CÉLESTE

Tan awentasip’utgit

Tu es venue, mon aimée. Mon Aimée. Nous t’avons donné ce nom pour que tu le sois. Le plus et le mieux du monde. L’as-tu été ? L’es-tu ?

Il y a si longtemps que je t’attends. Soixante années à guetter ta venue. Soixante années les yeux rivés au petit chemin de terre cahotant parmi les framboisiers. Je le vois d’ici aussi, comme je le voyais de la fenêtre de cette maison que tu n’as pas habitée.

L’attente et l’espoir ne sont pas synonymes, Aimée. J’ai attendu sans espoir un amour jamais revenu durant tout un pan de ma vie. J’avais alors le regard vissé sur l’horizon, là-bas, au bout de la mer qui avale tout. La ligne indigo qui marque la fin de ce que peut voir un homme traçait l’unique trait qui réglait mon existence. Pourtant la mer me parlait comme elle l’a fait toujours. Son silence me disait de me tourner vers la terre. Pour toi, je l’ai fait. Toi, je t’ai espérée. Aimée.

C’est la vieille Nugumij qui a pensé à ce prénom. Elle disait que les noms donnent leur esprit aux êtres qu’ils désignent. Qu’il ne faut pas les laisser au hasard ou aux modes. Que le mien m’avait entraînée trop loin de la Grande Tortue. « La place des êtres qui marchent n’est pas dans le ciel, Glowejij. » Voilà ce qu’elle pensait, Nugumij. Elle t’a gardée avec elle. Tu as grandi parmi ces gens qui savent lire le temps sur l’écorce des arbres et dans la couleur des nuages. À qui d’autre aurais-je pu te confier, toi, petite lumière, sinon à eux dont la fille t’avait légué sa place sur les chemins des vivants ?

Je n’ai jamais su aller vers quiconque. J’ai brûlé ceux qui m’ont touchée. Je n’ai pas voulu aller vers toi. Je te savais à ta place chez les gens de l’Anse. On ne m’a pas donné de tes nouvelles, je n’en voulais pas. J’ai demandé à Nugumij de te raconter d’où tu venais. C’était une bonne conteuse. Elle fabriquait des légendes pour expliquer la vie, comme bien des vieilles femmes de son peuple l’avaient fait avant elle. Je savais que tu comprendrais ces histoires-là, toi, la fille de Justin et de Céleste.

Me perdre dans la mer. Je me suis vue tant de fois couler dans la mer. Être avalée par elle. Me fondre dans les algues, devenir écume, prendre la couleur de l’eau. Disparaître.

La mer m’a pris tant de choses. Tant de promesses tendues et reprises, tant d’espérances en allées vers la lune et jamais revenues. La marée ne ramène pas ce qu’elle emporte. Elle rejette au rivage ce que l’océan refuse. Je suis ces débris jetés sur la plage. La mer m’a vomie moi aussi comme ces troncs d’arbres torturés qui hantent l’alentour de ma maison.

Sculptures. Bois de mer. Échoueries. Femmes de l’eau. Beaucoup de noms pour une seule douleur. Elles sont mes visages. Tu les a vues, Aimée, mes bonnes femmes ?

Quand je n’étais pas là, elles faisaient le guet. C’est pour ça que je les ai mises là, pour ça que j’ai extirpé ces visages de leur enveloppe de vase et de bois, que je leur ai ouvert les yeux avec mon ciseau. Pour qu’elles voient la mer et le chemin quand je n’y étais pas.

On ne peut pas être toujours à attendre sans bouger, même quand on a promis qu’on attendrait, qu’on serait là pour voir apparaître le bout d’un hunier à l’horizon. On fait ce qu’on a à faire toute la journée. On travaille, on prononce des paroles, on en entend d’autres, on mange, on boit, on dort et on va dans la bécosse. Durant tout ce temps-là, on n’est pas debout sur le cap à guetter le bout du monde, au cas où.

J’ai cru que je les retrouverais ici, mes tant aimés. Mais non. Ici, il n’y a rien. Que le grand vide de la paix éternelle. On n’attend plus rien, plus personne. La douleur qui tenaillait le ventre comme des pinces de forge s’est perdue dans le grand néant. Ici, on est hors du temps. Peu importent le jour, le mois, l’année, tu regardes autour, tu te trouves à la fois dedans et dehors, derrière et devant, dessus et dessous, aucune frontière n’existe. Aucune présence hormis celle qui te cherche expressément. Tu es Nulle Part.

Mais tu revois tout sans cesse, comme une vue animée qui recommencerait sans fin. Tout en même temps, tu réussis à tout voir parce que le temps n’a pas de prise ici. Toi-même tu es devenue plurielle. Quoique. C’est au-delà de cela. Quand j’ai heurté le sol, tout a explosé. Tous mes atomes se sont éparpillés aux quatre vents, puis sont revenus ensemble, mais sans former la même entité qu’avant. Chacun des milliards d’atomes qui composaient mon corps s’est fondu à ce qui était sans doute déjà mon âme. Maintenant je ne suis plus qu’elle, immense et invisible, omniprésente à moi-même, absente au reste et parfaitement impuissante à autre chose qu’à regarder indéfiniment le film de ma propre vie. Sauf si quelqu’un vient rôder autour de la maison de la Pointe-à-Caillou. Mais cela n’arrive pas souvent, ils ont peur, ils croient qu’elle est hantée. Tant mieux. La paix. La sainte paix.

La maison se délabre tranquillement. Le vent a trouvé des trous par où pénétrer enfin à l’intérieur. Il chante ma complainte. Je n’en ai cure : je ne sens pas le vent. Ni le froid. Ni rien. Je fais semblant de m’asseoir dans la chaise sur la galerie et de me bercer en regardant le large, et aussi le petit chemin dans les framboisiers.

La hune de la Lady Céleste ne paraîtra jamais à l’horizon. Je le sais désormais. Will était mort bien avant que je n’essaie d’aller le retrouver en sautant de la falaise. Il était mort avant que ne commence la longue attente, la mort-vie où je me suis laissée glisser l’année d’après son départ, quand j’ai constaté qu’il ne revenait pas. C’est tout. Je ne l’ai pas retrouvé, pas plus que je n’ai pu savoir ce qui était arrivé à la Lady Céleste. C’était trop loin du fil de ma vie à moi, c’était son histoire à lui, hors de la mienne. Les histoires s’entremêlent et demeurent uniques. Will McBrearty a mis la Lady Céleste à l’eau et du même coup l’a ôtée de ma vie, de la trame de ma vie. Il s’en est allé avec elle terminer le tissage de son propre récit.

Mais toi, tu étais le prolongement de ma trame à moi, Aimée. Tu es revenue. Je te vois d’où je suis, je vois ta robe blanche agitée par le vent. Le vent. Quand j’étais petite, avant Le Mal, j’aimais me laisser porter par lui. L’hiver, sur les patins en bois fabriqués par mon père, j’avançais sur le barachois contre le vent, aussi loin que je pouvais aller. Et puis je me retournais, fermais les yeux, et tout doucement, je prenais de la vitesse. Le vent me poussait, me poussait, j’allais de plus en plus vite, plus vite, plus vite, plus vite ! C’est comme cela qu’on vole quand on est une petite fille sur ses deux jambes. Après, on trouve d’autres moyens.

Des fois, l’automne, j’allais au bord de la mer quand le vent était de l’ouest. Les jours où il était très fort, je pouvais m’appuyer complètement sur lui. Je m’approchais tout près de l’eau et je m’appuyais sur le vent, les bras écartés, habitée par la certitude absolue que si le souffle de l’air faiblissait ne fût-ce qu’un tout petit peu, j’allais m’affaler de tout mon long dans l’eau. Je restais longtemps comme ça, suspendue. Je ne suis jamais tombée. C’est une autre façon dont volent les petites filles debout.

Et puis je grimpais dans le vieil érable, derrière la maison, avec un livre dans mon tablier, et je lisais, et le vent me berçait comme une maman. J’étais toute petite et je savais lire, et là dans mon arbre, il y avait tout un peuple qui s’éveillait dès que je tournais une page. Le vent me berçait, et je lisais. Comme ça.

Et Le Mal est venu. Et je n’ai plus été capable d’aller jouer avec le vent. Je devais rester couchée. Cinq années durant, j’ai été la belle au bord de la mer couchée.

Le jour où j’ai recommencé à marcher, il faisait beau. Je vois ce jour se dérouler ad aeternam maintenant. Comme tout le reste. Regarde.

Sur le trottoir de bois, la canne fait un petit bruit mat que j’aime. Sœur Sainte-Croix vient de me dire combien elle est fière des beaux progrès que j’ai accomplis. C’est vrai. Il y a six mois, cette promenade se faisait encore en béquilles. L’année dernière, sœur Sainte-Croix poussait un fauteuil fabriqué par papa dans son atelier. Et celle d’avant et les autres, aussi loin que je me souvienne, cette promenade ne se faisait même pas.

Quand le temps est doux comme aujourd’hui, au lieu de m’installer dans le solarium qu’il a construit pour moi sur le balcon, papa me porte dans ses bras jusque sur la grève, de l’autre côté du chemin. Il m’enveloppe dans le grand confortable à rayures et me pose sur la chaise longue avec un baiser sur le front.

