Il fut accueilli par l’épouse du pasteur.
Debout dans la pénombre du hall, Bill répondit : « En fait, je viens voir votre mari.
Bill ressortit du presbytère et traversa le cimetière pour gagner l’église. Tout là-haut, d’énormes nuages blancs se déplaçaient lentement dans le vaste ciel. Lors des beaux étés, on aurait dit que le ciel des Cotswolds se dilatait, donnant l’impression d’horizons infinis. De vieilles pierres tombales s’inclinaient sur l’herbe courte et lisse, les noms des disparus depuis longtemps effacés.
Comme s’il avait pris conscience d’une présence derrière lui, Mr Bloxby se leva et se retourna.
Son visage d’érudit était empreint de douceur et de gentillesse.
« Je suppose que vous voulez m’interroger au sujet du meurtre, dit le pasteur.
– J’ai appris que Mrs Fortune avait voulu se confesser auprès de vous. »
« C’est vrai, répondit-il simplement.
– Oh ! oui. Comment dit-on de nos jours ? Elle m’a dragué.
– Et qu’avez-vous fait ? demanda Bill, fasciné.
« Ses explications sont devenues un rien incohérentes, mais j’ai cru comprendre que j’étais censé avoir une discussion avec James Lacey pour lui suggérer de l’épouser. Peut-être que les années qu’elle avait passées aux États-Unis lui avaient donné une image plutôt naïve et désuète de la vie de village anglaise. Quant à savoir si Mr Lacey voulait l’épouser ou non, je lui ai répondu que c’était entièrement à lui d’en décider.
– Oui, je crois qu’elle le pouvait.
– Donc, à part vous faire des avances, puis essayer de vous persuader de faire du chantage affectif à James Lacey pour le convaincre de l’épouser, elle n’avait pas réellement de confession à vous faire ? Pas de sombres secrets à vous révéler ?
« Mrs Raisin va sans aucun doute chercher à découvrir qui est le coupable.
Le pasteur se leva à son tour.
Cette proposition fut faite avec une politesse tellement empreinte de réticence que Bill refusa.
Quand elle finit par se rendre au Red Lion, elle commençait à trouver qu’après tout, ce n’était pas plus mal qu’elle soit forcée de retourner à Londres. Elle n’exultait plus à la perspective de voir James. Plus elle en savait sur Mary, plus James baissait dans son estime, car il avait choisi d’avoir une aventure avec elle. Dans la tranquillité du soir d’été, le village lui apparaissait étrange, presque menaçant. Elle éprouvait de nouveau cette sensation bien connue de regarder la vie en spectatrice. Et puis, que savait-elle vraiment des pensées et de la vie intimes des villageois ? Si l’assassin s’avérait être quelqu’un qu’ils connaissaient et respectaient, ne se ligueraient-ils pas tous pour le protéger ?
« Alors, comment est-ce que ça s’est passé avec Beth ? demanda-t-elle.
– Et le petit ami, où est-il passé ?
– Il est parti quelques jours voir des amis à Oxford.
Revenant à ses vieilles habitudes culinaires, elle fit réchauffer un curry de poulet surgelé au micro-ondes, l’arrosa d’un verre de bière, puis fuma deux cigarettes accompagnées d’une tasse de café serré en guise de dessert. Elle se représentait très bien James et Beth, douillettement installés dans un pub ou un restaurant quelconque, discutant de l’histoire du début du XIXe siècle, faisant plus ample connaissance. La jeune femme était barbante au possible, mais puisque James s’était fait embobiner par la mère, comment savoir s’il ne se laisserait pas séduire par la fille ?
Mais son visiteur n’était autre que John Derry, le petit ami de Beth.
« Oh, entrez ! dit-elle en reculant d’un pas. Que puis-je faire pour vous ? »
« Je croyais que vous vous étiez absenté pour quelques jours, reprit Agatha.
– Visiblement, votre ami Lacey a cru la même chose.
– Qu’est-ce que vous voulez dire ?
– J’ai rencontré une vieille qui sent mauvais chez Harvey, là où ils font la poste, et elle a dit quelque chose comme quoi nous autres, qui ne sommes pas du village, on n’avait aucune moralité, et que Lacey, après avoir baisé la mère, allait s’envoyer la fille.
– C’est à ça que ça revenait, en tout cas. Ce qui veut dire ?
– Beth et James ont un intérêt commun pour l’histoire.
– Allez vous faire foutre, espèce de con ! » rétorqua Agatha avec lassitude.
