lui faire d’enfants. Moi, je peux. Je vais lui en faire un. Quand il va revenir, je vais devenir sa femme à lui. Puis on va repartir ensemble sur la Lady Céleste.

Elle était folle. Elle n’avait plus sa tête. J’ai tenté encore une fois de lui faire entendre raison.

— Céleste, ai-je fait, le plus doucement possible, tu… Tu t’es mis ça dans la tête. Monsieur McBrearty se mariera pas avec toi. Il… Il a une femme, tu es juste une petite fille fantasque pour lui. Il sait même pas comment tu t’appelles.

— Oh, oui, il sait, a-t-elle soupiré. Il sait comment je m’appelle, puis il y a pas juste ma face qu’il appelle par son petit nom, maintenant.

— Je… Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Tantôt, j’ai fait l’amour avec lui.

Je ne disais rien. Je la regardais, assommé. Elle a poursuivi, m’enfonçant son ignoble aveu dans la tête comme un pieu dans le ventre.

— Il a mis ses mains partout sur moi, et sa langue dans ma bouche, et son sexe dans mon sexe. J’espère qu’il m’a fait un enfant.

Alors, j’ai cru saisir enfin. Il l’avait forcée. Il avait profité d’elle, de sa naïveté, de son amour pour la goélette. Je me suis levé d’un bond, la saisissant aux épaules.

— Je vais le tuer ! ais-je crié. Il a osé ! On va le faire arrêter, il sera pendu. Non ! Je vais parler à tes frères, ils vont le couper en morceaux !

Elle a pris doucement mes mains, puis les a ôtées de ses épaules. Elle m’a lancé un regard d’une infinie tendresse avant de me donner le coup de grâce.

— Non, Émile. Il m’a pas forcée. C’est même moi qui ai commencé. Puis j’ai aimé ça. Beaucoup. Je l’aime, Émile. Si ç’a déjà eu à voir avec la Lady Céleste, c’est plus que ça maintenant. C’est lui que j’aime.

Je ne savais plus quoi dire, quel argument lui servir pour la faire changer de discours. Je m’affolais.

— Tu divagues, Céleste. Ça se peut pas, ton histoire. Il a le double de ton âge, cet homme-là. Il va partir et puis il va t’oublier. Moi, je vais être là, toujours, je vais passer par-dessus, on va se marier pareil, hein ? Hein ?

— Non. J’ai dit au curé que je pouvais pas me marier avec toi, puis je lui ai dit pourquoi. Il voudra jamais bénir mon mariage avec toi, maintenant.

— T’es folle raide !

J’ai voulu la saisir à la gorge, mais je n’ai pas eu le temps. Deux mains dures m’ont immobilisé les bras. Puis une voix ferme, grave, sans appel, a parlé dans ma nuque. L’Indienne.

— Va-t’en, Émile.

J’ai dévalé les marches de la galerie pour m’enfoncer dans la nuit. Mille trains sifflaient dans ma cervelle. J’allais le tuer. La tuer, elle. Puis la Sauvagesse. Me tuer moi aussi. J’allais mettre le feu à ce bateau de l’épouvante. Brûler tous les bateaux de la baie.

Mais, à mesure que je marchais, ma tête se refroidissait. Je ne gagnerais rien à tuer ou à brûler. Détruire la Lady Céleste, c’était à coup sûr perdre à jamais toute chance de regagner le cœur de Céleste. Non. J’irais parler à ce parvenu. J’en aurais le cœur net. Je lui poserais un ultimatum. Ou il ne retouchait plus à ma promise, ou je le tuais. L’année écoulée, elle aurait eu le temps de revenir à la raison. Le curé aussi. Si elle était enceinte, je prendrais l’enfant pour le mien. Elle ne voudrait certainement pas qu’on aille le laisser chez les Sauvages. Soit, je le prendrais.

Ces réflexions m’ont calmé. Tout n’était pas perdu. Céleste n’était pas perdue.

Le lendemain, quand je suis revenu de la grave, je croyais sans l’ombre d’un doute que la question était réglée. McBrearty m’avait assuré que pour rien au monde il ne reposerait la main sur Céleste. Je lui avais signifié clairement ce qui lui arriverait si ça se produisait. Je m’étais montré ferme. Il n’avait pas pris mes menaces au sérieux, évidemment, pour lui comme pour tout le monde, j’étais un blanc-bec. Mais moi, je savais que j’avais ce pouvoir de le faire disparaître, et ça suffisait à me rasséréner. Il n’avait qu’à disparaître de lui-même, ou alors je m’en occuperais pour lui. Point. Mais j’avais bien confiance. C’était un homme honnête, droit comme un I, que j’avais eu devant les yeux à ce moment-là. Ébranlé, oh, oui, mais toujours droit. Je savais qu’il croyait ce qu’il m’avait dit.

Alors, je me suis présenté chez les Dugas, le soir venu, l’espoir au cœur. C’est l’Indienne qui m’a ouvert la porte.

— Qu’est-ce que tu veux ?

— Bien, voir Céleste, comme d’habitude.

— Pas comme d’habitude. Elle est pas là, Céleste.

J’ai d’abord pensé qu’en vérité, elle était là, mais qu’elle ne voulait pas me voir. Aussi, j’ai insisté.

— Laisse-moi la voir, Marie. Dis-lui que c’est moi, elle va descendre.

— Je te dis qu’elle est pas là.

Là, j’ai compris. J’ai tenté de forcer la porte. Je criais.

— Où est-ce qu’elle est ? Elle est avec lui ? Où ? Maudite Sauvagesse, tu vas me dire où c’est qu’elle est !

Évidemment, l’Indienne n’a pas eu de peine à me repousser dehors.

— Va-t’en, Émile.

Comme j’ai pu haïr ces quatre mots-là. Autant que je la haïssais, elle. Combien de fois les ai-je entendus ? Va-t’en, Émile. Va-t’en, Émile. Trop de fois.