— Tiens, ma Lady. Comme ça tu vas être bien. Tu sonneras si t’as besoin.

Il montre du doigt la cloche artisanale : un triangle de fer monté sur un pied, accompagné d’une baguette du même métal attachée à une corde. Je fais oui de la tête, déjà absorbée dans ma lecture du moment. Papa fait l’intéressé.

— Qu’est-ce que tu lis ?

Don Quichotte.

— Qu’est-ce que ça raconte ?

Papa n’a pas été à l’école longtemps. Il sait suffisamment lire pour faire son métier, mais pas assez pour les gros livres comme ceux dans lesquels je suis plongée depuis toujours. Cependant, il a toujours écouté mes histoires de Table Ronde, de bossus amoureux, de mousquetaires et d’anciens Canadiens. Papa, il m’écoute. Pour de vrai.

Tandis qu’avec sœur Sainte-Croix on se rapproche de la maison, moi, je souris parce que je pense aux moments que je passe avec lui. Mon père. Lui aussi me raconte des histoires, des histoires de pêcheurs et de poissons rusés, de naufrages, de bateaux fantômes, des contes à l’air vrai où les personnages ont des noms familiers. Depuis qu’il a terminé la Lady Céleste, en avril, après le souper, nous allons parfois nous asseoir sur le pont de la goélette qui attend sa mise à l’eau derrière la maison. Papa m’installe dans ma chaise longue, puis il s’assoit sur son banc de bois. Il sent la sciure et l’homme qui travaille fort. Il allume une pipe. Quand la nuit tombe de bonne heure, le petit rond rouge du foyer fait comme une étoile à portée de main. Et on parle. De tout. Quoi que je dise, papa accueille mes paroles. Parfois, il s’étonne.

— Ben là, ma Lady, dit-il alors, avec ce sourire particulier qui lui étire le coin de la bouche et lui fait hausser le sourcil gauche, t’en as des affaires dans ta tête de lutin !

Je pourrais décrire le moindre son, la moindre odeur, la moindre variation de lumière, le moindre courant d’air survenu lors de ces instants rares et précieux où j’ai mon père rien que pour moi.

Il travaille dur, Georges Dugas. Beaucoup. Les journées sont longues. Aux heures passées — surtout l’hiver — dans l’atelier à scier, raboter et clouer, s’ajoutent les journées en mer à pêcher, puis le temps de porter ses prises au magasin des Jersiais et de les négocier. Et puis il y a tout l’ouvrage lié à la maison… Cependant c’est un homme qui peut être satisfait de son sort : il a six fils sains et vaillants, une épouse énergique et aimante, et de quoi faire vivre tout ce monde bien correctement. Et il m’a, moi. Moi, cette singulière fille qui découpe des mots dans les livres et rêve de devenir capitaine de goélette. Je sais que, plutôt que d’indisposer mon père, j’achève de le combler.

Je marche vite avec ma canne. J’ai hâte de répéter à papa ce que sœur Sainte-Croix m’a dit : bientôt, je n’aurai plus besoin de canne du tout ! Il me restera de mon Mal une drôle de démarche chaloupée, comme celle d’un marin qui débarque après de longs mois sans toucher terre. Je trouve que pour une future capitaine, c’est parfaitement indiqué. Je décide que, au retour de mes voyages, une fois à terre, je marcherai droit par contradiction.

Nous avançons. Nous avons passé l’Hôtel des Sables, la maison est en vue, reconnaissable à son pignon blanc en chien-assis, où un œil-de-bœuf aux vitres colorées surmonte un petit balcon aux parois vitrées. Je presse le pas : la carriole du capitaine Martin est dans la cour, ce qui veut dire que papa est rentré de la pêche plus tôt aujourd’hui. Mon petit frère Pierrot était avec lui pour la première fois. Bonne pêche ou bredouille ?

— Mademoiselle, s’affole sœur Sainte-Croix, faites attention, là, arrangez-vous pas pour tomber !

Mais je ne l’entends pas. Quelque chose tire mon attention vers la maison. Est-ce la vieille jument d’Horace Martin qui a l’air encore plus dolente que d’habitude ? L’absence de fumée, alors que la cheminée à cette heure-là témoigne habituellement du travail de maman et de Marie en vue des repas de la journée ? La maison ? Comme si elle s’était rabougrie, tout à coup, comme si elle penchait la tête. Il y a quelqu’un sur la galerie. Tresses noires, tablier blanc : c’est Marie qui guette mon retour, le haut du corps étrangement affaissé. Courir. Il faut que je coure. La canne tombe sur le trottoir. Sœur Sainte-Croix crie. Je suis sourde. Ma course, ma première course depuis l’âge de cinq ans, doit ressembler de loin à une danse désarticulée.

Je contourne la maison, ignorant Marie qui m’appelle depuis la galerie de devant, pour m’engouffrer dans le portique de derrière, qui donne dans la cuisine d’été.

Quand je franchis la porte, à bout de souffle, je bute contre le grand corps dur du capitaine Martin. Il tient sa casquette sur son estomac et me jette un regard plein de pitié, puis il secoue la tête et se détourne avec un sanglot. Cela sent l’eau dans la cuisine d’été. Cela sent l’eau salée. L’odeur de la mer dans la cuisine d’été. Maman est debout derrière la table. Toute droite. Son visage n’exprime rien. Il est complètement vide. Sur la table, en lieu et place de la farine et du rouleau à pâte qui auraient dû s’y trouver à cette heure-ci, une forme sombre, luisante d’eau de mer et parsemée de bouts de goémon. Papa. Quatre des garçons sont là aussi, debout près de maman, deux de chaque côté. Ils pleurent. Même le grand Charles, le plus vieux, qui est revenu des chantiers il y a deux semaines, il pleure. Où est Pierrot ? Mon petit frère de sept ans qui m’a tiré la langue en manière de triomphe, hier soir, quand papa lui a annoncé qu’il l’emmenait à la pêche, lui, et pas moi. Où est-il ? Ma tête pivote lentement à gauche. Il est là. Sur le pétrin. Luisant d’eau de mer et parsemé de bouts de goémon.

Une boule de braise se forme dans mon ventre, ça brûle, ça grossit, ça brûle, ça fait donc mal, ça brûle, ça remonte, ça brûle, ça veut sortir, ça brûle, ça force la bouche, c’est du feu qui va jaillir de mes lèvres, un volcan qui va exploser, ça brûle, ça brûle, ça brûle !

Le volcan explose, ma bouche jette des torrents de lave. Le volcan mugit en brûlant tout sur son passage. C’est un cri de bête, qui défonce le plafond et va percuter les nuages. En hurlant je frappe le capitaine Martin de mes poings, en hurlant je vais de l’un à l’autre de mes frères, je les frappe eux aussi, sans cesser de hurler j’attrape ma mère par les épaules et je la secoue, cela ne finira jamais, la douleur ne finira jamais. Je suis douleur pour toujours maintenant, le cri ne cessera jamais, le feu va me brûler pour l’éternité, ça brûle, ça brûle, ça brûle !

— Viens, Céleste. On va sortir.

C’est Marie qui me saisit par les bras et qui m’entraîne doucement vers la porte. Avec une infinie délicatesse, elle me conduit de l’autre côté du chemin, jusqu’à la balustrade qui longe la mer, elle m’aide à descendre l’escalier de bois fait par mon père qui est couché sur la table de la cuisine luisant d’eau de mer et parsemé de bouts de goémon, puis me conduit sur la grève au bord de l’eau.

— Ça va être correct, là.

Je ne hurle plus. Je me tourne pour offrir à Marie le visage de ma douleur, puis je reviens vers la mer. Je la contemple un instant, les poings crispés. La marée descend, de petites vagues à peine ridées viennent lécher nos pieds. Marie observe la fille de son bienfaiteur. Elle voit mon corps se raidir peu à peu, se tendre, le cri reprendre forme au creux du ventre, monter, jaillir. Elle sait que cette fois, il y aura des mots.

Ma voix va résonner longtemps dans la mémoire de ceux qui m’entendent, à ce moment précis, crier le grand reproche à celle dont j’avais cru qu’elle serait la seule à ne jamais, jamais me trahir :

— POURQUOI T’AS FAIT ÇA ? ! POURQUOI T’AS FAIT ÇA ? ! POURQUOI T’AS FAIT ÇA ? !

Marie l’Indienne va veiller jusqu’au lever du jour suivant sur les pleurs de sa Céleste. Elle va la bercer, lui frotter le dos, lui mettre un châle sur les épaules. Elle ne va pas parler. Elle n’en a pas besoin. Après… Après, je ne sais pas. On m’a dit que dans une espèce de transe hystérique, j’avais chassé de la maison les gens qui venaient participer à la veillée funèbre, en criant et en les bourrant de coups de poing. Je ne sais pas. Je ne me souviens plus. Les jours qui ont suivi la mort de mon père et de mon petit frère ressemblent au ciel de la mer juste avant le squall. Noirs. Impénétrables. Compacts.

Combien de temps suis-je restée comme ça, prostrée ?

Je n’ouvrais plus mes livres. Je n’allais plus sur la grève. Je voulais mourir moi aussi. La seule chose qui me rattachait encore au réel était la Lady Céleste, restée derrière la maison comme une sentinelle oubliée, avec ses deux mâts tout nus sans leur gréement. Marie m’y faisait monter, je m’installais dans ma chaise et je restais là, vide.

