— Autant j’aime les Fêtes, indique Sylvie, autant je suis contente quand elles sont passées.
— C’est pareil pour moi, renchérit Chantal. On a reçu seulement deux fois, et pourtant, je te jure que je n’y serais jamais arrivée si Xavier ne m’avait pas aidée.
— Tu en as beaucoup trop fait, aussi ! J’avais l’impression de manger dans un grand restaurant du Vieux-Montréal.
— Je n’étais quand même pas pour vous recevoir avec des sandwiches pas de croûte coupés en pointes ! s’exclame Chantal. Et pas au pain sandwich, non plus ! Vous en aviez assez mangé pour cette année. Pour tout t’avouer, depuis que je reste à la maison avec les enfants, faire la cuisine représente mon plus grand défi. Je lis des livres de recettes comme d’autres lisent des romans. Tu devrais voir la pile d’ouvrages sur ma table de chevet.
Chantal n’est pas malheureuse de rester à la maison pour s’occuper de ses enfants jusqu’à ce que la petite dernière prenne le chemin de l’école. Mais cela ne l’enchante guère. Entre deux brassées de lavage, un changement de couche, le ménage et les commissions, ses journées passent à une vitesse folle. Le soir, elle est épuisée. Heureusement, elle a la chance de partager sa vie avec un homme merveilleux. Aussitôt qu’il met les pieds dans la maison, Xavier participe aux travaux sans jamais se plaindre. Il donne même le bain aux enfants et leur lit une histoire avant qu’ils aillent se coucher. Franchement, Chantal n’aurait pu mieux tomber. Seulement, depuis la naissance de Félix – il y a trois ans, déjà –, elle a l’impression de tourner en rond. Sa vie de nomade lui manque cruellement. L’avion et les hôtels lui manquent. Pendant ses pires journées, elle regrette même d’entendre ronchonner les clients pour des riens. Sa seule distraction, c’est de faire garder les enfants quelques heures chaque semaine et d’aller rendre visite à Irma. Le plus souvent, elle monte à cheval ; ces petites promenades lui font un bien immense.
— Une chose est certaine : tu ne tiens ni de maman ni de moi, dit Sylvie sur un ton espiègle. C’était vraiment très bon. Et ton dessert… miam ! Je m’en lèche encore les babines. D’ailleurs, je voulais te dire que si tu as besoin d’un cobaye pour goûter à ta cuisine, je suis partante. Tu n’as qu’à m’appeler et j’arrive dans l’heure qui suit.
— J’en prends note. Mais une qui me surprend en cuisine, c’est Sonia. Chaque fois qu’elle vient faire son tour, elle me parle des nouvelles recettes qu’elle a essayées.
— Je ne voudrais pas te faire de l’ombre, mais je pense qu’elle est aussi bonne que toi.
— Même si je n’ai pas encore eu l’occasion de goûter à sa cuisine, je te crois sur parole. Elle est bourrée de talent, cette enfant-là.
Depuis que Sonia est en couple, Chantal la voit beaucoup moins souvent qu’avant. La jeune femme l’appelle chaque semaine, mais ses petites visites lui manquent. Sonia, c’est beaucoup plus qu’une nièce pour elle. Parfois, Chantal croit que la présence de ses enfants rend les choses trop difficiles pour Sonia. Peut-être que leur seule vue lui rappelle son avortement…
— Mais dis-moi, as-tu des nouvelles de Luc ? s’enquiert Chantal.
— Je n’en ai eu aucune depuis le jour de Noël, répond Sylvie d’un air triste. Le lendemain de Noël, les jumeaux sont allés le voir à l’hôpital, mais les infirmières leur ont appris que Luc était parti le matin. Depuis, personne n’a entendu parler de lui. Enfin, ajoute-t-elle sur un ton de reproche, c’est ce qu’on m’a dit.
— Tu n’as pas le droit d’en vouloir à ta famille. Si les tiens ne t’avaient rien dit, c’était pour te protéger. Et, de toute façon, tu n’aurais rien pu faire de plus qu’eux.
