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Tandis que le printemps s’installait petit à petit dans les Cotswolds, comme à contrecœur, l’offre d’emploi de Wilson revenait souvent à l’esprit d’Agatha. Il finit par l’appeler en personne, et elle lui répondit qu’elle serait peut-être disposée à commencer à l’automne, puisque la saison du jardinage serait alors terminée. Malgré sa répugnance initiale, elle avait lié amitié avec Mary : cette femme était toujours charmante, toujours prête à rendre service, et elle ne semblait plus si proche de James Lacey.

Les jonquilles resplendirent dans les jardins du village, puis ce furent les cascades de glycine et les lourdes grappes de lilas. Le printemps était si mauvais qu’on avait du mal à croire qu’une plante puisse fleurir sous la pluie cinglante et les rafales de vent froid. Agatha avait l’intention de repiquer ses semis le 1er mai. À la pépinière, elle avait acheté d’autres plateaux de jeunes plants qui attendaient le grand jour dans la serre, aux côtés de ses « semis maison ».

Elle avait promis à Mrs Bloxby de donner un coup de main au stand de tombola le premier lundi de mai, jour où devaient se dérouler toutes les festivités du village. Le 1er mai tombait un dimanche.

C’est le vendredi, 29 avril, que James décida qu’il avait été trop dur avec elle. Par le passé, elle lui avait offert d’innombrables tasses de café, elle lui avait apporté des gâteaux. Ils avaient partagé de nombreuses aventures. Ça le turlupinait d’avoir plusieurs fois emmené Mary Fortune au restaurant pendant l’absence d’Agatha, alors qu’il ne l’avait jamais invitée, elle. À une époque, certes, il avait cru que sa voisine en pinçait pour lui, et cette idée l’avait ennuyé. Mais elle avait été tout ce qu’il y a de plus normal depuis son retour de vacances. De fait, elle ne lui avait même jamais rendu visite.

Le vendredi matin, donc, il alla sonner à la porte du cottage voisin et invita une Agatha toute troublée – elle était encore en robe de chambre – à dîner dans un nouveau restaurant de Moreton, le Game Bird.

Oubliant son jardin, pour une fois, Agatha passa la journée dans un tourbillon étourdissant de préparatifs, se rendant compte avec joie que le jardinage, allié à un régime raisonnable, avait décidément ses bons côtés, puisque toutes ses robes lui allaient maintenant à ravir. Une robe verte lui fit faire la grimace. Non, certainement pas de vert. Mary ne portait que cette couleur. Elle se demanda vaguement ce que le fait de ne porter qu’une seule couleur révélait sur la psychologie d’une femme. Elle se rendit ensuite à Oxford, où elle se fit couper et coiffer les cheveux. Elle acheta des cosmétiques. Elle acheta aussi des chaussures à talons, et enfin, de retour à Carsely, elle s’aperçut qu’elle n’avait plus qu’une heure pour se préparer : elle avait prévu, à l’origine, de prendre deux heures pour se mettre en beauté.

La sonnette retentit alors qu’elle venait tout juste de finir. Supposant que James était en avance de dix minutes, elle alla ouvrir. Mary se tenait devant elle, vêtue de l’inéluctable vert : corsage vert, veste verte, pantalon vert, sandales en cuir à talons tout aussi vertes. Sa visiteuse eut un mouvement de surprise à la vue de cette nouvelle Agatha Raisin en petite robe noire, avec ses bijoux en or et ses cheveux châtains courts brillant sous la lumière de l’entrée.

« Tu viens au pub ? demanda-t-elle.

– Je ne peux pas, répondit gaiement Agatha. James m’emmène dîner. »

Les yeux bleus de Mary se vidèrent de toute expression, puis elle dit avec un petit rire : « Demain, alors ?

– Je te retrouve là-bas à sept heures. »

Mary attendit un peu, mais non, Agatha n’allait pas gâcher ce rendez-vous de rêve en lui proposant d’entrer et en courant le risque qu’elle s’invite au restaurant avec eux. « À demain ! » fit-elle jovialement, puis elle claqua la porte.

Elle attendit ensuite dans l’entrée, en proie à une impatience fébrile. Et si Mary allait sonner chez James, maintenant ? S’ils revenaient chez elle ensemble ? Si James disait : « Mary va se joindre à nous » ? Si, si, si… ?

Elle sursauta au son de la sonnette. Croisant les doigts d’une main, elle ouvrit la porte de l’autre, puis poussa un soupir de soulagement en découvrant James sur le seuil, seul, vêtu d’un costume sombre bien coupé et séduisant à en briser le cœur.

« Quelle voiture prenons-nous ? demanda-t-elle. Lequel de nous deux va devoir s’abstenir de boire ?

– Ni l’un ni l’autre », répondit-il avec un sourire, avant de jeter un coup d’œil au bout de la ruelle. « Notre taxi arrive. »

Agatha, timide de bonheur, s’assit avec James sur la banquette arrière du taxi, très droite. Au coin de la rue, Mrs Mason les regarda passer avec curiosité, avant de reprendre son chemin vers le Red Lion. À minuit, rares seraient les habitants de Carsely qui ne seraient pas au courant que James Lacey était parti avec Agatha à bord d’un taxi.