J’ai pris l’habitude de dormir dans la cabine. Maman se désolait de me voir comme ça, elle se mettait en colère, me criait de comprendre enfin que j’étais du bord des vivants, qu’il fallait que je m’anime.

— Viens au moins à la messe ! me suppliait-elle. Comprends-tu que tu te fais du mal, là ? !

Marie posait alors une main sur son bras, ses longs doigts bruns caressant la manche de coton fleuri, et elle disait :

— Laissez faire, la mère. Mo gisi nsetenos1. Elle va revenir. Le temps va guérir son âme.

Maman soupirait et me laissait tranquille.

Comme il m’a fait du bien, Aimée, le silence de Marie. Marie la brune, Marie aux yeux verts, Marie ma sœur, gardienne de mon esprit. Mon ange. Elle restait à mes côtés, toujours, elle veillait sur moi, elle a continué de le faire jusqu’à ce qu’on l’en empêche pour de bon. Émile la détestait pour cela.

Émile. Mon ami. Émile qui m’aimait trop. Mais comment j’aurais pu être sienne, moi ? J’étais trop peu rattachée à la terre, et il le savait pourtant. Il riait de mes petites manies, mes fantaisies comme il disait. Il ne m’aurait pas supportée à la longue, si j’avais été sa femme comme il le souhaitait. Il aurait fini par vouloir me changer. Il croyait, je le sais, qu’après notre mariage, il saurait me débarrasser de mes singularités. Il était persuadé que mon infirmité me rendait vulnérable au point que je serais en son total pouvoir dès qu’il m’aurait passé l’anneau au doigt. Pauvre Émile. Il était comme moi, dans le fond. Boiteux.

Je voyais bien que ça l’énervait de me voir découper des mots dans les livres. J’ai toujours collectionné les mots. Ceux que je jugeais trop beaux pour rester oubliés dans l’obscurité du livre fermé, je les ai découpés, puis déposés dans une boîte. Une petite boîte à tabac en fer-blanc, avec un bateau dessus, une goélette comme la Lady Céleste. C’était une boîte à tabac de papa. Pendant que tout le monde faisait semblant d’avoir de la vraie peine dans le salon avec cette chose qui n’était plus lui, je suis allée dans la cuisine voler la dernière boîte sur le manteau du poêle. Je l’ai ouverte. Le parfum de tabac blond de Virginie m’a piqué les narines. Je l’ai gardée. Après, les petits rectangles de papier restaient là, je les connaissais par cœur, je n’avais plus besoin de les relire. Je posais le dernier parmi les autres, je le couchais comme un nouveau-né parmi ses frères et je l’appelais par ce qui serait dorénavant son nom propre, avec une majuscule. Je le contemplais un peu, puis je fermais la boîte. Ces mots-là n’étaient destinés à aucun usage ultérieur. Je les gardais là, simplement parce que je les trouvais beaux. Rien d’autre. Camomille. Giroflée. Méduse. Effluve. Nonchaloir. Tant d’autres. Soie. Rivière. Mousse. Sauvage. Oasis. Un mot, c’est plein de magie. Toi qui as été élevée par la vieille Nugumij, tu as bien compris le pouvoir d’un mot. Elle n’en usait pas à tort et à travers, des mots, la vieille Nugumij. Elle les pesait un à un et n’utilisait que le strict nécessaire. Marie aussi préférait le silence. Elle m’a appris à l’habiter à mon tour.

Émile n’aimait pas le silence. Ni la mer. Ni le ciel. En fait, tout ce qui lui paraissait désert l’emplissait d’effroi. L’angoisse du vide. Son monde à lui était peuplé de bruits et d’images. Il aurait été plus à sa place en ville. Ou non. En fait, le vide, le désert, c’était en lui-même qu’il se trouvait. C’est ça. Son âme à lui était déserte. C’est pour ça que l’angoisse le tenaillait sans trêve.

Je l’aimais, pourtant. J’aimais sa fragilité. Sa solitude. Je l’aimais comme on aime un chiot abandonné. Comme on aime malgré tout une bête qui mord, parce qu’on sait que c’est la détresse qui la rend mauvaise. J’avais pitié de lui. Toute sa vie, j’ai été la seule personne qui l’ait aimé pour de vrai, quoi qu’il ait pu croire à la fin. Il aurait pu être un homme tellement merveilleux. Il était brillant, drôle, pas vilain. Mais amer, narcissique, sans cesse obsédé par l’idée que tout et tout le monde était contre lui. Toujours sur la défensive. Sa merveilleuse intelligence, il l’employait à ourdir toutes sortes de plans machiavéliques pour consolider son pouvoir ou anéantir ceux qu’il considérait comme ses ennemis. Je me souviens qu’il m’a dit un jour, d’ailleurs, que Le Prince était sa Bible à lui. Pauvre Émile. En tout cas. Je ne sais pas combien de temps je suis restée dans la léthargie qui a suivi cette journée de juin 1918. Je sais qu’Émile venait me voir tous les jours. Que Marie me tenait obstinément compagnie. Que maman a dû demander à mes frères de renoncer à leurs études pour un temps. Je me souviens de l’odeur de bois et de goudron qui émanait du pont de la Lady Céleste quand il faisait chaud, du craquement tranquille de la mâture dans le vent d’ouest. Du goût de sel dans ma bouche quand le chagrin me reprenait. De la sensation de sécheresse qui me remplissait la tête.

Je me suis réveillée en jouant du piano. Une note. La bémol. L’instant se déroule encore comme le reste, je le revis dans son entièreté, sans cesse, avec toute la douleur dedans.

Maman ne joue plus de piano depuis longtemps, elle a trop d’ouvrage et ses doigts sont devenus rouges et ne veulent plus plier pour autre chose que les anses de chaudière et les manches à balai. Elle chantait cette chanson, avant, et nous chantions avec elle. Froufrou. Le couvercle du piano reste fermé. Il ne s’empoussière pas, non, Marie passe son chiffon dessus tous les jours. Il reste là, grosse bête inutile, maman va bien se résoudre à le vendre un jour ou l’autre. Je suis absente à moi-même depuis trop de temps. Je m’exhorte souvent en vain, mais cette fois, l’automate que je suis devenue obéit à l’impulsion.

Lève-toi. Va au salon. Ouvre le piano. Ajuste le banc et assieds-toi. Il y a un moment qu’il n’a pas été accordé. Le si de la deuxième octave a dû retrouver son accent de vieille casserole. Tant pis. Tu places ton dos bien droit, mains arrondies sur les genoux. Puis, les coudes à hauteur du clavier, tu fermes les paupières, tu invoques l’esprit de Bach, Jean-Sébastien, tu poses tes doigts sur les touches. Magie. Sol si mi sol ré fa dièse sol sol sol. Le menuet ici se danse avec les doigts. Il y a un défaut sur le parquet de danse, au niveau du si de la deuxième octave. Si l’on pose le pied dessus, on fait craquer une latte. Bach s’envole. Beethoven le remplace et la lune vient pleurer sur les coussins en velours du sofa où plus personne ne vient jamais s’asseoir pour fumer une pipe tandis que sa fille lui joue Debussy. La sonate déchire les rideaux, les abat-jour, le velours des coussins, le papier peint, elle déchire la lumière et la musique aussi, et il se met à pleuvoir sur tes mains. Tu n’avais pas vu les nuages. Ils cachent la lune, maintenant. Ils prennent toute la place dans le salon. Ton annulaire gauche martèle le la LA LA LA LA LA LA LÀÀÀÀÀÀÀÀÀÀ Céleste, qu’est-ce que tu fais LÀ ?

Marie sent des choses. Elle est venue parce que, du fond du jardin où elle sarclait les petits pois, elle a senti le squall dans le salon. Elle est ici maintenant, ses longues mains dures sur tes épaules. Elle chasse la tempête avec son silence d’Indienne qui contient tous les mondes à lui tout seul. C’est pour cela qu’elle se tait. Son silence parle pour elle. Il te dit que tu es vivante. Que la vie de ton père et celle de ton frère et celle de tous ceux que la mer a mangés vibreront en toi désormais. Que tu seras plus que vive.

Alors, quand Will McBrearty a fait son entrée dans mon histoire, j’étais revenue à la vie. Oh, oui. « Madame, je pense que je suis amoureux de votre Céleste. »

C’était ce qu’il avait dit. Mot pour mot. Tapie dans la foule des placoteux, sur le perron de l’église, j’ai écouté la suite. Une belle voix d’homme au timbre grave. Qui était-ce ? D’où j’étais, derrière un des battants de la grande porte, je n’apercevais que ses mains, grandes et calmes, ponctuant tranquillement ses propos. Maman, de dos, hochait la tête, le cou droit. Il n’était donc pas très grand, puisqu’elle n’avait pas besoin de lever la tête. Un bout de pied massif laissait voir une bottine en cuir brun.

— Oui, continuait-il. Je l’ai vue l’autre jour en débarquant du train, et je l’ai trouvée bien belle. Je vous avoue que je n’ai pas arrêté d’y penser depuis. Je voulais vous demander la permission de venir la visiter.

Maman l’interrogeait, maintenant. Était-il sérieux ?

