9

Agatha se souvint de la mise en garde de Bill Wong quand, le lendemain, alors qu’elle se maquillait dans sa chambre, elle entendit sa porte d’entrée s’ouvrir puis quelqu’un pénétrer dans le hall. Elle cherchait avec affolement ce qui pourrait faire office d’arme sur sa coiffeuse, ne voyant que sa paire de ciseaux à ongles, lorsque la voix de James monta jusqu’à elle : « Vous êtes là, Agatha ?

– J’arrive ! » hurla-t-elle, puis elle se mit du rouge à lèvres Rose Tendre sur le menton, poussa un épouvantable juron, l’essuya, avant de l’appliquer correctement.

Elle courut en bas de l’escalier.

« Qu’est-ce qu’il y a ?

– Je me demandais si ça vous dirait de faire une petite excursion à Oxford. Je me suis souvenu d’un ami à moi qui est professeur, et je lui ai téléphoné. Je ne sais plus à quel college il appartient, mais il nous a recommandés auprès d’un prof de Saint Crispin’s. Je l’ai appelé pour l’inviter à déjeuner. Ça nous permettra d’en apprendre davantage sur John Derry.

– Et sur Beth ! ajouta Agatha avec empressement. Attendez une minute, il vaut mieux que je me change. »

James porta un regard appréciatif sur son chemisier à fleurs et sa jupe unie.

« Ça ira. Pas besoin de bien s’habiller pour déjeuner au Brown’s, or c’est là que nous allons. Je vais conduire. »

Sur quoi ils se mirent en chemin, Agatha toute joyeuse. Elle essaya de se persuader qu’elle était heureuse parce qu’il faisait beau, parce qu’elle sortait du village et qu’elle avançait dans l’enquête. Elle se refusait à admettre que la compagnie de James exerçait de nouveau sa magie sur elle.

Ils s’engagèrent sur la route traversant Chipping Norton et Woodstock.

« Vous pensez qu’il sortira quelque chose de ce déjeuner ? demanda-t-elle.

– Peut-être. Je ne pense pas que Beth ou John Derry soient mêlés à l’assassinat, mais il ne faut négliger aucune possibilité.

– Je me demande de quoi il aura l’air, ce prof de fac. Comment est-ce qu’il s’appelle ?

– Timothy Barnstaple. »

Il sera peut-être bel homme, se dit Agatha.

James se gara dans le parking souterrain de Gloucester Green, puis ils remontèrent St Giles jusqu’au restaurant Brown’s, sur Woodstock Road.

« C’est idiot, fit James, j’ai oublié de lui demander à quoi il ressemblait.

– Vous avez réservé une table ?

– Non. Nous avons rendez-vous maintenant, à midi, donc il n’y aura pas trop de monde, d’autant que l’université est en vacances. »

Ils entrèrent dans le restaurant et parcoururent la salle du regard. Tandis qu’ils avançaient, un homme maigre, plus très jeune, se leva, soutenu par une canne. Il portait une veste et un pantalon noirs. Ses cheveux bruns et gominés étaient coiffés vers l’arrière, dégageant un visage ridé et fatigué. Un gardien d’hôtel, pensa Agatha, et elle tourna les yeux dans une autre direction.

Mais l’homme appela : « Mr Lacey ? »

C’était donc lui, Timothy Barnstaple.

« J’ai pris la liberté de commander à boire en vous attendant », annonça-t-il. Il avait une voix magnifique. Dans cette époque où l’on voue un culte à l’accent vulgaire, c’était un plaisir d’entendre de si belles modulations et une élocution aussi soignée.

« Je ne me doutais pas que vous viendriez avec Mrs Lacey, dit le professeur en lorgnant Agatha, mais j’en suis ravi.

– Mrs Raisin est ma voisine et amie, expliqua James.

– Et Mr Raisin, où est-il ?

– Je ne sais pas, répondit Agatha avec franchise. Je l’ai quitté il y a des années. Je suppose qu’il est mort.