— Je sais bien, mais je m’inquiète pour Luc. Je me demande ce qu’il peut trouver de bon dans la drogue. Toute cette saleté, c’est pour les pauvres gens et Luc ne fait pas partie de cette catégorie. On n’est pas riches, mais on est loin d’être défavorisés.
— Arrête de te torturer. Tu n’as rien à voir là-dedans. L’autre jour, dans une revue, j’ai lu que la drogue est devenue le « véhicule chimique de l’ailleurs ». Mais attends, je vais aller la chercher. Je l’ai laissée sur la table du salon.
Non seulement Sylvie n’a jamais touché à la drogue, mais elle n’y connaît pas grand-chose. Jusqu’à ce que Luc saute à pieds joints dans le LSD, elle croyait que le pot n’était sûrement pas dommageable pour la santé vu le nombre de personnes qui en consommaient. Et puis, quand Luc « sniffait » de la térébenthine, il revenait à lui une fois l’effet passé. Ensuite, la vie continuait normalement, du moins en apparence.
Chantal revient avec la revue à la main.
— Écoute ça ! déclare-t-elle. « La drogue est un outil qui permet d’étendre le champ de la conscience et d’atteindre la dimension cachée de l’être. »
— C’est un ramassis de mensonges ! s’indigne Sylvie. On n’a qu’à regarder ce que Luc est devenu à force d’étendre son champ de conscience.
— Laisse-moi finir ! On parle du LSD aussi. C’est bien ce que Luc prend ?
Sans attendre que sa sœur réponde, Chantal poursuit sa lecture à voix haute :
— « Le LSD ouvre l’accès aux potentialités que recèle chaque individu. Une fois débarrassé de ses entraves sociales, l’esprit peut se mettre en quête de lui-même, à la recherche de la vérité et de sa nature. » Il paraît qu’avec une goutte de LSD sur un petit carré de buvard, les personnes planent une bonne douzaine d’heures.
Sylvie est outrée.
— Pour moi, la drogue, ça reste de la saleté, dit-elle. Je n’en donnerais pas à mon pire ennemi. N’oublie pas une chose : si c’était si bon, Luc ne vivrait pas dans une commune au fin fond d’un rang. Il serait à l’université et réussirait ses études haut la main.
— Peut-être. Mais à mon avis, les médicaments ne sont pas mieux. Aussitôt que quelqu’un développe une dépendance, si petite soit-elle, il a toute la misère du monde à s’en débarrasser.
Si Sylvie se tient loin de tous ceux qui portent une soutane, elle voue en revanche le plus grand respect à ceux qui portent une blouse blanche. Elle a pris très peu de médicaments dans sa vie, mais chaque fois qu’elle a été obligée de le faire, jamais l’idée ne lui est venue de remettre en question ce que son médecin lui avait prescrit. Elle a une confiance aveugle en lui, à tel point que cela donne parfois la chair de poule à Chantal.
— Franchement, les médicaments n’ont rien à voir avec ce que Luc prend.
— Ils ne portent pas le même nom, mais c’est à peu près tout, objecte Chantal. De la drogue, c’est de la drogue.
— Je ne suis pas d’accord avec toi. On prend des médicaments seulement lorsqu’on en a besoin.
— Tu devrais en parler avec Shirley. Je suis certaine qu’elle pourrait te raconter quelques histoires d’horreur concernant des gens ayant consommé de la « drogue légale ». Certains en prennent toute leur vie, et à nos frais par-dessus le marché. Même certains médecins n’y échappent pas.
Sylvie n’aime pas qu’on remette ses croyances en question. Elle s’empresse donc d’aborder un autre sujet.
— Est-ce que je t’ai parlé de ce qui arrivait à mon amie Denise ?
— Je n’avais pas fini ! proteste Chantal. Dans un autre article que j’ai lu, on expliquait que les jeunes qui consomment des drogues comme le LSD souffrent d’un mal de vivre indescriptible.
— C’est n’importe quoi ! Luc n’avait aucune raison de prendre de la drogue.
Chantal n’a pas l’intention de laisser Sylvie sur cette fausse idée.