Le jeune homme la regarda avec stupéfaction.
« Vous avez entendu ! reprit-elle, hargneuse. En y réfléchissant bien, c’est sans doute vous qui avez tué Mary Fortune. » Elle se leva. Il l’imita et la domina de toute sa taille d’un air menaçant.
– Dites-lui vous-même. Et maintenant, dehors ! »
La sonnette retentit. Elle se dirigea vers la porte, mais il lui bloqua le passage.
« J’en ai pas fini avec vous. »
« Des ennuis, Agatha ? demanda-t-il.
– Oui, répondit-elle. Mr Derry vient de me menacer.
– Ah bon ? Eh bien, Mr Derry, venez avec moi, qu’on ait une petite discussion. Allez. »
John passa en bousculant Agatha. « Je vous revaudrai ça, espèce de vieille bique. »
Après leur départ, elle s’assit, prise d’une faiblesse. Puis elle commença à s’inquiéter à propos de son alarme anti-cambriolage : le système s’était déglingué pendant son absence, et elle n’avait toujours pas téléphoné à l’entreprise de sécurité. Il faut dire que ce système reposait en partie sur l’allumage de toutes les lumières extérieures de son cottage dès qu’on s’en approchait, or elle ne voulait pas que son jardin s’illumine quand Roy et ses hommes apporteraient les plantes. Mais dès que ce serait fait, elle ferait réparer son alarme.
– Vous vous faites des idées, répondit-elle sèchement. Entrez. »
Elle éteignit la télévision avant de se tourner vers lui.
« Alors, qu’avait-il à dire pour sa défense ?
– Derry ? Il pense que vous êtes une vieille chouette qui se mêle de ce qui ne la regarde pas, et que Lacey est résolu à lui piquer sa petite amie, ou à prouver que c’est elle qui a assassiné sa mère.
– De quoi ? Oui, il dit qu’il vous a menacée. Mais je crois que c’est juste un jeune écervelé.
– Nous ne restons pas assis à nous tourner les pouces, Agatha.
– Alors que savez-vous de plus que moi ?
– Que le corps a été restitué pour les obsèques.
– Et le mari ? Il fait le déplacement ?
– Non, il ne veut pas en entendre parler. Miss Fortune va lui rendre visite aux États-Unis aux vacances de Noël. Ah, on sonne à votre porte. C’est certainement Lacey qui rentre de son déjeuner. Je vais ouvrir, au cas où Derry serait assez stupide pour être revenu. »
Il revint bientôt, suivi de James.
– Qu’est-ce qui lui a pris de faire ça ?
– Il pense que vous en avez après l’argent de Beth, entre autres.
– Je ne comprends pas ce qu’elle trouve à ce mufle.
– Moi, si. Qui se ressemble s’assemble, rétorqua Agatha, en évitant le regard acéré de Bill.
– C’est une jeune femme extrêmement intelligente, répondit James avec raideur.
– Nous explorons en ce moment le versant américain de l’affaire, dit Bill en se levant. Je vous laisse en discuter tous les deux avec la mise en garde habituelle : ne vous en mêlez pas, n’allez pas vous balader dans le village en faisant savoir aux gens que vous les soupçonnez. »
« Attendez, je vais chercher mes cigarettes. Vous ne voyez pas d’objection à ce que je fume, si ?
– Je ne vois d’objection à ce que ni vous, ni personne fume. Je suis moi-même un ancien fumeur.
– Vous avez l’intention de tous nous surprendre aux portes ouvertes ! Pourtant, vous n’avez pas l’air de passer beaucoup de temps dans votre jardin.
– J’y suis restée toute la matinée à travailler », mentit-elle.
« Je ne comprends pas pourquoi vous ne convertissez pas une de vos chambres en bureau, dit-elle.
« Si nous étions des détectives de roman, remarqua-t-elle, lugubre, je fixerais l’écran avec intensité et je déclarerais d’un ton mystérieux : “Il y a quelque chose qui ne colle pas dans ce qu’a dit Untel ou Unetelle.” Mais tout ce que je vois, là, c’est un tas de blabla sans intérêt.
– En avez-vous appris davantage en déjeunant avec Beth ?
– Je pense qu’il la vénère et qu’elle en a besoin. Ça lui donne de la stabilité.
– C’est des conneries ! Vous avez lu ça dans des magazines !
– Ne soyez pas grossière, Agatha.
– Je l’ai demandé à Beth. Nous sommes les seuls à avoir bénéficié d’une telle faveur.