– Asseyez-vous à côté de moi, Mrs Raisin. Mais pourquoi tant de cérémonies ? Quel est votre petit nom ?

– Agatha.

– Un bon vieux prénom, Agatha ! Quand on pense aux prénoms qu’on donne aux filles, de nos jours, que c’est triste ! J’ai une étudiante qui s’appelle Tootsie. C’est son vrai prénom. Son nom de baptême. Une jeune fille extrêmement érudite. Mais quelles sont ses chances de réussir dans la vie ? Elle s’appelle Tootsie McWhirter, et elle est thatchériste. Est-ce que ses parents n’auraient pas pu écrire, par exemple, “la très honorable Tootsie McWhirter”, et s’apercevoir que ça ne collait pas ? Mais nous digressons. Je suis affamé. Je vais juste commander un autre verre pendant que nous examinons la carte. »

Le prof se fit donc servir un deuxième double whisky à l’eau, puis se pencha sur le menu. Lorsqu’ils eurent fait leur choix et que Timothy Barnstaple eut commandé une bouteille de bordeaux – « Commençons par une bouteille, ensuite nous verrons » –, il appuya ses coudes sur la table, son genou contre celui d’Agatha, puis demanda : « En quoi puis-je vous aider ? »

James lui raconta brièvement comment on avait retrouvé Mary Fortune assassinée.

« Ah ! fit l’autre. J’ai lu ça, oui.

– Eh bien, pour l’instant, poursuivit James, nous avançons à tâtons, en essayant de collecter des informations sur la personnalité de tous les proches de la victime. Que pensez-vous de John Derry ?

– Depuis quelque temps, l’université a instauré des discriminations contre les écoles privées. Vous savez : Eton, Marlborough, Westminster… Pour aider les étudiants des milieux défavorisés et tout le tralala. En finir avec l’élitisme. La triste vérité, c’est que nous nous retrouvons avec tout un tas de John Derry, buveurs de bière et forts en gueule. Ils sont paumés à la fac : c’étaient peut-être des bosseurs, des élèves plutôt appliqués dans leurs lycées polyvalents, mais ils n’ont pas les capacités pour faire des études supérieures. John Derry, c’est le genre de gars qui, quand il a son diplôme de justesse, si encore il l’obtient, tient le capitalisme pour responsable de ses mauvais résultats. Qui, ensuite, n’arrive pas à trouver du travail et refuse de croire que se présenter à un entretien d’embauche avec un jean déchiré et des manières de malappris soit la cause de son échec. Il a mis le grappin sur Beth dès la première année. Elle, par contre, c’est une jeune femme extrêmement intelligente.

– Alors pourquoi s’acoquiner avec John Derry ? demanda Agatha.

– Plus une fille est brillante, plus elle est sexuellement naïve. En entrant à la fac, elle s’imagine que le fait de se mettre avec un homme est un signe de féminisme, d’affranchissement, et sans s’en rendre compte elle va petit à petit financer toutes ses dépenses, laver ses chaussettes et préparer ses repas : elle devient encore plus dépendante que sa propre mère ne l’était. Tout ça, c’est une histoire de sexe. »

Il pressa encore plus son genou contre celui d’Agatha. La table était petite. En éloignant ses jambes, elle les appuya contre celles de James, s’excusa, les reporta de l’autre côté, où le genou insistant de Timothy Barnstable se tenait prêt à accueillir leur retour.

Leurs plats, de la bonne vieille cuisine anglaise, furent servis.

« Est-ce que vous croyez que l’un ou l’autre aurait pu commettre un meurtre ? » demanda Agatha.

Il leva une main ornée d’ongles sales pour demander le silence, puis s’attaqua à son assiette. Il mangea très vite, en arrosant son repas de grosses goulées de vin. « Une autre bouteille, peut-être ? » demanda-t-il, brisant enfin le silence.