— Qu’est-ce que tu en sais ? Un vieux dicton dit qu’on ne peut pas juger quelqu’un tant qu’on n’a pas marché un mille dans ses souliers. Cela vaut aussi pour Luc. Ce n’est pas parce que quelqu’un vient au monde dans une bonne famille qu’il ne lui arrivera aucun malheur au cours de sa vie. Même si plusieurs personnes reçoivent la même éducation, elles ne prennent pas tous le même chemin. Dans notre propre famille, il y a l’exemple de Ghislain.
— C’est à cause de la mauvaise influence de son ami Jean que Luc est tombé dans la drogue, se défend Sylvie.
— Arrête de te mettre la tête dans le sable ! Luc a choisi de « sniffer » de la térébenthine, tout comme il a choisi de prendre du LSD. Personne ne lui a tordu un bras. Ce qu’on ignore, c’est ce qui l’a poussé là-dedans.
Si elle pouvait disparaître sur-le-champ, Sylvie le ferait. Chantal dit juste, mais elle refuse de l’entendre. Elle veut continuer à croire de toutes ses forces que Luc n’avait aucune raison de prendre de la drogue. Sinon, elle ne pourrait plus se regarder dans le miroir.
Une fois de plus, Chantal comprend à quel point il est difficile pour sa sœur d’admettre une chose quand celle-ci ne va pas dans le sens qu’elle voudrait. Elle décide qu’elle a suffisamment ébranlé Sylvie pour aujourd’hui.
— Parle-moi donc de ton amie Denise, maintenant.
Sylvie respire un bon coup avant de répondre.
— Eh bien, elle devra se faire opérer au printemps. Elle a une tumeur dans le sein gauche.
Avant que Chantal ait le temps de réagir, Sylvie ajoute sur un ton compatissant :
— Comme si elle avait besoin de ça…
— On ne peut pas dire que la vie la ménage !
— Une chance que Francine peut s’occuper de Gérald. Je me demande souvent comment Denise faisait avant de la connaître. Au moins, maintenant, elle a une vie un peu plus normale. Depuis qu’elle travaille comme secrétaire, elle paraît tellement plus heureuse. Maudite tumeur !
— Je l’ai toujours dit : la maladie ne devrait pas exister. La vie est déjà assez difficile pour la plupart des gens.
— Oui, mais les voies du Seigneur sont impénétrables, déclare Sylvie d’un ton faussement solennel.
— C’est toi qui dis ça ? s’enquiert Chantal avant d’éclater de rire.
Les deux sœurs s’esclaffent si fort que Félix et Louise se réveillent en sursaut et se mettent à pleurer. Chantal pose la main sur sa bouche pour cesser de rire. Elle est très vite imitée par Sylvie. Si Junior était là, il les prendrait sûrement en photo. Elles ont l’air de deux petites filles prises en défaut.
— J’arrive ! signale joyeusement Chantal en se dirigeant vers l’escalier pour monter à l’étage.
— Je viens avec toi, dit Sylvie.
— Va chercher Félix et viens me rejoindre dans la chambre de Louise. Je vais les changer de couche. La journée risque d’être longue, car ils ont dormi à peine une heure.
— C’est un peu notre faute, avoue Sylvie, penaude. Quand on se met à rire, on est très bruyantes.
— Ne t’en fais pas avec ça, la rassure Chantal. Ce soir, ils iront dormir un peu plus tôt, c’est tout.
Aussitôt les enfants changés de couche, les deux sœurs les emmènent dans la salle de jeux attenante au salon du rez- de-chaussée. Jamais Sylvie n’a vu autant de jouets pour aussi peu d’enfants.
— Mon Dieu ! s’écrie-t-elle. On se croirait au rayon des jouets chez Eaton. Pauvres enfants, ils ne doivent même pas savoir quoi prendre tellement ils ont l’embarras du choix.
— Je sais bien qu’il y en a trop, avoue Chantal, mais c’est plus fort que moi. Chaque fois que je vois un nouveau jouet, il faut que je l’achète. Et Xavier fait la même chose. Samedi dernier, on en a remisé autant qu’il en reste dans la pièce.