Mais j’ai obéi. Je suis parti. Je savais trop bien où elle était, Céleste. Comme un fou, j’ai couru jusqu’à la grave. Et j’ai vu, non pas Céleste, mais sa petite chaloupe à rames, amarrée à la Lady Céleste qui tanguait, grave, à l’ancre à quelques centaines de pieds du bord. Pas de lumière dans le hublot de la cabine, mais je savais parfaitement ce qui s’y passait, à ce moment même. Le silence de la nuit, le clapotis tranquille de la mer étale, la lune sur le point de se lever, tout m’est devenu insupportable. Je suis remonté vers le village, je me suis rendu à une certaine maison, j’ai frappé à la porte. Un coup long, deux courts.

Lorsque, l’été d’après, Will McBrearty n’est pas revenu, Céleste venait d’accoucher d’un petit garçon. Elle est allée faire ses couches à l’Anse-aux-Indiens. Je croyais qu’elle allait le laisser là-bas, mais non, elle l’a ramené au village. Willie-Joe. Il était tellement roux que, même si je l’avais voulu, jamais je n’aurais pu le faire passer pour mon enfant. En fait, il a passé pour l’enfant de Jack McBrearty, le gardien du phare, parce que c’est chez lui que Céleste s’en est allée, avec son Indienne. Et l’enfant, bien sûr.

Inutile de dire que ça jasait dans le village. Mais, curieusement, on était tellement habitués au caractère étrange de Céleste, tout autant qu’à ceux de l’Indienne et du gardien du phare, qu’on n’a pas jasé trop longtemps. Du reste, Céleste était si lumineuse, et son enfant aussi, qu’on a vite oublié de condamner cette situation. Même madame Dugas a surmonté la honte d’être la mère d’une fille-mère et s’est mise à rendre visite au drôle de ménage que formaient ces quatre-là. Moi aussi. Mais moi, j’avais une terre à reconquérir.

J’ai repris l’habitude de venir rendre des visites régulières à mon amie d’enfance. Il régnait une belle paix dans cette maison. On aurait dit que tout était à sa place, les gens aussi. Sauf moi. Je ne me suis jamais senti bien dans la maison de la Pointe-à-Caillou, je ne sais pas pourquoi. Comme si ces murs-là n’avaient pas voulu de ma présence. Tant que l’été durait, je préférais rester dehors. Céleste, elle, s’y trouvait dans son élément.

Elle vaquait à toutes sortes d’occupations, en plus de son bébé. Elle nourrissait les quatre poules, faisait des galettes, apprenait à faire fonctionner le mécanisme de la lampe Fresnel qui mettait en garde les navires contre les hauts-fonds. Puis elle avait entrepris de décorer la maison. Au cours des années, j’ai vu les clins extérieurs se couvrir peu à peu de galets, d’agates, d’étoiles de mer, d’oursins… Elle collait ses découvertes sur les murs, suivant des motifs aussi compliqués qu’aléatoires, transformant peu à peu la bâtisse en une sorte de tableau en relief. C’était curieux, mais pas laid. Bien des gens sont venus voir cette maisonnette, depuis. Une photographe américaine, qui travaillait pour Vogue, je crois, en a même pris des clichés à la fin des années trente.

Sa joie de vivre a repris le dessus assez vite. Elle a fait venir son piano, elle s’est mise à recevoir, on a joué de la musique, on était bien content du Petit-Miquelon et du rhum que je pouvais fournir. Tout le monde se chamaillait pour pouvoir prendre sur ses genoux le petit Willie-Joe, un enfant sage et rieur qui ne demandait pas mieux que de se faire câliner. Il était clair aussi que Jack et l’Indienne formaient un couple. Ils s’aimaient ouvertement, de l’amour silencieux des êtres sauvages et solitaires qu’ils étaient. Ils allaient bien ensemble. Et, à eux deux, ils veillaient jalousement sur Céleste.

Ce premier été suivant le départ de sa goélette, je l’ai vue chaque soir, avant le coucher du soleil, partir vers le bord de la falaise, où elle s’asseyait sur un petit banc fabriqué pour elle par Jack.

— Tu vois, m’a-t-elle confié la seule fois où j’ai pu m’asseoir à ses côtés sur ce banc, comme ça je serai la première à apercevoir la voile. C’est important. Il est parti avec mon nom, tu comprends. Mon nom. Tant qu’il est pas revenu, je suis Personne. Personne.

Elle m’a regardé longuement ensuite, un regard d’une infinie tristesse. Puis elle a jouté, doucement :

— Laisse-moi toute seule maintenant. Viens plus me rejoindre sur ce banc. Jamais. Va-t’en, Émile.

Ainsi, elle restait là jusqu’à la noirceur, scrutant l’horizon. Toute seule dans sa robe blanche, elle attendait Will.

Will qui ne reviendrait jamais.

Durant les vingt ans qui ont suivi, elle n’a jamais manqué à ce rendez-vous, peu importe la saison. Et elle a sûrement continué après… mon départ. Quand elle a pris des pensionnaires dans la maison du phare, ils se sont bien étonnés de cette habitude, mais rien n’aurait pu l’y faire déroger. Elle s’est également obstinée à se faire appeler mademoiselle Personne. Nul n’a échappé à cette exigence, pas même sa mère.

J’ai fini par m’attacher à Willie-Joe. Le contraire n’aurait pas été possible, de toute façon. C’était un enfant intelligent, fin, drôle, curieux, qui ne rougissait ni de sa mère ni de l’absence de son père. Il était fier, droit, heureux. Un beau garçon. Il avait les yeux et le sourire de sa mère. Quand il souriait, comme elle, ça illuminait tout. Je crois que je l’aimais à cause de cette ressemblance. Tout l’été, il courait sur la plage, libre comme l’air. Il est tôt devenu expert à ramasser le capelan, qui roulait encore régulièrement à cette époque, à trouver les mollusques enfouis, à attraper des plies à la ligne, assis dans la petite chaloupe héritée de sa mère. L’automne venu, il prenait le chemin de l’école où il apprenait avec une grande facilité. Il disait que, une fois grand, il irait dans la lune voir comment elle faisait les marées. Qu’il serait maire et qu’il possèderait une grosse automobile, comme moi. Ça me touchait. Avec Jack, j’étais un genre de père pour lui. Et puis après la mort de Jack, il n’y a plus eu que moi.