James commanda une autre bouteille, mais commença par en verser un verre à Agatha et à lui-même avant de servir le professeur. « Maintenant, dit-il, puisque vous n’allez pas boire du bordeaux avec un dessert, j’en suis sûr, nous pouvons peut-être discuter. »

Erreur : Timothy Barnstaple, apparut-il, était capable d’arroser de bordeaux une tarte aux pommes accompagnée de crème glacée et de crème fouettée.

Agatha patienta en silence, puis déclara avec brusquerie : « Bon, on n’est pas là pour enfiler des perles ! Si nous vous avons invité à déjeuner, c’est pour obtenir quelques informations. »

Timothy Barnstaple contempla avec un sourire rêveur sa mine hargneuse. « Chère madame, roucoula-t-il. Quelle énergie ! Je ne suis que molle gelée entre les mains d’une femme aussi vigoureuse. » Il s’empara de la main d’Agatha et la baisa. Elle la retira brutalement.

« Allez ! fit-elle. Parlez-nous encore de John Derry. »

Il vida son verre de bordeaux, puis fit signe à la serveuse. « Un brandy avec le café, peut-être… », commença-t-il, mais Agatha renvoya la serveuse d’un geste de la main. « Nous vous appellerons quand nous aurons besoin de vous. Pas de brandy, Timothy, tant que vous n’aurez pas parlé. Dites-nous en plus sur John Derry. Est-ce qu’il a été mêlé à des incidents ? Beth et lui vont entamer leur dernière année à la rentrée, non ? »

Le professeur poussa un soupir, se cala sur sa chaise et alluma une cigarette.

« Il y a bien eu un incident quand John était en première année. Il a tabassé un autre étudiant dans une querelle d’ivrognes. Il n’y a pas eu de suites judiciaires. Il a été sanctionné par l’université.

– Qu’est-ce qui a provoqué la rixe ?

– Il a déclaré que l’autre étudiant avait fait du gringue à Beth. D’après certains témoins, elle avait encouragé ces avances, elle était ravie de la bagarre qui avait suivi, et avait même incité John à redoubler d’efforts. Mais je trouve ça difficile à croire. C’est une fille tellement gentille. Elle aura son diplôme avec une bonne mention. »

Il se mit à parler de la vie universitaire en général. Agatha essaya à maintes reprises de réorienter la conversation vers la personnalité de Beth et de John, mais sans grand succès. À contrecœur, James commanda un brandy pour Timothy Barnstaple – « Un double, mon petit », lança le prof à la serveuse – et déclara : « La seule chose que nous ayons retirée de cette conversation, c’est que Beth a incité John à se battre.

– Beth Fortune n’est pas Lady Macbeth ! » s’exclama Timothy. Il accompagna sa protestation d’un ample mouvement de la main, faisant tomber de la cendre de cigarette dans le café d’Agatha. Son regard imbibé fixé sur James, il hocha la tête vers elle : « Elle est comment, au lit ? Fougueuse, je parie ?

– Je n’ai pas eu ce plaisir, répondit James avec un soupir.

– Pourquoi ça ? demanda l’autre.

– Est-ce qu’on peut s’en tenir au sujet qui nous occupe ? » La voix d’Agatha commençait à se tendre vilainement. « Le soir du meurtre, John et Beth affirment qu’ils se trouvaient chez cette dernière. Mais selon la police, ils n’ont pas de témoin pour leur fournir un alibi.

– Si, ils ont un témoin », répondit Timothy Barnstaple, énigmatique, avant d’écraser sa cigarette dans les restes de son dessert.

Agatha et James se penchèrent en avant.

« Qui ça ?

– Moi ! s’exclama-t-il d’un air triomphal. J’ai failli dire “votre serviteur”, mais je me suis dit que ça faisait toujours un peu pédant et…

– Qu’est-ce que vous racontez ? hurla Agatha. Qu’est-ce que vous avez vu ?