Agatha commençait doucement à apprécier la bonne chère, même si elle ne détestait pas forcément la malbouffe, mais elle n’en savait pas moins reconnaître une arnaque au premier coup d’œil, et son cœur s’emballa un peu lorsqu’elle pénétra dans l’atmosphère de manoir raffiné du Game Bird. Pourtant, tout y était calme et apaisant. Ils burent un verre dans le petit espace bar, assis devant une belle flambée dans des fauteuils couverts de chintz. Peut-être qu’elle se méfiait parce que les nappes de la salle de restaurant étaient roses, de même que les serviettes, songea-t-elle. Les restaurants qui optaient pour des nappes roses avaient toujours quelque chose de suspect.

Lorsqu’ils prirent place à table, on leur remit des cartes immenses, de celles qu’on croirait écrites par un médecin, tant elles sont impossibles à déchiffrer.

Tout était très cher, ce qui la fit tiquer. Mais comme, après des semaines de régime – pas de régime 100 % fruits, non, elle avait juste mangé moins – et de jardinage, elle était affamée, elle décida de faire une folie. Elle commanda une bouillabaisse, suivie d’un « chevreuil à la façon de la maison », passant outre la mise en garde de James selon laquelle fin avril n’était peut-être pas la meilleure saison pour commander du gibier.

« Vous oubliez, répondit-elle, qu’il y a beaucoup de gibier d’élevage de nos jours. »

Ils parlèrent des gens du village, et James lui dit qu’il allait, lui aussi, repiquer ses semis. La bouillabaisse arriva. Mais ce n’était rien de plus qu’une bisque de poisson plutôt claire – sans aucun morceau de fruits de mer – servie avec une seule tartine de pain grillé, très fine, dans un tout petit bol.

James, de son côté, avait une minuscule part de pâté, très joliment présentée sur une petite assiette.

Déterminée à bien se tenir et à ne pas faire d’histoires, Agatha mangea sa soupe. Quand elle eut terminé, elle avait encore faim, mais elle avait devant elle la perspective prometteuse d’un plat de chevreuil. Quant au vin, un soi-disant grand cru de Bourgogne, même le palais non formé d’Agatha le trouva fade, avec un arrière-goût de vinaigre.

Puis son chevreuil arriva. Un petit morceau, cerné par des légumes soigneusement sculptés et recouvert de sauce aux airelles. Pas de vulgaires pommes de terre qui font grossir. « Ça a l’air bon ! » fit James avec enthousiasme. Un tout petit peu trop d’enthousiasme. Lui avait commandé du canard à l’orange.

Agatha s’attaqua à son gibier. Un coup de couteau, une bouchée confirmèrent ses pires craintes : jamais elle n’avait vu tant de nerfs dans un morceau de viande. Son estomac, frustré, émit un grondement de déception.

C’en était trop.

D’un geste impérieux, elle appela le maître d’hôtel.

« Oui, madame ? fit-il en se penchant au-dessus de la table.

– Pouvez-vous me dire, demanda-t-elle d’une voix fluette, de quelle partie de l’animal vient ce morceau ? Ses sabots ? Ses genoux ? Le petit espace entre les yeux ?

– Peut-être madame n’a-t-elle pas l’habitude du gibier ? »

Tout au fond d’elle-même, l’âme de prolétaire d’Agatha eut un tressaillement. Elle perdit son calme. « Pas de ce ton condescendant avec moi ! Cette viande est un amas de tendons. Et pendant qu’on y est, votre bouillabaisse, c’était de l’arnaque aussi !

– Oh, non ! s’exclama, d’une voix étranglée qui se voulait distinguée, une femme à la mine aigre, à la table voisine. La saison touristique a recommencé ! »

Agatha fit volte-face. « Allez vous faire foutre ! » lui lança-t-elle avec mépris. Après quoi elle redirigea ses petits yeux d’ours vers le maître d’hôtel : « Je vous dis que c’est de la merde, ce truc. »

Elle avait parlé trop fort. Tout le monde s’était tu et la regardait fixement. Le rouge lui monta aux joues.

« Le gibier, je ne sais pas, enchaîna James avec douceur, mais ce canard est dur comme de la semelle, et on dirait qu’il a été passé au micro-ondes.

– Je vais chercher le patron, dit le serveur d’une voix monocorde.

– Je suis désolée, James », fit Agatha d’un air malheureux.

James se pencha par-dessus la table et piqua son chevreuil d’un coup de fourchette expert. « Vous avez raison, vous savez. C’est un amas de tendons. Ah ! et si je ne m’abuse, voilà le propriétaire de l’établissement. »

Un homme immense avança jusqu’à leur table d’un pas déterminé. Il avait une tête étonnamment petite par rapport au reste de son corps. « Je connais les gens de votre espèce, déclara-t-il avec un fort accent italien. Fichez-moi l’camp d’ici ! Vous n’voulez pas payer. Alors ne payez pas !