– Elle était très jalouse de vous.
– Pourquoi ? À cause de vous, de moi, de notre amitié ?
– Un peu, mais surtout à cause de votre popularité dans le village.
– Vous êtes très populaire, Agatha.
« Il faut que j’aille passer un coup de téléphone, annonça-t-elle.
– Faites-le. Je passe juste un coup de fil et je reviens.
– Utilisez le téléphone qui est là, si c’est urgent.
– J’irai dans la cuisine et je fermerai la porte derrière moi. Je ne pourrai rien entendre. »
Arrivée chez elle, elle appela Roy Silver.
« Aggie ! s’écria-t-il. Tout est prêt pour les plantations ?
« Des fleurs ravissantes, continua Roy, la voix cajoleuse.
– Tant qu’à travailler pour Pedmans, autant en retirer quelque chose, j’imagine, dit-elle d’un ton boudeur.
– À ton service ! » rétorqua-t-elle, sarcastique, avant de raccrocher.
Elle regagna le cottage de James.
« Tout va bien ? demanda-t-il.
Elle comptait empêcher Roy de venir. Cela faisait des jours qu’elle en avait l’intention. Mais plus les gens lui disaient qu’ils avaient hâte de découvrir son « jardin secret », plus elle trouvait qu’il fallait bien qu’elle ait quelque chose à leur montrer. Si elle expliquait qu’il y avait eu une catastrophe et que tout était mort, alors qu’elle avait hermétiquement clôturé le terrain, nul doute qu’un fouineur se mettrait en tête que son jardin avait été saccagé comme les autres, le dirait à la police, et alors la police répondrait que, quand elle l’avait inspecté, le jardin était aussi vide que le placard de grand-mère Hubbard, comme disait la comptine.
« Allez ! dit-il à Agatha. Tu ne peux pas rester cachée au fond de ton lit ! Regarde ! »
« C’est magnifique ! s’écria-t-elle, impressionnée.
– Maintenant, on peut aller dormir un peu. À quelle heure les gens vont-ils commencer à arriver ?
Au début, les gens arrivèrent seuls ou par deux, puis, bientôt, le jardin d’Agatha fut rempli de visiteurs poussant des exclamations d’admiration. Assis à une table près du portail latéral, Roy encaissait les droits d’entrée.
Il entendait Agatha décrire les plantes avec toute l’autorité d’un véritable jardinier. « Oui, ceci est un beau spécimen de Fremontodendron californicum, et ça, c’est un Wattakaka sinensis. Un parfum merveilleux. »
C’est alors que la voix déconcertée de Bernard Spott, qu’on avait présenté à Roy, s’éleva. « Mais tout ça est faux, s’écria-t-il sur un ton plaintif. Mrs Raisin, ceci n’est pas un Fremontodendron californicum. C’est un Phygelius capensis ! »
Agatha partit d’un rire gai et se tourna vers un autre visiteur, mais il poursuivit. « Et vous avez dit, Agatha, que cette plante-là était un Hydrangea paniculata grandiflora. Mais d’abord, ça ne ressemble pas du tout à un Hydrangea. C’est, en réalité, un Robinia pseudoacacia, qu’on appelle aussi “frisia”. Et ça…
– Vous ne savez pas de quoi vous parlez, rétorqua-t-elle avec brusquerie.
– Il a raison », fit la voix d’une femme qui était de passage au village, une femme au visage dur, coiffée d’un chapeau de paille et vêtue d’une robe en tissu imprimé. « Je dirais que toutes les étiquettes de ces fleurs et de ces plantes sont fausses. » Son regard impitoyable se riva sur Agatha. « Je vous écoute depuis tout à l’heure. Vous ignorez absolument tout des plantes de votre jardin. Pour ma part, je suis persuadée que vous les avez achetées telles quelles à une pépinière quelconque, et que cette pépinière s’est trompée dans les étiquettes. »
« Est-ce que quelqu’un veut du thé ? » demanda-t-elle, au désespoir.
« Ferme le portail ! ordonna Agatha à Roy. Quel désastre !
– Que s’est-il passé ? demanda Mrs Bloxby.
Agatha hocha la tête d’un air misérable.
Bill se pencha en avant pour scruter une plate-bande.
Dans la terre molle apparaissait nettement l’empreinte d’une grosse chaussure.
« Je suis venu avec des hommes pour tout installer, expliqua Roy. C’est sans doute l’un d’eux. »
Bill se tourna vers Mrs Bloxby.