– Je traversais la cour du college, sous la chambre de Beth, le soir de l’assassinat, quand, en levant les yeux, j’ai nettement distingué John Derry et Beth Fortune debout à la fenêtre, en pleine discussion.

– À quelle heure ?

– Vers huit heures et demie.

– Est-ce que vous l’avez dit à la police ?

– Elle ne me l’a pas demandé.

– Mais vous deviez savoir qu’elle était à la recherche de témoins ! s’impatienta Agatha.

– Je n’ai vu aucune raison pour aller apporter mon témoignage, chère madame. Une femme telle que Beth Fortune ne tue pas sa propre mère, a fortiori d’une manière aussi horrible ! Pas plus, d’ailleurs, que ne le ferait John Derry. La façon dont le meurtre a été commis indique l’existence d’une haine profonde chez l’assassin. C’est un meurtre typiquement campagnard.

– Qu’est-ce que vous entendez par là, un meurtre typiquement campagnard ?

– Nous autres, citadins, ne sommes pas adeptes d’assassinats aussi pittoresques. Il y a encore beaucoup de consanguinité dans ces vieux villages des Cotswolds, sans parler de la sorcellerie et de ce genre de choses. Croyez-moi, c’est un meurtre campagnard. »

Lorsque Timothy Barnstaple laissa errer son regard à la recherche de la serveuse, James, devinant à juste titre qu’il avait l’intention de commander un autre brandy, le devança en demandant l’addition.

Agatha fut soulagée de s’échapper enfin et de prendre une grande bouffée d’air frais.

« Moi qui croyais qu’on allait rencontrer un vieux monsieur érudit, commenta-t-elle avec amertume. Vous croyez que son histoire, comme quoi il était témoin, c’était sérieux ?

– Oui, je crois qu’il disait la vérité. Pourquoi est-ce qu’il aurait menti ?

– Pour dire qu’il avait mérité sa pitance ? Continuer à se rincer la dalle à vos frais ? À quelle heure le meurtre a-t-il eu lieu, précisément ? Est-ce que nous avons posé la question à Bill Wong ? Nous avons retrouvé le corps à huit heures du soir.

– J’ai posé la question, oui. On estime qu’elle a été tuée environ une heure avant notre arrivée.

– Pourquoi est-ce que je n’ai pas pensé à poser la question à Bill ? se lamenta Agatha.

– Parce que nous n’étions pas vraiment à la recherche des alibis des uns et des autres, mais des mobiles du crime. Bon sang ! Pensez au temps qu’il a fallu pour la tuer, puis pour suspendre le corps. Si ça se trouve, le coupable est parti seulement quelques minutes avant notre arrivée. Et maintenant que j’y réfléchis, si John et Beth ont été vus ici à huit heures et demie, ils ont eu le temps de rentrer à Oxford, donc ils n’ont pas vraiment d’alibi.

– Merci pour le déjeuner, James. Je vais participer.

– Mais non ! Invitez-moi à dîner la semaine prochaine, et nous serons quittes. Est-ce que vous allez donner l’argent que vous a légué Mary ?

– Non, je vais le garder, je pense.

– Alors vous pouvez vous permettre de m’inviter à dîner. Bien, où va-t-on maintenant ?

– À Carsely, j’imagine. Nous aurons peut-être des idées en chemin. »

Mais rien ne leur vint à l’esprit, même s’ils échangèrent différentes théories.

« Mrs Bloxby avait raison, dit Agatha avec un frisson alors qu’ils approchaient du village. Plus on s’éloigne de l’assassinat, plus il apparaît atroce. Je pense que le choc qu’a provoqué toute cette histoire faisait écran à la réalité.

– Regardez, c’est la kermesse des boy-scouts, fit remarquer James, en ralentissant devant un champ situé au-dessus du village. Vous voulez qu’on aille jeter un coup d’œil ? Ils ont tout un tas de stands, et j’achèterais bien un peu de confiture maison. C’était Mary qui me fournissait. Merde ! Pourquoi est-ce qu’il a fallu que je pense à ça !