– Nous voulons bien payer, répondit James avec raideur, du moment que vous enlevez ces assiettes de notre table et que vous nous apportez de la nourriture correcte. »

Le patron poussa un grognement semblable à celui d’un Klingon lors d’un rituel de mort dans Star Trek, puis il saisit la nappe aux quatre coins, la souleva sur son épaule avec tout son contenu et retourna d’un pas furieux dans les cuisines avec son chargement, laissant dégouliner le vin et la sauce sur son dos massif.

« Il est temps de partir », dit James, avant de se lever et d’aider Agatha à faire de même.

Morte de honte, elle le suivit vers la sortie. C’était une nuit claire et étoilée. Loin au-dessus de la Fosse Way, les étoiles scintillaient, froides et lointaines, à mille lieues de la détresse éprouvée par une petite dame d’âge mûr qui croyait avoir non seulement fichu en l’air la soirée, mais aussi réduit à néant ses espoirs d’amour. C’est alors qu’Agatha se rendit compte que James riait. Appuyé contre le mur du restaurant, il riait à en perdre haleine. Au bout d’un moment, il la regarda, les yeux brillants à la lumière des réverbères, et s’exclama : « Ah ! Agatha Raisin, je vous adore quand vous êtes en colère ! »

Brusquement, les étoiles dansèrent au ciel, la Fosse Way devint un boulevard parisien, le monde était redevenu jeune, et Agatha Raisin avec : jeune, jolie et séduisante.

Elle eut un grand sourire. « Allons au pub à côté prendre une bière et des sandwichs ! »

Il faut savoir que la plupart des pubs des Cotswolds sont des endroits confortables, patinés par le temps et des siècles de douceur de vivre. Les sandwichs, comme la bière, étaient délicieux. Agatha était déterminée à se conduire de façon exemplaire, et ils discutèrent sans aucune gêne, comme de vieux amis.

« Il faudra recommencer, dit James après avoir commandé un taxi par téléphone. Une soirée qui ne nous a pas coûté cher du tout, finalement. »

Assise à côté de lui quelques minutes plus tard, dans le taxi, Agatha se fit la réflexion que celui qui est en proie à une obsession n’est jamais rassasié. Au début de la soirée, elle s’était répété que tout ce qu’elle désirait, c’était qu’elle et James redeviennent amis. Mais à présent, elle mourait d’envie que, dans l’obscurité du taxi, il lui passe un bras autour des épaules et l’embrasse. Elle en ressentait une envie si intense que sa respiration en devenait irrégulière et qu’elle fut mi-triste, mi-soulagée lorsque le court trajet toucha à sa fin et que James refusa d’entrer boire un café, tout en ajoutant qu’il la verrait certainement au pub le lendemain.

C’est le cœur en joie qu’elle monta se coucher. Elle s’endormit en se remémorant chaque parole, chaque regard échangés au cours de la soirée.

 

Une visite de Mrs Mason, le lendemain, la dégrisa.

« Je vous ai vue partir en taxi avec Mr Lacey », dit la présidente de la Société des dames de Carsely en installant confortablement son large postérieur dans l’un des fauteuils d’Agatha.

« Oui, nous avons passé une bonne soirée.

– Où êtes-vous allés ?

– Au nouveau restaurant de Moreton, le Game Bird.

– Il ne lésine pas sur les moyens, quand il invite les dames à dîner. J’ai entendu dire que ce restaurant était cher.

– Qu’est-ce que vous voulez dire par : “Il ne lésine pas sur les moyens” ?

– Je sais qu’il a emmené Mrs Fortune au Lygon, à Broadway, au moins deux fois, et une fois au Randolph, à Oxford. »

Qu’était un dîner catastrophique, se demanda lugubrement Agatha, comparé à ce qui lui semblait être la succession de bons repas coûteux qu’il avait partagés avec Mary Fortune ? Elle les imaginait ensemble pendant le long trajet en voiture pour Oxford. La soirée de la veille en perdit toute sa splendeur. De plus, à sa grande surprise, elle se rendit compte qu’elle aimait vraiment bien Mary. C’était devenu une bonne amie. Peut-être que la chose la plus élégante à faire était de renoncer. D’un autre côté, James n’avait pas manifesté d’intérêt particulier pour elle, ces derniers temps.

Tout en n’écoutant que d’une oreille Mrs Mason, qui s’était mise à parler des affaires de la paroisse, Agatha se débattit mentalement avec la question de savoir si elle irait ou non au Red Lion ce soir-là. Peut-être vaudrait-il mieux qu’elle abandonne carrément sa vie au village et retourne travailler à Londres. Elle n’avait toujours pas refusé la proposition de Wilson. Il l’avait rappelée et s’était montré très persuasif. Mais à Londres, se dit-elle en regardant la corpulente et maternelle silhouette de Mrs Mason, ses amis ne passaient pas à son appartement pour bavarder avec elle. En fait, du temps où elle vivait à Londres, elle n’avait pas d’amis.