La mort de Jack. Ouais. Il va bien falloir que j’en parle, j’imagine. Tu sais, je n’avais vraiment pas le choix. C’était lui ou moi. Il y a des situations comme ça dans la vie. J’étais en campagne électorale quand c’est arrivé. Tu comprends, je ne pouvais pas me permettre de perdre ces élections-là. On savait qu’il se brassait des choses importantes en Europe et que, s’il y avait une guerre, elle serait grave. Je savais par les députés qu’on ne discutait que de ça à Québec et à Ottawa. Je savais que, si j’étais en poste durant cette guerre-là, ça me profiterait, politiquement et financièrement. Alors quand il a menacé de dénoncer mon petit trafic…

En fait, c’était la faute de l’Indienne. Oui, c’est à cause d’elle que le gardien du phare est mort.

Elle a commencé à me harceler un soir de l’été 1925. Willie-Joe allait avoir deux ans. Elle est allée le mettre au lit tandis que Céleste entamait sa veille sur son petit banc de bois. Jack était en haut, en train de remonter le mécanisme du phare. Moi, je fumais sur le perron en regardant Céleste. Un jour, elle allait bien cesser de l’attendre, son Irlandais, et mon tour viendrait. J’étais patient.

Une fois le petit endormi, l’Indienne est venue me rejoindre pour allumer sa pipe. Me rejoindre, c’est un grand mot : elle ne m’adressait pas plus la parole que du temps de mes fiançailles avec Céleste. Aussi, j’ai sursauté quand elle m’a parlé.

— Excuse-moi, ai-je dit. J’ai pas compris ce que tu me disais, je suis trop resté bête que tu me parles.

— Bah. T’es resté comme t’étais.

Je n’ai pas relevé. J’avais l’habitude de ses mesquineries. J’ai fait comme si de rien n’était.

— Ça fait que, qu’est-ce que tu disais ?

— Je disais : c’est toi.

— Hein ?

— Je sais pas comment, mais c’est toi qui l’as tué.

— Heille, de quel droit… De quoi tu parles ?

— Will McBrearty. Tu t’es arrangé pour faire couler son bateau.

— Maudite folle.

Je me suis levé et je suis parti.

C’est la seule fois où elle m’en a véritablement parlé. Avec des mots, je veux dire. Mais ses yeux, c’était autre chose. Toujours fixés sur moi, ses yeux. Ses étranges prunelles m’observaient sans répit. Tout son corps semblait m’accuser, en fait. Sa seule présence me mettait au supplice. Comme si elle avait eu des pouvoirs surnaturels, je me sentais peu à peu possédé, hanté par le reproche incessant qu’elle braquait sur moi à travers son œil implacable.

Ç’a duré tout l’été. Un enfer. J’ai fait campagne en me demandant sans cesse quel moment la sorcière choisirait pour dévoiler ses soupçons à mon égard. Une simple insinuation m’aurait fait perdre mes élections, c’est clair, et aurait suffi à semer la méfiance chez mes partenaires d’affaires. Peut-être même que la police ouvrirait une enquête. Décidément, je ne pouvais pas permettre que ces choses-là se produisent.

Un soir d’octobre, je suis retourné à la maison où je m’étais rendu trois ans plus tôt. J’ai donné des ordres. J’ai payé cash.

La Sauvagesse avait l’habitude de marcher ses collets à lièvre, tous les matins au lever du soleil, dans le boisé qui se trouvait à l’époque sur la falaise. Il y avait beaucoup plus d’arbres sur la côte, dans ce temps-là. C’était un beau bois d’une couple de milles carrés, avec des merisiers, des érables, des sapins. Des beaux grands arbres. Ç’a été coupé, tout ça, depuis. En 43, c’était déjà pas mal bûché. Ç’a fait des bien belles planches.

Ils l’ont attendue dans le bois. Ils étaient quatre. Je voulais juste qu’ils lui fassent peur, mais c’est allé un peu plus loin que prévu. Elle était loin d’être repoussante, tu sais, c’était une assez belle créature. Pour une Indienne, je veux dire. Elle était grande, bien plantée, avec tout ce qu’il fallait là où il fallait. Un corps long et musclé, la souplesse d’une chatte. Son regard était peut-être celui d’une très vieille sorcière, mais sa chair n’avait pas vingt-cinq ans. C’était assez, en tout cas, pour donner aux gars l’envie de s’amuser un petit peu avec elle. Je ne peux pas dire que je ne m’attendais pas à ça. Je ne l’avais pas commandé, mais ce genre de choses allait quasiment de soi. Elle a eu son compte. C’était un avertissement.

Je ne sais pas ce qu’elle a pu dire à Jack. Lui, il a prétendu jusqu’à la fin qu’elle ne lui avait rien raconté, qu’elle aurait gardé le silence même sous la torture tellement son sens de la dignité était aigu. Toujours est-il que, quelques jours après que mes gars eurent « averti » l’Indienne, il m’a demandé de le suivre dans le phare, sous un faux prétexte.

— Tu voulais voir comment ça marche, m’a-t-il dit. Viens, je vais te montrer.

Déjà, qu’il m’invite en haut, c’était étonnant. Le phare, c’était son domaine exclusif. Il y laissait monter Céleste, mais de toute façon, tout le monde laissait toujours Céleste faire tout ce qu’elle voulait. Personne ne pouvait lui résister. Bref, il m’avait proposé de m’enseigner quelque chose que je ne lui avais jamais demandé. Alors je me doutais bien de ce qui motivait ce geste. Je n’avais pas peur de lui. Jack avait la quarantaine maigre, je savais qu’il n’était pas très fort. C’était sa maîtresse qui abattait les gros travaux. Lui, c’était un rêveur, un collectionneur de cailloux sans ambition à qui convenait parfaitement cette situation de gardien de phare.

Je l’ai donc suivi dans l’escalier en colimaçon, laissant Céleste s’occuper du petit dans la cuisine. Durant la montée, je songeais. Peut-être bien que l’Indienne resterait silencieuse. Peut-être bien. Mais Jack, lui, serait sans doute plus enclin à bavarder. Bah. On verrait bien ce qu’il avait à me dire. Il montait vite, sans s’essouffler, il avait l’habitude. Moi, je peinais dur. Les quinze dernières marches, je les ai montées avec un point de côté, en cherchant mon souffle. Il savait que je serais diminué en arrivant tout en haut. Le salaud. Ce qu’il ne savait pas, c’est combien je serais en colère de m’être fait jouer ce tour-là. Je suis parvenu au sommet à bout de souffle et plein de rage.