– On peut toujours jeter un coup d’œil, oui. »

James gara la voiture sur le bas-côté de la route, puis ils marchèrent jusqu’au champ. L’entrée coûtait vingt pence. Comme pour toutes les manifestations qui se déroulaient à Carsely, aurait-on dit. Ils déambulèrent d’un stand à l’autre. Mrs Bloxby, qui collectait de l’argent pour les bonnes œuvres, comme d’habitude, vendait de la confiture maison. Agatha et James lui en achetèrent un pot chacun. Puis James bavarda un moment tandis qu’Agatha, après s’être discrètement éloignée, attendait qu’il ait fini. Elle avait encore honte de sa supercherie.

Autour d’eux, de jeunes boy-scouts bondissaient sur un trampoline, sautaient par-dessus un cheval à bascule. D’autres jouaient dans un orchestre et massacraient allègrement la partition.

Dans un coin du champ se dressait une structure qui ressemblait à un échafaudage, mais s’avéra servir à une démonstration de secours en montagne. Trois scouts hissaient un autre garçon potelé à l’aide de cordes. Le gamin manqua sa prise et se retrouva la tête en bas, se balançant dans le vide.

« Exactement comme Mary Fortune, remarqua Agatha en frémissant. Allons-nous-en. »

Ils commencèrent à s’éloigner. Le vent s’était levé, les nuages étaient lourds et gris. Comme il n’avait pas plu depuis un moment, des tourbillons de poussière montaient de petites parcelles de sol dénudé, ici et là dans l’herbe rabougrie du champ. Un soupçon d’humidité froide flottait dans l’air, annonçant l’approche de la pluie. Agatha frotta ses bras nus et frissonna.

À cet instant, derrière eux, retentit une voix familière : « Plus fort, les gars, plus fort ! Vous ne tirez pas assez fort. Je vais vous montrer. »

Ils se figèrent, se retournèrent.

Bernard Spott avait enlevé sa veste et remontait ses manches sur des bras secs et musclés. Il poussa les boy-scouts sur le côté, s’empara de la corde, puis remonta facilement le garçon qui y était suspendu. « Vous voyez comment on fait ? disait-il. Il faut utiliser la force des avant-bras. Pas tirer brusquement avec tout le corps. Juste avec les avant-bras. »

« Suivez-moi, ordonna James avec insistance. Ne montrez pas trop d’intérêt.

– Pourquoi ? s’étonna Agatha.

– Parce que c’est de cette manière qu’on a pu s’y prendre. »

Sur quoi il la prit par la taille et l’entraîna avec lui vers la sortie.

Juste ciel, pensa Mrs Bloxby, je crois bien qu’Agatha a enfin réussi à séduire James.

« Bernard ? Vous n’êtes pas sérieux ! C’est un vieillard.

– Un vieillard très en forme. Nous nous sommes obstinés à écarter les coupables potentiels parce qu’ils n’étaient pas assez forts. Mais tout ce qu’il y avait à faire, c’était attacher les chevilles de Mary avec de la corde, en laisser une longueur suffisante à l’autre bout, lancer l’extrémité libre de la corde par-dessus le crochet, et hisser le corps. Puis faire un nœud et couper l’extrémité.

– Soit ! Mais pourquoi Bernard ?

– Je ne pense pas que ce soit lui. » James s’arrêta brusquement. « Ça fait si longtemps que nous discutons de cette affaire, que nous y réfléchissons et que nous nous perdons en conjectures, que j’en viens à tirer des conclusions aussi hâtives qu’insensées. »

Ils avaient atteint l’entrée de la kermesse. Agatha jeta un regard en arrière : à l’autre bout du champ, parfaitement immobile, Bernard Spott avait les yeux rivés sur eux.