Après le départ de sa visiteuse, elle sortit dans son jardin, qui était désherbé et prêt à accueillir les plants. Il faisait doux, de grands châteaux de nuages blancs flottaient au-dessus des collines des Cotswolds. Oui, elle irait au pub. Mais pas pour retrouver James Lacey, seulement pour rencontrer des gens et bavarder un peu.

 

Le soir venu, pourtant, elle choisit ses vêtements avec un soin particulier. Comme elle ne voulait pas paraître trop habillée pour un pub de village, elle finit par se décider pour un chemisier en mousseline de soie d’un rouge profond, une jupe droite, courte et noire, et des chaussures en daim noir à talons modestes. Elle se fit un lifting provisoire avec du blanc d’œuf, très efficace du moment qu’on ne souriait pas trop, puis se dirigea nonchalamment vers le Red Lion. La maison de James avait l’air vide. Il devait déjà être là-bas. Avec la sensation qu’elle entrait sur une scène de théâtre, elle ouvrit la porte du pub pour pénétrer dans la salle enfumée et basse de plafond. James se tenait debout au bar, en conversation avec Bernard Spott, l’homme qui présidait les réunions de la société d’horticulture. Il la héla, puis lui commanda un gin tonic. Elle venait de boire sa première gorgée et cherchait une ouverture pour s’immiscer dans la discussion sur les dahlias lorsque la porte du pub s’ouvrit et que Mary Fortune fit une entrée majestueuse. Agatha avait déjà connu les tiraillements de la jalousie, mais jamais à ce point-là. Elle sentit son visage se rigidifier, comme si elle venait d’y appliquer le blanc d’œuf.

La nouvelle venue portait une robe courte en jersey blanc agrémentée de bijoux en or. C’était la première fois qu’Agatha la voyait porter autre chose que du vert. La robe, très courte, moulait sa silhouette parfaite et dévoilait ses longues jambes, mises en valeur par des bas brun clair, qui se terminaient par des sandales à lanières à talons hauts. Sa chevelure dorée resplendissait dans la lumière. Ses yeux étaient très grands et très bleus. Elle n’avait jamais paru plus magnifique : son entrée fut accueillie par un brusque silence appréciateur. James s’était tu, lui aussi, et contemplait Mary avec une admiration non dissimulée. Oh ! une jalousie aussi aigre que la bile submergea Agatha. Elle se sentait vieille et moche.

James retrouva la parole. « Mary, dit-il avec chaleur, qu’est-ce que tu prends ?

– Un Campari soda, chéri », répondit Mary. Puis elle posa une main possessive sur son bras et lui adressa un sourire suggérant une telle intimité qu’Agatha eut envie de la frapper. Le vieux Bernard tirait sur sa cravate tout en fixant Mary avec ravissement.

« De quoi est-ce que vous parliez ? demanda-t-elle.

– De jardinage, répondit James.

– Demain, c’est le grand jour pour moi, déclara Agatha. Je repique mes semis.

– Oh ! à ta place, je ne ferais pas ça, Agatha ! s’exclama Mary. Il va y avoir un gros épisode de gel dans la nuit de dimanche à lundi. Pour les miens, j’attends que la météo se stabilise. »

L’imagination aigrie d’Agatha lui jouait-elle des tours, ou la remarque avait-elle réellement été prononcée avec une certaine, disons, condescendance ?

« Je n’ai pas entendu parler de gel », répondit-elle d’un air buté.

Bernard Spott, octogénaire grand et maigre, au gros nez crochu, aux rares cheveux châtains enduits de pommade et rabattus sur le crâne, prenait de haut tous ses interlocuteurs. Il agita un doigt réprobateur en direction d’Agatha : « Vous feriez mieux d’écouter Mary. C’est notre experte.

– Ça, c’est certain », murmura James.

Agatha les gratifia d’un sourire qu’elle espérait énigmatique. La soirée vira ensuite à la catastrophe. Quand on ne s’est encore jamais occupé de jardinage, quelle contribution peut-on apporter à une conversation qui consiste en un va-et-vient constant d’un nombre époustouflant de noms latins ? Elle resta donc muette la plupart du temps, tandis que ses compagnons échangeaient des noms savants, discutaient paillis et autres fertilisants biologiques. Mary était entourée de sa cour, et Agatha se tenait à la périphérie. Au bout d’un moment, apercevant sa femme de ménage et son mari, assis dans un coin du pub, elle murmura une excuse, puis alla les rejoindre.

Doris Simpson n’apaisa pas sa jalousie dévorante en remarquant : « Mrs Fortune a l’air d’une star de ciné ce soir. »

Agatha aiguilla la conversation vers d’autres sujets, mais tout en parlant des affaires du village, elle ne cessa pas un instant de tendre l’oreille aux fréquents éclats de rire de James.

Tout à coup, elle ne put en supporter davantage. Elle se leva, lâcha un brusque « Bonsoir » et sortit droit du pub, sans un coup d’œil à droite ni à gauche.