— Bien entendu, vous pouvez me faire confiance. Je suis même absolument certain, juste à l’avoir vue comme ça, si gracieuse, qu’elle pourrait rendre un homme très heureux. Et j’ai ce qu’il faut pour en avoir bien soin, craignez pas.

Il semblait si distingué, il s’exprimait bien, c’était un vrai monsieur. Je me serais bien approchée pour en avoir le cœur net, mais je savais trop comment une jeune fille devait se conduire : se précipiter comme ça, ce n’était pas digne. J’ai attendu la suite.

Maman lui avait donné rendez-vous pour le lendemain en fin de journée. Demain ! Cela voulait dire qu’elle le jugeait correct pour sa fille. Hum… Ce devait être un homme comme il faut, alors, peut-être même trop. Je l’imaginais, redingote, binocles cerclés d’or, cigare et chaîne de montre, embaumant l’eau de Cologne… Non, pas l’eau de Cologne, je l’aurais sentie. J’ai vu ma mère tendre la main pour serrer celle de l’inconnu. Dès qu’il a été parti, je me suis précipitée devant les badauds pour tenter de l’observer. Il sortait de la cour pour monter sur le trottoir et prendre la direction de l’est. De loin, comme ça, on ne voyait pas grand-chose. Veston foncé, chapeau à l’avenant, il semblait plutôt petit, mais bien bâti : les épaules étaient larges, le dos droit, le pas décidé. Il ne s’est pas retourné une fois. J’ai aimé cela, un homme qui savait où il s’en allait. Pas de cheval ? Peut-être logeait-il à deux pas, chez madame Nelson qui louait des chambres ? Un touriste ? Il avait un drôle d’accent, comme celui de par ici, mais avec quelque chose d’autre. Quel âge pouvait-il avoir ? La voix ne trahissait ni jeunesse, ni vieillesse. J’en étais là, quand j’ai entendu enfin la voix de maman.

— Céleste ! Céleste, coudon, qu’est-ce que tu fais, ça fait vingt fois que je t’appelle !

— J’arrive !

J’ai dévalé les marches de ciment. Maman m’attendait, le regard sévère comme toujours, les cheveux parfaitement lissés sous son joli chapeau de paille d’Italie, la robe sans un pli, ses mains rudes croisées sur son ventre à peine renflé malgré treize grossesses.

— En arrivant, tu vas me nettoyer le service à thé à mémère Ouellette puis tu vas frotter les petites cuillères en argent. On va avoir de la grosse visite demain après-midi. Puis demain matin je veux que tu ailles dans le coteau me chercher une pinte de petites fraises, on va faire une belle tarte.

Le lendemain matin, dès que j’ai pu, j’ai enfilé mes vieilles bottines et coiffé mon chapeau de paille, j’ai saisi un panier et j’ai remonté en courant la rue de la Gare. Oui, je courais mal. Je savais bien que mes hanches se soulevaient ridiculement haut pour permettre à mes jambes de se projeter en avant, l’une après l’autre. Mais moi, dans ma tête, j’étais légère comme une bécassine. Alors je courais. J’ai sauté le chemin de fer et j’ai traversé du même élan la clôture en lisses de cèdre. Je n’aurais pas eu besoin d’aller bien loin ensuite, puisque les fraises étaient assez abondantes pour remplir mon petit panier juste au bas de la pente, tout près de la voie ferrée. Mais avec le bleu de ce ciel, il fallait que je monte plus haut. Pour toucher au ciel, tu comprends.

Alors j’ai grimpé, grimpé, jusqu’en haut, jusqu’à la limite des arbres, qui indiquait qu’ici la vraie montagne commençait. Je me suis arrêtée quand j’ai été à bout de souffle. J’ai pris le temps de récupérer. Les yeux fermés, j’ai tenté de me faire une représentation mentale du spectacle qui m’attendait. Je faisais toujours ça. Et chaque fois, je devais m’avouer incapable de recréer le monde dans ma tête, de reconstruire l’infinie beauté de ce qui allait s’offrir à moi dans un petit instant. Et qui existait, là, juste pour moi. Personne d’autre que moi n’aurait la jouissance de ce morceau d’infini. Personne. Très lentement, je me suis retournée pour faire face à la baie. Et j’ai ouvert les yeux.

Elle était toute scintillante et bleu foncé sous le soleil d’été. On voyait çà et là s’animer les points blancs des goélands qui se chamaillaient. La surface ridée de l’eau sombre annonçait un vent d’est pour la fin de la journée, mais en ce moment tout était calme. Si beau et si calme. Les champs commençaient à se couvrir de fleurs : marguerites, achillées, verges d’or, trèfles, un beau tapis ondoyant et coloré qui dansait sur la musique de milliers d’abeilles. Une catalogne. Avec des fils de toutes les couleurs. Une couverture chatoyante et mordorée. Je ne me souvenais plus dans quel livre j’avais découpé Mordorée. Chatoyante aussi, j’avais oublié. Mais cela n’avait aucune importance, Aimée, aucune. Rien ne comptait plus que la joie. La joie, là, la joie qui cognait dans mon cœur et qui me mettait des larmes aux yeux, la joie qui étirait ma bouche, faisait jaillir de ma gorge un rire grand comme le monde entier, la joie qui voulait que je m’occupe d’elle, impérativement. Alors je n’ai plus pensé à rien et j’ai laissé sortir la folie. Tu sais, comme quand on dit « folle de joie ».

J’ai bien dû piétiner l’équivalent de trois ou quatre pintes de petites fraises dans la danse endiablée que j’ai exécutée pour le seul bénéfice des vaches du champ d’à côté. Elles étaient tranquillement venues s’aligner le long de la clôture et me regardaient, attentives et placides. Je me suis arrêtée de danser, j’ai cueilli une poignée de trèfle et, pantelante (je me rappelle avoir découpé ce mot dans les Lettres de mon moulin), je me suis avancée vers elles.

— Bonjour, les grosses belles !

Toutes les bêtes se sont agglutinées les unes contre les autres, tirant la langue, quêtant à la fois mes fleurs et mes caresses. J’ai gratté consciencieusement la tête de chacune.

— Bon, bien, c’est pas tout, les filles, faut que je ramasse des fraises pour mon amoureux secret, moi.

Mon amoureux secret… Il n’y avait plus de doute, il voulait faire ma connaissance à l’heure du thé, comme les gentlemen anglais. Ah, Aimée, j’étais fantasque. Je croyais sincèrement que la seule raison qui puisse amener cet homme distingué à la maison, c’était moi. Et Émile ? Je verrais bien quand il reviendrait de Montréal, dans deux semaines. Nos fiançailles de blé d’Inde ne me semblaient pas sérieuses, de toute façon. Comment auraient-elles pu l’être ? Je lui avais dit oui sans réfléchir, un oui qui allait de soi, un oui qui aurait pu aussi bien être un non. Il m’avait timidement baisé les lèvres — un baiser trop chaste qui m’avait laissée bien tiède. Émile était trop lisse pour moi. Oui, c’était ça. Trop lisse. Je me disais qu’il aurait certainement oublié cette toquade la semaine prochaine, quand il reviendrait de ses études pour l’été. D’ici là, j’aurais fait la connaissance du mystérieux visiteur…

Peut-être même aurions-nous déjà échangé un baiser ? Un vrai, cette fois, un vrai baiser fou et chaud, qui ferait comme une lampée de gin au creux de la poitrine et dans le gras des cuisses, un qui me laisserait soûle, un que je ne cesserais plus jamais de revivre en souvenir. Oui, oui, c’était comme cela que je voulais qu’on m’embrasse. Je faisais taire la petite voix insistante qui me mettait en garde : il était peut-être laid, après tout, vilain, méchant, bête, avec les yeux chassieux et la bouche molle. Tais-toi, toi dans ma tête. Je sais qu’il est beau. Il a une voix qui ne ment pas. Et ses mains ! Grandes, grandes ! Chacune de mes petites fesses devait bien pouvoir tenir tout entière dans une de ces mains-là. Et le reste… Petit Jésus, qu’est-ce que j’étais en train de penser ? Crois-tu que les destins des êtres sont scellés d’avance, Aimée ? Est-ce qu’il était écrit que j’aurais à vivre cet amour-là, à m’y consumer ?

Je n’ai pas mis longtemps à remplir mon panier. Cette année-là, il y en avait beaucoup, des petites fraises, sucrées, charnues et rouges. Quand je suis rentrée dans la cuisine, le poêle était chaud et Marie avait roulé la pâte, beurré le moule. Elle n’attendait plus que les fruits pour enfourner la tarte. Maman était derrière l’étable, dans le jardin, sans doute à mignoter ses précieuses fines herbes.

En me lavant les mains à la pompe, j’ai questionné Marie.

— Tu l’as vu, le monsieur qui parlait à maman après la messe ?

Marie équeutait les fraises et vérifiait qu’il ne s’y trouvait aucun insecte avant de les déposer dans l’abaisse. Elle a hoché la tête.

— Hmm, hmmm.

— Il était comment ?

— Correct.

— Correct comment ?

— Correct, correct.

— Marie ! Tu l’as vu, oui ou non ?

— Oui, Céleste, je l’ai vu, mais je sais pas quoi c’est que tu veux savoir !

— Oh, toi, puis ton besoin de toujours être précise. Bon. Est-ce qu’il était beau ?

— Hmm, hmmm.