« J’ai une idée, fit-elle, allons donc l’attendre chez lui. Nous pourrions lui demander s’il connaît quelqu’un dans le village qui sait y faire aussi bien que lui avec des cordes. Ne le regardez pas maintenant, mais il n’arrête pas de nous fixer.

– Nous pouvons toujours essayer, oui. Mais pourquoi ne pas lui poser la question tout de suite ?

– Je ne sais pas. Je veux jeter un coup d’œil à son jardin. Nous pourrions même mettre le doigt sur quelque chose qui a échappé à la police. C’est vrai, après tout, elle n’aura certainement pas fouillé de manière très approfondie le jardin d’un vieux villageois respectable comme Bernard Spott.

– Comme je regrette d’avoir évoqué son nom ! déclara James avec humeur. J’en ai assez de cette histoire pour aujourd’hui.

– Alors déposez-moi, répondit-elle. J’irai toute seule.

– Oh ! si c’est comme ça, il vaut mieux que je vous accompagne, au cas où vous vous couvriez de ridicule, se ravisa-t-il, de mauvaise grâce. Est-ce que vous êtes obligée de fumer ? » demanda-t-il lorsqu’Agatha alluma une cigarette sitôt montée en voiture.

« Je croyais que ça ne vous dérangeait pas, que les gens fument.

– Eh bien, j’ai menti. »

Elle jeta la cigarette allumée par la vitre ouverte.

James, qui avait commencé à rouler tout en parlant, freina violemment. « Vraiment, Agatha, c’est vraiment stupide de faire ça ! Le sol est sec comme de l’amadou ! Vous allez mettre le feu à la campagne ! »

Elle resta dans la voiture, la mine renfrognée, pendant qu’il fouillait le fossé à la recherche de sa cigarette, la trouvait, puis l’éteignait. Il n’avait pas le droit de lui parler sur ce ton !

« Vous n’êtes qu’un sale macho ! lança-t-elle dès qu’il fut de retour.

– Et vous, ma chère Agatha, vous êtes la pire sexiste du genre féminin dont j’aie eu le malheur de croiser le chemin !

– Oh, allez vous faire foutre, James ! Et merde à la campagne et à tous ceux qui naviguent à son bord ! On va chez Bernard, oui ou non ?

– J’ai bien envie de dire non. Vous savez quoi ? Il est puéril de penser que ce vieillard ait pu faire une chose pareille.

– Je n’ai pas aimé la façon dont il nous fixait.

– Intuition féminine ?

– Quelque chose dans ce goût-là, James chéri !

– Et qu’est-ce que vous comptez faire s’il rentre pendant que nous furetons chez lui à la recherche de Dieu sait quoi ? Pointer le doigt sur lui, déclarer : “C’est vous le coupable ?”, et lui, bien sûr, il craquera et répondra : “Mea culpa, ô, éminente détective !”

– Pourquoi êtes-vous si abominablement furieux, tout d’un coup ? » demanda Agatha.

Il y eut un silence tandis que James manœuvrait au coin d’une rue et s’engageait sur la côte menant au cottage de Bernard.

« Je ne sais pas, répondit-il d’une voix douce. Je ne sais vraiment pas.

– Eh bien, réfléchissez-y avant de l’ouvrir, la prochaine fois », rétorqua-t-elle, toujours aussi contrariée.

Lorsque la voiture s’arrêta, elle descendit, puis remonta l’allée qui traversait le jardin devant la maison de Bernard Spott, qu’elle contourna pour accéder à l’arrière.

James la regarda disparaître en pianotant sur le volant. Puis il haussa les épaules, sortit à son tour et la suivit.

Le ciel était de plus en plus sombre. Des bribes de la kermesse des boy-scouts parvenaient à ses oreilles. Il fit le tour du cottage. Le jardin à l’arrière était plutôt grand, l’air chargé du parfum des roses. Un souffle de vent répandit sur l’herbe une traînée de fleurs. Au milieu du terrain se trouvait un bassin circulaire, dans l’eau verdâtre duquel des poissons rouges s’élançaient de-ci de-là.