Doris se tourna vers son mari, le regard rusé derrière ses lunettes. « Le prochain meurtre commis dans ce village, déclara-t-elle, le sera par notre Agatha. »

 

Agatha rentra chez elle en contemplant le paisible ciel étoilé. Elle sentait sur ses joues la douceur de l’air nocturne. Du gel, vraiment ! Elle allait repiquer ses semis demain, et rien ne l’en empêcherait !

 

La journée suivante fut chaude, assez pour porter un chemisier à manches courtes, et ensoleillée. C’est en fredonnant qu’Agatha repiqua ses plants vert tendre dans des plates-bandes bien désherbées. Elle était calme et contente. Elle commençait à maîtriser tous ces trucs de jardinage, elle le sentait. Le problème, avec les jardiniers, c’était qu’ils aimaient vous assener leur science, mais en réalité, vraiment, ça n’avait rien de sorcier.

Avant la tombée de la nuit, elle jeta un dernier coup d’œil à son jardin. Un rafraîchissement soudain la fit frissonner, lorsque le grand soleil rouge se coucha derrière les collines des Cotswolds. Elle lança un regard furieux vers le ciel. Il ne pouvait pas geler, si ? Comme la plupart des Britanniques, Agatha soutenait mordicus que les météorologues se trompaient souvent, oubliant toutes les fois où ils avaient raison.

Elle resta dehors jusqu’à ce que le soleil eût fini de disparaître, emportant avec lui toute la lumière, effaçant le vert des plantes. Tout était si paisible, si immobile ! Un chien aboya quelque part dans les champs, plus haut, et la soudaineté du bruit fit paraître le silence qui suivit plus intense encore.

Elle secoua la tête comme un taureau déconcerté. C’était presque l’été. Par gel, ils avaient voulu dire un petit rafraîchissement, pas cette vilaine couche de gelée blanche qui recouvrait les Cotswolds en hiver !

Elle rentra dans son cottage, déterminée à regarder un peu la télé, puis à se coucher tôt. Elle allait programmer son réveil pour six heures, et se réveillerait sans aucun doute au matin d’une chaude journée.

 

Lorsque la sonnerie du réveil retentit à six heures, perçante et impérieuse, elle le regarda d’un œil trouble, et sa première pensée fut qu’elle devait se rendre à l’aéroport, car c’était le cas la dernière fois qu’elle avait réglé son alarme aussi tôt. Puis la mémoire lui revint. Elle rejeta la couette, marcha jusqu’à la fenêtre, qui donnait sur le jardin, respira à fond, tira les rideaux.

Du blanc ! Du blanc partout. Une épaisse couche de givre blanc sous le pâle ciel d’avant l’aube. Ses yeux descendirent lentement vers les plantes. Elles auraient survécu, sans doute. Elle n’allait pas se tracasser. Elle allait se recoucher, attendre le lever du soleil, et alors tout irait bien. Malgré son inquiétude, elle se rendormit bel et bien, pour ne se réveiller qu’à neuf heures. Elle évita résolument de regarder par la fenêtre. Non, elle prit une douche, enfila la vieille jupe et le vieux chemisier qu’elle portait pour jardiner, puis elle descendit et sortit dans le jardin d’un pas décidé. Le soleil flamboyait, le givre fondait et, en fondant, il révélait, ratatinés et noircis, tous les pitoyables petits plants qu’elle avait mis en terre avec tant d’amour la veille.

Elle aurait voulu appeler quelqu’un à l’aide. Mais qui ? Elle ne voulait pas que la nouvelle de son échec se répande dans tout le village. James ne révélerait certainement rien à personne, mais il lui dirait qu’elle aurait dû écouter Mary, et ça, Agatha sentait qu’elle ne le supporterait pas.

C’est alors qu’elle pensa à Roy Silver. Elle rentra dans la maison, puis appela chez lui, à Londres.

Comme c’était un jour férié, il ne travaillait pas, et se plaignit que le coup de téléphone d’Agatha l’avait tiré du lit.

« Écoute ! » l’interrompit-elle au milieu de ses récriminations. Elle lui parla de la gelée blanche, lui expliqua qu’elle avait refusé de suivre le conseil qu’on lui avait donné. « Et maintenant, gémit-elle, tout le monde va me considérer comme une jardinière ratée.

– Non, non et non, mon chou ! Ça ne sert à rien de continuer à bavasser comme une vieille folle. Une ruse, voilà ce qu’il nous faut ici. Une vilaine ruse. Tu t’es habituée à la simplicité des mœurs villageoises. Laisse-moi réfléchir… Tu sais, cette chaîne de pépinières dont je gère la com’ ?

– Oui, oui. Mais je suis entourée de pépinières, ici.

– Écoute, empêche tout le monde d’entrer dans ton jardin. Est-ce que Lacey peut le voir depuis chez lui ?

– Une haie sépare nos cottages. Il faudrait qu’il se penche par la fenêtre et tende le cou.