Je m’étais assise à la table, au bout qui n’était pas maculé de farine. En parlant, elle avait rempli d’eau une marmite pour la faire chauffer afin de laver le service à thé de mémère Ouellette. En attendant, je frottais les petites cuillères en argent, une à une. J’aimais les faire briller pour qu’elles accrochent la lumière.

— Est-ce qu’il était vieux, Marie ?

— Oui, y avait l’air pas mal vieux.

Déception.

— Quel âge ?

— Oh ! Au moins trente ans, certain.

— Il avait des cheveux ?

— Oui.

— Au moins ça. Quelle couleur ?

— J’sais pas. Brun.

— Les yeux ?

— J’ai pas vu, il avait des barniques.

— En plus ? Des lunettes, en plus. Pis son visage ?

— Quoi, son visage ?

— Il avait l’air de quoi ? Il avait un beau visage de monsieur ?

— Écoute, Céleste, je le sais pas, moi, c’est quoi une belle face de monsieur, je sors à peu près jamais d’icitte à part pour aller à messe, pis à l’église le seul monsieur que je regarde c’est monsieur le curé, pis on le voit quasiment juste de dos. Ça fait que tu le verras ben tantôt, ton monsieur, pis tu te feras ton idée. Tasse-toi, là, je vas mettre la tarte dans le four.

L’eau fumait dans la marmite. Je l’ai versée dans le bac, j’ai ajouté un peu d’eau de la pompe et j’y ai saupoudré une bonne poignée de Sunlight. L’odeur de l’huile de pin a rempli la cuisine. Marie était mal à l’aise avec les paroles, surtout quand il s’agissait de sentiments. Je ne savais pas, à ce moment-là, son histoire avec le gardien du phare.

— T’as jamais aimé ça parler d’amour, Marie. Même quand je te racontais les histoires de mes livres, quand ça parlait trop d’amour tu venais mal à l’aise. C’est vrai, hein ?

— C’est juste que ça m’intéresse pas. Donne-moi la tasse, je vas essuyer. On va se dépêcher, là, faut penser au dîner astheure. Les patates sont même pas épluchées. Les gars vont arriver avec le maquereau, va falloir l’arranger. Pis j’avais entrepris de nettoyer les vitres en haut à matin, pis avec ce peddler-là qu’est venu nous entreprendre, j’ai pas eu le temps de finir mon ouvrage.

Je me suis mise à rire. Son ouvrage. Elle détestait laisser tomber une tâche pour une autre avant que la première ne soit terminée.

— Marie, Marie, t’es donc bien chialeuse ! Tu l’es tout le temps, mais là, on dirait que ça te dérange pour de vrai qu’un monsieur chic ait demandé pour me voir. Es-tu jalouse ?

— Pour te voir ?

— Ben, oui, c’est ça, il a dit à maman que depuis qu’il m’avait vue, il pouvait plus arrêter de penser à moi. Qu’est-ce qu’il y a ? T’étais là ou t’étais pas là ? Tu l’as pas entendu ?

Malaise. Marie m’a gratifiée d’un regard consterné. Je voyais qu’elle appréhendait une déception. Je lisais dans son âme comme elle dans la mienne.

— J’étais là, mais…

— Mais quoi ? Parle donc, j’haïs ça quand t’es lente de même.

— C’est parce qu’y parlait pas de toi, Glowejij.

— Comment ça, il parlait pas de moi ? Je l’ai pas vu, mais je l’ai bien entendu, par exemple. Il a dit mon nom. Il a dit : « Madame Leblanc, je pense que je suis amoureux de votre Céleste. » C’est ça qu’il a dit, mot pour mot. T’es jalouse.

Mais non, Marie n’était pas jalouse. C’était dans ma petite tête dure qu’elle l’était. En réalité, Marie ne jalousait rien, ni personne. Elle était entière et se suffisait à elle-même. J’avais compris avant qu’elle parle. Ses beaux yeux clairs m’avaient tout révélé avant qu’elle articule, très bas :

— Y parlait du bateau, Céleste.

— Quoi ?

— Y parlait du bateau. La Lady Céleste.

Bien sûr. Le bateau. Moi, la boiteuse, comment j’aurais pu intéresser un beau monsieur avec un accent ? La Lady Céleste filerait sur l’eau comme jamais je ne filerais nulle part. Elle emporterait cet homme plus loin que mes maudites jambes tordues pourraient jamais me porter. J’ai posé la dernière soucoupe sur le plateau et je me suis retournée vers Marie pour la suite.

— Je l’ai vu, le monsieur. Quand y a dit ce que t’as entendu, y a fait un signe avec sa tête pour montrer les mâts de la Lady Céleste. On les voit bien du perron de l’église. Je pense ben que ta mère va y vendre le bateau à ton père.

Je me suis laissée tomber sur une chaise. J’étais anéantie. Marie a posé une main sur mon épaule. C’était sa manière habituelle de me dire qu’elle était là, qu’elle comprenait. Les larmes coulaient sur mes joues. J’ai cherché le réconfort dans son regard. Quand j’ai parlé, ma voix a fait comme une déchirure dans l’air surchauffé de la cuisine d’été.

— Maman peut pas faire ça, elle peut pas vendre le bateau à papa.

— Comment ça, je peux pas vendre le bateau ?

Maman rentrait avec un panier de laitue et de queues d’oignons. Elle avait son air définitif.

— Écoute, ma fille, ça fait assez longtemps que ce bateau-là est en cale sèche à rien faire. L’argent qu’il va rapporter va nous aider à vivre. Ici, dans la cour, il nous rapporte rien, il se détériore, c’est tout.

— Mais, maman…

— Pas de mais. T’as toujours fait comme si ce bateau-là était à toi, je t’ai laissée faire en attendant, mais là on a un acheteur sérieux, je laisserai pas passer la chance.

Jamais je n’avais affronté ma mère, mais là, je me suis levée comme un squall.

— T’as pas le droit ! Tu peux pas vendre la Lady Céleste, c’est comme si tu me vendais, moi ! Mon âme est dedans, c’est papa qui me l’a dit quand il l’a faite, c’est pour ça qu’est belle de même, qu’il a dit !

Maman a levé les yeux au ciel.

— Céleste, ça va faire les enfantillages. Si t’as fini ton ouvrage, tu vas aller aider Marie à finir les vitres en haut. Tu mettras ta robe d’Italie puis tu te peigneras comme du monde, puis on va recevoir monsieur McBrearty correctement pour le thé. Tu feras le service.

— Pis c’est qui, ce peddler-là, d’abord ?

— Sois polie, ma fille. Ce monsieur-là, c’est Will McBrearty, le fils à Tom McBrearty de Cap-Irlandais. Il a travaillé en Angleterre, puis là il revient par ici. Il veut faire du commerce avec la Lady Céleste. Si j’ai compris, il veut amener de la morue dans les vieux pays, puis ramener des marchandises de là-bas par ici.

— C’est pas un peddler, d’abord, c’est un bootlegger.

Il est venu, il a pris le thé, puis il est allé visiter le bateau. Je n’ai pas fait le service. Je me suis sauvée. C’est Marie et maman qui se sont occupées de lui. Je suis allée dire à la mer ce que j’avais sur le cœur. Les mots sortaient de ma bouche et sautaient entre les vagues, et la mer les avalait. Elle avalait tous les mots que je lui lançais. Elle n’était pas difficile. Pas pour les mots, en tout cas.

Il était encore là quand je suis revenue. Il marchait le long de la carène de ma goélette. Il la caressait. Comme un homme caresse une femme. Sa paume glissait sur le bois peint, les doigts écartés, il cherchait à sentir toute la présence de mon bateau dans sa main. Comme si ç’avait été un corps de femme. J’ai senti un tremblement entre mes cuisses. À cause de cette caresse sur mon bateau. C’était moi qu’il caressait. Je suis montée à pas de loup dans l’escalier de la cuisine d’été. À reculons. Je le regardais. La main caressait le bois, le visage était tendu, les yeux mi-clos derrière les lunettes, il respirait tout en retenue. Comme avec une femme. Je respirais à peine, comme lui. Oui, il était beau, Aimée. Beau comme un homme droit et dru, beau comme un homme aux lèvres douces qui distillent les mots graves en gouttes d’eau-de-vie. J’ai eu envie de cette main sur moi, tout de suite, de ces doigts quelque part, je ne savais même pas où, tu vois, je n’avais aucune idée de ce qui se passe entre les hommes et les femmes quand ils se touchent pour de vrai. Sa main se déplaçait sur le flanc de la Lady Céleste avec la lenteur des certitudes. Puis je l’ai vu s’arrêter et s’appuyer sur la coque, les bras tendus, comme s’il l’enlaçait. Il avait la joue contre elle, il s’y appuyait de tout le poids de son âme d’homme. J’ai voulu, à en avoir mal, être là sous cette caresse.

J’ai dû faire un son, je ne sais pas, il s’est retourné. J’ai vu passer quelque chose dans son regard, comme une sorte de peur. Il a rougi. Il était roux, pas brun. Il m’a saluée. Il était maladroit comme un petit garçon amoureux de la maîtresse d’école. Sa gaucherie m’a émue. Je lui ai dit que s’il aimait mon bateau, il serait obligé de m’aimer. Et que si mon bateau l’aimait, je serais obligée de l’aimer aussi.