— Faites ce que vous voulez, mais moi je crois que ce n’est pas bon de tout donner aux enfants sans qu’ils fassent le moindre effort.
Chantal sait que sa sœur a raison, mais elle a tellement souffert de ne pas avoir grand-chose quand elle était jeune et de toujours être obligée de compter son argent qu’elle s’est promis de ne pas imposer la même chose à ses enfants. Le fait qu’elle puisse s’offrir à peu près tout ce qu’elle désire n’aide pas sa cause. Ne voulant pas s’attarder sur le sujet, elle décider de détourner la conversation.
— Est-ce que tu as parlé à Suzanne dernièrement ?
Sylvie pourrait en profiter pour secouer les puces à sa sœur, mais elle s’abstient. De toute façon, cela ne donnerait rien. Chantal est aussi têtue qu’elle. Celle-ci a beau prétendre qu’habiter une grosse maison sur le bord du fleuve et nager dans l’argent ne l’ont pas changée, mais le fait est qu’elle s’est très vite adaptée au confort de sa nouvelle vie. Chantal ne court pas les ventes pour s’habiller ou pour vêtir ses enfants. Et aucun vêtement ne franchit le seuil de sa porte s’il n’est pas griffé. Plus personne n’ose acheter quoi que ce soit à sa famille et elle sans d’abord recevoir son approbation.
— Je lui parle tous les dimanches. Chaque fois, elle me dit à quel point papa lui manque. Mais tu la connais autant que moi ; elle n’est pas du genre à s’apitoyer sur son sort.
— Elle devrait revenir vivre à Montréal.
— Pourquoi ? Papa et elle s’étaient bâti une vie à L’Avenir.
— Oui, mais maintenant qu’elle est seule…
— J’ai tâté le terrain à ce sujet. Elle m’a répondu qu’elle resterait à L’Avenir tant et aussi longtemps qu’elle serait capable de garder la maison. Elle est bien entourée là-bas. Papa et elle s’étaient fait beaucoup d’amis. Je compte aller la voir avant de reprendre mes spectacles. Tu pourrais venir avec moi.
Même si elle trouve parfois le temps long, Chantal a perdu le réflexe de profiter des occasions de se distraire. Elle pourrait très bien faire garder les enfants et accompagner Sylvie, mais il faudrait alors qu’elle s’accorde quelques heures de congé loin de ses petits chéris. Faire un saut chez tante Irma ne pose aucun problème, car c’est tout près. Mais aller voir Suzanne à L’Avenir, c’est bien différent.
Sylvie observe sa sœur en silence ; celle-ci est en pleine réflexion. Elle devine que dans quelques secondes, Chantal déclinera son offre en alléguant mille-et-une excuses. Mais cette fois, elle n’a pas l’intention de la laisser se défiler.
— À bien y penser, ajoute-t-elle d’un ton autoritaire, je ne te donne pas le choix. Tu vas venir avec moi, un point c’est tout. Crois-moi, tes enfants n’en mourront pas même si tu t’absentes quelques heures. Et cela te fera le plus grand bien de changer d’air. Je te laisse choisir le jour.
L’expression de Sylvie fait rapidement comprendre à Chantal que cette fois elle ne pourra pas se dérober. Et impossible de se décommander à la dernière minute parce que, sinon, Sylvie reviendra à la charge jusqu’à ce qu’elles prennent ensemble la direction de L’Avenir.
— Que dirais-tu de jeudi prochain ? demande Chantal d’une toute petite voix. Il faut que tu me promettes qu’on ne reviendra pas trop tard, par exemple.
— C’est parfait pour moi ! Pour ce qui est de notre heure de retour, on verra. À ce que je sache, ils ont un père, ces enfants-là. Bon, il faut que j’y aille. Je dois absolument arrêter à l’épicerie avant de rentrer.
— Mais on n’a même pas eu le temps de parler de ta carrière !
— Il n’y a pas grand-chose à dire là-dessus. Comme tu le sais déjà, je reprends les spectacles dans un mois et j’ai très hâte. Bon, maintenant, il faut vraiment que j’y aille.
Sylvie embrasse Chantal, Félix et Louise avant de quitter la maison.