– Bien. Maintenant, le dossier dont Wilson voudrait que tu te charges. Si tu me promets que tu lui accorderas six mois de ton temps, disons, à partir de septembre, j’arrive chez toi avec un camion rempli de matériel sensas pour les clôtures.

– Mais j’en ai déjà une, de clôture !

– Ce qu’il te faut, c’est un truc haut et opaque. Je viendrai avec des ouvriers. On l’installera tout autour de ton jardin. Ne fais jamais entrer personne par-derrière. Puis, avant le grand jour, je descendrai avec toute une cargaison de plantes exotiques déjà adultes, je les ferai planter dans la bonne terre de ton jardin, et le tour sera joué ! On ne parlera plus que de toi dans le village.

– Mais Doris, ma femme de ménage ? Elle verra tout.

– Fais-lui jurer le secret, mais à personne d’autre.

– Je pourrais, oui, fit Agatha, sceptique, mais travailler six mois pour Wilson…

– Fais-le. Six mois, qu’est-ce que c’est, hein ? »

Beaucoup, quand on arrive à mon âge, pensa tristement Agatha lorsqu’elle eut raccroché le téléphone, après avoir accepté le plan de Roy.

C’était plus fort qu’elle, elle avait l’impression de commettre un crime. Tout ça n’avait aucune importance, après tout. Mais elle espérait tellement surpasser Mary !

En entendant sa sonnette, elle eut un sursaut coupable. Elle ouvrit la porte avec précaution et découvrit Mrs Bloxby sur le seuil.

« Vous avez fait la grasse matinée ? demanda l’épouse du pasteur, inquiète.

– Non. Qu’est-ce qu’il y a ?

– Vous êtes censée tenir le stand de tombola. Mrs Mason et moi avons tout installé.

– Oh ! » Agatha rougit d’un air coupable. « J’avais oublié. J’ai des ouvriers qui viennent poser une nouvelle clôture.

– Pour autant que je me souvienne, répondit Mrs Bloxby, surprise, il y a déjà une clôture en pin bien solide autour de votre jardin.

– Elle tombe en morceaux », mentit Agatha. Elle réfléchit rapidement. Elle pouvait laisser un mot pour Roy sur la porte, lui disant de venir chercher les clés au stand de tombola quand il arriverait. Non qu’il en ait vraiment besoin. Les ouvriers pouvaient accéder au jardin de derrière par le petit chemin qui passait sur le côté de la maison.

« Donnez-moi cinq minutes, dit-elle, et je vous suis. »

Elle écrivit le mot pour Roy et l’accrocha à sa porte d’entrée. Les festivités villageoises dureraient toute la journée. Mais si elle faisait un bon baratin au stand de tombola, elle arriverait peut-être à le vider rapidement, et ensuite, elle serait libre.

Le côté positif, songea-t-elle alors qu’elle se dirigeait vers la kermesse, qui occupait toute la longueur de la rue principale, fermée à la circulation pour l’occasion, c’était que presque tous les gens du village participeraient aux festivités d’une manière ou d’une autre ; il n’y aurait donc personne dans les parages pour poser des questions gênantes sur sa clôture.

Arrivée au stand, elle prit son poste derrière la table où s’entassait un assortiment hétéroclite de lots à gagner. En dehors d’une bouteille de whisky et d’une autre de vin rouge, offertes par le Red Lion, c’étaient surtout des bricoles : une boîte de sardines, par exemple, ou encore un flacon de shampoing pour cheveux châtains.

Le plus clair de la foule des touristes et des villageois regardait à ce moment-là les élèves de l’école danser autour du mât de mai. Agatha attendit nerveusement que la danse se termine avec le couronnement de la Reine de Mai, une petite fille au visage doux, d’un charme désuet. Elle commença alors à donner de la voix.

« Approchez ! Approchez ! cria-t-elle. Des tonnes de lots à gagner pour seulement vingt pence le ticket ! »

Surpris, puis amusés d’entendre ce genre de battage dans un village aussi tranquille, les gens commencèrent à affluer. Agatha avait rapidement fait disparaître dans sa poche les tickets correspondant à la bouteille de vin et à celle de whisky. Elle savait que, tant qu’ils ne seraient pas gagnés, la vue de ces deux lots attirerait les chalands.

« Oh ! vous avez gagné la boîte de sardines ! dit-elle à la vieille Mrs Boggle.

– Et alors ? maugréa l’autre. Je voulais le whisky.

– Elles sont délicieuses dans les sandwichs, ces sardines, répondit joyeusement Agatha. Retentez votre chance ! »

Mrs Boggle extirpa avec réticence une pièce de vingt pence d’un antique porte-monnaie et la lui tendit. Elle gagna encore, le shampoing pour cheveux châtains, cette fois. « C’est de l’arnaque, fit-elle. J’ai les cheveux blancs !