Il m’attendait, appuyé sur la balustrade. Il me tournait le dos. J’aurais pu le saisir, là, et le faire basculer dans le vide. Il serait tombé soixante pieds plus bas, peut-être même qu’il aurait rebondi et chuté plus bas encore, tout au pied de la falaise, pour aller se briser sur les galets. Mais je voulais entendre ce qu’il avait tant à me dire.

— Qu’est-ce que tu veux ? ai-je articulé en reprenant mon souffle.

Lui, il respirait tout à fait normalement.

— Tu vas laisser Marie tranquille, Émile.

— Je comprends pas de quoi tu parles.

— Tu sais parfaitement de quoi je parle. Ça va faire, tes manigances.

— Écoute, je sais pas ce que ton Indienne a pu te raconter, mais c’est une menteuse, comme les autres de son espèce. Elle m’a jamais aimé, elle dit des affaires pour me nuire.

— Elle dit rien, Marie. C’est pas une bavasseuse. Elle dira jamais rien, ni à moi, ni à personne. Mais tout le monde te connaît, Émile, tout le monde se doute de tes manigances avec les contrebandiers, pis des affaires croches que tu brasses avec du monde louche.

Il a levé un index vers moi.

— Là, ça va faire. Plus je te connais, plus je pense que je veux pas de toi comme maire. Je te laisse venir dans ma maison à cause de Céleste. Je sais pas en quel honneur, mais elle t’aime bien. Le petit aussi. Ça fait que je t’interdis pas ma maison. Mais tu peux pas être maire.

— Tu peux pas m’empêcher d’être maire.

— Oh, oui. Quand le monde va savoir ce que tu trames, personne va vouloir voter pour toi.

— Tu penses qu’ils vont te croire ? Tout le monde dit que t’es fou.

— Je sais. Ça fait que j’ai des preuves.

Je me suis senti blêmir. Le salaud.

— Des preuves ?

— Oui. J’ai pris des photographies de ton trafic. D’ici, en haut. Regarde, là, à l’est, on voit très bien la crique où tes associés vont accoster leur barge.

Là ? Mais cette crique était ridiculement loin. Je me suis mis à ricaner.

— Voyons donc, Jack ! Tu vois bien que c’est trop loin. On pourra pas me reconnaître ! Ça vaut rien, tes photographies.

Je continuais à ricaner, mais Jack, lui, demeurait parfaitement sérieux. Il m’a fait signe de le suivre sur la coursive, complètement à l’est. Il m’a pointé l’endroit où je laissais ma voiture pour descendre régler mes affaires sur la plage. Puis, il a sorti de la poche de son gilet deux clichés étonnamment clairs.

— Tu vois, là, on reconnaît parfaitement ta grosse Dodge. Puis, il y a juste toi qui portes un panama blanc, par ici. Regarde. On le reconnaît comme il faut, là. L’appareil de Céleste, il prend des bonnes photographies. Très bonnes. On voit ce qu’on a besoin de voir.

Moi, j’ai vu rouge. Je me suis jeté sur lui. La lutte a été courte. Nous avons roulé quelques secondes debout, le long de la balustrade, en nous tenant à la gorge. Mais je l’ai dit, j’étais le plus fort. J’ai eu une impression de déjà-vu quand il a rebondi sur le sol, au pied du phare, pour continuer sa chute jusqu’aux galets. De si loin, le bruit humide du choc de ses chairs éclatées m’est tout de même parvenu. Les photographies étaient tombées de sa main durant la courte bataille. Je les ai saisies, glissées dans la poche intérieure de ma veste et j’ai pris une minute pour me composer un visage effrayé avant de dévaler l’escalier. J’ai crié. « Vite, vite ! Jack est tombé ! Jack est tombé en bas du phare ! »

Nous avons couru jusqu’au bord de la falaise. L’Indienne n’était pas là, elle était partie lécher ses plaies dans sa tribu. Il y avait juste Céleste, qui venait de sortir Willie-Joe de la cuve où elle lui donnait son bain. Comme elle était belle, échevelée, son magnifique enfant dans les bras, les manches de sa robe blanche roulées jusqu’au-dessus des coudes, pieds nus dans la rosée froide de ce soir d’automne. Comme je la voulais.

À cet instant précis, sur cette falaise surplombant le corps de Jack McBrearty qui ne montrerait jamais ses photographies à personne, je lui aurais fait l’amour de toutes mes forces. Mais patience. Après l’élection.

À la sortie de l’église, après les funérailles, l’Indienne est venue se planter en face de moi. Elle m’a détaillé un moment, avec ses maudits yeux de chat sauvage, puis elle a jeté ces mots :

— Ton heure va venir, Émile. C’est pas moi qui vas faire marcher le temps plus vite qu’il veut. Le temps sait ce qu’il a à faire. Ton heure va venir.

Elle a craché à mes pieds puis s’est retournée pour aller rejoindre des membres de sa tribu venus pour saluer cet homme qui avait été leur ami. Elle est restée quelque temps avec les siens à l’Anse-aux-Indiens.

Céleste a gardé le phare. Elle savait le faire fonctionner. Une fois maire, je lui ai octroyé officiellement cette responsabilité. L’Indienne est revenue. La vie a repris. Willie-Joe a continué de grandir. Jack parti, j’étais le seul homme dans sa vie. Il s’attachait à moi, ce qui me comblait, parce que, une fois que j’aurais épousé Céleste, il deviendrait sans difficulté mon fils adoptif.

Je lui faisais une cour tranquille, à Céleste, convaincu que, tôt ou tard, elle retrouverait la raison et cesserait d’attendre ce bateau qui ne revenait toujours pas. Elle persistait à se faire appeler mademoiselle Personne. Tout le monde respectait ce souhait. Je lui passais ces élucubrations. Quand elle serait ma femme, je saurais bien la remettre au pas. En attendant, je continuais de venir veiller presque tous les soirs. La Sauvagesse fumait sa pipe, Céleste regardait la mer et moi, je regardais Céleste. Tout était à sa place.