Agatha se retourna, le vit et dit d’une voix calme : « Venez voir ça. »

Il la rejoignit. Dans un carré de terre dénudée, soigneusement ratissé, étaient plantées de jolies petites croix en bois, gravées chacune d’un nom : Jimmy, William, Harry, George, Fred, Alice, Emma, Olive, et ainsi de suite.

« Un cimetière pour animaux ? demanda James.

– Vous voulez mon avis ? Selon moi, ce sont les tombes des poissons rouges qui ont été empoisonnés.

– Voyons, Agatha ! Personne ne donne de nom aux poissons rouges.

– Je pense que lui, si. Et il n’y a qu’un seul moyen de le savoir. »

Elle se mit à creuser la terre avec les doigts.

« Arrêtez, Agatha. Vous allez tomber sur un chat.

– Même si toutes ces tombes sont celles d’animaux, ça veut dire qu’il a un problème. Ha ! Ha ! » Elle se redressa et pointa son index vers le sol, où gisaient, mis à nu, les restes d’un poisson rouge en voie de décomposition avancée. « Vous ne voyez pas ? s’exclama-t-elle, le regard brillant. S’il était à ce point toqué d’une flopée de petits poissons et qu’il a découvert que Mary les avait empoisonnés, ça a pu lui faire perdre la tête. »

Ils se raidirent tous les deux en entendant la porte du jardin de devant grincer sur ses gonds.

« Recouvrez ça, vite ! fit James.

– Non », répondit Agatha.

Elle se retourna pour faire face à l’entrée du jardin. Bernard surgit au coin de la maison, sa veste sur le bras. Il s’arrêta net en les voyant, avant de les rejoindre d’un pas rapide. Puis il regarda la tombe ouverte aux pieds d’Agatha et déclara d’une voix calme : « Pourquoi avez-vous profané la tombe de Jimmy ?

– C’est vous qui avez tué Mary, répondit-elle d’une voix blanche. Vous avez découvert qu’elle avait empoisonné vos poissons, alors vous l’avez tuée.

– Ah, vraiment ! Mais alors, où est la police, Agatha ?

– Elle sera là d’un instant à l’autre », mentit-elle en allant se mettre à l’abri derrière James, avant d’improviser follement : « La Scientifique est remontée jusqu’à vous grâce à la corde.

– C’est impossible », contesta-t-il. Puis, comme s’il se rendait compte qu’il venait de se trahir par cette remarque, il s’assit dans l’herbe.

« Pourquoi est-ce que vous l’avez tuée ? demanda James.

– Elle m’a humilié, répondit Bernard, la tête courbée. Elle a flirté avec moi, et quand je lui ai fait des avances, elle m’a ri au nez, elle m’a traité de vieil idiot. J’étais furieux. Je lui ai dit qu’elle m’avait volontairement poussé à me ridiculiser et que j’allais le raconter à tout le monde. Mais bien sûr, je ne l’ai pas fait. J’aurais eu l’air grotesque, un homme de mon âge.

« La nuit, j’ai entendu du bruit dans le jardin. Quand on est vieux, on a le sommeil léger. J’ai regardé dehors. Il faisait un clair de lune éclatant. Je l’ai vue qui se penchait au-dessus du bassin. Je ne suis pas sorti. J’en étais venu à avoir peur d’elle, peur de son rire et de ses railleries. Mais au matin, j’ai trouvé mes poissons morts, tous mes amis, mes animaux de compagnie, ma famille. J’avais l’habitude de m’asseoir au bord du bassin et de leur parler. Je n’avais plus qu’une idée en tête : l’humilier à mon tour.