– Alors ça les colorera en châtain, vous aurez l’air beaucoup plus jeune ! rétorqua Agatha. Au suivant ! »

La vieille femme s’éloigna en traînant les pieds. La voix d’Agatha se fit plus aiguë. « Approchez ! Approchez ! Voyons, qu’avons-nous là ? Un ensemble de coquetiers en plastique ! Très utile ! Allez, venez ! C’est pour la bonne cause. »

« Est-ce qu’elle est toujours comme ça ? demanda Mary Fortune à Mrs Bloxby, au stand de pâtisseries maison.

– Mrs Raisin est une excellente vendeuse, et elle met ses talents au service du village. »

Malgré tous les efforts d’Agatha, la journée s’étirait. Chaque fois qu’elle parvenait à créer un attroupement autour du stand de tombola, une nouvelle diversion surgissait, par exemple un numéro de danse folklorique, et tout le monde se dispersait à nouveau.

Ce n’est qu’en fin d’après-midi que Roy fit son apparition à ses côtés.

« Il vaudrait mieux que tu viennes. Les ouvriers sont là, il faut qu’ils installent une porte cadenassée sur le chemin qui mène au jardin de derrière. Tu vois, j’ai pensé à tout. Et la clôture est en deux parties. Le jour J, ils enlèveront la partie supérieure.

– Oh, écoute, Roy, je te donne les clés. Vas-y, toi, et occupe-toi de tout. Je ne peux pas partir d’ici tant que je n’ai pas refourgué toute cette camelote.

– Non, il faut que tu sois là en personne.

– Tiens… » Elle lui glissa un billet de vingt livres. « Achète tous les tickets et sors-moi de là. »

Elle s’empressa de remettre discrètement les tickets correspondant au vin et au whisky dans la boîte.

« Merde, il faut que j’ouvre tout, maintenant ! ronchonna Roy, décachetant les tickets les uns après les autres. Franchement, Aggie, des coquetiers en plastique, un cache-théière et un foulard magenta et jaune soufre ! »

Finalement, sous le regard amusé des spectateurs, Roy débarrassa la table de l’ensemble des lots pour les empiler, la mine sombre, dans la boîte qui avait contenu les tickets. Après quoi Agatha donna la recette de la tombola à Mrs Bloxby, qui, fort surprise, déclara : « Quelle rapidité ! Et tout est parti ! Ça fait des années que beaucoup de ces bricoles réapparaissent à toutes les tombolas. »

« Avant qu’on y aille, Aggie, lui dit Roy en la reconduisant au stand désormais vide, tu signes ici, sinon les ouvriers et la clôture repartent illico à Londres. »

Il étala sur la table le contrat par lequel Agatha s’engageait à travailler pour Pedmans pendant six mois, à compter du 1er octobre suivant.

Elle hésita. Elle pouvait très bien dédommager Roy du temps et de la peine qu’il avait pris, puis renvoyer les ouvriers. Mais à cet instant, elle entendit le rire de James derrière elle. Elle se retourna. Il bavardait avec Mary, à qui il avait déjà acheté deux gâteaux. Mary portait une chemise à carreaux verts et blancs assortie d’un pantalon vert foncé. Sa chevelure éclatante brillait au soleil.

Agatha se retourna, puis gribouilla sa signature au bas du contrat, dont Roy s’empara avant de le fourrer dans sa poche. « Va donc rendre cette camelote à Mrs Bloxby, lui dit-elle. J’imagine que tu ne veux rien de tout ça, à part l’alcool.

– Oh, que si ! Ça peut me resservir pour les cadeaux de Noël. J’ai quelques subalternes maintenant.

– Tu n’as vraiment aucune conscience. Quand tu travaillais pour moi, qu’est-ce que tu aurais dit si je t’avais donné un ensemble de coquetiers en plastique pour Noël ?

– Les temps sont durs, répondit Roy en serrant contre lui la boîte remplie de bricoles. Allons-y ! »

« Tiens, le jeune ami d’Agatha est revenu, dit James à Mary, en se tournant pour les regarder s’éloigner.

– Décidément, rien ne l’arrête, notre Agatha !

– Qu’est-ce que tu entends par là ? demanda James, les traits crispés.

– Oh, voyons, James ! Sois réaliste ! Je crois qu’elle a une petite aventure avec ce type.

– N’importe quoi. Écoute, je te laisse, il faut que j’y aille. »

Sur ces mots, il s’éloigna à grands pas, mais fut arrêté au passage par le pasteur, qui lui expliqua qu’il avait trouvé un journal, au presbytère, tenu par un habitant du village pendant les guerres napoléoniennes. Agatha provisoirement sortie de son esprit, James se rendit au presbytère, au comble de l’excitation. Une fois sur place, lorsqu’il examina le journal, son enthousiasme retomba pour laisser place à la déception. La guerre faisait peut-être rage dans toute l’Europe à cette époque, mais tout ce qui avait intéressé ce paroissien, c’était le prix des biens courants, depuis le blé jusqu’au navet. Le texte, d’un ennui assommant, était dépourvu d’intérêt historique, puisque de nombreuses études avaient déjà été menées sur les prix en Angleterre à cette période. James remercia tout de même le pasteur et lui dit qu’il emmenait le document chez lui pour l’étudier plus en détail.