Je ne sais pas pourquoi, mais Céleste n’a jamais laissé l’impression qu’elle me soupçonnait. Elle continuait de me traiter avec sa gentillesse désinvolte. Nous poursuivions nos conversations intellectuelles qui portaient sur ses lectures autant que sur les miennes. Elle lisait Éluard, je lisais Sun Tzu. Elle avait découpé, dans un poème, les mots « orange » et « joies solaires » et me contait combien grave était le sens de ces mots. Moi, je l’entretenais avec enthousiasme de stratégies militaires chinoises. Les soirées ont repris, avec les mêmes invités qui venaient faire de la musique et boire l’alcool que je leur fournissais toujours gracieusement. Je terminais chacune de mes visites par une demande en mariage, Céleste refusant chaque fois avec la même douceur patiente. Elle disait qu’elle ne pouvait pas prendre mon nom tant qu’elle n’aurait pas récupéré le sien.

Ç’a été une belle période pour moi, malgré tout. Je dis malgré tout, parce que Céleste refusait toujours de m’épouser. Mais quand même, le temps passant, je m’accommodais assez de mon état de vieux garçon qui me laissait, je dois l’avouer, le loisir de me consacrer à mes activités politiques sans avoir à me préoccuper de problèmes domestiques. C’est vrai que je m’occupais un peu de Céleste et de Willie-Joe, mais, avec l’Indienne, ils se débrouillaient très bien sans moi. J’avais l’agrément de la présence féminine et le plaisir de voir grandir un enfant, sans les responsabilités. Tout ce qui me manquait, dans le fond, c’était de pouvoir prendre Céleste dans mes bras, la soumettre à mon désir. Mais elle, elle ne semblait pas avoir de besoins charnels. Elle était pur esprit.

Il s’est passé une douzaine d’années comme ça. Il arrivait que je vienne passer le dimanche à la maison de la Pointe-à-Caillou. Le printemps, quand les marées le permettaient, je me présentais le matin muni de bottes en caoutchouc, d’un pêche-coques et d’une chaudière. Ces jours-là, Willie-Joe m’accueillait en sautant de joie. Il adorait la pêche aux coques. Il enfilait ses bottes, courait dans l’appentis chercher son pêche-coques et sa chaudière, et nous descendions tous les deux sur la plage. La marée basse découvrait de larges battures de sable qui s’étalaient sur près d’un demi-mille. Tôt le matin, tout était parfaitement calme. Même les goélands paraissaient se faire discrets. Comme ça, les pieds plantés dans le sable vaseux, avec Willie-Joe qui caracolait autour de moi, j’en venais presque à aimer la mer. Parce que j’aimais cet enfant qui l’aimait tant.

C’étaient de beaux moments. Le garçon avait ce sens de l’humour des Gaspésiens que je n’avais jamais réussi à partager, même s’il m’arrivait de l’apprécier. Une fois, alors que nous marchions côte à côte en scrutant le sol pour y repérer les petits trous révélateurs de la présence de coquillages, il m’a dit, très sérieux :

— Sais-tu, mon oncle Émile, que c’est rendu très perfectionné, la pêche aux coques ?

— Ah ?

— Oui, oui. Avant, c’était pas mal plus dur. Ça prenait beaucoup d’adresse. En plus, les coques étaient plus malines qu’astheure, dans ce temps-là. Fallait faire attention.

Je souriais en l’écoutant. Il inventait souvent des histoires comme ça. D’un regard, je l’ai encouragé à continuer.

— Veux-tu que je te dise comment ils faisaient dans le temps ?

— Certain.

— En fait, l’équipement a pas beaucoup changé, c’est le pêche-coque qui est nouveau. Dans le temps, à la place, les gens prenaient un gros bâton. Puis des vers. Il fallait être trois. Un pour le ver, un pour le bâton, puis un pour la chaudière. Ça fait que là, ils trouvaient un trou de coque. Là, celui qui s’occupait du ver le secouait au-dessus du trou. Pendant ce temps-là, celui du bâton puis celui de la chaudière se plaçaient. Puis là, après ça, ça allait vite. Aussitôt que la coque sautait pour attraper le ver, celui du bâton lui donnait un bon coup puis elle revolait dans la chaudière !

Et j’en remettais, lui racontant que je connaissais un homme qui combattait les homards à mains nues et qui s’était fait, une fois, couper un bras par une bête de quarante-cinq livres. Il riait aux éclats. Moi aussi, je riais. Puis je me disais que, si son père était revenu, je n’aurais jamais pu vivre ça. Tout était donc à sa place.

Une fois nos chaudières pleines, nous remontions au phare pour nettoyer les coquillages. Céleste nous attendait. On mettait le tout dans une grande marmite avec un peu d’eau de mer et un gros oignon, et on se délectait ensuite sur la galerie. Parfois, s’il restait des coques, Céleste en faisait une soupe, avec des patates, des herbes salées et du lait. Nous mangions cette soupe savoureuse avec du pain frais beurré. Le babil joyeux de Willie-Joe parvenait même à dérider l’Indienne. Ç’a été un heureux temps.

Et quand il est mort, je l’ai pleuré. Je n’ai pas pleuré ma mère, mais j’ai pleuré cet enfant que la femme que j’aimais avait eu d’un autre que moi. Et si je n’ai éprouvé aucune culpabilité envers les autres morts provoquées par ma faute, le remords de cette mort-là m’a poursuivi jusqu’à la fin. Jusqu’à la fin, jamais je n’ai cessé de me reprocher d’avoir insisté pour que sa mère le laisse aller à la pêche aux coques.

Il est remonté de la plage ce jour-là, les joues rouges, joyeux comme d’habitude, ses yeux noirs pétillants sous sa tignasse de feu, en criant :

— Maman, maman ! C’est plein de trous de coques ! Est-ce que je peux en pêcher puis me les faire cuire tout seul ?

Céleste étendait du linge dehors. L’Indienne bêchait le jardin. Moi, je fendais du bois. Je rendais parfois de petits services comme celui-là. Ça me permettait de me rendre utile, et tout bonnement, d’être là. Céleste a donc interrompu son activité pour aller à la rencontre de son fils.