« Ne serait-il pas possible que quelqu’un ait permuté les étiquettes ? »
« Ça alors, qu’est-ce que vous êtes malin d’y avoir pensé ! C’est exactement le problème.
– Vous êtes sûre ? » demanda Agatha.
Le bruit de la sonnette leur parvint de l’intérieur du cottage.
– Certainement entre, disons, cinq et neuf heures du matin.
– En plein jour. Il y a peut-être eu des témoins. »
En voyant Roy revenir en compagnie de James Lacey, Agatha poussa un gémissement.
« Vous vous êtes splendidement débrouillée, Agatha, déclara James.
– Autant que vous sachiez la vérité », répondit-elle, d’un air de détresse absolue.
Heureuse d’échapper à l’hilarité de son voisin, Agatha rentra avec l’épouse du pasteur.
– J’ai vu quelques personnes, oui. Laissez-moi réfléchir. Je me suis levé très tôt. Mrs Mason vient d’acheter un chien. Elle est passée dans la ruelle et m’a crié un bonjour. J’étais en train de mettre un peu d’ordre dans le jardin devant chez moi. Puis il y a eu Mrs Bloxby.
– Que faisait-elle donc dans Lilac Lane ? Cette ruelle ne mène nulle part.
– Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit ? demanda sévèrement Bill.
Agatha et Mrs Bloxby revinrent dans le jardin avec tout ce qu’il fallait pour le thé.
« Agatha, dit James en se tournant brusquement vers elle, vous vous souvenez de ce couple, dans la rue, le soir où nous avons trouvé le corps de Mary ?
– Oui, je m’en souviens, maintenant. J’avais complètement oublié.
– Et maintenant, James me dit qu’il a entendu un couple au bout de la ruelle, tôt ce matin.
– Vous êtes sortie tôt, Mrs Bloxby, dit Bill. Avez-vous vu quelqu’un ?
« Je pense que je vais leur faire une petite visite, annonça Bill.
– Où étaient Beth et John, exactement, le soir du meurtre ? demanda Agatha.
– Chez Beth, à l’université. Ils travaillaient.
– Non, mais en général, seuls les coupables s’arrangent pour avoir des alibis en béton.
– Quand vous les aurez vus, revenez nous mettre au courant de ce qu’ils vous auront dit », insista Agatha.
– Je ne comprends pas, dit Mrs Bloxby. Comment cela se fait-il ? »
« Vous devez être très bonne dans votre métier », commenta Mrs Bloxby. Elle essaya de donner subrepticement un morceau de muffin à Hodge, l’un des deux chats de la maison. Agatha avait acheté un produit nouveau sur le marché, dont l’emballage promettait « de véritables muffins américains à la myrtille à préparer dans votre micro-ondes ». On aurait dit du carton mouillé. Hodge lui prit le morceau des mains, avant de le recracher dans l’herbe. Quant à James, il émietta son propre muffin dans l’espoir qu’Agatha croirait qu’il en avait mangé une partie.
– Je ne supporterais pas les regards et les murmures, répondit-elle en faisant non de la tête.
– C’est John le coupable, répondit Bill en s’asseyant. Et il ne manifeste pas le moindre remords.
– Quoi ! s’écria Agatha d’une voix suraiguë. Vous l’avez inculpé ?
– Puis il a entendu votre voix qui répondait : “Pas avant dix heures. Mais comment vais-je pouvoir leur dire le nom des fleurs ? Je ne veux pas qu’on découvre que j’ai triché.” Et ensuite la voix de Roy : “Il y a des étiquettes sur toutes les plantes, joliment décolorées par les intempéries, mais lisibles.Tu n’as qu’à te pencher pour lire.” Alors il s’est dit qu’il allait vous faire payer pour vous être “mêlée de sa vie”, selon ses termes, en permutant les étiquettes. Il s’est avancé sur le chemin, s’est assis près de la haie, puis il a attendu que le silence se fasse dans votre cottage. Et alors il a pénétré dans le jardin et a changé toutes les étiquettes de place. Je n’arrive toujours pas à croire qu’il soit coupable d’autre chose. Pour moi, John Derry est un exemple typique d’une certaine catégorie d’étudiants, rustres et un peu renfrognés, de l’université d’Oxford.
– Foutu John Derry ! marmonna Agatha. J’aurais l’air ridicule si l’affaire allait au tribunal.
– J’ai pensé qu’il valait mieux vous mettre au courant.
– Comment se sont passées les obsèques ? demanda James. Vous y êtes allé, non ?