Au moment où il pénétrait dans le petit jardin devant sa maison, il vit un fourgon partir de chez Agatha, avec à son bord des ouvriers et ce jeune Roy Silver. Pour la première fois, il se demanda si sa voisine avait été assez stupide pour repiquer ses semis. Il courut à l’étage, ouvrit la fenêtre de sa chambre, puis se pencha dehors.

Il cligna des yeux, interloqué. Une immense clôture en cèdre avait été érigée tout autour du jardin d’Agatha. Qu’est-ce qu’elle fabriquait ? Cette clôture était si haute qu’elle empêcherait certainement toute lumière d’entrer. Vaincu par la curiosité, il alla sonner chez elle.

Agatha se troubla en le voyant.

« Cette nouvelle clôture que vous avez, fit-il remarquer, elle va empêcher le soleil de passer. Qu’est-ce que vous fabriquez ?

– C’est une surprise. Vous le verrez le jour des portes ouvertes, en août. Un café ?

– Oui, merci. » Il la suivit dans la cuisine. Le store de la fenêtre était fermé, si bien qu’il ne voyait pas le jardin. « Est-ce que vous avez repiqué vos semis ? demanda-t-il.

– Non, je le ferai demain, répondit-elle d’un ton bourru.

– La clôture que vous avez à l’arrière est vraiment immense. Vous êtes sûre que la lumière du soleil parviendra jusqu’à vos plantes ?

– Oh ! oui. Et puis ça suffit de parler jardinage. Je suis lasse de ce sujet.

– Est-ce que c’est pour ça que vous avez quitté le pub sans dire au revoir ? »

Elle était sur le point de répondre avec agacement qu’elle ne pensait pas que son départ serait remarqué, surtout pas par lui, mais une sagesse nouvelle la poussa à dire : « Je me suis souvenue que j’avais oublié de donner à manger à mes chats. Au fait, je m’absenterai quelque temps du village à l’automne.

– Pourquoi ?

– Je me suis laissé persuader par Pedmans, l’entreprise à laquelle j’ai cédé ma société, de retourner chez eux pour une période de six mois. Ça ne me fera pas de mal de gagner un peu d’argent. »

James eut l’air surpris.

« Je croyais que vous aviez tourné le dos à cette vie. Je sais ce que c’est ! ajouta-t-il après un silence, une étincelle dans les yeux. Il n’y a pas de meurtre sanglant pour vous occuper en ce moment.

– J’ai l’habitude d’être active, et il n’y a pas grand-chose pour moi ici. »

Dans les petits yeux d’Agatha affleura une lueur un rien mélancolique et désorientée, qui poussa James à dire :

« Le dîner de l’autre soir était plutôt catastrophique. Si nous renouvelions l’expérience ? Il y a un nouveau restaurant à deux pas de la route d’Evesham, juste en dehors de la ville. On pourrait l’essayer ? »

L’ancienne Agatha se serait enthousiasmée. La nouvelle se contenta de répondre calmement : « Ce serait agréable. Quand ça ?

– Pourquoi pas ce soir ?

– Parfait.

– Bien. Je viendrai vous chercher à sept heures. Il faut que je file, maintenant. J’ai promis à Mary de passer la voir. »

Le fait qu’il aille retrouver Mary ne parvint pas à troubler l’humeur d’Agatha, qui resta au beau fixe toute la journée. Le soir venu, elle était au comble de l’excitation. Lorsque le téléphone sonna, à sept heures moins dix, elle lui lança un regard irrité, puis décida de ne pas répondre. Rien ne l’empêcherait de sortir de ce cottage à sept heures en compagnie de James. Au bout d’un long moment, le téléphone se tut. Sept heures sonnèrent tandis qu’elle s’agitait nerveusement, assise avec son sac à main sur les genoux.

On sonna alors à sa porte, et, avec un petit soupir de soulagement, elle alla ouvrir. C’était James Lacey. Il avait le visage blême et les yeux brillants de fièvre.

« Je suis désolé, Agatha. Je vais devoir annuler notre dîner. Je suis très malade. Je suis allé voir le médecin ; j’ai fait une intoxication alimentaire, apparemment.

– Peut-être que si vous mangiez quelque chose, ça irait mieux ? demanda-t-elle, comme si elle pouvait le faire guérir par la seule force de sa volonté.

– Non, non. Tout ce que je veux, c’est aller me coucher. Je suis vraiment mal foutu. Une autre fois. »

Sur ce, il partit.

Elle se retira dans son cottage et s’assit dans son salon ; elle se sentait vide, désorientée. Elle avait lié amitié avec Mary, mais à présent, elle la haïssait presque. Mary avait reçu James tout à l’heure. Elle lui avait sans doute donné quelque chose en douce. Le bon sens avait beau dire à Agatha que c’était ridicule, elle était en proie à un tel tumulte d’émotions qu’elle ne voulait plus jamais avoir affaire à Mary Fortune.