— Hmmm… a-t-elle réfléchi. On est en mai, non ?

— Oui, maman, mais il fait froid cette année !

— Ça fait rien, Willie. On ramasse pas des coquillages en dehors des mois en « r ».

— Mais maman !

C’est là que je suis intervenu. C’était vrai que le vieux dicton avait sa part de justesse : lorsque les beaux jours revenaient, les quantités de toxines augmentaient dans les mollusques, et il devenait dangereux de les consommer. Mais le printemps de cette année-là était vraiment tardif. J’ai donc pris la défense de mon jeune ami.

— Laisse-le donc faire. C’est vrai qu’il fait froid. On est juste au début du mois, là.

Céleste m’a lancé un regard courroucé.

— Émile Bourgeois, si j’avais voulu que tu élèves mon enfant, je l’aurais fait avec toi.

Coup bas. J’ai accusé, mais devant les yeux suppliants de Willie-Joe, je n’ai pas pu faire autrement que d’insister.

— Allez, j’ai vu du monde en ramasser hier matin, dans le bout de l’Anse.

Céleste a tourné la tête vers l’Indienne, interrogative. Celle-ci a hoché la tête. Je gagnais.

— Tu vois ! ai-je triomphé. Les Indiens en ramassent jusqu’au mois de juin, eux autres.

— Pas n’importe où, a cru bon d’ajouter la Sauvagesse.

Elle était en train de me gâcher mon plaidoyer. Willie-Joe a profité de la brèche.

— Maman ! Dis oui, c’est la dernière fois du printemps ! On va faire de la soupe…

Céleste a frotté ses mains sur la robe, comme elle faisait quand elle était perplexe. Elle regardait son fils droit dans les yeux. Elle évaluait le risque. Dans la lumière de ce matin de mai, à trente et un ans, pieds nus dans sa robe blanche, avec sa tête ébouriffée, elle avait encore l’air de l’espèce de lutin que j’avais toujours connu. Elle a soupiré.

— Bon. D’accord. Mais tu ne manges pas de coque crue, hein ? Tu les remontes toutes et on va les faire cuire comme il faut.

— Même pas une ?

— Pas une seule. C’est compris ?

— Compris.

Il courait déjà vers l’appentis.

Quand j’ai eu fini de couper le bois, je me suis rendu au bord de la falaise pour voir où en était le petit avec sa pêche aux coques. Ça faisait près de deux heures qu’il était descendu, il devait achever sa cueillette. La batture avait presque disparu sous l’eau, la marée ayant recommencé à monter. Je ne le voyais pas sur le sable. Mon regard a remonté la plage pour buter sur l’horreur.

Il était là, couché sur les galets, les jambes curieusement repliées sous lui. Ses lèvres, énormes, avait une bizarre teinte violacée. La chaudière de coques gisait, renversée, à ses côtés. J’ai crié, je ne sais pas quoi, probablement son nom. Je ne me suis jamais rappelé comment je suis arrivé sur la plage. J’ai toujours gardé l’impression que j’avais littéralement sauté en bas. L’Indienne a lâché sa bêche et Céleste, qui était rentrée dans la maison, en a surgi en entendant mon cri. Elle a couru vers la falaise avec ses hanches qui se soulevaient laborieusement, son habituel pas dansant mué en un grotesque déhanchement. Nous nous sommes retrouvés tous les trois autour de lui, à quatre pattes sur les galets brûlants. Céleste le secouait en hurlant :

— Willie-Joe ! Willie ! Will !

Elle avait beau le houspiller, il ne bougeait pas. Moi, je restais là, consterné. Je crois que je pleurais. L’Indienne a ramassé quelque chose par terre. Une coquille ouverte. Elle a nommé l’évidence.

— Il en a mangé une crue.

Céleste s’est jetée sur moi.

— C’est ta faute ! C’est toi qui l’as tué ! C’est toi !

Elle me martelait de coups de poing, son visage ruisselait de larmes, sa bouche était pleine de salive épaissie par la morve qui faisait des bulles quand elle l’ouvrait pour me crier dessus. Je pleurais aussi. Je me sentais si impuissant. Si stupide. Pour une fois, c’est la Sauvagesse qui est venue à mon secours. Elle a posé sa grande main brune sur l’épaule de Céleste.

— Laisse-le. C’est vrai. C’est pas lui qui a dit à Willie-Joe de manger une coque crue.

Céleste s’est calmée subitement. Elle s’est remise à quatre pattes et a entrepris de lisser les cheveux de son fils.

— Il va falloir le peigner, il a des nœuds dans les cheveux, a-t-elle dit d’une voix vide.

Des larmes silencieuses continuaient d’inonder son visage, tandis qu’elle tentait de replacer les mèches rousses en bataille de son petit garçon mort d’avoir mangé une coque crue durant un mois dont le nom ne contenait pas la lettre « r ».

Il n’avait pas treize ans.

Après ça, si Céleste a continué de faire la sentinelle sur son petit banc de bois, elle n’a plus été tout à fait la même. Il lui arrivait maintenant, quand elle buvait un peu trop, d’entrer dans une rage folle et de courir au bord de la falaise pour injurier la mer qu’elle accusait de lui avoir tout pris, de lui avoir enlevé tout ce qu’elle était. Elle la traitait de maudite vache, lui envoyait les insultes les plus obscènes. Elle criait comme ça jusqu’à l’épuisement, puis l’Indienne allait la chercher, la ramenait et l’aidait à se coucher.

Étrangement, la vie n’a mis que quelques mois à reprendre son cours à la maison du phare. J’ai recommencé mes visites, d’abord hésitant, puis plus confiant. Céleste refusait obstinément de parler de Willie-Joe avec qui que ce soit. Ça m’évitait de faire face à mon sentiment de culpabilité. En fait, au bout d’un certain temps, elle s’est mise à faire comme s’il n’avait jamais existé. Les photos de lui, encadrées au-dessus du piano, ont disparu. D’ailleurs, l’appareil photo de Céleste n’a plus jamais reparu. Je ne sais pas. Je n’ai pas posé de questions. Je comprenais qu’elle faisait disparaître son passé, trop douloureux, devenu insupportable.