« Ça a été étonnamment facile. La première fois que je l’ai revue, dans les semaines qui ont suivi, elle s’est montrée aimable et amicale avec moi, comme si de rien n’était. Elle est même passée me voir avec un gâteau. Alors j’ai commencé mes préparatifs. Je lui ai rendu visite, je lui ai demandé de prendre un verre. J’ai dit qu’un brandy me ferait plaisir, parce que je savais qu’elle en buvait volontiers. Elle a servi nos deux verres, et j’ai alors prétendu avoir entendu du bruit dehors. Pendant qu’elle allait voir à la fenêtre, j’ai versé le poison.

« J’ai souffert le martyre en me demandant si elle allait le boire ou pas. J’ai fini par dire que du temps où j’étais dans la marine, nous avions pour habitude de boire notre brandy d’un seul trait, mais que je ne pouvais pas attendre d’une dame qu’elle fasse pareil. Elle a eu un rire, et elle a répondu : “Et pourquoi pas ?”, avant de vider le contenu de son verre.

« Je l’ai regardée mourir. Je ne ressentais rien. Rien. Moi, je n’avais pas encore touché à ma boisson. Je l’ai reversée avec précaution dans la bouteille après avoir enfilé une paire de gants, puis j’ai remis le bouchon. J’ai glissé mon verre dans ma poche, avec celui dont elle s’était servi, pour les emporter avec moi. J’ai épongé son vomi sur la moquette. Je savais que la police en retrouverait des traces, mais je ne voulais pas lui faciliter la tâche.

« Je l’ai soulevée… et puis, vous connaissez la suite. Je voulais qu’on la retrouve profanée, tout comme elle avait profané ces jardins, et pour venger mes petits poissons morts. Je savais que c’était elle qui avait essayé de détruire les autres jardins. Elle était folle.

– Je vais aller voir si la police est arrivée », fit Agatha d’une toute petite voix.

Au pas de course, elle sortit du jardin, contourna la maison et se précipita jusqu’au cottage à côté, où elle demanda en hurlant à la voisine déconcertée, une certaine Mrs Bain, si elle pouvait utiliser son téléphone. Elle appela Fred Griggs, puis retourna à contrecœur auprès de James et de Bernard.

Mais quand elle regagna le jardin, James était seul.

« Pauvre vieux fou, dit-il. Il est rentré mettre quelques affaires en sûreté avant que la police l’emmène. »

À cet instant, Bernard reparut. « Je vais juste donner à manger à ma nouvelle famille avant de partir. » Il marcha jusqu’au bassin à poissons. Avec un soupir de soulagement, Agatha entendit le hurlement de la sirène de police au loin.

Sans prévenir, James la prit dans ses bras, et elle se blottit contre lui avec reconnaissance, la tête enfouie dans sa poitrine.

« C’est fini, fit Bernard d’une voix devenue tremblotante. J’ai juste quelque chose à aller chercher dans la cuisine. »

Agatha releva la tête. « Vous devriez l’accompagner. Il pourrait prendre la fuite.

– De toute façon, nous ferions mieux d’y aller. La police ne va pas tarder à frapper à la porte. »

Ils entrèrent donc dans le cottage, par la cuisine. Et effectivement, on frappait violemment à la porte d’entrée. Agatha ouvrit, puis Bill Wong entra, ainsi que deux autres policiers. « Nous avons entendu votre message par radio. Où est-il ?

– Je ne sais pas, répondit Agatha en jetant des regards éperdus autour d’elle. Quelque part. »

C’est alors qu’une sorte de tambourinement se répercuta dans la pièce à travers le plafond.

Bill et ses collègues se ruèrent vers l’escalier. James retint Agatha. « N’y allez pas, ça ne va pas être joli.

– Qu’est-ce que vous voulez dire ?

– Je pense qu’il a empoisonné ses nouveaux poissons, avant de s’empoisonner lui-même. Ils pourront peut-être lui laver l’estomac à temps, mais j’en doute. »

À l’étage, les radios crépitèrent : les policiers appelaient une ambulance.

« Allons nous asseoir dans le jardin, Agatha, proposa James. Nous ne pouvons plus rien faire ici. »