Il aimait mon bateau. Mon bateau l’aimait.

Quelques jours plus tard, la Lady Céleste était rendue près du quai pour se faire radouber. J’ai passé l’été assise sur un billot, à observer travailler les hommes. Quand la pêche a commencé et qu’ils ont déménagé en bas du phare pour les vigneaux et l’entrepôt, j’ai déménagé aussi. Je regardais Will. Will me regardait le moins possible.

Marié ? Je ne m’en souciais pas le moins du monde. La Lady Céleste et moi, c’était la même chose. Du coup, il était beaucoup plus marié avec moi qu’avec cette Irlandaise qui ne daignait même pas venir voir où travaillait son époux. Moi, j’étais toujours là. J’allais partir en mer avec lui. Nous irions à Naples. Nous aurions des petits que nous élèverions sur la goélette. Marié ? Allons donc. Je savais qu’il n’avait pas d’enfants. Le père Louis intercèderait auprès du pape pour faire annuler cette union. Tout serait facile. Aussi vrai que j’étais éprise de Will McBrearty, il était écrit quelque part que jamais je ne serais séparée de mon bateau, que notre destin était de nous unir, de nous aimer.

J’étais comme toutes les jeunes filles de dix-huit ans, naïve, éperdue, absolue. Et tout ce temps-là, le pauvre Émile me faisait la cour. Loin d’avoir oublié sa demande en mariage, il faisait maintenant de vrais projets que j’écoutais distraitement le soir, quand il venait veiller sur la véranda en cet automne si doux.

Le dimanche avant le départ, j’avais pris une décision. Après la messe, j’ai été à confesse. Je revois aussi ce film en continu dans mon silence blanc.

Derrière la grille, le visage de monsieur le curé apparaît comme derrière un échiquier. Quelle est la couleur des pensées de monsieur le curé ? Monsieur le curé a-t-il un nom ? A-t-il déjà été un petit garçon ? A-t-il déjà aimé quelqu’un ? Une femme ? Est-il…

Deux petits coups secs sur la grille.

— Mademoiselle Dugas, s’il vous plaît ! Chuchotement courroucé.

— Qu’avez-vous à me dire ?

Je rassemble mes idées. Je me sens rougir. Ce n’est pas grave, il ne peut pas me voir dans la pénombre.

— Monsieur le curé… Je sais pas trop par où commencer…

— Mais par le commencement, mon enfant.

Il se veut compréhensif, il n’est que mielleux.

— Je… Je suis fiancée avec Émile Bourgeois.

Je parle à toute vitesse, les mots sortent de ma bouche, je les vois courir à la queue leu leu jusqu’aux portes de l’église, courir encore toute la route du quai, jusqu’au bout du quai et se jeter dans la mer. Le curé soupire de toute sa patience, qu’il a courte.

— Oui, ma fille. Je sais. Ne vous inquiétez pas. Le mariage est une sainte chose. Tout ce qui se passe entre époux pour la gloire de Dieu ne peut être que beau et bon.

— C’est… pas ça, monsieur le curé. J’ai… besoin de votre aide.

— De mon aide ? Y a-t-il quelque chose dans ce mariage qui déplairait à Dieu ?

Il va comprendre. Il va comprendre. Le bon Dieu ne peut pas ne pas comprendre. Je rassemble tout mon souffle. J’exhale un minuscule :

— Oui.

— Parlez, mon enfant, parlez vite.

Monsieur le curé se montre intéressé, tout d’un coup. Une image me traverse la tête. Un chien qui sent le derrière d’un autre chien. Va-t’en, l’image. Va-t’en rejoindre les mots de tout à l’heure dans la mer. Maman gronderait fort si elle me voyait penser une chose pareille. J’avale ma salive.

— Je peux pas me marier avec Émile, monsieur le curé.

— Ah ?

— Non, c’est impossible.

— Qu’y a-t-il donc ? Cessez de parler au compte-gouttes, je vous prie, mademoiselle Dugas.

— Je… Je peux pas me marier avec Émile parce que j’aime pas Émile, monsieur le curé.

Les mots n’ont jamais couru aussi vite se jeter dans la mer. Monsieur le curé ne respire plus. Je me demande s’il est toujours en vie. Oui, oui. Il respire.

— Qu’est-ce que vous dites ?

Lentement, Céleste.

— Je peux pas me marier avec Émile, monsieur le curé. Je l’aime pas.

— Mais c’est impossible !

— C’est ce que je vous disais, c’est impossible.

— Malheureuse petite fille ! Mais qui vous a mis cette idée dans la tête ?

— Personne. Moi.

— En quel honneur ?

— C’est un autre que j’aime, monsieur le curé.

Zou ! Dans la mer avec les autres.

— QUOI ?

Dans l’église, le froufrou des manteaux trahit la réaction de surprise au cri du confesseur. Qui répète, plus bas :

— Quoi ?

— C’est un autre que j’aime.

— Qui ?

— Will McBrearty, monsieur le curé.

Un homme à la mer.

— WILL… Will McBrearty ?

— Oui.

Ma voix est celle d’un poussin étouffé sous la paille.

— Mon enfant, il est marié ! Comment ose-t-il…

— Il le sait pas, monsieur le curé, c’est pas sa faute…

— Il ne… Mais mademoiselle Dugas, qu’est-ce que c’est que cette lubie ?

— C’est pas une… lubie. C’est lui que j’aime.

Monsieur le curé est en colère. Il respire très fort derrière le grillage.

— Céleste Dugas, c’est avec ce sentiment que vous éprouvez pour un homme marié, et de dix-huit ans votre aîné en plus, que Dieu n’est pas d’accord.

— Le bon Dieu peut pas être contre l’amour.

— Quand il est contre nature, oui, ma fille.

— Le bon Dieu peut pas être contre l’amour.

— Céleste, soyez raisonnable. Baissez la voix.

— LE BON DIEU PEUT PAS ÊTRE CONTRE L’AMOUR !

Les mots partent dans tous les sens, maintenant, ils s’échappent du confessionnal, et moi à leur suite qui cours, éperdue, jusqu’à la mer, et qui répète à tous les vents : « LE BON DIEU PEUT PAS ÊTRE CONTRE L’AMOUR ! » À genoux dans le varech, mes deux bras autour de la poitrine, je me berce et me chante en litanie les mots qui font la sarabande autour de moi : « Le bon Dieu peut pas être contre l’amour le bon Dieu peut pas être contre l’amour le bon Dieu peut pas être contre l’amour… »

Et les vagues me répondent que j’ai bien raison, mais qu’elles n’y peuvent rien.

La veille de la dernière journée, le soir venu, je me suis rendue sur la grave et j’ai pénétré dans l’entrepôt. Je savais qu’il serait là. Je voulais devenir sa femme avant qu’il parte. Je voulais qu’il me touche comme je l’avais vu toucher la Lady Céleste. Je voulais le toucher aussi, toucher ses lèvres avec mes lèvres, sa peau avec ma peau, je voulais qu’il me prenne et que je le prenne, et qu’il m’emporte avec lui pour son long voyage.

Il a protesté, bien sûr. Mais une jeune fille toute nue sous sa robe blanche a vite raison des protestations d’un monsieur.

Oh, Aimée. Ce n’était pas du calcul. Je l’aimais. De toute ma chair. C’était du vrai amour. Quand nos bouches se sont unies, un grand feu s’est allumé dans mon ventre, s’est étendu dans mon sexe, dans mes seins, partout, partout. Je brûlais, mais là ce n’était pas la douleur, oh non, c’était le soleil qui s’allumait en moi qui m’irradiait m’illuminait me brûlait me griffait me mordait me léchait me labourait me brûlait…

Nous sommes restés silencieux de longues minutes après la tempête. L’entrepôt mêlait maintenant, aux relents de poisson, les effluves épicés de l’amour que nous venions de faire. L’éternité figée dans un entrepôt à morue. C’est moi qui ai brisé l’enchantement.

Il n’a pas compris ce que je lui disais. Il a eu peur. Il m’a chassée. Je suis partie dans le noir en pleurant.

Le lendemain soir, j’ai pris ma chaloupe (celle que papa m’avait fabriquée pour mes dix ans) et j’ai ramé jusqu’à la Lady Céleste, à l’ancre à une centaine de pieds du rivage. J’ai grimpé par le cordage et je suis entrée dans la cabine. Il était couché, dos à la porte. Son souffle suspendu m’a dit qu’il ne dormait pas. J’ai marché sur la pointe des pieds jusqu’à la couchette. J’ai ôté ma robe de nuit de coton blanc et je me suis étendue contre son dos.

Là, Aimée, ce qui s’est passé… Tous les orages du monde ne peuvent pas rendre compte de cette morsure de l’âme. Désir, plaisir, ce sont des mots trop pauvres pour dire la force de ce qui nous a emportés. Ses mains, sa bouche, sa peau, son sexe partout, sur moi, dans moi, autour de moi, son poids et encore sa bouche, et sa langue et son odeur d’homme, je buvais son odeur comme j’ai bu son amour à même la source, oh, je ressens encore, je revis tout cela, j’ai encore la merveilleuse brûlure au creux des cuisses.

Cette fois nous n’avons pas échangé une parole. Je suis retournée d’où je venais en sachant deux choses. De un, il avait décidé de m’aimer, moi, et de me prendre avec lui à son retour. De deux, il m’avait fait un enfant.