Je continuais de la demander en mariage régulièrement. Elle ne prenait même plus la peine de refuser. C’était un rituel désincarné que nous pratiquions désormais sans plus y mettre de sens. Une manière routinière de se dire au revoir. Quand les pensionnaires étaient montés se coucher (elle meublait ainsi les chambres devenues vides), que les derniers invités des soirées musicales avaient refermé la porte, je restais un peu, et selon mon degré de soûlographie, je la suppliais plus ou moins pitoyablement de devenir ma femme. À un moment donné, la Sauvagesse s’encadrait dans la porte du salon pour me servir son : « Va-t’en, Émile. » Et je m’en allais.

Les années ont passé comme ça. Je vaquais à mes occupations de premier magistrat et de directeur de scierie. On m’a réélu à la mairie tant que j’ai été candidat. J’étais le principal employeur. J’avais acheté beaucoup de terres, des bateaux, et maintenant je me munissais tranquillement d’une flotte de camions. Je continuais d’alimenter la région en alcool de contrebande. Personne n’osait me contester. J’étais riche. Puissant. J’aurais sûrement pu épouser une jeune fille du village. Plusieurs auraient été ravies, sans doute, de se faire appeler madame la mairesse sur le perron de l’église. Mais non. J’étais irrémédiablement lié à Céleste, ma petite sorcière boiteuse et fantasque.

J’approche de la fin de mon histoire, maintenant. Tu sais déjà comment elle se termine. Peut-être même que tu te doutes de ce que j’ai dit à Céleste ce soir-là. Peut-être. Il y a des chances.

Jamais je ne me serais douté, moi, en tout cas, de ce qui se tramait entre ce blanc-bec et ma Céleste. Justin O’Brien. Un autre Irlandais, en plus. Un journaleux venu se cacher de la guerre dans la péninsule. Un petit con de dix-neuf ans, référé à la maison de la Pointe par ma mère, en plus. Nos deux familles se connaissaient.

En 41, la guerre battait son plein en Europe. On pensait de plus en plus sérieusement à la conscription. On faisait le black-out, la nuit. Le phare ne fonctionnait plus, pour éviter de donner à l’ennemi des indications qui auraient pu le servir. On avait aperçu des sous-marins au large des côtes, et même tout près de la baie de Gaspé. Je savais, vu mes accointances avec les députés, qu’on avait décidé en haut lieu de brûler la ville si d’aventure les Allemands réussissaient à s’y introduire. On projetait de tendre, d’une pointe à l’autre, un immense filet en mailles d’acier pour bloquer l’entrée de la baie. Nous étions devenus un point stratégique sur l’échiquier du conflit. Mon bois se vendait bien, j’avais des ententes avantageuses avec de gros fournisseurs de l’armée.

Nous, la petite bande de la Pointe-à-Caillou, cet état de choses ne nous affectait pas tant que cela. Nous avions peut-être juste un peu plus la tête à la fête, envie de nous étourdir. Les petites soirées de folie se multipliaient. Nous nous soûlions allègrement en chantant des refrains à la mode. L’Indienne continuait de fumer sombrement sa pipe en me surveillant. Oui, elle me surveillait encore. Elle n’a jamais arrêté de me surveiller. Comme l’œil dans le poème de Victor Hugo. Mais je savais qu’elle ne parlerait jamais, maintenant. J’avais l’esprit tranquille. Et puis, sa parole contre la mienne, la parole d’une Sauvagesse contre celle de monsieur le maire…

Je m’entendais assez bien avec ce gars-là, Justin. Je trouvais qu’il faisait un peu pitié. Mais oui. J’avais bien vu l’effet que Céleste lui faisait. Même si elle avait le double de son âge. Il se consumait littéralement d’amour pour elle. Pauvre lui. Quand il la regardait à la dérobée, il avait l’air d’un chien éperdu. Oui, oui, je compatissais sincèrement, je savais ce que c’était.

Je ne me suis jamais rendu compte qu’il y avait quelque chose entre eux. Qu’ils couchaient ensemble. Pour moi, Céleste avait renoncé pour toujours à l’amour depuis le départ de son bateau, avec son Will dessus. À l’amour et au sexe. Je me trompais lourdement. Si elle a été chaste durant de longues années, c’est tout simplement que personne, dans son entourage, ne la tentait suffisamment. Moi y compris. Ce jeune homme, petit, pas trop maigre, avec ses taches de rousseur et ses lunettes, avec son nom irlandais, il a dû lui rappeler son fichu morutier.

Ça fait que ce soir-là, c’était au printemps 1943, on avait fait une fête pour saluer le départ du petit journaliste, qui devait s’en aller au front comme correspondant de guerre. Comme d’habitude, j’ai réitéré ma demande en mariage, pour la forme, avant de m’en aller. Une fois dans mon automobile, j’ai voulu allumer une cigarette et je me suis rendu compte que j’avais laissé mon briquet sur le piano. Je suis revenu vers la maison, j’ai monté les marches du perron, et je suis resté devant la fenêtre de la porte, assommé par ce que je voyais à travers les carreaux. Céleste et ce petit crétin, un par-dessus l’autre, qui s’embrassaient à bouche-que-veux-tu, les mains partout. Il avait relevé sa jupe blanche et fourrageait dessous de ses sales petits doigts d’écrivaillon. Elle se frottait sur lui, la tête en arrière, les yeux révulsés. Je n’en pouvais plus, j’ai ouvert la porte à toute volée.

Ils sont restés saisis quelques secondes, puis Céleste a dit au petit con de sortir. Nous sommes restés silencieux un moment, face à face, elle et moi. Nous étions seuls. Le commis-voyageur (un pensionnaire) et l’Indienne étaient partis se coucher. Puis j’ai ouvert la bouche. Ce qui en est sorti ressemblait à un gémissement de chiot.

— T’avais pas le droit…

Évidemment, elle a réagi, fidèle à elle-même, avec défi.

— Comment ça, pas le droit ? Est-ce que j’appartiens à quelqu’un ? Depuis quand ?

— À moi ! C’est moi qui t’aime, moi, depuis toujours !

Je criais comme on invoque.

— Non, Émile, a-t-elle dit calmement. Je m’appartiens à moi. Un point c’est tout. Justin me fait du bien.

— Et moi ? Et moi ? Qu’est-ce que je suis pour toi ?

— Tu es mon ami depuis toujours. Mon frère.

Là, j’ai donné un coup de poing sur la table. Son frère ? Son frère ? Et c’est à ce moment que tout a dérapé. J’ai dit froidement :

— Je vais le tuer.

Céleste a dit :

— Arrête de parler à travers ton chapeau.

J’ai répété :

— Je vais le tuer. C’est pas difficile.

La Sauvagesse est apparue dans la porte du salon.

— Va-t’en, Émile.

Là, j’ai éclaté. Tout a déboulé, tout est sorti entre mes dents comme un flot, une marée sale qui noyait tout.

— Oui, je vais le tuer, le petit con, je vais m’en débarrasser, comme les deux autres maudits Irlandais.

Céleste a écarquillé les yeux, incrédule. L’Indienne a répété :

— Va-t’en, Émile. Tu fais du mal, là.

Je me suis retourné vers elle. J’étais hors de moi.

— Toi, la Sauvagesse, ta gueule !

C’est là que Céleste s’est jetée sur moi.

— Salaud ! Salaud ! Salaud ! Salaud !

Elle criait sans s’arrêter, elle me martelait la poitrine. À un moment, elle s’est arrêtée net, m’a regardé dans les yeux, puis elle a dit, en pesant chaque syllabe :

— Sors de chez moi, Émile Bourgeois. Tu m’as tout pris. Tout ce que j’étais, tu l’as détruit. T’es plus le bienvenu chez nous, jamais.

Je restais là. La Sauvagesse a répété, encore :

— Va-t’en, Émile. Tu vois bien qu’elle veut plus rien savoir de toi.

Je ne pouvais pas accepter ça. Si je ne pouvais pas l’avoir, personne ne l’aurait. Personne. À partir de là, tout a été très vite. Très, très vite. J’ai saisi Céleste à la gorge. Le petit con a dû nous voir par la fenêtre, parce qu’il a ouvert la porte en me criant de la lâcher. J’ai sauté sur l’occasion. Je me suis jeté sur lui. Pendant que nous basculions sur la galerie, j’ai entendu un grand bruit, puis la voix de Céleste qui disait : « Marie ! », et presque en même temps j’ai eu un mal de chien dans la poitrine. Juste avant de mourir, j’ai compris que la Sauvagesse m’avait tiré dessus avec le vieux Mauser de son gardien de phare.

C’est comme ça que ça s’est passé. Pas autrement. Cet Irlandais-là, il n’aurait jamais dû revenir par chez nous. Jamais. Il aurait dû crever dans sa tranchée.

Tan elt esgamet. Là où se trouve celle qui attend. C’est le nom qu’on donne à la communauté micmaque qui jouxte le village de Sable-Rouge, et qui tire son origine d’une grande pierre solitaire qui, mince et longue, rappelle la silhouette d’une femme qui regarde vers le large.

Les aînés racontent qu’au temps d’avant, il y avait une jeune fille qu’on nommait Glowejij, Petite Étoile, à cause de la lumière qui dansait dans ses yeux noirs. Cette jeune fille très belle et très habile dans le tressage des paniers était promise à un jeune homme très beau lui aussi. Il grimpait aux falaises avec une telle agilité qu’on lui avait attribué le nom de Ke’kwe’k, Plus-haut. Ces deux-là s’aimaient d’un amour aussi profond que la Grande Muraille d’eau. Quand Ke’kwe’k grimpait pour aller chercher des œufs de cormoran, Glowejij l’attendait. Quand il allait pêcher à bord de son canot d’écorce, Glowejij l’attendait. Quand il partait en forêt pour traquer l’orignal, elle l’attendait toujours. Elle se plantait là, debout, et elle l’attendait. Lui n’avait pas besoin de l’attendre, car en ce temps-là les femmes restaient au campement ou marchaient aux alentours, en quête de fruits sauvages, de racines ou de plantes qui guérissent.

Ainsi Ke’kwe’k revenait toujours pour la trouver là où il l’avait laissée. Alors il riait très fort et la soulevait dans ses bras, et elle riait aussi. À force de la voir comme ça en train d’attendre, les gens de la tribu avaient fini par surnommer la jeune fille Esg’met, Celle qui attend. Cela la faisait sourire. Elle disait : « C’est vrai. »

Or un jour, il arriva par la Grande Muraille d’eau des êtres étranges qui habitaient des maisons flottantes. Ils avaient du poil au visage et ne connaissaient pas les coutumes. On les accueillit tout de même avec grande courtoisie. Ils passèrent tout un hiver sur le rivage avec les gens de l’Anse qui partagèrent avec eux la nourriture et les remèdes. Au printemps, lorsque les glaces libérèrent enfin la baie, ils invitèrent quelques jeunes hommes, parmi lesquels se trouvait Ke’kwe’k, à les accompagner jusque dans leur royaume. Là-bas, leur dirent-ils, ils rencontreraient le roi le plus puissant du monde et seraient traités en invités de marque. Au bout d’un cycle de lunes complet, on les ramènerait chez eux.

Ils prirent la mer à la première lune d’été. Dès lors, chaque jour, Glowejij Esg’met alla se poster sur la plage au coucher du soleil pour attendre son bien-aimé. Elle y revint à chaque crépuscule durant toute une année. L’été s’acheva sans que les maisons qui flottaient sur la mer reviennent. Et Esg’met continua d’attendre. L’automne passa, et puis l’hiver, et encore le printemps. Les membres du clan échangeaient des regards consternés. Il était de plus en plus clair qu’on les avait floués, et que les jeunes gens ne reviendraient pas. On en faisait délicatement la remarque à Glowejij, mais celle-ci s’obstinait tout de même à revenir toujours à son poste.

Les années passèrent. Glowejij attendait toujours. Les gens de l’Anse avaient modifié son surnom. Désormais, elle était Tan awentasip’utgit, Celle qui a oublié d’arrêter d’attendre. C’est comme ça qu’elle a fini par se changer en pierre.