Marie a été la première à s’en rendre compte. Marie se rendait toujours compte de tout ce qui me concernait. Je crois que lorsqu’elle m’a vue revenir, le dernier soir, elle a su. Mais elle n’a rien dit. Pas là-dessus. Pas sur Will et moi. Elle m’a rapporté qu’Émile était venu et qu’il était reparti furieux. Elle a tenté de me mettre en garde contre la passion qui le dévorait. Mais je n’entendais rien, tu comprends, j’étais encore avec Will dans la couchette de la cabine, j’étais dans les bras et dans l’odeur de Will, et j’avais encore son sexe enfoncé dans le cœur. Elle savait tout ça, Marie. Elle a fini par me caresser l’épaule et me laisser rêver sur la véranda. La mer était étale. Je n’entendais presque pas le clapotis des vaguelettes. Les battures exhalaient leur parfum d’iode et de roche. La lune avait fini de se lever.

J’ai attendu, Aimée. Comme j’ai attendu. Je suis montée chaque soir sur la falaise, au pied du phare, pour guetter l’horizon. Caillou me faisait du thé. Marie s’asseyait avec lui dans une berceuse, sur la galerie de bois. J’ai bientôt compris que quelque chose les liait de plus fort que le simple fait d’être ma sœur et son frère. Ils étaient amants. Marie la silencieuse, elle n’a pas répondu quand je lui ai posé la question. Mais je savais désormais qu’elle aimait cet homme, et qu’il l’aimait aussi. Tu vois bien que le destin se scelle quelque part hors du monde, et que nous naissons avec notre fil déjà filé, déjà attaché.

Un matin, je suis revenue de la bécosse toute blême parce que j’avais vomi. Marie m’a tendu un chiffon et m’a fait signe de frotter la vitre du vaisselier tandis qu’elle astiquait les chromes du poêle. Maman se trouvait dans son cher jardin.

— Céleste. Je connais une femme, à l’Anse-aux-Indiens. Je vas t’amener la voir. C’est une amie à ma grand-mère, elle connaît les herbes qu’y faut pour faire passer ce qui t’arrive.

— Non.

Elle me scrutait de ses yeux trop pâles en attendant la suite. Je me suis redressée.

— Je vais avoir cet enfant-là. C’est l’enfant de Will.

Sa voix était douce, si douce quand elle m’a répondu.

— Tu peux pas, Céleste.

— Oui, je peux. J’ai couché avec lui. Deux fois. Ce qui nous est arrivé, c’est plus fort que l’univers. C’est lui, mon époux.

Marie me regardait. Son visage n’exprimait rien qu’une immense tendresse. La grande main brune est venue caresser ma joue. J’ai posé ma main sur les doigts de Marie. Elle a secoué la tête. Il n’y avait rien à faire. Je n’aurais rien entendu de toute façon. Son soupir m’a dit qu’elle comprenait.

— Bon. Ta mère va pas te garder dans sa maison avec un enfant pas de père dans le ventre.

— Il a un père.

— Un père qui a deux fois ton âge et qui est marié avec une autre. Tout le village va te cracher dessus dès que ton ventre va commencer à grossir.

Je n’avais pas pensé à cet aspect des choses. Bien sûr. On ne pense pas à ces choses-là quand on a décidé d’être heureuse. Mais c’était vrai. Ma mère me mettrait dehors, pour sûr. Le curé me chasserait de l’Église. Marie m’observait en silence, suivant exactement le fil de ma pensée. Elle a hoché la tête.

— Je vas t’emmener chez Bertha.

— À l’Anse-aux-Indiens ? Je t’ai dit que je voulais pas y aller.

— Bertha fait pas juste des anges, Céleste. C’est une sage-femme. J’irai avec toi. On vivra avec mes tantes pis ma grand-mère.

— Dehors comme des Sauvages ?

— Dehors. Pas comme des Sauvages. Pis pas toujours dehors. Là-bas, tu vas être traitée comme du monde.

J’ai acquiescé en silence. Bien sûr, Marie avait raison. Comme toujours. Nous sommes parties dans les jours qui ont suivi. À l’Anse, j’ai eu un petit garçon que j’ai appelé Willie-Joe. À cause de papa et à cause de Will. La grand-mère, Nugumij, elle l’a surnommé Ke’kwe’k quand il s’est mis à grimper partout. Puis Jack nous a offert de venir vivre avec lui. C’était mieux pour Willie-Joe, à cause de l’école. C’est comme ça que nous sommes venues vivre dans le phare.

Émile a eu du mal à me pardonner, mais il s’est obstiné quand même à venir nous rendre visite au phare. Je croyais qu’il était aveugle. Qu’il refusait de voir l’évidence et qu’il persistait stupidement dans son idée de m’épouser un jour. Tout ce temps-là, tout ce temps-là, Aimée, il savait, il savait ! Il me regardait attendre sur le cap, il voyait mon espoir se ratatiner, se dessécher, et il ne me disait rien. Il m’a entendue, au terme de la première année, annoncer que je reprendrais mon nom quand il reviendrait avec la goélette. Il a fait comme si de rien n’était. Il savait, et il se taisait parce qu’il était convaincu que j’allais me lasser d’attendre, que je me résignerais, que je finirais par l’épouser, faute de l’autre. Moi, je me prenais pour Évangéline. Je me disais qu’il reviendrait, tôt ou tard, mon tant aimé, que je verrais un beau soir le hunier de la Lady Céleste crever l’horizon pour me saluer d’un grand signe de mât. Et si c’était dans vingt ans, ce serait dans vingt ans.

En attendant, j’élevais Willie-Joe sur la falaise. J’élevais un enfant heureux. Il grandissait bien et beau. Il avait pratiquement deux mamans, avec Marie et moi, et deux papas, avec Jack et Émile. Oui, mon ami d’enfance s’est attaché à l’enfant de l’autre, malgré tout. Il lui faisait des cadeaux, lui parlait de ses héros préférés, jouait avec lui à Alexandre le Grand. Les bottines et l’école en hiver, les pieds nus et les courses sur la grève en été. Curieusement, ç’a été de belles années. Moi, j’étais dans mon attente, mais j’étais bien dans cette attente. Elle me berçait. Elle me réchauffait.

Mais quand j’allais au village, c’était plus difficile. Si je n’avais pas été la protégée d’Émile, je me serais fait lyncher, peut-être. La haine sur les visages, quand tu marches dans d’autres sentiers que ceux de la plupart. Les gens crachent par terre derrière toi. Ils ont envie de te lancer des cailloux. Ils te traitent de guidoune dans ton dos comme si tu ne les entendais pas. Les femmes se signent quand elles te croisent, avant de presser le pas. Becs pincés. Mangeuses de balustres. À leurs yeux tu es un démon. Un succube. Une amante-garou.

Cela ne me touchait pas, pourtant. Ils ne savaient pas. Ils ne pouvaient pas savoir le grand amour qui balayait le reste et qui avait fabriqué cet enfant-là. Ils ne connaissaient que les règles et le péché. Des hypocrites qui n’ont pas eu honte de fréquenter ma maison, pourtant, quand Émile est devenu maire. Ils venaient boire son Petit-Miquelon et son rhum de contrebande, ils venaient piocher sur mon piano et manger ma nourriture, ils n’avaient plus honte si c’était pour faire plaisir à monsieur le maire. Les gens sont comme ça. Le péché cesse d’en être un si le dignitaire le cautionne. Le pouvoir donne l’absolution. Amen.

Après, Willie-Joe est mort. Mon petit garçon. Mon enfant d’amour couché tout croche sur la grève, avec sa belle bouche toute bleuie et ses cheveux roux pleins de nœuds qui faisaient comme un soleil de mer autour de sa tête. Mon bonhomme sourire les yeux fermés sur le ciel qu’il aimait tant. Mon ange à moi mon espérance mon petit trèfle à quatre feuilles mon amour qui m’a désobéi parce qu’il était encore un enfant et que les enfants parfois désobéissent à leur maman. Mon grand gamin folichon avec sa chaudière renversée à ses côtés.

Je me souviens du soleil et de son éclat sur les galets. Des goélands qui hurlaient en se disputant les coques répandues près de la chaudière. De mon cri comme un lambeau de moi, comme la lumière arrachée du monde. La dureté des pierres sous mes genoux, les pierres chauffées par le soleil, les pierres qui me tenaient, qui m’empêchaient d’être aspirée par le sol, là, liquéfiée par la douleur. Pourquoi je ne me suis pas évaporée, là, dans la chaleur de cette journée de mai ?

Tu étais à venir, bien sûr. Mais je ne le savais pas. Je n’étais plus que cette déchirure.

Après, je suis sortie de moi. J’ai marché à côté de moi sans joie. Il y a un poète qui a écrit cela peu de temps après. Peut-être qu’il me connaissait. Toutes les douleurs se connaissent. J’ai continué à manger, à boire, à aller dans la bécosse. Le silence de Marie s’est fait tendre et sombre. Jack n’était plus là, j’avais l’ouvrage du phare pour m’occuper. Émile avait presque autant de chagrin que moi.

Pourtant, les choses ont repris leur place. L’ombre recouvrait tout, mais nous avons recommencé la vie comme avant, tranquillement. J’ai placé toutes les photos dans une boîte que j’ai remisée dans le grenier. Peut-être y est-elle encore. Je suis retournée attendre Will sur le cap. Je lui racontais notre enfant, ses yeux bleus, ses cheveux fous, son rire, ses histoires. Je lui disais que nous allions recommencer, que nos corps à nouveau accolés referaient le miracle. Je lui disais viens-t’en, mon amour, reviens maintenant, là, il est temps, je ne t’attendrai plus longtemps je ne t’attendrai plus comme ça.

Je nageais encore tous les matins dans la mer, mais ses bras ne me berçaient plus. C’était mécanique. Hygiénique. Quand je buvais, il m’arrivait de l’insulter, de lui crier des insanités. Les mots amers glissaient de ma bouche, gluants et flasques, et rampaient vers l’eau avec un bruit de muqueuse. Ils puaient, les mots, ils pesaient le poids des choses mortes, ils grafignaient la gorge, ils salissaient la bouche. Je ne les aimais plus.

J’ai loué des chambres dans la maison du phare. Pour l’argent. Pour peupler le vide. Pour changer. Émile a placé un petit panneau de bois au bout du chemin dans les framboisiers : « Mademoiselle Personne, Tourist Rooms ».

Les touristes me trouvaient pittoresque. Oui, j’étais drôle. Je ramassais sur la grève toutes sortes de trésors dont je couvrais petit à petit les murs de la maison. Je récupérais les bois de mer pour en faire des sculptures étranges que je disséminais sur la falaise et le long du chemin. Je vendais des petits paniers tressés par Marie et remplis par moi de coquillages, d’étoiles de mer séchées et d’agates glanées au gré de mes promenades. Le soir, on buvait, on faisait de la musique, les rires de ces compagnons de hasard m’étourdissaient. Quand j’avais trop bu et que les pensionnaires s’effrayaient de mes prises de bec avec la mer, Marie m’emmenait me coucher. C’était bien ainsi.

Et puis ton père est arrivé. Justin. Il avait dixneuf ans. Moi, j’avais le double de son âge, comme Will avec moi. Un petit cœur de pousse-crayon tout frais sorti de l’enfance, avec un corps d’homme autour. Beau. Brillant. Naïf. Roux. J’ai eu envie tout de suite de poser ma paume sur la poitrine imberbe. Les joues roses d’Irlandais piquetées de poils cuivrés, la bouche rouge, les yeux bleus, tout me rappelait Will, c’est vrai. Il était plus grand, plus jeune, oui, tout frais comme on l’est à vingt ans. Il portait des petites lunettes rondes. Il était comme l’écho de Will. Et il était fou de moi.

J’ai lu dans son regard, la première fois, le même égarement que celui qui s’était emparé de Will cette fameuse après-midi, lors de notre première rencontre. Son désir me talonnait du matin au soir, me léchait l’épiderme, me lissait les cheveux, me flattait le dos, me baisait les paupières. Il m’enveloppait comme une bonne couverture après un jour de froid, ce désir de jeune buck.

J’ai laissé la guerre s’installer de l’autre côté de la mer. Le temps nous a fabriqué nos places dans cette histoire, nous avons pris la mesure de l’autre, lentement. Les soirées ont été douces sur la galerie de bois, avec la mer qui tanguait doucement, en bas. Dans la maison aussi, au ronflement du poêle, sous les rires et les éclats du piano, il y a eu de jolis instants. Mon âme était presque tranquille, les morts y dormaient sans faire de bruit.

Il ne serait pas venu vers moi. C’est moi qui l’ai pris, près d’un petit feu dans le sable. Il goûtait le sel et l’herbe, il s’est laissé faire comme en oraison. Nous sommes devenus amants et c’était comme ça que les choses devaient se passer, parce que tu étais déjà dans la trame de nos vies. Moi je ne savais pas ta venue, je me grisais simplement du doux rugueux de sa peau de jeune homme, je comptais les taches de rousseur sur ses épaules après les avoir griffées, je l’entortillais dans son désir et je le désirais aussi. Peut-être que je l’ai aimé. Peut-être. Oui, sûrement que dans la mesure où il me restait encore un petit bout de cœur, je l’ai aimé.

Je ne voulais pas que nous nous comportions comme des fiancés. Je voulais garder cette liaison secrète. Il était mon petit amant à moi toute seule. Je ne voulais plus souffrir, n’est-ce pas ? Alors je jouais à ne plus aimer personne. Et puis peut-être qu’au fond de moi je redoutais confusément qu’Émile soit au courant. Émile. Pauvre Émile, que je disais. Pauvre Émile qui me demandait en mariage au moins deux fois par semaine, et à qui toutes les fois je répondais patiemment non. Pauvre Émile.

Je sais que Justin a souffert de ma froideur. Je le voyais bien. Mais je savais aussi bien qu’il ne pouvait pas se passer de moi. Il était à ma merci. Je l’aurais bien gardé longtemps, comme ça, mon petit pousse-crayon, si la guerre n’avait fini par le réclamer.

Tu sais ce qui s’est passé, Aimée. Tout le village a su ce qui s’était passé, non ? On le raconte aux touristes maintenant. Combien de chambres j’ai louées ensuite à des voyeurs sans vergogne qui cherchaient les sensations fortes. Ils poussaient souvent l’effronterie jusqu’à me poser des questions sur ma prétendue relation amoureuse avec le « maire Bourgeois », sur mes liens avec la « meurtrière ». Je savais que madame Alain et consorts se faisaient allègrement aller la langue au magasin général. Je laissais faire. Je n’étais plus là. Pourquoi j’ai mis tant de temps avant d’en finir ? Je ne sais pas. Même si tu n’étais pas à mes côtés, j’avais sans doute besoin d’être certaine, avant de partir, que tu étais devenue grande.

Jack écrasé sur la grève. Willie-Joe empoisonné. Justin parti. Émile assassiné. Marie pendue. Oh la solitude, Aimée, la longue et noire solitude. Comment aurais-je pu te laisser naître et grandir dans cette maison-là ? Nugumij et les autres femmes m’ont accueillie de nouveau parmi elles à l’Anse, elles m’ont aidée à te mettre au monde, elles t’ont langée, nommée, nourrie. Je suis repartie vers le phare, j’ai repris mon poste sur la falaise et mes baignades matinales. Sans me retourner. Je savais que tu reviendrais vers moi un jour, parce que tu voudrais savoir la vérité sur mademoiselle Personne. J’ai laissé la maison à Justin parce que je lui avais refusé mon amour. Je lui devais bien cela. Toi, tu n’avais pas à supporter la lourdeur du passé. Trop de haine, trop de tristesse dans cette maison. À l’Anse, tu n’as eu que l’amour. C’était ce que je voulais pour toi. Il y a si longtemps que j’attendais ta visite.

Ce qui s’est passé, ce dernier soir, cela se déroule encore comme le reste. Les couleurs, les odeurs, le mugissement des vagues au bas de la falaise, le ronflement du moteur de la grosse Dodge d’Émile, dehors, je revis tout. Tout. Le visage d’Émile dans la porte, ahuri devant Justin et moi à moitié nus dans la cuisine, sa colère, la haine chassant le chagrin dans son regard. Je m’entends dire à Justin de sortir. Émile s’avance vers moi. Il est hors de lui, hagard. Il crie qu’il va tuer Justin, comme il a tué les deux autres. Et là je comprends tout. Je comprends qu’il a tué Will, je devine qu’on a coulé la Lady Céleste sur ses ordres. Je réalise qu’il s’est aussi débarrassé de Jack. Qu’il aurait éliminé Marie, s’il l’avait pu. Je discerne le monstre, le monstre qui était tapi juste à côté de moi durant toutes ces années. La colère me submerge, je me jette sur lui, je le frappe, il me saisit les poignets, je lui crie qu’il est fou, comment peut-il penser que je pourrais vouloir de lui après ça, je le traite d’écœurant, de malade, je veux qu’il parte et qu’il ne remette plus jamais les pieds dans ma maison, il m’agrippe la gorge en hurlant que s’il ne peut pas m’avoir, personne ne m’aura, il serre, j’étouffe, il serre, c’est tout noir, le bruit de la porte, Justin crie « arrête lâche-la », Émile me lâche, il se tourne se jette sur Justin, il va le tuer, il tue Justin, je vois le Mauser au-dessus de la porte, le Mauser toujours chargé de Jack, je le saisis, je vois tout embrouillé, il faut que tout ça s’arrête, je tire…

Émile et Justin se sont effondrés l’un sur l’autre. Marie était à côté de moi. Elle m’a pris le fusil des mains. J’ai prononcé son nom, faiblement, une protestation déjà éteinte. Le commis-voyageur est arrivé pour trouver Marie avec l’arme fumante dans les mains.

Elle n’a jamais voulu que je m’accuse, Aimée. Pour toi. Pour que tu vives. Moi, j’étais déjà morte.

Le crépuscule tombe sur la mer sombre. Le vent d’est fait monter l’odeur du varech à tes narines. L’herbe sèche crisse sous tes pas tandis que tu marches dans le cimetière. Dans le silence des pierres, tu écoutes les voix mortes te parler des amours parties sous la terre. Elles te racontent une histoire.

Ton histoire, Aimée.

C’est une histoire d’amour.

1. Une pierre ne peut pas comprendre.